4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE TIERS » Une nouvelle "affaire" Heidegger ?
  • > SUR DES OEUVRES DE TIERS
Une nouvelle "affaire" Heidegger ?

L’éternel retour de l’obscurantisme

D 19 octobre 2006     A par Albert Gauvin - C 7 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


A propos du livre d’Emmanuel Faye : « Heidegger, "Une introduction du nazisme dans la philosophie" ».

Antipodes : Michel Onfray face à Philippe Sollers

On aime bien Michel Onfray. Notamment son patient travail pour désenfouir les textes des philosophes matérialistes de Démocrite à... D’Holbach, sa réhabilitation du corps, de l’hédonisme, de la vie concrète (et d’abord celle des philosophes), etc...
(Sollers, déjà, en 1973, dans « Sur le matérialisme », n’avait-il pas ouvert la voie ? [1])

On commence à tiquer à la lecture de son " Traité d’athéologie ". Quoique le titre soit clairement inspiré de La somme athéologique de Georges Bataille, on se dit très vite qu’on est loin de l’Expérience intérieure et, plus bizarrement pour un "nietzschéen" revendiqué comme Onfray, du monumental Sur Nietzsche (qu’il ignore). On est surtout loin de la réflexion complexe de Bataille sur la religion mais c’est une autre question.
Résistance philosophique ? Sans doute. Mais au sens où la philosophie, une certaine philosophie — et en cela Onfray reste très académique — résiste à certaines expériences, d’écriture et, finalement, de pensée.

On attend une suite, moins simpliste. On a tort.
Cette "résistance" — c’est la même et, Onfray le revendique, elle est aussi politique — vient une nouvelle fois de s’illustrer à propos... d’Heidegger et de Sollers.

18 octobre 2006. "Ce soir ou jamais", émission de Frédéric Taddeï sur France 3. Sollers, venu pour parler de L’évangile de Niezsche et de Fleurs, et Onfray étaient présents.
Stupéfaction de voir Onfray littéralement agresser Sollers ("mondanité", "bavardage" : air connu), l’accuser de n’avoir pas lu Heidegger (!?), et reprendre contre ce dernier les arguments d’Emmanuel Faye : Heidegger, philosophe nazi !

Allez-y voir vous-même si vous ne voulez pas me croire !


On ne s’arrête pas là. On découvre en effet que leur affrontement sur ce sujet a eu un précédent.
Philippe Sollers et Michel Onfray comptaient en effet parmi les invités de l’émission "la Bande à Bonneau" (France Inter) du 3 octobre 2006.
Ils s’y exprimaient sur Heidegger (et notamment sur le livre d’Emmanuel Faye : " Heidegger, "Une introduction du nazisme dans la philosophie" ").

On lira leur "échange" ci-dessous.

P. Sollers : (qui se met à « raper » en apparaissant sur les ondes)

JPEG - 19.4 ko

Heidegger c’est la guerre
Et moi
Je vais vous dire
Heidegger
C’est toujours la guerre.
Et moi
Je vais vous dire
Encore plus

Acheminement vers la parole...

(...) Vous voulez mon commentaire sur tout ça ?

A. Vivian : J’ai cru comprendre... Il y a deux camps dans cette histoire. D’un côté... on a l’impression : les historiens. E. Faye était défendu par J.P Vernant, par feu Pierre Vidal-Naquet, qui nous a quittés cet été, par le sociologue aussi, Jacques Bouveresse. D’un côté les historiens, de l’autre les philosophes purs et durs. Est-ce que je me trompe ?

P. Sollers : Non pas vraiment. Mais je voudrais d’abord signaler l’information la plus importante... Je m’occupe d’une revue trimestrielle assez confidentielle, mais pas tellement, qui s’appelle l’Infini. Le dernier numéro, l’avant-dernier numéro, c’était le numéro 95, c’était un numéro assez gros complètement consacré à Heidegger. C’est plus de trois ans de travail sous la direction d’un philosophe extrêmement remarquable qui s’appelle Gérard Guest. Ce numéro à ma grande surprise — divine surprise ! — a été épuisé en un mois et a été réimprimé depuis aux éditions Gallimard. Donc il ne faudrait surtout pas entendre, dans ce qu’on vient de dire, que Gallimard aurait la moindre réticence quant à la publication de l’oeuvre de Martin Heidegger. Alors sur cette affaire, il y a quelque chose de très simple, à mon avis, à dire, c’est qu’Emmanuel Faye, dans son livre, « exit » une vieille affaire qui revient comme le monstre du Lochness. L’appartenance de Heidegger au parti nazi... Bon il y a des livres entiers là-dessus. On ne va pas y revenir... cela durerait trois siècles... Il a fait un pas de plus décisif. Il a dit que la philosophie tout entière de Heidegger était infiltrée, contaminée par une vision du monde nazie. Ce qui est évidemment une faribole et une absurdité. Je rappelle au passage que Heidegger est un penseur absolument considérable. Il a une oeuvre en effet énorme. Il a influencé de leur propre aveu... Relisez ce que Sartre en dit... à quel point Heidegger lui avait sauvé la vie pratiquement... la vie de la pensée... Bon, que des penseurs comme Levinas, comme Lacan, comme Foucault, surtout Derrida... dont le nazisme ne parait pas du tout évident.

GIF - 22 ko
Heidegger, son épouse et Jacques Lacan

Enfin, voilà, donc il y a une telle exagération, un tel emballement dont la simplification. C’est ça le problème. On vit à une époque médiatique, que vous palpez constamment, où le simplisme, la réduction devient pratiquement pavlovienne. Et donc comme ça il y a des réactions qui sont extraordinairement falsificatrices. Je ne me suis pas occupé de ce livre... qui s’appelle Heidegger à plus forte raison*. Qui était une réponse à ce mouvement de déconsidération de Heidegger visant en quelque sorte à le retirer de la bibliothèque philosophique. Il est au programme de l’agrégation. Il y aurait comme ça dans un coin une littérature nazie. On mettrait Heidegger là-dedans avec une croix gammée définitive. C’est absolument absurde, ça vise à éradiquer tout effort de pensée en fait. Ce qui c’est passé je n’ai pas été en charge de évidemment... Je m’occupais d’autre chose... de ce numéro qui vient d’être réimprimé... qui est excellent !.. l’Infini, numéro 95. Je vous le recommande ! Il se trouve, je pense, que Fédier, dans un premier temps, a dû faire un texte qu’il a ensuite corrigé et qui a alerté... les épreuves ont été envoyées dans les salles de rédaction... qui a alerté ceux qui relancent sans arrêt cette affaire Heidegger, par exemple quelqu’un comme Roger Pol-Droit, du Monde, qui écrit dans le Point. Il y a quelques personnes qui, vraiment, répètent sans arrêt la même chose. On dirait vraiment que, pour eux, c’est une question essentielle, d’empêcher en quelque sorte la lecture de Heidegger. Ce livre magnifique que vous avez cité Acheminement vers la parole, mais bien d’autres, Approche de Hölderlin, etc. C’est vraiment le grand penseur de la poésie fondamentale, je pense, il y a eu quelque chose qui s’est passé. Fédier a donc revu et corrigé son texte. Il s’en est expliqué dans le monde dans un entretien avec Jean Birnbaum. Tout ça ... au coeur de l’été... il y a eut en quelque sorte un emballement, que je n’ai pas suivi de près, du juridique.

Bonneau : Si je comprends bien, Philippe Sollers, Gallimard ne publiera pas ce livre ?

P. Sollers : Il va paraître, je peux vous l’annoncer, bientôt aux éditions Fayard où il a été immédiatement accepté.

Bonneau : Il va être publié chez Fayard.

P. Sollers : Dans tout cela beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Cela sera un volume que je n’ai pas lu pour l’instant. Je le lirai avec le plus vif intérêt.

Bonneau : D’accord ... Alors, Philippe Sollers, merci de nous avoir donné votre point de vue, de nous avoir expliqué cette affaire ... Michel Onfray est arrivé en avance (...). Page 77 de votre dernier livre, La puissance d’exister, chez Grasset, vous dites, Michel Onfray, « quelle est la preuve du philosophe ?... : sa vie ». Et vous parlez, justement, de Heidegger en disant que cette fracture schizophrénique entre la vie et l’oeuvre où on peut dire par exemple : « ah oui Martin Heidegger a appartenu au parti nazi mais son oeuvre n’a rien à voir avec ça ». Vous, ce que vous dites, si j’ai bien compris, c’est que voilà une vie de philosophe, elle ne peut pas être séparée dans des petits bouts, son oeuvre, sa pensée et qu’il faut prendre en tout, en totalité. Qu’est-ce que vous pensez de cette affaire ? Est-ce que le fait que Martin Heidegger a été nazi le disqualifie comme philosophe ?

JPEG - 26.2 ko
Michel Onfray

Onfray : D’abord je trouve le livre de Faye remarquable. C’est un des rares grands livres que j’ai lu dans ces dix dernières années. Pas seulement sur la question Heidegger mais aussi sur ce sujet de l’implication, de la vie, de la biographie, du philosophe, du professeur. Toutes ces choses-là sont mélangées. Alors, bien sûr, on peut toujours dire : ce qui m’intéresse c’est le philosophe, ce n’est pas le professeur, je fais l’économie de telle partie dans la biographie. Quand Philippe Sollers dit... accessoirement... cette histoire de parti nazi. Mais c’est quand même de 33 à 45. On ne peut pas faire avant, on ne peut pas faire après... ça ne veut pas rien dire cette affaire d’inscription au parti nazi ! Mais, très longtemps, on a dit : « oui mais cela n’est pas comme ça qu’il faut l’entendre. Il ne pouvait pas ne pas y être ». Et d’un seul coup Faye nous donne des démonstrations considérables, remarquables, des traductions. Il a travaillé sur des archives, sur des séminaires en disant « regardez comment ça marche ». Et ça imprègne la philosophie. Alors pas forcément Etre et Temps... encore que... on peut imaginer que, dans Etre et temps, l’être-pour-la-mort, la question de l’enracinement, la question du sol, la question de la critique de la technique. Toutes ces choses là ont à voir avec la thématique nazie. Alors cela ne fait pas un philosophe nazi à proprement parler.

Bonneau : Vous n’êtes pas favorable, Michel Onfray, pour reprendre l’expression de Ph. Sollers, à retirer Heidegger de la bibliothèque philosophique ?

M. Onfray : Non, enfin, non. On publie Carl Schmidt, on en publie d’autres aussi. Je suis même pour le fait qu’on republie les pamphlets antisémites de Céline. On est des grands garçons et des grandes filles. On est capable de faire des lectures. On est capable de trouver aujourd’hui dans le commerce Mein Kampf ... Qu’on fasse des éditions, qu’on fasse appel à des gens qui sont capables de faire des préfaces, des introductions, des annotations... Qu’on prenne en considération le travail de Faye et qu’on dise « voilà, c’est un philosophe, avec des errements, des égarements, avec des traits de génie probablement, avec une grandeur... ça c’est sûr, avec un travail qui est original, certes. » Mais on oublie beaucoup Husserl, on oublie beaucoup la phénoménologie avant Heidegger. Quand on dit Sartre n’aurait jamais été possible sans Heidegger... non ! Sans Husserl, oui ! Sans Heidegger non ! Je pense qu’on pourrait rentrer dans des détails techniques qui font que le débat est de toute façon préférable à l’interdiction de toute publication.

Bonneau : ça vous convient Philippe Sollers ?

P. Sollers : Et bien, écoutez, ça ira très bien comme ça. Il faudra s’entendre sur « la vie des philosophes »... il y aurait beaucoup de choses à dire... Onfray vient de prononcer le mot de grandeur. Et bien je m’en satisfais pleinement.

Bonneau : Très bien. Et bien je vous remercie beaucoup Philippe Sollers.

oOo


Voir aussi sur Public Sénat

Le "débat" François Fédier - Emmanuel Faye du 23 février 2007

Jean-Pierre Elkabbach reçoit les philosophes et éminents spécialistes de Heidegger François Fédier et Emmanuel Faye pour un débat sur la philosophie de Heidegger en rapport avec les liens que celui-ci a entretenu avec le régime nazi.

avec :
Pascal DAVID, Philosophe
Emmanuel FAYE, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie
François FÉDIER, auteur de Heidegger à plus forte raison
Edouard HUSSON, Historien, maître de conférences à l’université Paris IV.

GIF
GIF
GIF
GIF
oOo


Heidegger, l’impossible

Par Fabrice Hadjadj

Dans un cours de 1931, commentant la fameuse allégorie platonicienne, Heidegger demande si la mise à mort du philosophe dans la caverne est nécessaire ou accidentelle. À quoi il répond qu’elle fait partie de son destin : un vrai philosophe est toujours mis à mort par le monde. Et de nos jours plus que jamais. Mais ce meurtre, explique-t-il, se perpétue avec des moyens plus insidieux que la ciguë. Lequel est le plus perfide ? La réponse tombe dans un mélange d’humour et d’effroi : la célébrité.
La célébrité tue le penseur, parce que sa pensée désormais se débite en slogans : elle qui ne peut être entendue que dans le recueillement, voilà qu’on l’étale sur les gazettes, ce qui constitue sa neutralisation la plus sûre, car on croit toujours déjà la connaître, alors qu’on l’ignore radicalement. Comme on l’aura compris, cette sentence vaut pour la pensée de Heidegger lui-même. Que ce soit dans l’éloge (« Bien plus grand que Sartre ! »), dans l’évidence (« Ah ! oui ! le penseur de l’être-pour-la-mort ! ») ou dans la condamnation (« Mais Heidegger était nazi ! »), sa célébrité occulte sa profondeur. Et plus les journaux s’en emparent, plus sa pensée est méconnue.
C’est l’honneur de la presse que de reconnaître qu’elle n’est pas le lieu du recueillement nécessaire, et de renvoyer à ce lieu à travers ses colonnes. C’est sa honte, au contraire, lorsqu’elle s’instaure en juge suprême et, croyant faire oeuvre de haute réflexion, colporte rengaines et ragots. Ce qui advint, une fois encore, avec le livre d’Emmanuel Faye, encensé ici et là, pour avoir définitivement, à ce qu’il paraît, convaincu Heidegger de nazisme, au point de réclamer son exclusion de l’enseignement.
Le collectif lancé aujourd’hui en représailles accomplit donc une oeuvre de salubrité. Contre Faye, François Fédier et sa troupe accumulent des charges accablantes : textes tronqués, tordus, falsifiés par un traduttore très traditore, puisqu’il présente systématiquement ce que Heidegger analyse pour mieux le dénoncer comme ce qu’il théorise pour mieux le prêcher. Emmanuel Faye aurait fait avec lui ce qu’Elizabeth Förster fit jadis avec Nietzsche : un découpage pour le nazifier, sauf qu’elle, c’était pour le faire aimer de Hitler, tandis que lui, c’est pour le faire détester de nous. Il était nécessaire de lui ôter son masque.

La « banalité du mal »

Cette oeuvre salubre n’est toutefois point salutaire. Elle jette à nouveau dans la polémique, et « la polémique, dit Heidegger, manque la tenue de la pensée » : les études rassemblées, souvent d’un grand intérêt, versent parfois dans un ton qui nuit à l’éloquence de la preuve. L’imposture de Faye ne doit pas nécessairement nous faire adopter la posture de Fédier. D’ailleurs, comme ils s’entendent à lutter sur le même terrain, il existe, entre ces deux adversaires, une étrange analogie. Elle peut se décliner en quatre mots :
1° Filiation. C’est le point le plus touchant. L’un et l’autre défendent l’héritage du père. Emmanuel, celui de son propre père, Jean-Pierre Faye, qui depuis cinquante ans s’échine à démontrer le nazisme de Heidegger. Fédier, celui de son père spirituel, Jean Beaufret, l’introducteur de la pensée de Heidegger en France.
2° Transparence. L’un et l’autre prétendent atteindre jusqu’aux intentions du penseur dans la tourmente du Reich. Si bien que là où Faye diabolise, Fédier canonise. Le premier fantasme le crime le plus odieux, le second ne discerne qu’une brève erreur politique. Ne peut-on croire que ces deux excès s’entretiennent l’un l’autre ?
3° Réduction. Le premier réduit la pensée de Heidegger par diffamation ; le second, par confiscation. Bien sûr, entre le lynchage médiatique et l’embaumement éditorial, le coeur balance pour le deuxième. Mais le problème n’en est que plus patent : Faye veut retirer Heidegger des bibliothèques, Fédier voudrait qu’il n’y soit qu’avec son estampille ; et tandis que celui-là caviarde ses textes, celui-ci les traduit dans un terrible jargon : « aîtrie », « porrection », « copropriation-advenante ». N’est-ce point parce que ces traductions sont si peu lisibles qu’il y a la place pour une interprétation fausse et calomnieuse ?
4° Nazification. Plusieurs rédacteurs du recueil retournent contre Faye l’accusation de nazisme et révisionnisme. C’est le même procédé, de part et d’autre, de disqualification. Quand un terme si grave s’envoie avec autant de légèreté (mais c’est monnaie courante), il faut croire qu’il reste encore impensé. Dieu merci, quelques auteurs du livre, notamment Pascal David, Philippe Ajakovsky et Hadrien France- Lanord, s’efforcent de se livrer à cette tâche difficile.
Le nazisme est vendeur. Depuis qu’on banalise le concept de « banalité du mal », il n’est pas certain qu’on le connaisse mieux. Heidegger peut nous y aider, cependant, précisément parce qu’un temps il a pu s’y laisser prendre, et que la suite de son oeuvre se déploie comme un repentir et une explication. Réduire le nazisme au racisme ou à une explosion d’irrationalité sauvage est la meilleure manière de le laisser courir. Car il est d’abord autre chose : d’une part, à travers la substitution de l’élection aryenne à l’élection juive, le refus de toute Révélation ; d’autre part, à travers le darwinisme et la raison calculatrice, le règne de la performance. Or ces fondements du nazisme sont toujours enseignés dans nos écoles. Pour quelle nouvelle barbarie ? Aux heideggeriens et aux autres de nous exhorter à la plus haute vigilance.

Heidegger à plus forte raison sous la direction de François Fédier Fayard, 530 p., 28 €. (en librairie le 25 janvier)

Le Figaro du 18 janvier 2007

LIRE AUSSI : Rémi Brague : « Il a mené une explication silencieuse avec le christianisme »
Rémi Brague et Maxence Caron interviewés sur Heidegger

oOo


Entretien avec François Meyronnis : « Pourquoi tant de calomnies ? » (28-04-2005)

Le Nouvel Observateur. — Est-ce que ce livre apporte des éléments inédits permettant de mieux appréhender le rapport entre Heidegger et le nazisme ?

François Meyronnis. — Beaucoup de choses étaient déjà connues, et quant à ce que je découvre, je ne sais quoi en faire dans la mesure où le dossier est instruit uniquement à charge, et de manière tellement malveillante que tout ce qui est donné à lire ici est sujet à caution. La façon obtuse dont sont interprétés les concepts cruciaux d’« Etre et Temps » jette forcément un doute sur ce que l’auteur découvre plus tard dans des séminaires inédits en français.

N. O. — Par exemple ?

F. Meyronnis. — Le Dasein, concept central chez Heidegger, c’est l’absence radicale d’appartenance. Eh bien, Emmanuel Faye nous explique que derrière ce mot Heidegger entendrait en fait une communauté allemande arrimée à un sol et à un sang dans une perspective nationale-socialiste. Il n’y a rien de tel dans ce livre de 1927. Cette interprétation racialiste est totalement absurde.

N. O. — Heidegger rejoint cependant le parti nazi, et l’on trouve des traces de cet engagement jusque dans ses écrits philosophiques. Les séminaires de 1933-1935 révélés par l’auteur sont assez troublants à cet égard...

F. Meyronnis. — Il est évident que de 1933 à 1934 le recteur Heidegger accepte de subordonner l’université aux finalités du parti nazi. En cela, il se montre totalement infidèle à sa pensée. Assez curieusement, il identifie ponctuellement l’émergence nationale-socialiste au « nouveau commencement » qu’il appelle de ses voeux. Par une espèce de « stupidité », comme lui-même le dira après guerre. Aussi grand que soit le penseur, c’est aussi un homme qui n’a pas eu les moyens d’embrasser une situation politique concrète, faute de s’y être jamais vraiment intéressé.

N. O. — Mais comment un tel aveuglement quant aux finalités criminelles du régime fut-il possible ?

F. Meyronnis. — Ça, c’est facile de le dire après 1945. Beaucoup moins quand on se replace dans l’espace intellectuel compliqué de l’époque, et son atmosphère de nationalisme survolté. D’une certaine manière, la pensée de Heidegger procède du romantisme allemand, qui a pour projet sous-jacent de placer l’Allemagne au centre du destin européen, et pour cela d’oblitérer la romanité et la Bible. A partir du moment où une apparente révolution se déclenche en Allemagne, fatalement Heidegger va l’envisager comme une espèce de chance. Le vrai reproche à lui faire, c’est de ne pas avoir pris la mesure de ce qui se passait vis-à-vis des juifs, et cela parce qu’il adoptait exclusivement le point de vue allemand. Le peuple élu pour lui, c’est le peuple allemand. Jusqu’au bout ce sera le point d’aveuglement de Heidegger. Il est cependant évident que par rapport aux coordonnées de l’époque il n’est pas antisémite. Il n’adhère pas à l’antisémitisme biologique, à tout ce délire raciste, il est à mille lieues de ça.

N. O. — Que répondez-vous à ceux qui s’appuient sur les errances politiques de Heidegger pour disqualifier totalement sa pensée ?

F. Meyronnis. — Très franchement, je ne crois pas que ce soit par scrupule moral qu’on lui reproche avec tant d’ardeur son engagement nazi. La pensée de Heidegger engendre à l’évidence une forme de ressentiment. Un tel tombereau de calomnies, une telle rage à vouloir nier l’existence même de son oeuvre, tout ça suggère que sa pensée recèle quelque chose de profondément dérangeant pour l’époque. C’est d’autant plus manifeste que vouloir éradiquer Heidegger revient aussi à disqualifier Sartre, la déconstruction de Derrida, Lacan, et Foucault aussi, autant de pensées qui s’en sont nourries. Cela relève d’un véritable obscurantisme.

N. O. — En quoi son oeuvre est-elle selon vous l’un des chemins de pensée les plus révolutionnaires du XXe siècle ?

F. Meyronnis. — C’est l’une des seules pensées qui permettent aujourd’hui de comprendre la catastrophe en cours, à savoir le devenir planétaire du nihilisme européen. Cela signifie l’avènement d’une ère où la technique dispose de tout, mettant en joue la vie humaine. Et cela explique le caractère monstrueux de l’histoire mondiale en des termes qui ne sont ni platement historiques ni moraux. C’est cela surtout qui perturbe les tenants du discours humaniste, qui aimeraient bien réduire le national-socialisme à une donnée historique circonscrite, et penser que ce qu’il met en jeu a été vaincu en 1945. Depuis la Première Guerre mondiale au moins, le discours humaniste est une logomachie creuse. Heidegger permet, lui, de penser le nihilisme comme processus général de dévastation. Ce processus prend la forme de l’économie quand celle-ci réduit toute chose au chiffre, ou de la biopolitique quand s’annonce un recalibrage de l’espèce. Dans cette perspective, l’homme n’est plus sujet de l’histoire, mais simple matériau usinable. On ne peut pour autant réduire Heidegger à un annonciateur de la « fin de l’histoire ». Il permet même de contourner ceux qui annoncent le triomphe définitif du simulacre. Au pire moment demeure toujours pour lui la possibilité de l’Ereignis, c’est-à-dire de la merveille, du salut. C’est une pensée difficile, et certains s’imaginent y accéder en la falsifiant mesquinement. Heidegger est cependant un être qui a une forme d’intégrité profonde. Lui se met en face de ce qu’il y a à penser, et il le pense jusqu’au bout.

Source : Le Nouvel Observateur le 28/04/2005 ; auteur : Aude Lancelin.

*Sur ce "débat" récurrent, on pourra aussi se reporter, sur ce site, à mon commentaire du 1er octobre 2006 de l’article Heidegger, Le danger en l’Être et surtout à Faire face à l’ouverture des "Carnets noirs" de Heidegger (I) (A.G.).

oOo


Archives

Hommage à Heidegger

Quelques jours après la mort de Heidegger le 26 mai 1976, Philippe Nemo réunit pour un hommage sur France Culture plusieurs de ses amis : Kostas Axelos, Henri Birault, Henry Corbin, Michel Haar et Roger Munier. Cet hommage fut l’occasion d’un débat sur la question de l’être et du sacré, sur les relations entre pensée et expérience.

juin 1976, 90’.

oOo

Lévinas parle de Heidegger (10’10)

Emmanuel Levinas effectue un retour sur la philosophie de Heidegger, sur Sein und Zeit, sur la différence ontologique, sur la phénoménologie, sur les influences de Sein und Zeit sur l’existentialisme, l’angoisse, l’être-pour-la-mort, le néant, etc.

oOo


Et il y a vingt ans déjà...

Entretien de Jacques Derrida avec Didier Éribon
paru dans Le Nouvel Observateur du 6 novembre 1987

L’entretien était précédé de cette notice : « Le livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme, paru le mois dernier aux éditions Verdier, a relancé brutalement la polémique sur le passé politique du grand penseur allemand. Le dossier est accablant. Certains posent la question : peut-on encore lire Heidegger, commenter son oeuvre ? Jacques Derrida publie cette semaine deux ouvrages aux éditions Galilée : De l’esprit et Psyché. Dans le premier, il montre que le nazisme s’inscrit au coeur même de la philosophie de l’auteur d’Etre et temps. Pourtant, nous ne devons pas renoncer à lire cette oeuvre dérangeante, déclare-t-il dans l’entretien qu’il a accordé à Didier Eribon. Car il nous faut bien continuer à penser le nazisme. Et à penser tout court. »

Vos deux livres paraissent quelques jours après celui de Victor Farias qui rappelle avec vigueur quelles ont été les positions et les activités politiques de Heidegger [2]. Que pensez-vous de ses conclusions ?

J. Derrida : Pour l’essentiel des « faits », je n’ai encore rien trouvé dans cette enquête qui ne fût connu, depuis longtemps, de ceux qui s’intéressent sérieusement à Heidegger. Quant au dépouillement d’une certaine archive, il est bon que les résultats en soient disponibles en France. Les plus solides d’entre eux étaient déjà accessibles en Allemagne depuis les travaux de Bernd Martin et de Hugo Ott, que l’auteur met largement à contribution. Au-delà de certains aspects documentaires et de questions factuelles, qui appellent la prudence, on discutera surtout — il importe que la discussion reste ouverte — l’interprétation, disons, qui rapporte ces « faits » au « texte », à la « pensée » de Heidegger. La lecture proposée, s’il y en a une, reste insuffisante ou contestable, parfois si grossière qu’on se demande si l’enquêteur lit Heidegger depuis plus d’une heure. On dit qu’il fut son élève. Ce sont des choses qui arrivent. Quand il déclare tranquillement que Heidegger, je cite, « traduit » « un certain fonds proprement national-socialiste » en « des formes et dans un style qui certes lui appartiennent » [3], il montre du doigt un gouffre, plus d’un gouffre, un sous chaque mot. Mais il ne s’en approche pas un instant et ne semble même pas les soupçonner.

Y a-t-il là matière à sensation ? Non, sauf dans les lieux où l’on s’intéresse trop peu à d’autres travaux plus rigoureux et plus difficiles. Je pense à ceux qui, surtout en France, connaissent l’essentiel de ces « faits » et de ces « textes », condamnent sans équivoque et le nazisme et le silence de Heidegger après la guerre, mais cherchent aussi à penser au-delà de schémas convenus ou confortables, et justement à comprendre. Quoi ? Eh bien, ce qui assure ou n’assure pas un passage immédiat selon tel ou tel mode de ladite « traduction » entre l’engagement nazi, sous telle ou telle forme, et le plus essentiel et le plus aigu, parfois le plus difficile d’une oeuvre qui continue et continuera de donner à penser. Et à penser la politique. Je songe aux travaux d’abord de Lacoue-Labarthe, mais aussi à certains textes, fort différents entre eux, de Lévinas, Blanchot, Nancy.

Pourquoi l’archive hideuse paraît-elle insupportable et fascinante ? Précisément parce que personne n’a jamais pu réduire toute l’oeuvre de pensée de Heidegger à celle d’un quelconque idéologue nazi. Ce « dossier » n’aurait pas un grand intérêt autrement. Depuis plus d’un demi-siècle, aucun philosophe rigoureux n’a pu faire l’économie d’une « explication » avec Heidegger. Comment le nier ? Pourquoi dénier que tant d’oeuvres « révolutionnaires », audacieuses et inquiétantes du XXe siècle, dans la philosophie et dans la littérature, se sont risquées, voire engagées dans des régions hantées par ce qui est le diabolique pour une philosophie assurée dans son humanisme libéral et démocratique de gauche ? Au lieu de l’effacer ou d’essayer de l’oublier, ne faut-il pas tenter de rendre compte de cette expérience, c’est-à-dire de notre temps ? sans croire que tout cela est désormais clair pour nous ? La tâche, le devoir et en vérité la seule chose nouvelle ou intéressante, n’est-ce pas d’essayer de reconnaître les analogies et les possibilités de rupture entre ce qui s’appelle le nazisme, ce continent énorme, pluriel, différencié, encore obscur dans ses racines, et d’autre part, une pensée heideggérienne aussi multiple et qui restera longtemps provocante, énigmatique, encore à lire. Non parce qu’elle tiendrait en réserve, toujours cryptée, une bonne et rassurante politique, un « heideggérianisme de gauche », mais parce qu’elle n’a opposé au nazisme de fait, à sa fraction dominante, qu’un nazisme plus « révolutionnaire » et plus pur !

Votre dernier livre De l’esprit porte également sur le nazisme de Heidegger. Vous inscrivez la problématique politique au coeur même de sa pensée.

J. Derrida : De l’esprit fut d’abord une conférence prononcée à la clôture d’un colloque organisé par le Collège international de Philosophie sous le titre « Heidegger, questions ouvertes ». Les Actes en paraîtront bientôt [4]. La question dite « politique » fut abordée de façon analytique au cours de nombreux exposés, sans complaisance : ni pour Heidegger ni pour les arrêts sentencieux qui, du côté de la « défense » autant que du côté de l’« accusation », ont si souvent réussi à empêcher de lire ou de penser, qu’il s’agisse de Heidegger, de son nazisme, ou du nazisme en général. Au début du livre, et dans certains textes de Psyché, je m’explique sur les trajets qui m’ont conduit, là aussi depuis fort longtemps, à tenter cette lecture. Encore préliminaire, elle cherche à nouer autour du nazisme une multiplicité de motifs au sujet desquels j’ai toujours eu du mal à suivre Heidegger : les questions du propre, du proche et de la patrie (Heimat), du point de départ de « Etre et temps », de la technique et de la science, de l’animalité ou de la différence sexuelle, de la voix, de la main, de la langue, de « l’époque » et surtout, c’est le sous-titre de mon livre, la question de la question, presque constamment privilégiée par Heidegger comme « la piété de la pensée ». Sur ces thèmes, ma lecture a toujours été, disons, activement perplexe. J’ai marqué des réserves dans toutes mes références à Heidegger, aussi loin qu’elles remontent. Chacun des motifs d’inquiétude, c’est évident, a une portée qu’on peut appeler rapidement « politique ». Mais au moment où l’on s’explique avec Heidegger de façon critique ou déconstructrice, ne doit-on pas continuer à reconnaître une certaine nécessité de sa pensée, son caractère à tant d’égards inaugural et surtout ce qui reste à venir pour nous dans son déchiffrement ? C’est là une tâche de la pensée, une tâche historique et une tâche politique. Un discours sur le nazisme qui s’en dispense reste l’opinion conformiste d’une « bonne conscience ».

J’essaie depuis longtemps de déplacer la vieille alternative entre une histoire ou une sociologie « externes », en général impuissantes à se mesurer aux philosophèmes qu’elles prétendent expliquer, et, d’autre part, la « compétence » d’une lecture « interne », aveugle cette fois à l’inscription historico-politique et d’abord à la pragmatique du discours. Dans le cas de Heidegger, la difficulté d’articuler les deux est particulièrement grave. Elle l’est dans son enjeu : le nazisme, d’avant-hier à demain. Elle l’est aussi dans la mesure où la « pensée » de Heidegger déstabilise les assises profondes de la philosophie et des sciences de l’homme. Je cherche à éclairer certaines de ces articulations manquantes entre une approche externe et une approche interne. Mais cela n’est pertinent, efficace, que si l’on prend en compte la déstabilisation dont je parlais à l’instant. J’ai donc suivi le traitement pratique, « pragmatique » du concept et du lexique de l’esprit, aussi bien dans les « grands » textes que par exemple dans le Discours du Rectorat, j’étudie avec le même souci d’autres motifs connexes dans « La main de Heidegger » et d’autres essais rassemblés dans Psyché.

On ne manquera pas de vous poser la question : à partir du moment où vous situez le nazisme au coeur même de la pensée de Heidegger, comment est-il possible de continuer à lire cette oeuvre ?

J. Derrida : La condamnation du nazisme, quel que doive être le consensus à ce sujet, n’est pas encore une pensée du nazisme. Nous ne savons pas encore ce qu’est ou ce qui a rendu possible cette chose immonde mais surdéterminée, travaillée par des conflits internes (d’où les fractions et les factions entre lesquelles Heidegger s’est situé — et sa stratégie retorse dans l’usage du mot « esprit » prend un certain sens quand on pense à la rhétorique générale de l’idiome nazi et aux tendances biologisantes, style Rosenberg, qui ont fini par l’emporter). Enfin, le nazisme n’a pas poussé en Allemagne ou en Europe comme un champignon...

De l’esprit est donc autant un livre sur le nazisme que sur Heidegger ?

J. Derrida : Pour penser le nazisme, il ne faut pas s’intéresser seulement à Heidegger, mais il faut aussi s’y intéresser. Croire que le discours européen peut tenir le nazisme à distance comme un objet, c’est dans la meilleure hypothèse une naïveté, dans la pire, un obscurantisme et une faute politique. C’est faire comme si le nazisme n’avait eu aucun contact avec le reste de l’Europe, avec les autres philosophes, avec d’autres langages politiques ou religieux...

Ce qui est frappant dans votre livre, c’est le rapprochement que vous opérez entre les textes de Heidegger et ceux d’autres penseurs, comme Husserl, Valéry...

J. Derrida : Au moment où son discours se marque de façon spectaculaire du côté du nazisme (et quel lecteur exigeant a jamais cru que le moment du rectorat était un épisode isolé et facilement délimitable ?), Heidegger reprend le mot « esprit » qu’il avait prescrit d’éviter, il lève les guillemets dont il l’avait entouré. Il limite le mouvement déconstructeur qu’il avait auparavant engagé. Il tient un discours volontariste et métaphysique qu’il suspectera par la suite. Dans cette mesure au moins, en célébrant la liberté de l’esprit, son élévation ressemble à d’autres discours européens (spiritualistes, religieux, humanistes) qu’en général on oppose au nazisme. Écheveau complexe et instable que j’essaie de démêler en y reconnaissant les fils communs au nazisme et à l’antinazisme, la loi de la ressemblance, la fatalité de la perversion. Les effets de miroir sont parfois vertigineux. Cette spéculation se met en scène à la fin du livre...

Il ne s’agit pas de tout mélanger. Mais d’analyser les traits qui interdisent la coupure simple entre le discours heideggérien et d’autres discours européens, qu’ils soient anciens ou contemporains. Entre 1919 et 1940 (mais ne le fait-on pas encore aujourd’hui ?) tout le monde se demande : « Que va devenir l’Europe ? » et cela se traduit toujours en « Comment sauver l’esprit ? ». On propose des diagnostics souvent analogues sur la crise, sur la décadence ou la « destitution » de l’esprit. Ne nous limitons pas aux discours et à leur horizon commun. Le nazisme n’a pu se développer qu’avec la complicité différenciée mais décisive d’autres pays, d’États « démocratiques », d’institutions universitaires et religieuses. A travers ce réseau européen s’enflait alors et s’élève toujours cet hymne à la liberté de l’esprit qui consonne au moins avec celui de Heidegger, précisément au moment du « Discours du Rectorat » et d’autres textes analogues. J’essaie de ressaisir la loi commune, terriblement contaminante, de ces échanges, partages, traductions réciproques.

Rappeler que Heidegger lance sa profession de foi nazie au nom de « la liberté de l’esprit » est une manière assez cinglante de répondre à tous ceux qui vous ont récemment attaqué au nom de la « conscience », des « droits de l’homme », et qui vous reprochaient votre travail de déconstruction de « l’humanisme » et vous taxaient de...

J. Derrida : De nihilisme, d’anti-humanisme... On connaît tous les slogans. J’essaie au contraire de définir la déconstruction comme une pensée de l’affirmation. Parce que je crois à la nécessité d’exhiber, si possible sans limites, les adhérences profondes du texte heideggérien (écrits et actes) à la possibilité et à la réalité de tous les nazismes, parce que je crois qu’il ne faut pas classer la monstruosité abyssale dans des schémas bien connus et somme toute rassurants, je trouve certaines manoeuvres à la fois dérisoires et alarmantes. Elles sont anciennes mais on les voit réapparaître. Certains prennent prétexte de leur récente découverte pour s’écrier : 1) « Lire Heidegger est une honte ! » 2) « Tirons la conclusion suivante — et l’échelle : tout ce qui, surtout Heidegger, l’enfer des philosophes en France, se réfère à Heidegger d’une manière ou d’une autre, voire ce qui s’appelle "déconstruction", est du heideggérianisme ! » La deuxième conclusion est sotte et malhonnête. Dans la première, on lit le renoncement à la pensée et l’irresponsabilité politique. Au contraire, c’est depuis une certaine déconstruction, en tout cas celle qui m’intéresse, que nous pouvons poser, me semble-t-il, de nouvelles questions à Heidegger, déchiffrer son discours, y situer les risques politiques et reconnaître parfois les limites de sa propre déconstruction. Voici un exemple, si vous voulez bien, de la confusion affairée contre laquelle je voudrais mettre en garde. Il s’agit de la préface à l’enquête de Farias dont nous venons de parler. A la fin d’une harangue à usage évidemment domestique (c’est encore la France qui parle !) on lit ceci : « Sa pensée [celle de Heidegger] a pour de nombreux chercheurs un effet d’évidence qu’aucune autre philosophie n’a su conquérir en France, hormis le marxisme. L’ontologie s’achève en une déconstruction méthodique de la métaphysique comme telle. » [5] Diable ! s’il y a de l’effet d’évidence, c’est sans doute pour l’auteur de ce salmigondis. Il n’y a jamais eu effet d’évidence dans le texte de Heidegger, ni pour moi, ni pour ceux que j’ai cités tout à l’heure. Sans quoi, nous aurions cessé de lire. Et la déconstruction que j’essaie de mettre en oeuvre n’est pas plus une « ontologie » qu’on ne peut parler, si on l’a un peu lu, d’une « ontologie de Heidegger », ni même d’une « philosophie de Heidegger ». Et la « déconstruction » — qui ne s’« achève » pas — n’est surtout pas une « méthode ». Elle développe même un discours assez compliqué sur le concept de méthode que M. Jambet serait bien inspiré de méditer un peu. Etant donné la gravité tragique de ces problèmes, cette exploitation franco-française pour ne pas dire provinciale, ne paraît-elle pas tantôt comique, tantôt sinistre ?

Le texte de la conférence de Jacques Derrida : De l’esprit. Heidegger et la question. pdf

oOo

Voir enfin un dossier très complet sur le site paris4philo : Heidegger contre le nazisme .


[1Dans le dernier volume de son Journal hédoniste, Michel Onfray — l’auteur de la Contre-histoire de la philosophie — écrit plaisamment : "... Philippe Sollers — dont je ne retrouve pas Sur le matérialisme dans ma bibliothèque, tant mieux pour lui, dommage pour moi... ". N’est-ce pas, philosophiquement, un peu court ? (Note du 21-11-07, A.G.)

[2Victor Farias, Heidegger et le nazisme, trad. de l’espagnol et de l’allemand par M. Benarroch et J.-B. Grasset, Lagrasse, Verdier, 1987.

[3Loc. cit., p. 20.

[4Cf. Collège International de Philosophie (éd.), Heidegger, questions ouvertes, Paris, Osiris, 1988.

[5C. Jambet, « Préface » à Victor Parias, Heidegger..., op. cit., p. 14.

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document


6 Messages

  • Didier | 18 décembre 2015 - 14:24 1

    Juste une petite anecdote, y a quelques années j’avais un ami d’un très bon niveau en philosophie (doctorat) et sans avoir jamais lu Heidegger il me soutenait que son œuvre était imprégnée de nazisme ; alors moi qui aime bien lire Heidegger (enfin quand je suis en forme ) sans avoir de diplôme ès philosophie je l’ai mis au défi de me montrer dans son œuvre la véracité d’une telle assertion. Un soir il sonne à ma porte tout joyeux et me montre un tout petit passage dans une de ses œuvres où soi-disant le nazisme de Heidegger éclaterait au grand jour (un seul passage dans son œuvre immense !), je lui ai alors démontré dans le texte l’inanité de ses propos à tel point qu’il n’a plus su quoi dire et il est parti précipitamment très en colère. Depuis toujours je fais cette expérience étrange : je n’ai JAMAIS rencontré un seul lecteur de Heidegger mais combien de détracteurs ! Face à tous ces gens qui l’attaquent sur ce terrain-là et se croient dispensés de le lire osons leur dire : montrez-le nous dans son œuvre. Personnellement j’en ai avalés des pages de Heidegger et je n’ai jamais détectés de phrases ressemblant de près ou de loin avec cette ignominie qu’est le nazisme. Mais voilà parce qu’un tel, une sommité paraît-il, a dit que... alors comme mouton de panurge on répète bêlement... Tout ceci n’est qu’idolâtrie.


  • mickael | 26 août 2015 - 19:27 2

    Le problème avec Heidegger est que pour les sophistes ; Penser par soi même sera toujours une pensée dite "nazi" alors que le paroxysme du nazisme est bien l’exact contraire. C’est par excès de confiance , d’obéissance aveugle en les instituions et de nihilisme totale à l’égare de la pensée de l’être en tant qu’individu face au domination symbolique doxatique de la bourgeoisie qui a rendu possible l’impensable. Le problème est encore le même ! Le progrès de la science semble être de détruire le sens du langage afin d’en faire un mode de programmation neurolinguistique ... Le transhumanisme ne viendra pas du dehors mais bien du dedans ... Combien de personne en se monde son persuadé d’avoir une pensée individuelle propre alors que le système à totalement automatisé la manière dont ils doivent percevoir le monde . Grace à l’image, la musique et l’endoctrinement de l’éducation. L’être qui souhaite penser par lui même depuis sa naissance, vit l’enfer sur terre... Des milliers de programmes d’autocensure sont créer pour que l’enfant ne puisse s’exprimer sur quoi que ce soi ... Des modes d’annihilation de l’individualité sont incorporés dans les systèmes éducatif afin que seul les individus dualistes et couards, ayant une obéissance totale à l’égard du système éducatif aient la distinction nécessaire pour avoir le droit de s’exprimer en public au milieux de ce lieu de perdition que l’on nome une salle de "classe". SALLE DE CLASSE !!! D’où naisse toutes les structures de domination symbolique hiérarchisant le droit d’existence dans une logique sophiste d’exploitation de l’être.


  • Paisible | 5 novembre 2013 - 01:04 3

    J’ai eu la chance incroyable d’ouvrir un livre de M. Heidegger il y a 25 ans sans rien connaître en philosophie ni à la vie de Heidegger. Ce livre Introduction à la métaphysique a pour moi été une bénédiction car il m’a appris l’art du questionner, interroger sans relâche et innocemment ce qui est là devant m’a conduit à m’interroger sur moi-même, sur mes motivations,à prendre conscience de mes illusions. Il m’a aussi introduit au monde grec, sa langue, sa philosophie, sa poésie, notamment ce livre merveilleux qu’est l’odyssée. Au fil des années et de ses ouvrages Martin Heidegger est devenu un ami de la maison. Merci à qui contribua à l’éclaircie de mon être.


  • filinthe | 22 juillet 2007 - 13:54 4

    M.Onfray se ridiculise... Sartre sans Heidegger ? l’authenticité et la mauvaise foi, c’est dans Husserl ça ? Et le livre de Faye : irréprochable ? ce livre à suspens, ce roman de gare qui ressemble furieusement au Da Vinci Code. Je propose d’ailleurs "Heidegger Code" comme titre.

    pour comprendre :

    Hitler menteur (Heidegger et Mein Kampf)

    Penser Auschwitz avec Heidegger


    • Vite mettons à terre l’héritier du verbe ! Ligotons-le de mille liens armée, ma légion, recrutée pour cette tâche : arrêter son flot de paroles vaines pour lui injecter notre goutte à goutte salubre. Auditeurs vous êtes fous à lier si vous écoutez ceux qui vous promettent un ciel, rendez vous à la raison, notre raison vous conjure : restez petits, l’étroitesse d’esprit est notre grandeur.
      Signé un lilliputien de la pensée.

  • A.Gauvin | 20 janvier 2007 - 21:48 5

    A l’occasion de la sortie en librairie ces jours-ci du recueil "Heidegger à plus forte raison", l’avant-propos de François Fédier est en ligne, ainsi qu’une vidéo de Stéphane Zagdanski intitulée "La faille, ou la grossière falsification d’une fourmi philosophale..."

    Paroles des jours


  • A.G. | 26 octobre 2006 - 18:55 6

    Jacques Derrida "dont le nazisme ne paraît pas du tout évident" (Sollers) a beaucoup écrit sur Heidegger au point même que sa pensée peut être considérée comme, de part en part, marquée par la lecture minutieuse et la confrontation avec les textes du penseur allemand.

    Dès 1987 (publication du livre de Victor Farias), Derrida posait la question "Qui voudrait nous interdire, désormais, de lire Heidegger ? ".

    On lira ci-dessous le texte qu’il écrivait alors "Comment donner raison". Les lecteurs assidus pourront également relire (sur le même site) la conférence du 14 mars 1987 et intitulée "De l’esprit. Heidegger et la question".

    Voir en ligne : Comment donner raison