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Graal, le dernier roman de Philippe Sollers

Parution : mars 2022

D 30 janvier 2022     A par Albert Gauvin - C 8 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


ÉTERNITÉ
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L’éternité est sûrement retrouvée, puisque, comme toujours, la mer est mêlée au soleil. Le monde n’a pas disparu, mais on dirait qu’il a été retourné pour reprendre son cours céleste. Tout est maintenant immédiat, le temps ne coule plus, et le plus stupéfiant est que personne ne semble s’en rendre compte. Plus de sept milliards d’humains genrés poursuivent leur existence somnambulique. Rien à voir avec un jugement dernier, la notion de jugement a été effacée en route. Tout est détruit, mais rien ne l’est.

Si je suis l’histoire du Graal, et son absurdité grandiose, je dois admettre qu’un seul homme est mort et ressuscité, mais que cet homme étant Dieu, il a eu un corps de chair et de sang qui a transformé le temps.
Je résume :
Lors du dernier banquet donné par le Christ à ses disciples, celui-ci leur propose de manger son corps sous forme de pain, et de boire son sang sous forme de vin. Cette coupe, ce calice, ou ce vase, va être l’objet de toutes les spéculations, et sa recherche active, sous le nom de Graal, commence dès le Moyen Âge. Je ne vais pas vous raconter les aventures des Chevaliers de la Table Ronde, il vous suffit d’imaginer que quelqu’un était là, au pied de la Croix, pour recueillir le sang et l’eau qui coulaient du corps du Crucifié capital. Vous connaissez la suite, le tombeau est vide, c’est une femme qui l’annonce à Pierre et à Jean, ils se précipitent, ils constatent. Le Saint Suaire de Turin, et sa photo toujours inexplicable, est encore un objet de débats passionnés. Beaucoup de légendes ont couru à propos de cet objet sacré, et l’ésotériste René Guénon a cru nécessaire d’écrire : « Il est dit que le Graal ne fut plus vu comme auparavant, mais il n’est pas dit que personne ne le vit plus. En principe, il est toujours présent pour ceux qui sont "qualifiés", mais, en fait, ceux-là sont devenus de plus en plus rares, au point de ne plus constituer qu’une infime exception. »

Parmi les légendes, on peut relever que le Graal a été enlevé au Ciel, qu’il a été transporté au « Royaume du prêtre Jean », quand il s’est réfugié, avec les Rose-Croix, en Asie. Vague rêverie, qui n’approche même pas l’hypothèse la plus sérieuse, celle d’un continent disparu, il y a très longtemps, mais toujours actif atomiquement, et génétiquement, dans l’ombre.

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ÂGE D’OR
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Mon anomalie génétique inexpliquée est connue depuis longtemps des spécialistes. La nouveauté est venue de la recherche accélérée des laboratoires à cause des mutations des virus. Parmi certains résultats, d’autres cas que le mien ont été retenus par les scientifiques. Ils apparaissent chez des habitants d’îles de l’Atlantique, parfois au large des côtes françaises, plus généralement aux Canaries ou au Cap-Vert. Un généticien, grand lecteur de science-fiction, a aussi­ tôt parlé avec humour d’une transmission venue de l’Atlantide, île énorme, engloutie depuis des millénaires dans l’océan. De ce point de vue, je suis un Atlante, ce qui expliquerait la plus grande partie de mes bizarreries.

Dans tout cela, il y a au moins dix mille ans, l’âge d’or laisse une mémoire mythique profonde. Platon, dans le Timée, affirme l’existence historique de ce continent disparu. « Dans cette île, l’Atlantide, s’était constitué un vaste empire merveilleux que gouvernaient des rois don t le pouvoir s’étendait non seulement sur cette île tout entière, mais aussi sur beaucoup d’autres îles et des parties du continent. »
C’est pourtant cette merveille qui a été battue par Athènes sur ordre de Zeus contre Poséidon, dieu de l’océan.

Dans le Critias, Platon insiste :
« Les rois de l’Atlantide élevèrent ces villes magnifiques, pleines de souterrains, de ponts, de canaux, de passages compliqués qui facilitaient la défense et le commerce. »
Nous sommes ici dans l’extrême Occident, dans les Hespérides, près de l’île des Bienheureux où poussent des pommes d’or, là où coulent les sources de l’ambroisie, nourriture des dieux. Au bord de l’Atlantique, je bois un verre de vin à la gloire de cette île et de son passé fastueux.

Des royaumes unis dans une harmonie paradisiaque. Toute sa vie, un descendant des Atlantes recherchera ce Graal perdu, avant de s’apercevoir qu’il l’a en lui, et qu’il n’y a aucune séparation à faire entre intérieur et extérieur. Il est partout chez lui, « partout » et « n’importe quand » sont lui-même. Pas besoin de s’obséder sur un vase sacré, pas besoin de s’imaginer en chevalier d’aventure, en roi Arthur, en Lancelot, en Galaad. Ces vieilleries réactionnaires n’ont plus aucun intérêt, vous n’êtes le frère et le camarade de personne, vous êtes seul, et aucun autre Atlante ne vous fera signe, vous êtes l’unique roi de votre royaume, et vous le suivez de nuit comme de jour.

L’amour, on ne le sait pas assez, consiste à trouver quelqu’un qui vous touche où il faut, quand il faut. Pour un Atlante conscient, une telle rencontre est exceptionnelle et comporte une chance sur des mil­ lions. Une femme atlante, par exemple, définie par sa génétique, peut très bien ne rien savoir de ses origines, et les découvrir par hasard. Les partenaires ne parlent pas forcément la même langue, mais les gestes sont là, et une certaine accentuation des mots est la clé des rencontres. Une Atlante a pour seul plaisir de faire jouir un mâle en le caressant et en l’embrassant, elle jouit tout de suite après, avec un grand soupir de satisfaction. Cette pratique spéciale semble dater de milliers d’années, et on comprend qu’il s’agissait d’éviter un surcroît de population. Pas question de circoncision, et encore moins d’excision, on laisse les organes à leurs intuitions.

On peut trouver, ici ou là, des traces des réfugiés de l’Atlantide. Qui n’a pas entendu parler de l’île grecque de Lesbos, splendidement chantée, comme par hasard , par un poète français, Baudelaire ? Elle est devenue aujourd’hui un lieu dévasté, un camp de concentration pour migrants et migrantes, avec de grands incendies mortels, sans parler des ravages des virus. Vous écoutez les informations, et, parmi d’autres destructions considérables, vous entendez la formule « l’enfer de Lesbos ».

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PAROLE
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On peut très bien imaginer que l’Atlantide ait eu pour Graal la sibylle sacrée OM, qui traverse jusqu’en Inde les Millénaires. OM est une vibration de la « Parole Suprême » qui n’a rien à voir avec le langage conventionnel. Elle est émerveillement indifférencié, comparable à un signe de tête intérieur. Étant pure conscience, sans autre essence qu’elle-même, reposant sur elle-même, elle est toujours éveillée, indestructible, éternelle, et n ’est rien d’autre que le « Je absolu ».

« Je absolu », en sanscrit, se dit AHAM. Un mantra fondamental a pour signification « Le vainqueur de la mort » :

OM JUM SAH
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En voilier, sur l’Atlantique, il peut vous arriver, si vous êtes bien concentré, d’entendre le presque inau­dible murmure subtil des Atlantes. Ce que vous lisez ici, en français, en langage articulé normal, correspond, en sanscrit, au niveau le plus visible de la parole, qu’on appelle « l’étalée ». Avant, vous avez deux autres niveaux, « la moyenne » et « la voyante ». Elles dérivent toutes de la Parole Suprême, laquelle, silencieuse, est présente au-delà du sommeil profond, sinon vous restez sous l’emprise de la veille ou du rêve.

« Vous avez sûrement entendu parler de la « kundalini », dite la « lovée », cette énergie enroulée comme un serpent au niveau du sexe. La syllabe sacrée permet de la réveiller, et de la faire vibrer, même dans le silence, à travers le nombril, le cœur, la gorge, les sourcils, le front et le haut du crâne, où elle s’épanouit comme une fleur. Vous êtes votre propre fleur, le reste relève de la pudeur.

Juste cette précision : « le son S est émis involontairement et du plus profond de l’être, au moment du summum du plaisir amoureux ».

Le cri d’amour sonore, impossible à simuler, est donc un écho de la Parole Suprême. La majorité des mâles hétéros sont sourds, et se laissent facilement abuser. Les Sirènes ne chantent pas, mais râlent beaucoup faussement, et plus d’un marin enivré de désir finit par s’apercevoir que tout ça lui coûte trop cher.

La Parole Suprême jouit de la parole en tant que parole, et nous voici brusquement chez saint Jean, sans parler de Heidegger, qui préfère l’expression « cheminement vers la parole », chemin qui ne mène nulle part, mais là où il faut, en pleine Forêt Noire. Quant à la cure psy par la parole, vous serez toujours très surpris par ce que disent vraiment vos rêves. Je laisse de côté les mystiques de toutes les traditions, pour n’en garder qu’un, le plus proche de la Parole Suprême, l’obscur et lumineux Maître Eckhart.

Heureux le garçon de quinze ans qui a été initié sexuellement par une femme atlante, dont le corps a été élu à ce sujet par la Parole Suprême. Elle accomplit là, souvent sans le savoir, un rite millénaire de l’Égypte antique ou des hétaïres grecques qu’on peut admirer sur des vases d’avant notre ère. Ces prêtresses préhistoriques connaissent les gestes au millimètre près, ce sont ces mères incestueuses par procuration, elles ne jouissent qu’en faisant jouir leurs jeunes garçons, et ces derniers sont donc armés pour la vie contre toutes les impostures. Ils ont, très tôt, vu et vécu, dans la vibration.

J’aurais dû faire analyser, en laboratoire, le code génétique des trois femmes atlantes que j’ai eu la chance de connaître. Elles m’ont choisi, je les ai tout de suite reconnues, elles m’ont beaucoup appris sur les continents disparus et les stabilités inaccessibles. C’est à elles que je dois de croire de plus en plus à l’Éternel Retour. Tout se répète de façon nouvelle, et la vie devient un roman à rebondissements permanents.

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Philippe Sollers GRAAL

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Un film de G.K. Galabov et Sophie Zhang, 2022.

Musique :
Bach, Suites pour violoncelle (Pablo Cazals) ; Toccata et fugue en ré mineur (Marie-Claire Alain) ; Magnificat en mi bémol majeur, BWV 243a (Sir Eliot Gardiner)
Mozart, Quintette en sol mineur KV 516 (Amadeus Quartet).

Extraits des films :
North by northwest (La mort aux trousses), d’Alfred Hitchcock (1959).
The Sword of doom (Le Sabre du mal), de Kihachi Okamoro (1966).

Lieux : L’Atlantide [1] ; Ré ; Grèce : temple de Poséidon au cap Sounion, Lesbos ; Venise : Pointe de la Dogana (beaucoup d’îles).

Références : Platon, Critias ou l’Atlantide Timée.

Peintures :
Le Greco, Saint Jean l’Évangéliste
Nicolas Poussin, Le Ravissement de saint Paul
Fra Angelico, Consécration de saint Laurent comme diacre par Sixte II (Le Calice)
Piero della Francesca, La Résurrection (détail : la tête du Christ)


Poussin, Le Ravissement de saint Paul (détail).
Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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DURÉE

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Photogramme du film GRAAL.

« Alors entre aussi l’autre, le premier arrivé au tombeau, il voit, et il croit ». Cette parole de Jean (20.8), le premier à croire à la résurrection du Christ, ouvre le film. Elle s’entend au présent alors que la plupart des traductions la mettent à l’imparfait. « Il voit, et il croit ». Vers la fin du film, la tête du Christ qui figure dans La résurrection de Piero della Francesca se superpose à celle du saint Suaire de Turin jusqu’à si confondre... Cette tête du Christ de La résurrection de Piero figure telle quelle sur la couverture du numéro 19 d’art press daté de juin 1978 qui avait pour thème « Dieu est-il mort ? ». Un numéro, présenté par Jacques Henric, dans lequel Sollers donnait un long entretien intitulé La « lettre volée » de l’Évangile. Souvenez-vous :

Toute culture est fondée sur le meurtre, mais pas seulement, comme le dit Freud, le meurtre d’un père mythique. Le Christ est le dévoilement du mécanisme victimaire par lequel le groupe humain projette incessamment sa crise de dédoublement et accomplit un sacrifice pour recomposer son harmonie. Il dévoile la répétition cruciale. Dans la Bible il n’est déjà question que de ça : la Bible passe son temps à annoncer qu’il faudra renoncer au sacrifice. C’est la dimension prophétique, les prophètes appelant la communauté à ne plus se fixer dans une gestion de la violence divine. Si la mort du Christ est un coup raté de ce qui se passe pour la loi absolue de mort, toute la construction de dénégation par rapport à cette affaire se trouve atteinte. Il apparaît que toute culture émerge par un tombeau et que, par conséquent, toute culture expose et cache un cadavre. Les séries d’échappatoires par rapport à cette question sont des suites de compromis (névrotiques) par rapport au signifiant pris à la lettre qu’est le cadavre.

ou encore :

... le logos johannique — de l’évangile de Saint-Jean — n’a rien à voir avec le logos des philosophes, tel qu’il se trouve chez Héraclite (et Heidegger). Pour Saint Jean c’est l’humanité qui passe son temps à expulser la parole divine (renversement de la Genèse). Nous touchons là la profondeur de la formule énigmatique de Bataille comme quoi la vérité du langage est chrétienne. L’humanité se constitue d’exclure une parole et le corps ne parle qu’à cette condition. L’exclusion atteint son maximum quand un corps prétend incarner la parole. C’est ce qui arrive au Christ qui en somme défie des corps qui croient parler et qui ne parlent que pour expulser une parole. La dimension du crime dépasse alors de très loin celle du sacrifice puisque le sacrifice suppose entre la victime et ses assassins une communauté réglée d’aphasie. Le crime se casse les dents sur le fait que quelqu’un démontre corporellement jusqu’au bout que la parole est inarrêtable.
Dans les Évangiles, comme dans La Lettre volée, l’évidence est là, à chaque instant, et est donc particulièrement invisible. Je vois dans cette lettre volée de l’Évangile quelque chose qui touche la matrice même de l’humanité, autrement dit l’hystérie, c’est-à-dire l’impossibilité de saisir la dimension symbolique des énoncés. Quand le Christ dit « mes paroles ne passeront pas » il renverse la proposition qui est le lieu commun hystérique, à savoir « les écrits restent, les paroles s’envolent ». La fixation de l’écrit est celle du corps comme déchet. En revanche, si le corps passe et que la parole ne passe pas, on entre dans un tout autre espace que l’espace mythologique et religieux : le sacré est atteint à sa source.

Quant au Suaire...

« Quant au Suaire, est-il authentique ou faux ? La question semble encore suspendue entre la Palestine du 1er siècle du faux calendrier et le Moyen Âge du même. La science affirme que c’est un faux tardif (mais tardif par rapport à quoi ?), mais est encore incapable d’expliquer comment l’empreinte sanglante d’un crucifié aussi exact que solennel a pu s’imprimer sur ce linge. Est-ce LUI ? Vraiment LUI ? Le négatif photo est impressionnant, et, en effet, ce serait énorme. M.N. [2] n’a jamais vu ce négatif, mais il savait que le Suaire était là, il ne pouvait pas ne pas y penser même s’il n’en parle jamais. Le Christ et l’Antéchrist dans la même ville, Dionysos et le Crucifié dans le même quartier, ça ne peut pas s’inventer.
Ricanez si vous voulez, moi j’écoute. »

(Une Vie Divine, 2006, folio 4533, p. 182 [3]).

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« LES COULISSES DU PARADIS »

Reprenons : Graal, p. 23 :

« La Parole Suprême jouit de la parole en tant que parole, et nous voici brusquement chez saint Jean, sans parler de Heidegger, qui préfère l’expression « cheminement vers la parole », chemin qui ne mène nulle part, mais là où il faut, en pleine Forêt Noire. Quant à la cure psy par la parole, vous serez toujours très surpris par ce que disent vraiment vos rêves. Je laisse de côté les mystiques de toutes les traditions, pour n’en garder qu’un, le plus proche de la Parole Suprême, l’obscur et lumineux Maître Eckhart. »

Au point où nous en sommes de notre « cheminement », je me permets de renvoyer à deux articles : Parler la parole et Révolutionnaire s’il en fut, Maître Eckhart...

Rappel
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Dans le 11ème entretien avec Ligne de risque intitulé « Les coulisses du Paradis » et publié dans Poker en 2005, Sollers évoque un livre d’André Padoux, L’énergie de la parole, qui traite de la dimension mystique de la vâk, de la parole, dans la tradition indienne, védique. Il revient sur la lettre H :

«  Avec la lettre H, voici l’union rituelle du yoga tantrique. Le dynamisme propre à cette lettre est lié au va-et-vient des yeux de l’adepte à ceux de sa partenaire pendant l’échange sexuel. La partenaire, grave question, avec tout ce que vous imaginez de romances, d’impasses, de ratages — bref d’enlisement sexuel sur fond d’illusion. Suzette aurait pu être ma partenaire, Lou aussi, et Anna... Qui est la partenaire ? La mère des enfants ? Eh non. Le dynamisme que procure la lettre H est sans limites : l’adepte va et vient sans arrêt. Sa sexualité ne connaît aucune borne. Un mystique commente : "La pensée totalement immergée dans la joie la plus intense, émettant ce son de façon ininterrompue, dans le bonheur de l’union, avec une femme au corps harmonieux. Les maîtres du yoga, à l’esprit totalement détaché, atteignent ainsi à l’union suprême." J’ai connu, de manière indubitable, cette immersion de la pensée dans la joie intense. C’était après avoir pris des substances, et dans la compagnie de femmes au corps harmonieux. J’ai été ainsi emmené dans les parages de la "Voyante" ».

Selon Sollers, André Padoux distingue dans la Parole « quatre quarts » : au plus haut degré, la « parole suprême », « entièrement différente du langage humain, et qui l’enveloppe », la « parole voyante », la « Moyenne » ou l’« Intermédiaire » et l’« Etalée » (la plus vulgaire, qui sert à communiquer).

Le premier recueil d’essais de Sollers s’appelle L’intermédiaire (Seuil, 1963).

Sollers nous parle de la « Voyante » en ces termes : «  Elle inclut tout ce qui a trait à l’organique dans le langage : la gorge, le palais, la glotte, la langue, etc... Elle est avant tout une vibration. Elle résonne dans le son. Energie de la volonté, et non plus de repos (...), elle soutient le désir de connaissance. Ce n’est plus un murmure intérieur, mais un murmure subtil. La "Voyante" a la rapidité de la foudre. Elle se déplace à l’instant. Elle est également ce qui porte la mémoire (...) »

Cet entretien s’appelle, rappelons le, Les coulisses du Paradis. Évoquant la lettre H, Sollers ne parle pas de son roman H. On ne peut éviter d’y penser. H a été écrit juste avant Paradis.
Il n’est peut-être pas excessif de penser que Paradis touche à la "parole suprême".

« La "parole suprême" est "émerveillement indifférencié, et comparable à un signe de tête intérieur". La parole à son état suprême : salut dans la clarté. Elle est, cette parole, "éveillé, indestructible, éternelle" : elle configure un "Je absolu" dont une tête en liberté [allusion au roman de François Meyronnis] pourrait faire l’expérience. Avec cette parole suprême, nous sommes avant la manifestation (...) Avec la parole suprême, vous frayez dans une dimension qui ignore l’inertie. Le corps humain s’inclut en elle, devenant immédiatement résurrectionnel — et cela sans avoir à produire un cadavre, encore moins un squelette à balayer. » [c’est moi qui souligne. A.G.]

Sollers a dit souvent avoir écrit Paradis dans un état de « grand repos ».

Le passage de H à Paradis serait celui de la "parole voyante" (on pense au "voyant" de Rimbaud), encore prise dans "l’énergie de la volonté" sans repos, au repos (mais un repos — paradoxal — qui refuserait l’inertie) de la "parole suprême". Il marquerait, pour la première fois, dans le roman , le "saut", le « salut dans la clarté hors de la métaphysique de la volonté » (Heidegger), la sortie du nihilisme (Note du 7 février 2007).

LIRE : Vers la notion de Paradis (I).

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LETTRE D’ANTOINE GALLIMARD À PHILIPPE SOLLERS
À PROPOS DE SON PROCHAIN ROMAN, GRAAL,
À PARAÎTRE AUX ÉDITIONS GALLIMARD EN MARS 2022
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29 octobre 2021

Mon cher Philippe,

C’est toujours avec un grand bonheur que je te lis, cher Philippe, et celui-ci "Graal" particulièrement. Ta lecture très personnelle du mythe de Graal nous fait oublier les Chevaliers de la Table Ronde pour découvrir la figure de Jésus et de Jean avec un habit de l’Atlante, ce migrant clandestin d’une île atlantique perdue. Dégager la parole de Jésus pour dégager son enseignement de la mièvrerie universelle du christianisme. Vive la belle liberté du "Graal intérieur" que ne contraint aucune parole bâillonnée en laissant place à la séduction et au plaisir charnel. Bienvenue à tous tes amis : Platon, Baudelaire, Sade, Laclos, le Christ, Borgès... au son de l’orgue joué par Jean-Sébastien Bach. Tu retournes les obsessions de l’époque comme le plongeur retourne le corps de la pieuvre, qui ne peut plus cracher son encre, qui la rend invisible.

Je suis heureux, cher Philippe, d’inscrire ton Graal, au programme de mars. Espérons que les candidats à la présidence de la République s’en inspireront !

Je t’embrasse avec mon affection fidèle —

Antoine

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Crédit : Philippe Sollers.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Première publication le 24 novembre 2021.

LIRE AUSSI : Des nouvelles de Philippe Sollers

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Tout est détruit, rien ne l’est, par Philippe Sollers, écrivain

par Fabien Ribery

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Délos, Cyclades, Grèce.

Il y a indéniablement une forte dimension gnostique dans l’œuvre de Philippe Sollers, le simple relevé de quelques titres en témoigne : Paradis (1981), Le Lys d’or (1989), Illuminations (2003), Une Vie divine (2006), Discours parfait (2010), Médium (2014), L’Ecole du mystère (2015), et le dernier-né, le plus explicite peut-être, Graal.

Peu s’en sont rendus compte, mais Philippe Sollers est un Atlante, soit, dans l’écoulement immobile du temps et l’éternel retour du même, un de ces élus ayant vécu/vivant encore pleinement dans l’île mythique de l’Atlantide, soit, pour en donner une représentation à peu près concrète, Venise/l’île de Ré – où le navigateur à l’encre bleue sera enterré.

Pour être un élu, il faut avoir été désigné et spécialement initié lorsque l’on est jeune homme par des femmes, tantes attentives ou prostituées, aux profondeurs du savoir sexuel (jouissance à sec, plaisir féminin, rire).

Qui penserait qu’un homme né en 1936 ne possède physiologiquement plus toute sa tête/mémoire, et encore moins sa substance vitale, se tromperait grandement.

Voici donc Graal, soit un scandale qui sera probablement inaperçu par les sept milliards d’humanoïdes genrés courant à leur perte en applaudissant frénétiquement devant le spectacle de leur propre déchéance.

Il y a les somnambules, et les quelques autres, solitaires, chanceux, régnant sur leur propre royaume.

Mais qu’est-ce que le Graal ? une coupe ? un vase ? un fantasme ? Non, le verbe absolu créateur de monde, cette Parole primordiale décrite notamment dans les traités tantristes, et que Saint Jean appelle Dieu.

« Le cri d’amour sonore, impossible à simuler, est un écho de la Parole Suprême. La majorité des mâles hétéros sont sourds, et se laissent facilement abuser. »

L’amour est un miracle, mais il existe : « L’amour, on ne le sait pas assez, consiste à trouver quelqu’un qui vous touche où il faut, quand il faut. Pour un Atlante conscient, une telle rencontre est exceptionnelle et comporte une chance sur des millions. »

Bien entendu, rater cette chance serait criminel, de l’ordre d’une damnation éternelle.

« La vraie vie, écrit l’ésotériste migrant (passage qui enchantera sûrement Valentin Retz et Catherine Millot), consiste à vivre sa propre mort. Pas LA mort, mais SA mort. C’est une révélation très tardive, une révolution radicale. En langage théologique, dans la résurrection des morts, il s’agit des ‘corps glorieux’. »

Le Mal ? « Il y a un Graal de vie, unique, et apparemment introuvable, mais il y a aussi un Graal de mort, qui, lui, est légion, et plein de répliques. Qui possède l’arme atomique possède le Graal de mort. »

Trop en dire exposerait l’initié à un déchaînement d’incompréhension et de haine, il sera discret, secret, essentiellement silencieux, et s’enchantera des intersignes parsemant son quotidien.

« Pour l’instant, le réfugié atlante rêve qu’il est à Jérusalem, en train de participer, de nuit, au Saint-Sépulcre, à une cérémonie à laquelle il ne comprend pas grand-chose, mais dont il devine qu’elle appartient à l’Eglise invisible, fondée ici par Jean, il y a deux mille ans. Peu importe, il n’a pas besoin d’explications, sa foi le soutient et le porte, il pense toujours que toutes les choses obscures doivent être éclairées un jour. C’est un homme des lumières, fait pour la nuit. »

Et le tombeau est vide.

L’intervalle, 10 mars 2022.


[2Monsieur Nietzsche.

8 Messages

  • Albert Gauvin | 18 février 2023 - 10:34 1

    Faire coexister l’Évangile de Jean (contre celui de Pierre, comme le jeune écrivain fêté par Mauriac) et le « principe de délicatesse » de Sade, dans une merveille de petit ouvrage d’une verve apaisée et puissante, fable en forme d’essai tout en échos biographiques, sous-titré « roman » et qui est tout sauf un roman, sinon par son tempo de chapitres brefs comme L’insoutenable légèreté de l’être – une gageure que seul Philippe Sollers pouvait soutenir. L’écriture se stabilise à l’étiage d’une simplicité aboutie qui ne se déploie peut-être qu’à 85 ans, quand l’immense et contrastée culture et l’acuité au présent d’un des rares Résistants à la surpopulation font boucle, de longue lucidité immergée. Soit bien davantage que le « petit […] roman […] métaphysique […] » que déclare l’auteur.

    Ou un autoportrait fabulé et mythique on ne peut plus roman, campé sur les siècles le travail sur soi de décennies.

    Graal. La coupe avec laquelle Jésus a célébré la Cène et dans laquelle a été recueilli son sang ? Toison d’or objet d’une quête, Origine du monde de Courbet coupée du monde par le collectionneur Lacan ? Mais ici plutôt l’Atlantide, ce continent englouti (en fait, une île) célébré par Platon dans le Timée et le Critias, dont descendent les Atlantes égarés parmi nous, non sans écho des moitiés d’homme hémisphériques d’Aristophane dans le Banquet, aimantées à se rejoindre. Ici « l’Atlante » par excellence peut être la tante incestueuse qui vous a initié sexuellement et dont l’empreinte (mieux que celle d’une mère) vous protège toute une vie.

    « Sa concentration constante vient de son Graal intérieur dont la vibration l’accompagne. »

    Ce qui caractérise les Atlantes : l’esprit de solitude, une sexualité transgressive douce non reproductrice, une grande liberté d’esprit. Bref, Sollers, selon toute apparence.

    Le travail ininterrompu d’une vie a trouvé un point d’orgue. En regard, à la faveur d’un impressionnant défilé d’authentique culture de grand lecteur, s’extrait de l’ombre un rapprochement vital : comment, pourquoi, par des jeux d’aiguille (« “Tu viens me voir coudre ?” ») sur l’aire génitale de son neveu de 12 ans à qui elle « demande de [s]e déculotter, [sa tante] de temps en temps a un geste pour [lui] piquer légèrement les couilles, cette merveilleuse salope, pas du tout folle, se fait plaisir, en éduquant ainsi, dans son boudoir », le futur écrivain. Mais surtout en réparant, informée sans doute, ou par quel hasard heureux, l’épisode d’horreur qu’il a subi, « bébé d’un an, assis dans un grand cabinet de toilette. Assise devant moi, une fillette amie de mes sœurs, brandit une aiguille à tricoter, et me dit, avec le plus grand naturel de haine, qu’elle va me crever les yeux. Grand cri de ma sœur cadette qui vient d’entrer. Elle maîtrise la folle […] ce qui fait que je dois la vue à ma plus jeune sœur, qui, toute ma vie, aura le souci de me protéger. »

    Chez lui comme chez Héraclite, les contraires s’accordent, ou plutôt se concilient, cela jusqu’à l’antinomie absolue d’une foi (l’une de ses dernières têtes de chapitre) en Dieu, un Dieu catholique sociétal mais unique – avec la croyance à l’éternel retour.

    Cela projeté dans notre actualité : l’Atlante, celui remonté « génétiquement » ou par quelque autre tour de force de son continent intérieur englouti, est désormais dénommé « le réfugié atlante, « le Migrant », à s’y méprendre avec celui qui par son surnombre menace de nous replonger dans le néant mais demeure notre frère.

    Universelle, l’Église catholique, qui étymologiquement est holistique, s’accorde avec l’Isa Upanishad hindoue où « quand on a fait le plein du plein, le plein demeure ».

    « Vers la fin de sa vie, Jean-Sébastien Bach pense que le Graal est devenu son orgue. »

    Sitaudis, 12 février 2023.


  • Albert Gauvin | 6 avril 2022 - 12:51 2

    Le temps s’est transformé. L’éternité est retrouvée, le monde n’a pas disparu mais il a été retourné, et reprend son cours céleste. Tout est détruit mais rien ne l’est. C’est le corps de chair et de sang du seul homme qui est mort et qui est ressuscité qui a transformé le temps. Lors du dernier banquet, le Christ propose à ses disciples de boire son sang sous forme de vin et de manger son corps sous forme de pain, et ce Graal, objet de tant de recherches et de spéculations, est la coupe qui à ce repas contenait ce vin. On devine que l’homme qui va mourir et ressusciter a une telle densité d’être qu’il suscite le désir d’incorporation et de le boire, pour être lui. Une femme annonce à Pierre et Jean que le tombeau est vide.
    Philippe Sollers en sait beaucoup plus à propos de ce Graal. Il évoque un continent disparu depuis très longtemps, l’Atlantide, mais toujours actif dans l’ombre. Les Atlantes, comme lui-même, ont une anomalie génétique, et sont très bizarres. Au bord de l’Atlantique, Sollers boit justement un verre de vin à la gloire de cette Atlantide, située dans l’Extrême Occident, dans les Hespérides, près de l’île des Bienheureux. Il témoigne qu’un descendant des Atlantes recherchera toujours ce Graal perdu, tel un Migrant, jusqu’à s’apercevoir qu’il l’a en lui, et ceci se manifestera par la non séparation entre intérieur et extérieur, qu’il est partout chez lui. Comme le poète l’est lorsque, largueur d’amarres, il arrive dans son royaume de choses sensibles paradisiaques, et que son corps glorieux s’incarne, ressuscite, par chacun de ses sens, le sexuel étant l’un d’eux ? Bien sûr, dans ce royaume, le poète est l’unique roi, c’est lui qui nomme poétiquement les choses qui le touchent, son corps étant son instrument sensible aux cordes vibrantes. Et l’amour « consiste à trouver quelqu’un qui vous touche où il faut, quand il faut. Pour un Atlante conscient, une telle rencontre est exceptionnelle et comporte une chance sur des millions. »
    C’est lorsque Sollers parle d’une femme atlante qu’on réalise à quel point il s’agit d’une sexualité très différente ! Homme et femme atlantes se reconnaissent, dans la rencontre, comme étant chacun dans sa solitude habitée par cette sexualité qui, à l’adolescence, se fait plus envahissante, mais pour eux, on dirait qu’elle s’intègre aux autres sens, n’est en rien une chose qui prend la tête, et exige immédiatement ce gruyère dont parle Antonin Artaud, et qui est sous les jupes que la mère soulève ! La femme atlante « a pour seul plaisir de faire plaisir un mâle en le caressant et en l’embrassant, elle jouit tout de suite après, avec un grand soupir de satisfaction ». Acte de reconnaissance qu’il est comme elle, et elle l’initie alors aux plaisirs que cela donne à son propre corps. Rien à voir avec la petite histoire de la graine que papa met dans le ventre de maman, et que le garçon quand il sera grand mettra dans une femme qui sera comme maman. La femme atlante initie l’adolescent atlante aux plaisirs raffinés que procure à son corps - doté de sens qui le font être un poète - le surgissement sexuel ! Et on imagine qu’à Lesbos cette initiation se fait aussi pour les filles ! Et dans ce royaume exclusivement féminin, un homme comme Baudelaire fut peut-être choisi par des femmes ! Mais n’y a-t-il pas quelque chose de très féminin, en effet, dans cette sorte de saut logique qui est raconté par cette Atlantide mythique ? C’est-à-dire que la femme qui est une Atlante (ou descendante d’Atlante), si elle initie un garçon adolescent, c’est parce qu’elle-même n’a pas voulu renoncer non seulement à la vie poétique sensorielle, mais à intégrer à cette vie la sexualité, comme un sens de plus, qui glorifie les autres. Des femmes qui sont des réfugiés atlantes. Elles ne se rencontrent que par hasard, ou par la chance. Et pour Sollers, à l’adolescence, ces réfugiés atlantes qui avaient décidé de l’aider furent ses sœurs ou ses tantes !
    Lorsqu’il dit que l’Atlantide était une fédération de royaumes, « chacun chez soi et le ciel pour tous », on dirait qu’il s’agit du royaume de l’enfance, avec le roi et la reine qui sont à égalité (en liberté), il y a une paix perpétuelle océanique, parce que royaume poétique, vécu de l’intérieur.
    Et pourquoi l’Atlantide fut-elle engloutie ? Parce que la sédentarisation de la sexualité est devenue hégémonique ? Ou parce qu’autre chose poursuivait l’écriture, l’événement ?
    Mais Philippe Sollers, ce qui l’intéresse, c’est le Vivant, dont parle par exemple l’Evangile de Thomas. « Lorsque tu feras de deux un / et que tu feras l’intérieur comme l’extérieur, / l’extérieur comme l’intérieur… / lorsque tu feras du masculin et du féminin un unique, / lorsque tu auras des yeux dans tes yeux ». C’est du féminin, de la femme atlante, qui ne veux pas elle-même renoncer, qui a cette chance que dans ce royaume le roi l’ait laissée, elle la reine, libre, que s’ouvre pour l’adolescent atlante, par une initiation qui semble incestueuse, une révélation à lui-même de ce qu’un sens nouveau, sexuel, peut apporter de plaisir jusque-là inconnu, qui n’est pas la fin de la vie poétique de l’avant-monde de l’enfance âge d’or, mais son couronnement. Et si le féminin et le masculin devienne un unique, c’est qu’il n’y a pas de différence, il s’agit pour les deux d’une expérience charnelle qui n’a pas de pourquoi, qui est la rencontre de deux solitudes, par une chance inouïe. Sollers en parle de manière extrêmement subversive, puisque cette expérience initiatrice est venue par la forme de l’inceste, puis des femmes d’expérience ! D’où l’accès à cette « Parole Suprême », qui « n’a rien à voir avec le langage conventionnel. Elle est émerveillement indifférencié », qui est « Je absolu », le vainqueur de la mort. Le cri d’amour sonore est un écho de cette Parole suprême. « Heureux le garçon de 15 ans qui a été initié sexuellement par une femme atlante, dont le corps a été élu à ce sujet par la Parole Suprême ». Les garçons ainsi initiés « sont donc armés pour la vie contre toutes les impostures », parce qu’ils ont, « très tôt, vu et vécu, dans la vibration » ! Borges dirait qu’ils ont vu l’Aleph, et qu’ainsi ils pouvaient éviter qu’en hommes taciturnes ils se fassent piéger dans les ruines circulaires, et connaissent l’abominable, que sont la paternité et les miroirs ! Avec chaque nouvelle femme atlante, ou descendante d’Atlantes, et migrante réfugiée, cela se répète de façon nouvelle, « et la vie devient un roman à rebondissements permanents ». Il s’agit d’un érotisme très spécial, qui, dit-il, marque à vie les jeunes mâles ! « Une telle éducation précoce fait du jeune Atlante doué un virtuose de la jouissance continue et inclusive. Il devient l’instrument de lui-même, hypersensible aux voix, aux coups d’œil, à la peau du monde » !
    Et, écrit-il, ce qui le distingue de ses contemporains, c’est qu’il vit pleinement sa mort (et non pas la mort, mais SA mort), alors qu’eux, ils essaient de vivre leur vie, ils ne font que survivre, et l’on voit avec le regard d’Arthur Rimbaud dans « Mes petites amoureuses » leurs ventres de curés qui se démènent sous les draps avec leur « bleu laideron », leur « rose laideron », leur « vert laideron ». Et ceci est une révolution radicale, dont la révélation a été tardive. Cela concerne la résurrection, et le corps glorieux. C’est-à-dire que cette initiation érotique précoce, à l’adolescence, par des femmes atlantes ( c’est-à-dire qui disent en même que leur « passage à l’acte » incestueux qu’elles-mêmes ont un corps glorieux, un corps sensoriel libre, qu’elles vivent de l’intérieur qui est la même chose, poétiquement, que l’extérieur, que dans cet ensemble de royaumes qu’est l’Atlantide le roi laisse la reine libre et qu’ils sont donc à égalité de liberté, ces femmes atlantes révèlent cela à l’adolescent), a pour conséquence que cet adolescent est en effet mort à la vie installée dans une sédentarisation de la sexualité, il choisit une autre voie, celle de la vibration, celle du corps radieux, celle où ce corps est son propre instrument, où chaque jour il ressuscite, se déplace « instantanément avec la rapidité de la pensée », traversant sans résistance tous les obstacles. Avec leur corps radieux, les femmes atlantes sont des reines que les rois laissent libres, dans ces royaumes qui sont autant d’îles des Bienheureux ! Et Philippe Sollers évoque son adorable tante d’autrefois, qui l’invitait chez elle pour ce qu’elle appellait son « dessert » ! Une de ces femmes atlantes qui ont un « curieux sourire jeté sur de jeunes garçons de son entourage », pas choisi par hasard, pour être initié à la « vibration », à la musique où le corps est l’instrument.
    Sollers se pose la question, Jésus était-il un Atlante ? Si oui, ce serait un prodigieux cas d’inceste réussi, dit-il, sa relation plus qu’étrange avec sa mère, dont il est devenu le père, en la transformant en sa fille. Mais ça, est-ce que ça ne fait pas entendre que l’histoire continue à s’écrire, à partir de cette liberté que, dans chacun des royaumes de l’Atlantide (qui comme par hasard disparaît, sans que l’on sache comment, mais peut-être justement parce que l’histoire a une suite inattendue comme si un Inconnu mathématicien avait trouvé les conditions parfaites pour un coup de dés inédit), le roi et la reine se donnent réciproquement en se voyant à égalité de liberté de corps et d’esprit, ce qui est une révolution inouïe au cœur même de la famille dite œdipienne ? Puisqu’apparaît cette vierge mère, qui recommence en n’ayant pas de père visible mais juste le silence vibrant qui fait passer le mur du son (et ça permet à son fils, qu’elle conçoit par l’esprit, d’être son père, et cet esprit, est-ce celui de la vie poétique, incarnée, sensorielle, dans l’intelligence des choses sensibles c’est-à-dire ayant intellect d’amour en plaçant comme sacré cette incarnation du corps par l’éveil et l’épanouissement de ses sens, auxquels s’intègre le sens sexuel !), en ne naissant pas dans ce royaume avec un roi et une reine. Peut-être est-elle jetée à sa naissance non pas dans un des royaumes de l’Atlantide mais sur l’île d’Hyperborée, au-delà du froid Borée, dans l’extrême nord, cette île où il fait toujours beau, où c’est l’âge d’or, où il fait merveilleusement bon vivre, où les fleurs, les fruits, les choses sensibles sont infinis, bref l’île poétique originaire, où Apollon, dont la mère était une Hyperboréenne, venait passer l’hiver avant d’aller à Delphes dire aux humains venant à l’omphalos de la Pythie s’ils avaient un futur sur cette planète menacée par le mur des ténèbres ! On parle de l’île d’Hyperborée avant les Présocratiques !
    Sollers souligne le blasphème que ce fut, aux yeux des Juifs, le fait que Jésus recommande l’abstention sexuelle, alors que la pénétration procréatrice était à l’époque sacrée pour les Hébreux, « prioritairement natalistes » ! Alors que l’initiation par les femmes atlantes vise à l’éveil et l’épanouissement sexuel des corps de l’intérieur d’eux-mêmes, se découvrant un corps devenant instrument de musique, aux infinies cordes vibrantes ! C’est un saut logique, une révolution incroyable ! « Cette énormité, coup de feu dans la cathédrale synagogale, s’entend encore aujourd’hui, et a poussé l’humanité à s’interroger sans cesse sur le sexe, la naissance et la mort » ! Le Christ a préparé sa dynamite d’amour ! Il est « venu de l’Atlantide pour se sacrifier chez les Terriens aveugles. Splendide histoire, toujours en cours, et que même le ‘christianisme’ n’a pas réussi à noyer ».
    Les deux principaux événements de la vieille histoire terrienne pour Sollers sont le Christianisme et la Révolution française, et il souligne que l’homme moderne est sur le point de se faire l’esclave de la dévastation, avec « la présence vide et proliférante du Rien Technique » !
    Donc, l’Atlantide était une fédération de Royaumes indépendants (telles des familles se réinventant juste par le fait que le roi et la reine se reconnaissent mutuellement la liberté du corps et de l’esprit), où tout est fait pour protéger l’intimité des citoyens (donc comme des familles fermées sur elles-mêmes, indépendantes matériellement, pays des secrets jalousement gardés, qui deviennent les secrets des corps s’éveillant à la vibration, à la science des sensations, où le sens sexuel par la grâce de la femme atlante initiatrice s’intègre aux autres sens déjà subtilement éveillés par l’âge d’or sensoriel qu’est ce royaume où rien ne manque), rien à voir avec notre post-modernité si indiscrète, au contraire les femmes par exemple son très silencieuses, et le garçon atlante attend d’être par elles choisi ! Sollers souligne à quel point les « garçons d’aujourd’hui ne sont plus initiés et doivent rester ignorants des femmes le plus longtemps possible, basculer gays ou rester conventionnellement hétéros, en faisant tout de suite des enfants à leurs partenaires ignorantes, qui n’ont pas encore découvert les merveilles de la procréation assistée, qui risque malgré tout d’être très perturbée par la pénurie mondiale de sperme » ! Mais en Atlantide, on se croirait en Chine ou à Venise ! Sur son territoire immense, les fêtes sont permanentes, riches et variés, afin de célébrer les apparences, car voir et être vus sont des opérations sacrées, les habitants ayant à leur disposition immédiate le temps et l’espace, par la seule vitesse de la pensée. Fêtes qui peuvent être orgiaque, pour assurer la reproduction de l’espèce !
    Aujourd’hui, l’Atlante est un Migrant qui fait tout pour ne pas être reconnu comme tel, brouillant les cartes. Mais il ne s’ennuie jamais, a une mémoire énorme, qui est son trésor personnel.
    Il y a quelque chose de spécial entre Jésus et Jean, autour du choc de la Résurrection (qui est cette question du corps glorieux, sa différence radicale d’être, de vivre SA mort, d’être si différent de ses contemporains qui survivent et ne voient pas arriver le mur des ténèbres sur la planète terre). Jean se dit lui-même qu’il est le disciple que Jésus aime ! Est-ce parce que Jésus, bizarrement, désire que Jean soit absolument sensible à sa différence d’être, à sa vibration charnelle, et que cela aille jusqu’à un désir fou d’incorporation, de repas eucharistique, afin d’être lui ? Et, pour que ce désir aille jusqu’au passage à l’acte eucharistique, jusqu’à l’incorporation symbolique, jusqu’à l’objet de convoitise la plus violente, ne faut-il pas que Jean se sente resté, abandonné, dans la pauvre vie de survie de ces contemporains qui n’ont pas été initiés par des femmes atlantes ? D’où la phrase énigmatique de Jésus : « je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne » ! Tandis qu’il dit à Pierre, « que t’importe », puisque lui, il s’intéresse à la pierre. Jésus lui pose trois fois la question, à ce Pierre : « M’aimes-tu ? » ? Alors que Jean sait déjà que vivre avec ce Dieu-là qui parle par l’Ecriture, qui témoigne, avec ce corps glorieux qui ressuscite sans cesse, c’est un émerveillement continu ! Etrangement, ce ressuscité, ce Vivant, ne perd pas de vue ce Jean, qui est à la fois mort et vivant, qui garde le Graal, qu’il pousse au désir de plus en plus grand du repas eucharistique, repas de remerciement (ευχαριστώ, en grec, je remercie, action de grâce, qu’on entend dans « eucharistie », « evraristo »), et qui commence ce repas d’incorporation très spécial en disant ce Verbe qui se fait chair, les mots prononcés par Jésus, ceux qui promettent cette Résurrection d’entre les morts, ce Paradis, cette envolée vers le Paradis comme dans le tableau du Tintoret. Ce qui est en ce Verbe est la vie, la vibration, la science des sensations dirait Pessoa ! Bien sûr, que le verbe se fasse chair reste incompréhensible pour la plupart des humains, qui se contente de survivre. Qui ne se sont pas approprié leur propre corps, devenant un époustouflant instrument vibratoire.
    Donc, le Graal est à la fois un Graal de vie et un Graal de mort. Et, dans le roman de Sollers, « l’effondrement général de la somptueuse civilisation atlante » vient se mettre en phase avec l’effondrement de notre monde, entre pandémie mondiale, confinement généralisé, masque, et le risque d’anéantissement par d’énormes explosions nucléaires ! Comme s’il fallait ce Graal de mort pour que le Graal de vie devienne quelque chose de sacré forçant au sursaut, à la résurrection, les humains, en sentant ce qui est sacré en eux, la vie poétique, incarnée, le verbe se faisant chair en le disant, et les corps alors soulevés comme dans le tableau du « Paradis » ! Pendant ce temps du Graal négatif, bien sûr le vrai clandestin est le Migrant atlante ! Et il est à l’écoute de « ce terreau dévoré par l’argent et le cinéma » ! Il veut transmettre un « antidote sacré contre la mort » ! Hélas, le « civilisé occidental ne croit plus à rien » !
    Mais, de manière invisible, les garçons et les filles atlantes sont élevés dans la stricte égalité, chacun dans sa solitude. Une égalité qui entraîne l’attention, le respect, l’ironie, la réserve, l’audace. « L’entraînement précoce à la solitude permet cette régulation apaisée », et est une « auto-éducation permanente » ! Une situation qui ne favorise pas l’obéissance sociale, mais ni non plus les révolutions sanglantes. Sollers rappelle une formule chinoise du VIIIe siècle avant notre ère : « Vaincre sans ensanglanter la lame » !
    Un Atlante sent qu’il a un destin, une force ou une divinité obscure s’étant mêlée de son existence, « jusqu’à lui apporter son secours inespéré quand tout semble perdu » ! Il ne doute jamais de son destin ! Il a vu, comme Borges, l’Aleph ! Il est depuis cet événement fondateur très concentré sur son Graal intérieur, dont la vibration l’accompagne ! Et « Jean a bien vu ce qu’il a vu, le tombeau est vide » !

    Alice Granger, 4 avril 2022


  • Albert Gauvin | 24 mars 2022 - 10:42 3

    « L’éternité est sûrement retrouvée, puisque, comme toujours, la mer est mêlée au soleil ».

    « La lumière du Graal est immortelle. Elle brille jusque dans les ténèbres, mais les ténèbres ne peuvent pas la saisir ».

    Entre ces deux phrases, un roman s’est déployé. Un court roman inspiré par le Graal, l’apôtre Jean, Rimbaud (1), les Atlantes, et les heureuses expériences sexuelles du narrateur en état de jeunesse inspirée. Comme toujours chez Philippe Sollers, la parole est d’or, elle transforme le plomb, autrement dit la moraline dominante, en or fin, et elle ne doute pas un instant, comme chez l’apôtre Philippe (2), que la résurrection se déroule sous nos yeux, de notre vivant – « La vraie vie consiste à vivre sa propre mort. Pas LA mort, mais SA mort ». Comme toujours, Philippe Sollers mise sur la chance, la joie, le bonheur, la musique, la mémoire, l’attraction des corps inspirés, et sur son art romanesque qui trouble et enchante le roman depuis 1958.

    Dans ce nouveau livre, le narrateur explorateur de son corps unique se fait Atlante, fils de l’Atlantide, cette île engloutie, ce paradis, que l’on affirme perdu, oublié, inventé. Ici la France : un Atlante parle aux Atlantes ! L’art romanesque ne s’est jamais aussi bien porté. Je répète, l’art romanesque ne s’est jamais aussi bien porté. Ce petit roman métaphysique et très incarné vibre du sang réellement versé par le Christ sur la croix, et recueilli par un calice disparu et devenu l’objet de mille spéculations, comme l’Atlantide ; et le narrateur prouve qu’il n’en est rien, ou tout au moins, que des résonances œuvrent encore dans le monde, et qu’il suffit de savoir voir, comme les apôtres face au Ressuscité. Philippe Sollers est un écrivain des résonances, les troubles des hommes et du Monde s’immiscent dans ses romans, ils en constituent des strates, sur lesquelles il bâti son œuvre en solitaire, si près et si loin du tumulte social, il n’est pas seul contre tous, il est seul dans sa diversité particulière et dans sa gaité intempestive.

    « La Parole Suprême jouit de la parole en tant que parole, et nous voici brusquement chez saint Jean, sans parler de Heidegger qui préfère l’expression “cheminement vers la parole”, chemin qui ne mène nulle part, mais là où il faut, en pleine Forêt-Noire ».

    Graal est un roman qui se fait chair, comme le Verbe des Écritures. Finalement tous les romans de l’écrivain de l’Ile de Ré – cette Suite française de l’Atlantide – sont, et se font chair. Pour le vérifier il suffit d’ouvrir avec délicatesse votre ancienne édition d’Une Curieuse solitude, celles de Paradis, Femmes, des Folies Françaises ou encore de Passion fixe ou bien des Lettres à Dominique Rollin – son grand roman d’amour –, le verbe y est enchanté, joyeux et perçant. L’écrivain perce des secrets que l’on dirait bien gardés. Partons du principe, pour bien lire ce roman, qu’un livre réussi ne peut être que le Graal indestructible de l’auteur, son calice où bouillonnent les mots et les phrases, sous l’œil d’un Atlante, qui en est le premier lecteur et l’auteur. Les Atlantes qui l’accompagnent ? Athanase Kircher, Baudelaire, René Guénon, Borges, mais aussi et c’est capital dans le roman, sa tante et ses sœurs. Graal pourrait être le rêve éveillé d’un écrivain contemporain, ou celui d’un Atlante, qu’une heureuse concordance des temps a projeté dans ce siècle et donc dans ceux qui l’ont enfanté et enchanté.

    Philippe Chauché

    (1) « Elle est retrouvée. Quoi ? – L’Éternité. C’est la mer allée / Avec le soleil » (L’Éternité, mai 1872), Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Édition d’Antoine Adam, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1972.

    (2) « Ceux qui disent que le Seigneur est mort d’abord puis qu’il est ressuscité sont dans l’erreur, car il est ressuscité d’abord, puis il est mort. Si quelqu’un n’obtient pas d’abord la résurrection, ne doit-il pas mourir ? Par le Dieu vivant, celui-là ne doit pas mourir » (Évangile selon Philippe, Écrits gnostiques, La bibliothèque de Nag Hammadi, Edition publiée sous la direction de Jean-Pierre Mahé et de Paul-Hubert Poirier, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007).


  • Albert Gauvin | 11 mars 2022 - 11:39 4

    Tout est détruit, rien ne l’est, par Philippe Sollers, écrivain, par Fabien Ribery.


  • Albert Gauvin | 5 mars 2022 - 01:26 5

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    Photogramme du film GRAAL.

    Depuis la rédaction de mon article sur le saint Suaire de Turin en 2018, d’autres interprétations ont vu le jour. Après l’analyse de Jean-Baptiste Rinaudo, biophysicien à l’université Montpellier (voir le commentaire précédent), c’est cette fois un prêtre, le Père René Luc, lui aussi de Montpellier, qui fait le point sur ce qu’il appelle les "concordances" du saint Suaire avec les évangiles. VOIR ICI : Le Linceul de Turin, un signe pour notre génération.


  • MN | 4 mars 2022 - 16:23 6

    Selon Jean-Baptiste Rinaudo, biophysicien à l’université Montpellier, la datation par carbone est faussée dans la mesure ou le "flash" résurrectionnel a rajeuni, oui, rajeuni de plus de mille ans ! les fibres végétales du saint Suaire, rendant la datation par carbone de facto erronée ; voir https://www.youtube.com/watch?v=8xUoOJFqMmE


  • Alcovère Raymond | 7 février 2022 - 09:58 7

    Magnifique Graal, merci, illumination d’un début de journée !


  • Thelonious | 28 novembre 2021 - 19:20 8

    En attendant Graal, nous sommes le dimanche 28 novembre 2021, froid, pluie sur Paris.
    C’est toujours la Saint-Jacques de la Marche, Sollers a 85 ans aujourd’hui.
    Bonne chance !