4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE TIERS » Yannick Haenel, chroniques d’octobre 2021
  • > SUR DES OEUVRES DE TIERS
Yannick Haenel, chroniques d’octobre 2021

Charlie Hebdo

D 3 novembre 2021     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


La paréidolie

Mis en ligne le 6 octobre 2021

J’écris à nouveau dans les cafés. Ça me manquait : tôt le matin, se glisser sur une banquette, sortir son cahier, savourer le bruit du percolateur, des tasses et des cuillères, contempler les visages du lundi, les visages du mardi, les visages du jeudi (ils sont tous différents), glaner des bouts de conversation, puis mettre ses écouteurs et plonger dans l’écriture pendant deux ou trois heures en écoutant Nick Cave, PJ Harvey ou Godspeed You  ! Black Emperor, c’est une joie.

Ce matin, j’ai apporté avec moi deux livres de Stéphane Lambert, Paul Klee jusqu’au fond de l’avenir (éd. Arléa) et Tout est paysage (éd. L’Atelier contemporain), un recueil de brèves méditations sur Monet, Twombly, Klee, Tàpies, Music, Mondrian, Morandi, Staël. Ce sont deux petits volumes élégants, avec des reproductions en couleurs qui allument notre désir. Il y a des livres qui sont comme des coffrets de pirate : ils nous prodiguent un trésor doux.

À LIRE AUSSI : La lisière éblouissante

J’aime bien la manière enveloppante qu’a Stéphane Lambert d’approcher le mystère ondoyant de la peinture. Il cherche ce qu’il appelle le « dégradé de la matière vers son effacement  » : une certaine dilution des couleurs, quelque chose de délavé qui affleure depuis le temps et témoigne pour une mémoire très ancienne, presque géologique, des signes peints : « L’image porte en elle une multitude d’images ensevelies », écrit-il. Ainsi, regarder un tableau de Paul Klee, c’est être sensible à des « icebergs invisibles  ». Il y a un inconscient des apparences, le visible est animé par une vie intérieure qui ressemble à des filigranes  ; ils nous apparaissent lorsque nous contemplons intensément un paysage : nous voyons alors émaner d’un assemblage de formes qu’on croyait fixes un univers de molécules féeriques, une constellation de pyramides, un ciel de détails qui jouent à nous ressembler.

Stéphane Lambert nous rappelle que ce travers inventif de notre regard s’appelle la paréidolie : « reconnaître un visage familier dans le tracé d’une montagne » fait de nous des peintres qui ne peignent pas, des inventeurs enfantins, des sourciers. Parlant des bouteilles et des carafes de Giorgio Morandi, il évoque le « rayonnement des choses immobiles » et voit dans ce fond sableux des ­tableaux une sorte de magnétisme ontologique. L’inertie vibre, et ce qu’on ­appelle la présence n’est peut-être qu’un écho des temps engloutis, un appel à réveiller les regardeurs que nous sommes : « En chaque témoin, il y a un devin qui dort.  »

À LIRE AUSSI : Une aventure de la nuit

Voilà, la peinture hante le langage comme les premiers visages s’impriment sur l’âme des enfants. Elle est là tout le temps, dans la nuit, quand on ferme les yeux. C’est la vraie matière de l’existence : le temps s’y est imprimé, il s’illumine à travers notre regard. Les tableaux agissent sur nous comme les empreintes d’un temps intérieur  ; ils nous éclairent, comme des fossiles.

Paru dans l’édition 1524 du 6 octobre

GIF

L’infamie

Mis en ligne le 14 octobre 2021

Je pense tout le temps à l’assassinat de Samuel Paty. Voilà un an qu’a eu lieu cette abomination et il me semble qu’elle s’est déroulée ce matin  ; il me semble qu’une telle infamie s’accomplit désormais à chaque instant et que ce crime d’iniquité s’est propagé au monde : il se diffuse à travers l’air que nous respirons. Les islamistes radicaux n’ont pas seulement inspiré, organisé et commis le plus immonde des assassinats, mais ils ont été parfaitement aidés dans leur entreprise de mort par ce que notre monde produit de plus lamentable, c’est-à-dire la manipulation (propagée sur les réseaux sociaux) et le lobbying (celui de la haine étant le plus efficace). La mesquinerie de quelques adolescents et la lâcheté de l’Éducation nationale ont fait le reste : tout ce que la France a de merdique et de trouillard s’est ainsi coalisé pour accomplir publiquement un lynchage.

En France, en 2020, un professeur de collège, c’est-à-dire l’incarnation même de ce que la République a de plus noble et de plus courageux, s’est fait trancher la tête dans la rue devant son collège parce qu’il avait appliqué en classe, comme l’exige son métier, les principes de la laïcité.

Je pense à la solitude des professeurs, abandonnés de tous, à la connerie ambiante qui rend possible qu’ils soient devenus des cibles, et à l’infamie islamiste qui fait de leur monde un enfer, car désormais il y aura toujours devant eux, en classe, un élève, décervelé par les réseaux sociaux, qui pense que la mort de Samuel Paty était « méritée » car il aurait « offensé l’islam ».

Alors j’ouvre un petit livre de 90 pages qui me fait du bien. C’est la plaidoirie passionnée, passionnante que Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, a prononcée en décembre dernier lors du procès des attentats de janvier 2015. Ça s’appelle Le Droit d’emmerder Dieu (éd. Grasset).

J’en recopie des phrases, il suffit de les lire : « Ce qui souille l’humanité, ce qui insulte Dieu s’il existe, ce ne sont pas nos caricatures, c’est le meurtre d’innocents. »

« Ce ne sont pas nos dessins qui sont coupables, c’est la ­barbarie.  »

«  L’islamisme ne peut pas être la seule religion de ce pays à exiger de ne pas être critiquée. »

«  À chaque fois, ce qui est critiqué, c’est le fanatisme religieux, pas la religion en elle-même.  »

«  Les religions doivent faire l’objet de la satire, et pour ­reprendre les mots de Salman Rushdie, « de notre manque de ­respect ­intrépide ». »

Ceci encore, juste pour nous rappeler que rire n’est pas tuer : « Il n’y a jamais eu un crime dans l’histoire de l’humanité commis au nom du droit de rire de Dieu. »

Enfin, à l’intention du président Erdogan, qui donne à la France des leçons de tolérance alors qu’il fait massacrer des musulmans kurdes : « Massacrer des milliers de musulmans, ce n’est pas islamophobe, mais publier des dessins, ce serait islamophobe  ? »

Paru dans l’édition 1525 du 13 octobre

GIF

Magie noire

Mis en ligne le 20 octobre 2021

La destruction du monde a lieu à chaque instant. L’intuition de Valentin Retz, dans son étonnant et génial roman Une sorcellerie (éd. Gallimard, coll. « L’Infini »), c’est que la catastrophe actuelle – extinction des espèces, pourrissement climatique, dévastation du langage – est le fruit d’un travail de l’enfer, c’est-à-dire d’une magie noire qui envoûte les humanoïdes, les assignant à ravager le monde comme des esclaves du diable.

L’idée même de « complotisme », dont on nous rebat les oreilles, semble une nigauderie par rapport au dévoilement qu’opère le livre de Valentin Retz. Ce qui arrive planétairement est bien pire qu’un « ­complot » : c’est la victoire de la malfaisance elle-même, qui verrouille chacun de nous à l’intérieur de procédures qui étouffent les esprits.

Que raconte Une sorcellerie  ? Rien de moins qu’une révélation sur la structure occulte du monde. Après une sieste bienheureuse, un homme se réveille dans la tête d’un autre homme, et celui-ci n’est autre que Daxull, un de ces milliardaires qui dirigent des firmes biotechnologiques dévolues aux pouvoirs de la cybernétique. Nous suivons ainsi ce ponte à travers d’étranges cérémonies perverses : derrière le luxe, le pouvoir et la science se cache une ­magie noire. Daxull se régale de la pulsion de mort qui anime les petits humains  ; il met son argent au service d’un dessein démoniaque : enchaîner les esprits afin de pourrir le vivant.

À travers les pérégrinations du narrateur et son combat intérieur avec ce démon d’un genre nouveau se déploie une version contemporaine de la quête du Graal. De la forêt de Brocéliande au tombeau du Christ, à Jérusalem, en passant par les gigantesques tours des consortiums appariés à la Silicon Valley, l’histoire spirituelle du monde ne cesse de se réécrire : ce qui a lieu dans l’invisible est le vrai combat, nous nous battons depuis toujours contre des forces qui veulent notre néant.

Retz voit dans les réseaux numériques, dans leur structure dispersive, contagieuse, virale, planétaire, un terrain de jeu orgasmique pour les démons. Aujourd’hui, le diable se sert des grands patrons pour imposer son règne à travers la technoscience : le capi­talisme est au service du dieu Gog (celui que le narrateur du roman reconnaît soudain dans le nom, lu à l’envers, de Google). Le monde est structuré par l’emprise  ; le capitalisme est une farce satanique. Nous sommes asservis sans le savoir par des forces obscures qui, en nous ligotant, visent notre usinage : quand une puce s’implantera dans nos cerveaux, le réseau sera parvenu à nous remplacer. Nous aurons disparu. Ainsi procède le diable.

Les rares qui résistent sont ceux qui auront «  épuisé les ­ténèbres au-dedans de leur cœur », comme l’écrit notre narrateur illuminé. Oui, regardez en vous : de quelle couleur est votre esprit  ? Sa lumière est-elle blanche ou noire  ?

Paru dans l’édition 1526 du 20 octobre

GIF

Pas dormir, écrire, boire trop

Mis en ligne le 27 octobre 2021
Paru dans l’édition 1527 du 27 octobre.

Dans Pas dormir (éd. P.O.L), le dernier livre de notre ancienne camarade de Charlie et toujours grande amie Marie Darrieussecq, on trouve mille et une raisons de se réjouir, et mille et une choses qui nous concernent avec précision. Par exemple, le fait de trop boire : je connais peu d’écrivains ou écrivaines qui confient avec tant d’honnêteté leur tendance épisodique, chronique, voire permanente à noyer leurs soirées, leurs nuits, parfois leurs journées sous des torrents d’alcool. La littérature et l’alcool : grande histoire. Celle des libations, celle du rapport à la dépression, à l’oubli, au feu sacré. Il faut beaucoup arroser la vie pour la rendre supportable  ; et beaucoup d’ivresse pour accéder à la féerie des mots.

Et puis il y a cette habitude, qu’on contracte vite (j’y suis sujet), de rester couché. C’est devenu une blague entre notre révéré rédacteur en chef, Gérard Biard, et moi : chaque fois que nous nous téléphonons, je suis au lit (ou alors je le lui fais croire). Figurez-vous qu’en plus de vivre au lit, d’y lire, d’éventuellement y faire une sieste, j’écris au lit, si bien qu’étant deve­nu spécialiste de la position horizontale, je peux déceler, quand je lis un roman, s’il a été écrit assis ou couché.

À LIRE AUSSI : Réouverture des terrasses : buvons sous la pluie

Dans ce récit qui parle merveilleusement des chambres, des forêts et de multiples pays d’Afrique, mais qui est avant tout une encyclopédie personnelle de l’insomnie, Marie Darrieussecq appelle cela la clinophilie (trouble caractérisé par le refus de se lever). « ­Clinophile », ça fait un peu pervers, et j’avoue que je n’en suis quand même pas là. Dans ce livre bourré d’informations, qui étincelle de toute l’histoire de la littérature racontée au travers du prisme de la mauvaise nuit, elle rapporte que Beckett et sa femme ont dormi à même le plancher, et aussi sur un banc. Personnellement, croyez-moi ou pas, j’ai dormi debout dans une cabine téléphonique : c’était en 1986, devant la gare de l’Est, le lendemain de la manif contre la loi Devaquet, en attendant toute la nuit mon train pour Rennes.

Les clinophiles sont-ils des alcooliques  ? Comme l’écrit judicieusement Marie Darrieussecq : « Au lit toute la journée, le vaisseau amiral coule. Et quand on se met à y boire, c’est la fin. Fumer au lit est dangereux. Boire au lit est mortel. »

Nous voici avec Proust, Kafka, Duras, avec d’autres génies champions de l’insomnie. S’ils ne dorment pas – s’ils n’y arrivent pas –, c’est qu’il y a une raison : il faut bien que quelqu’un soit éveillé quand tout le monde dort. L’insomnie est ontologique  ; écrire, c’est ne pas pouvoir fermer l’oeil, c’est voir dans le noir. C’est ainsi, égarés, que nous nous rencontrons : ce que la nuit et l’alcool nous offrent en nous dérobant l’apaisement, c’est un rapport avec l’être, avec ce dévoilement sans révélation qu’est la vie vraiment vécue.

FEUILLETER LE LIVRE

GIF

Faut-il lire "Pas dormir" le dernier livre de Marie Darrieussecq qui divise le Masque et la Plume ?

Toutes les chroniques de Yannick Haenel dans Charlie

Toutes les chroniques de Yannick Haenel dans Pileface

GIF

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document