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Exposition magistrale à Rome pour clôturer le 700e anniversaire de la mort de Dante

D 19 décembre 2021     A par Viktor Kirtov - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Une exposition magistrale clôture les célébrations du 700e anniversaire de la mort du poète. Du Moyen Âge à nos jours, on y suit l’évolution du concept du Mal, dans les anciennes écuries du palais du Quirinal. L’évènement est signé par le couple franco-italien Jean Clair, académicien et historien de l’art avec Laura Bossi, neurologue et historienne qui dans une deuxième partie s’interrogent sur « notre fascination pour le mal »


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80 grands musées et collectionneurs privés prêtent des œuvres pour l’exposition à Rome.


Le bateau de Charon , de Jose Benlliure y Gil, huile sur toile (1855-1937).
Bridgeman Images/Museo de Bellas Artes de Valencia
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(avec encarts et partie des illustrations : pileface)


« Inferno » est opportun
parce que le siècle dans lequel nous vivons
est devenu l’enfer.

JEAN CLAIR

Exposition : à Rome, plongée dans les cercles de l’enfer de Dante

Par Eric Biétry-Rivierre
Envoyé spécial à Rome
Publié le 16/12/2021

L’éxposition

L’enfer de Dante est un voyage qui passe par la souffrance, la folie, l’Holocauste, la mort et jusqu’à « voir les étoiles » (Inferno XXXIV, 139). « Inferno » se concentre sur le premier des trois cantiques de la Divine Comédie, l’Inferno. Cette exposition raconte l’iconographie du monde des damnés du Moyen-Âge à nos jours. Grâce aux prêts de chefs d’œuvre provenant des musées et des collections publiques de nombreux pays, nous pourrons faire ce voyage dans l’enfer de Dante accompagné par des extraits de son poème épique. Les œuvres proviennent du Vatican, de France, des Royaume-Uni, d’Allemagne, d’Espagne, du Portugal, de Belgique, de Suisse, du Luxembourg, de Bulgarie. En tout 232 œuvres.

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Merveille baroque, le grand escalier des anciennes écuries du palais du Quirinal, à Rome, conduit, en montant et non en descendant, aux enfers. C’est son seul défaut. Autrement il est sinueux et envoûtant à souhait pour qui vient visiter cette exposition sur ce thème abyssal des représentations de l’empyrée à partir de Dante.

L’événement, noir phare du 700e anniversaire de la mort du poète cartographe de nos vices et de nos vertus, est signé Jean Clair et Laura Bossi. Il n’est fait, sur deux niveaux, que d’œuvres frappantes. Il s’ouvre par exemple avec le plâtre complet du chef-d’œuvre absolu de Rodin : ses monumentales Portes de l’Enfer. Haute de sept mètres, la pièce vient du musée de l’artiste à Paris.

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Rodin, Plâtre, Portes de l’Enfer
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À sa blancheur morbide correspond celle, en face, d’un marbre délirant de virtuosité, une Chute des anges rebelles attribuée au Padouan Francesco Bertos (1678-1741). C’est le premier empilement de corps en souffrance parmi de nombreux autres. Car ici, exceptée dans l’archétypal Jugement dernier de Fra Angelico, on ne croisera guère de paradis.


Demonio , source anonyme, en bois polychrome (1701-1800). Museo Nacional de Escultura.
Valladolid / Photo : Javier Munoz y Paz Pastor
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Un itinéraire en 10 sections

Bienvenue dans cet itinéraire en 10 sections qui, comme les cercles de plus en plus profonds imaginés par le Toscan, constituent un inventaire de nos défauts qui sont nos maux. On le traverse comme guidé par un esprit sage, éminemment lucide. De l’imagerie infernale du Moyen Âge chrétien évoqué à travers de magnifiques enluminures aux enfers terrestres du XXesiècle - travail à la chaîne dans les aciéries, totalitarisme, guerres industrielles, camps de la mort, folies, attentats -, rien ne semble avoir été oublié de nos terreurs. On en émerge toutefois, pour, comme l’écrivit Dante, « contempler à nouveau les étoiles » (dernier vers du premier Cantique de la Divine Comédie ). La sortie s’effectuant via des œuvres cosmiques signés Anselm Kiefer ou Gerhard Richter. Et via un balcon vitré qui offre un sublime point de vue sur la Ville éternelle. Manières de rappeler que le salut est chose toujours possible.

À quand remonte notre carte mentale de l’enfer ? À Botticelli, dont une feuille incroyablement précieuse donne à voir la description de Dante. Malheureusement, du fait de sa fragilité, ce plan n’est resté à sa cimaise que les deux premières semaines de l’exposition. Depuis il est revenu au Vatican où il se trouve conservé à l’abri, au noir. Dans l’enfer de la bibliothèque ? Quoi qu’il en soit, on n’en voit ici désormais qu’une copie. Mais tout le reste fait écarquiller les yeux. Au premier niveau, on admire des manuscrits, donc ceux illustrés de La Cité de Dieu de saint Augustin, des dessins baroques de Federico Zuccari et Giovanni Stradano, des visions apocalyptiques de Jérôme Bosch, Pieter Huys, Brueghel l’Ancien…


La Cité de Dieu, de Saint Augustin (après 1473). Bibliotheque Sainte-Genevieve, Paris, cliché IRHT
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Honneur au XIXe siècle

En sus, des espaces focalisent sur les figures de Dante et des personnages de sa Divine Comédie à travers les siècles. Honneur ici au XIXe qui, romantique ou académique, a particulièrement prisé les ténèbres. Manet copie la Barque de Dante de Delacroix (restée au Louvre).
Mais c’est la toile de 5x3m de Gustave Doré, Virgile et Dante dans le neuvième cercle de l’Enfer (1861) qui s’impose dans ce chapitre, parmi d’autres très grands formats.


Dante et Virgile, de William Adolphe Bouguereau, en 1850,
huile sur toile. 2021.RMN-Grand Palais ZOOM : cliquer l’image
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Delacroix La Barque de Dante
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Vision de l’enfer, anonyme (vers 1510-1520). © Bridgeman Images. Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbon
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Au second étage, d’un théâtre de marionnettes de Catane et Palerme aux gravures d’un Otto Dix en passant par les eaux-fortes des Désastres de la guerre de Goya ou les études d’hystériques dessinées par Paul Richer en1881, place désormais aux boucheries contemporaines comprises comme dégénérescence de la modernité si l’on en croit la mine désespérée du Lucifer symboliste de Franz Von Stuck.


Goya, Désastres de la guerre
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Boris Taslitzsky, Buchenwald
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Quand Boris Taslitzky dessinait l’indicible
Le peintre est décédé à Paris, le 9 décembre, 2005 à quatre-vingt-quatorze ans. Il témoigna de son internement avec Cent Onze Dessins faits à Buchenwald.

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Ici des prisons de Piranèse dialoguent avec des toiles d’usines du Creusot. Des moulages en cire de gueules cassées de la Première Guerre mondiale hurlent aux côtés de souvenirs des camps de la Seconde laissés par un Boris Taslitzky (qui a peint un Buchenwald de 3 x 5 m) ou un Anton Zoran Music. Non loin, dans une vitrine, est ouvert le manuscrit d’un autre témoin du mal version Auschwitz, Primo Levi. Si c’est un homme est bien ici.

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Franz von Stuck, Lucifer
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« Inferno », aux Scuderie del Quirinale, à Rome, jusqu’au 23 janvier.

Catalogue en italien ou en anglais, Electra, 480p., 50€.

www.scuderiequirinale.it

Tél. : +39 02 9289 7722.

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Jean Clair et Laura Bossi : « Interrogeons-nous sur notre fascination pour le mal »

Par Eric Biétry-Rivierre

Publiéle 16/12/2021


Jean Clair, académicien et historien de l’art, et Laura Bossi, neurologue et historienne des sciences. François BOUCHON/Le Figaro - SOPHIE CREPY/Musée d’Orsay
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ENTRETIEN -L’académicien a conçu avec sa compagne, historienne des sciences, une exposition à Rome sur les représentations de l’enfer à travers les âges.

Historien de l’art, cofondateur du Centre Pompidou, ancien directeur du Musée Picasso à Paris, directeur de la Biennale de Venise pour l’édition du centenaire (1995), l’académicienJean Claira notamment exploré durant ces 30 dernières années les figures du mal, de la mélancolie ou encore du surhomme en tant que commissaire d’expositions. Toutes ayant fait date. Cette fois, pour la conception de cette histoire des images de l’enfer à travers les âges, il a œuvré de pair avec sa compagne, Laura Bossi, neurologue de réputation mondiale et historienne des sciences.

À elle, on doit par exemple uneHistoire naturelle de l’âme(PUF, 2003), une analyse desFrontières de la mort(Payot, 2012) ou encore, au Musée d’Orsay, la passionnante exposition sur la conception de la nature au sièclede Darwin, qui s’est achevée en juillet dernier. Laura Bossi étant italienne, elle est également une grande lectrice de Dante dans le texte.

LE FIGARO. - N’est-ce pas culotté de présenter l’enfer à Rome, où l’on espère plutôt le paradis ?

Jean CLAIR. -Il n’y a aucune provocation de notre part. Nous avons simplement répondu positivement à une demande de l’Italie. Ce projet d’une exposition sur les représentations de l’enfer est ancien. Je l’avais notamment proposé au Grand Palais de Paris où ce travail devait s’inscrire dans la continuité de celui mené sur la mélancolie en 2005. Malheureusement, cela nous avait été refusé. L’Italie s’est souvenu de mon envie et l’a réactivée lorsqu’il s’est agi de réfléchir sur les festivités du 700eanniversaire de la mort deDante Alighieri. Nous avons très bien travaillé avec la petite équipe dépendante du ministère de la Culture des Écuries du Quirinal, propriété de la présidence de la République, siège d’expositions et de manifestations culturelles d’ampleur internationale. Elle avait pour tâche de marquer le coup comme elle l’avait fait lors des commémorations Léonard de Vinci en 2019 et Raphaël en 2020.

Si certains cercles traditionalistes ont pu redouter un prétendu caractère satanique, ils se sont déclarés rassurés après la visite

Laura Bossi

Laura BOSSI. -Notre parcours, riche de 235œuvres ou documents en provenance de dix pays, a été inauguré par le président de la République Sergio Mattarella. Un émissaire personnel du pape, de hauts dignitaires du Vatican - institution comptant parmi nos prêteurs -, le grand rabbin de Rome l’ont vu. Tous ont apprécié. Si certains cercles traditionalistes ont pu redouter un prétendu caractère satanique, ils se sont déclarés rassurés après la visite. Au cours des jours suivants et jusqu’à maintenant, les gardiens ont juste dû encadrer un individu vêtu d’une robe de bure qui, adepte du diable, s’est prosterné devant l’immense et fort spectaculaire toile de Thomas Lawrence venue de la Royal Academy de Londres :Satan convoquant ses légions.

Comment expliquer que, devant unJugement dernier , on regarde spontanément d’abord, et plus longuement, l’enfer ?

J. C. -Parce que le mal fascine ; c’est-à-dire qu’il nous émerveille autant qu’il nous effraie. Il faut admettre cela. Par comparaison, le paradis paraît infiniment calme, plus normé, bien moins grouillant et agité, processionnel, avec son défilé d’anges musiciens et de saints personnages. Pour les artistes qui, traditionnellement, étaient au service de l’Église, l’enfer était un thème stimulant ; ils pouvaient à travers lui s’exprimer avec plus de liberté, de fantaisie. Dans La République de Platon, on lit que Léontius, le fils d’Aglaion, a vu un jour un tas de cadavres à l’extérieur du mur d’enceinte du Pirée. Il en a« ressenti le désir de les voir ainsi qu’une crainte et une horreur d’eux ».« Pendant un temps, il a lutté, couvrant ses yeux, est-il détaillé.Mais enfin, le désir l’a emporté, et il les a forcés à s’ouvrir. »Enfin, s’adressant à ses propres yeux, il s’est écrié :« Regardez, misérables ! Faites le plein de la belle vue ! »


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L’enfer, qu’il soit imaginé dans une enluminure médiévale
ou par l’entonnoir abyssal de Dante,
ressemble à un corps humain

JEAN CLAIR

Et comment avez-vous structuré ce « plein de belles vues », à savoir votre parcours ?

L. B. -Nous sommes bien sûr partis du plan de Dante, celui qu’il détaille dans la première partie de saDivine Comédie, soit un vestibule ouvrant sur un entonnoir de neuf cercles de damnés. Mais nos dix sections ne recouvrent pas vraiment cette topographie-typologie. Nous proposons plutôt une histoire des images du mal. Certes, nous commençons avec le thème de la chute, puis de la porte ou de la bouche qui avale les pécheurs. On voit les manières dont les diables et les damnés ont pu être représentés. Ici chez Bosch ou Brueghel, là chez les romantiques ou les pompiers du XIXe siècle. Mais nous passons aussi par des espaces ou l’on voit comment on a imaginé Dante, son guide Virgile, ou encore les personnages de Paolo et Francesca, archétypes de l’amour adultérin. Enfin, le second étage du parcours traite des enfers terrestres.

Ceux des hauts-fourneaux, des prisons, des asiles, des hôpitaux. Ceux des guerres industrielles et des attentats.

Aujourd’hui, plus grand-monde ne croit au diable. Vous trouvez cela regrettable ?

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J. C. -Sans parler de croyance, c’est le grand mérite de Rome d’oser en reparler. Il nous semble en effet sage de réfléchir sur le mal, notamment par nos représentations de l’enfer. Car le mal, c’est nous. L’enfer, qu’il soit imaginé dans une enluminure médiévale ou par l’entonnoir abyssal de Dante, ressemble à un corps humain ; un grand intestin dévorateur et « défécateur ». Les chefs nazis ne surnommaient-ils pas les camps de concentration« arschloch der welt », l’« anus du monde » ?

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Alessandro Barbero : « Dante est le père de la langue italienne »

Par Jacques de Saint Victor

Publié le 14/04/2021


Sculpture du poète italien Dante Alighieri, à Florence. VINCENZO PINTO/AFP

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INTERVIEW - Historien, spécialiste de l’histoire médiévale et de l’histoire militaire, Alessandro Barbero est l’auteur d’ Histoires de croisades et de La Bataille des trois empires

LEFIGARO. - À l’occasion du 700eanniversaire de la mort de Dante, le président de la République italienne et même le pape ont célébré l’auteur de LaDivine Comédie. Que représente aujourd’hui encore Dante pour les Italiens ?

À découvrir

Alessandro BARBERO. - Les Italiens savent qu’ils ont la chance d’avoir en Dante un des plus grands écrivains de l’histoire de l’humanité, comme les Espagnols ont Cervantès, les Anglais Shakespeare ou les Allemands Goethe.

Et les Français ?

C’est vrai qu’il est plus difficile de trouver un écrivain français qui dépasse visiblement tous les autres. Récemment, un ami français me suggérait Victor Hugo. Mais ce grand poète est tout de même étroitement lié à l’histoire de France plus qu’à l’histoire universelle. Il y a en France beaucoup de grands écrivains, mais qui n’ont pas la dimension d’un Dante ou d’un Shakespeare.

On dit pourtant que Dante est aussi un écrivain national, étroitement lié à la formation de l’Italie.

C’est une vision poétique qu’a tenté de diffuser le Risorgimento en cherchant à faire de Dante le « père de la patrie ». Après l’unification italienne, en 1861, on dressera partout des statues de Dante, mais ce mythe ne survit aujourd’hui que par inertie. En revanche, Dante est, il est vrai, le père de la langue italienne. Il n’était pas inscrit que le dialecte de Florence devienne la langue officielle de l’Italie. Il y avait au Moyen Âge de très beaux poètes en Sicile, par exemple, qui écrivaient évidemment dans le dialecte de l’île. Mais la réputation de Dante les dépassait bien avant sa mort, et surtout après. Il était connu dans toute l’Europe médiévale. On le cite avec respect dans LesContes de Canterbury. En France, Christine de Pisan intervient dans le débat sur LeRoman de la rose en invitant les Français à lire plutôt Dante. Toujours est-il que la très grande réputation de Dante dès le XIVesiècle a fait que le dialecte florentin va être incontournable et deviendra l’« italien » bien avant l’unification du pays. Ce sera la « langue de Dante ».

Oui. Il faut dire que la langue italienne a bien moins changé que la langue française et qu’il est bien plus facile pour un Italien de lire Dante que pour un Français de lire LaChanson de Roland, par exemple. En lisant Dante, un Italien a le sentiment qu’il parle encore la même langue, et beaucoup, même dans les milieux modestes, connaissent par cœur ses vers les plus célèbres et sont capables de les réciter. Enfin, Dante est étudié pendant les trois dernières années du lycée classique, chaque année étant réservée à un des trois livres de LaDivine Comédie, L’Enfer, puis LePurgatoire, et enfin LeParadis.

Revenons à l’homme. En dehors de son amour célèbre pour Béatrice, il a fait de la politique et cela s’est retourné contre lui. Il est condamné à l’exil perpétuel et ne reverra jamais Florence. A-t-il été un politicien maladroit ?

Sa carrière politique n’est pas exemplaire et il ne s’en cache pas vraiment. Lorsqu’il arrive dans le huitième cercle de l’Enfer, celui réservé aux corrompus, ceux qu’il accuse de « baratteria » (le terme n’existe plus en italien, mais il désigne alors la corruption), il avoue craindre d’être entraîné dans une de ces bolges, une fosse où les corrompus sont condamnés à nager dans la poix bouillante. C’est qu’il avait connu la tentation de la corruption, peut-être même un peu plus.

« Au Moyen Âge, pour les clercs, la joute académique est un exercice habituel, le pendant pour les nobles de la joute chevaleresque, le tournoi. On ne suffoque pas encore sous la censure »

C’est en exil qu’il élabore LaDivine Comédie.Ce sera au fond l’expérience la plus triste et la plus féconde de sa vie. Le pape François en fait pour cette raison un « prophète d’espérance ».

Oui, l’exil le conduit à passer dans de nombreuses cours princières italiennes. On a du mal à imaginer comment fonctionnait précisément la « société littéraire » de cette époque, mais il est hors de doute qu’elle existait et qu’elle a assuré la réputation de Dante. Partout où il passe, les lettrés avaient entendu parler de lui. On sait qu’il a été un des chefs des guelfes blancs de Florence, mais on le connaît aussi parce qu’il a fait des sonnets - et bientôt on saura qu’il est en train d’écrire un grand ouvrage « où l’on dit de belles choses sur l’Enfer ». Et il est bien vrai qu’il espérait que ses concitoyens allaient se repentir de l’avoir chassé, en raison de sa gloire.

Certains pensent qu’il a aussi été à Paris ?

C’est tout à fait possible. Certes, depuis que le pape BonifaceVIII, soutenu par la France, a choisi à Florence les guelfes noirs contre les guelfes blancs, Dante est remonté contre le pape et les Français. Mais Paris était alors la capitale de la nouvelle philosophie, le lieu où saint Thomas avait entrepris la relecture d’Aristote, et Dante a certainement dû vouloir aller à Paris. On garde son souvenir dans l’ancienne rue du Fouarre.

Ce qui est frappant, en vous lisant, c’est la grande liberté de ton de la discussion intellectuelle à cette époque. Beaucoup n’hésitent pas à discuter des dogmes, y compris les mieux établis.

L’époque de Dante est une époque de disputatio, de discussions encore très libres. Il y a bien sûr des risques à contester certaines vérités, mais il n’existe pas encore de conformisme intellectuel. Celui-ci interviendra bien plus tard, avec la Réforme et la Contre-Réforme, où nos ancêtres apprendront, comme par un réflexe automatique, à se taire. Certes, même à la Renaissance, il existera encore quelques esprits libres, comme Giordano Bruno, mais ceux-ci deviendront des exceptions. Au Moyen Âge, pour les clercs, la joute académique est un exercice habituel, le pendant pour les nobles de la joute chevaleresque, le tournoi. On ne suffoque pas encore sous la censure.

De ce point de vue, que vous inspire la décision d’une maison d’édition néerlandaise de supprimer dans une récente traduction de LaDivine Comédie le nom de Mahomet du huitième cercle de l’Enfer pour ne pas « blesser » ?

Il faut hélas prévoir la possibilité que quelques radicaux en viennent à considérer la publication de LaDivine Comédie comme offensante, en raison du rôle négatif que Dante attribue au Prophète. Il faudra bien se demander comment réagir dans ce cas, et ce n’est pas évident.

Mais on ne peut pas toujours céder au chantage à la blessure et à la menace ?

Non, bien entendu. On ne peut surtout pas censurer un texte qui a plus de 700ans. J’avoue que, pour le moment, le problème peut apparaître moins pressant en Italie qu’en d’autres pays européens. Nous n’avons pas des millions de citoyens musulmans, et les immigrés récents, à quelques exceptions près, ne sont pas radicalisés.

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3 Messages

  • Viktor Kirtov | 13 janvier 2022 - 11:08 1

    Désolé, Annick et Pierre DEBIEN mais le catalogue de l’exposition "Inferno" à Rome n’est, hélas, disponible qu’en italien (bien sûr) et en anglais. Par ailleurs, nous n’avons pas accès à Jean Clair. ...Vous allez devoir organiser un voyage à Rome ! (il y a pire ...)

    L’exposition a été prolonngée jusqu’au 23 janvier.
    Sinon, vous pouvez toujours tenter de joindre J’ean Clair à l’Académie française
    23, quai de Conti
    75270 Paris cedex 06 - CS 90618


  • Debien Annick | 12 janvier 2022 - 18:06 2

    Bonjour
    Malheureusement il ne est pas possible d’aller à Rome pour voir l’exposition "Inferno" qui se tient en ce moment. Nous apprécions toujours mon mari et moi les écrits de Jean Clair. de ce fait, que nous aurions voulu commander le catalogue de l’exposition. Mais nous le voudrions en version française ! Pensez-vous qu’on pourrait l’avoir traduit en français. Apparemment il n’a été traduit qu’en anglais !!! Et quand le sera-t-il ? Merci de transmettre ce message à Jean Clair.
    Merci de nous répondre. Annick et Pierre DEBIEN


  • Viktor Kirtov | 28 décembre 2021 - 17:32 3

    L’exposition vue par Philippe Comar d’artpress

    Nul n’est prophète en son pays, surtout si c’est celui du diable. En dépit ou à cause du succès de l’exposition Mélancolie, génie et folie en Occident, présentée au Grand Palais en 2005, la Réunion des musées nationaux avait décliné l’offre de Jean Clair de poursuivre son propos en consacrant une exposition au thème de l’enfer – de Saturne à Satan. Thème jugé trop daté, trop sinistre, insuffisamment ludique pour un public français que l’on voudrait cantonner aux distractions légères de l’homo festivus. De plus, conçue par cet historien hors pair, dont toutes les expositions s’attachent à relire l’art occidental non pas en fonction d’une histoire de l’art étroite et volontiers sectaire, enchaînant les mouvements comme des perles sur un fil, mais en replaçant les oeuvres dans l’histoire générale des idées, de la littérature, de la psychanalyse, de la science, une pareille exposition ne risquait-elle pas, in fine d’ouvrir ce sujet, traversé de superstitions médiévales, sur le monde actuel et de le rendre éminemment brûlant ?

    Pour commémorer le 700e anniversaire de la mort de Dante, décédé en 1321 à Ravenne – « l’Homère des temps modernes », écrivait Mme de Staël –, le Scuderie del Quirinale, un des lieux les plus prestigieux de Rome, situé face au Vatican, de l’autre côté du Tibre, accueille cette exposition intitulée Inferno. « Vous qui entrez, laissez toute espérance. » C’est par la monumentale Porte de l’enfer (1880-1917) d’Auguste Rodin que le visiteur s’engage dans ce parcours d’outre-tombe que décrivent les trente-quatre premiers chants de la Divine Comédie – porte de l’enfer que les artistes, des maîtres gothiques jusqu’à Alfred Kubin, ont le plus souvent figurée sous la forme d’une bouche monstrueuse, cannibale, sorte de vagina dentata, qui engloutit les damnés, offrant une vision terrifiante de cette hantise de la dévoration – catharsis du pire.


    Jacob Isaacszoon van Swanenburg. La Bouche de l’enfer et la Barque de Charon. Vers 1620.
    Huile sur toile 96 x 150 cm. (Coll. part., Suisse)
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    Une fois franchie la porte de la Géhenne, l’exposition explore la topographie de l’enfer qui, avec ses neuf cercles successifs en forme d’entonnoir, compose un théâtre de la mémoire du mal. Sandro Botticelli, qui a illustré l’oeuvre du poète florentin, donne une méticuleuse image de ce cratère à degrés, qui n’est pas sans évoquer les théâtres d’anatomie de la Renaissance, comme celui de Padoue, sorte de tour de Babel inversée.

    Mais c’est surtout au 19e siècle que l’oeuvre de Dante, souvent privée du purgatoire et du paradis, trouve son plus large écho. Elle acquiert une place de choix dans l’imaginaire des artistes, notamment chez Blake, Delacroix, Doré, Rops, Redon ou von Stuck. L’enfer autorise toutes les transgressions, tous les débordements que le néo-classicisme avait bridés. L’imposante toile de Victor Prouvé, les Voluptueux (1889), montre de manière saisissante cette débauche de corps promis au feu éternel, mêlant souffrance et sensualité dans une effusion d’incarnat. L’univers dantesque est aussi le laboratoire de la littérature moderne : Une saison en enfer, les Diaboliques, le Jardin des supplices, mais avant tout les Fleurs du mal dont le poème inaugural rappelle que « c’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ».


    Zoran Mušic. Nous ne sommes pas les derniers. 1972. Acrylique sur toile (Coll. Centre Pompidou, Paris).
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    Lâches, fraudeurs, brigands, malfaiteurs, criminels, tyrans font de la vie sur terre une préfiguration de « la città dolente ». L’humanité est travaillée par le mal depuis son origine. Mais, avec l’avènement de la société industrielle, le mal s’est lui aussi industrialisé. Le travail à la chaîne a transformé les humains en forçats soumis à des cadences infernales. Les mines, avec leurs puits et leur labyrinthe de galeries, ont créé des cités souterraines où les ouvriers sont devenus les damnés de la terre. Prisons et asiles, construits sur le modèle des architectures panoptiques de Jeremy Bentham, rappellent les cercles de l’enfer. Cet univers mécanisé, concentrationnaire, d’une violence sans précédent, fait écho à la démesure du pandémonium décrit par Dante : un abîme méthodiquement ordonné, où gémissent d’indénombrables humains.

    Avec les armes de destruction massive, la guerre et ses atrocités ont aussi changé d’échelle. Otto Dix, Max Beckmann ou Georges Leroux ont excellé à rendre l’enfer des gueules cassées, gazées, brûlées. La toile de Zoran Mušic, Nous ne sommes pas les derniers (1972), et celle, immense, de Boris Taslitzky, figurant les camps de la mort, font face aux manuscrits de Primo Levi qui, à Auschwitz, récitait les vers de la Divine Comédie, pour tenter de comprendre ce qui, jusqu’à nos jours, avait structuré la pensée du mal en Occident. Seule l’horreur transfiguré par la littérature et l’art permet d’en prendre la mesure. Parvenus au fond du gouffre, après une culbute effectuée sur le corps même de Lucifer, les deux pèlerins, Dante et Virgile, sortent de l’enfer pour regagner le ciel. Le parcours s’achève par des oeuvres de Gerhard Richter, Thomas Ruff, et par un grand livre en plomb d’Anselm Kiefer, couvert d’étoiles. Une exposition, forte de quelque 230 œuvres dont le visiteur ne sort pas « indemne » (littéralement « non damné ») – un voyage initiatique, comme le souhaitait Dante.

    Philippe Comar

    Crédit : artpress 495, janvier 2022

    L’exposition est accompagnée d’un catalogue en versions italienne et anglaise (Electa, 480 p., 50 euros).