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Dante : « Le Joy d’amor » ou Toute joie ouvrant à joie plus grande

Entretien avec Danièle Robert

D 22 octobre 2021     A par Viktor Kirtov - Danièle ROBERT - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Entre conférences et entretiens, Danièle Robert, la traductrice de la Divine Comédie pour Actes Sud est très sollicitée en cette année Dante des 700 ans de sa mort.

Le temps fuit comme un fou et je perds un peu les pédales dans l’amoncellement de choses à faire, d’événements inattendus, de messages et tutti quanti. Mais je vais essayer de refaire un peu surface.
D. R.

Récemment, c’était une conférence à La Società Dante Alighieri du Valais en Suisse. avec pour titre « Traduire, ou la beauté fidèle »

Comment accueillir un texte poétique et le transformer dans une autre langue sans en détruire la beauté ? Qu’est-ce que la fidélité au texte original, la modernité d’une traduction ? Où se situent les limites à observer et les choix à affirmer pour être au plus près de la pensée de l’auteur et de la saveur de son écriture ? C’est à ces questions qu’elle répondait à la lumière de l’œuvre de Dante :La Divine Comédie. –

Et là, nous vous présentons son entretien avec la revue littéraire corse Musanostra qui dans un numéro spécial Dante lui consacre un article.

Danièle Robert m’épate - comme aurait dit Jean d’Ormesson qui, en fait, utilisait plutôt l’adjectif « épatant »- : les gens qu’il rencontrait étaient souvent « épatants » Eh bien, Danièle Robert est épatante Elle répond à ces entretiens avec vivacité et passion, comme si c’était la première fois qu’on abordait le sujet avec elle. Elle ne manifeste pas le moindre signe de lassitude, au contraire elle répond longuement avec précision, pédagogie et érudition, captant l’intérêt de son auditeur ou lecteur en mettant en exergue un angle particulier, autant que faire se peut. Et le jeu des questions donnent à chaque intervention sa propre tonalité..

Là, elle a choisi de mettre l’accent sur le « Joy d’amor » chez Dante, que traduit le titre donné à l’entretien par l’interviewer Kevin Petroni « Toute joie ouvrant à joie plus grande »

Toute joie ouvrant à joie plus grande

Traduire Dante. Entretien avec Danièle Robert

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Danièle Robert

Danièle Robert — J’ai repris dans ma préface [1], en l’appliquant a la traduction de La Divine Comédie, la notion de joy d’amor qui désigne, dans la poésie des troubadours, un état ou se mêlent deux éléments antagonistes : l’aspiration à la perfection de l’amour (la fin’amor) et le tourment des contraintes imposées par la “dame” pour y parvenir. Dans le terme joy –masculin au Moyen Âge –, il faut entendre à la fois joie (gaudia gioia) et jeu (jocus gioco), ce dernier mot désignant aussi a Rome les poètes eux-mêmes (joci) comme s’adonnant au jeu d’amour et de poésie. Or, le jeu courtois consiste a définir un ensemble de règles à respecter rigoureusement afin de parvenir à une parfaite symbiose avec l’être aimé, c’est-à -dire la “dame”, et l’on sait que celle-ci est étroitement liée à la parole poétique. C’est ce dualisme qui m’a semblé être au coeur de ma tâche de traductrice lorsque je me suis affrontée à La Divine Comédie, la “dame” étant cette forteresse imposante et apparemment inaccessible, les règles celles que Dante s’est imposées dans un but très précis et qu’il me fallait observer à mon tour pour m’approcher le plus possible du Poème sacré. Tourment et joie n’ont donc cessé de coexister durant toute l’entreprise sous des formes et à des degrés divers, mais je dois dire que l’exaltation d’avoir à franchir de sérieux obstacles, de triompher des contraintes non pas en les évacuant mais au contraire en les assumant pour en déceler les vertus créatrices l’a nettement emporté sur le tourment des difficultés rencontrées.

Musanostra - KP — Qu’est-ce qui fonde, selon vous, la modernité de la Divine Comédie  ?

DR — Dante a fait partie, dès l’âge de dix-huit ans et à l’invitation de Guido Cavalcanti, d’un groupe de poètes d’avant-garde qui ont créé, dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, un vaste courant de pensée et d’écriture poétiques, le dolce stil novo, dont les effets se sont répandus jusqu’a notre époque, non seulement en Italie mais dans toute la littérature occidentale. C’est de la que Dante tire sa modernité et La Divine Comédie en est l’illustration la plus éclatante : elle se manifeste a la fois sur les plans linguistique, architectural et prosodique. Elle illustre et amplifie par la pratique toute la réflexion que le poète a effectuée sur la langue et qu’il a développée dans le De vulgari eloquentia, allant puiser, non seulement à travers la diversité des dialectes et parlers locaux présents dans toute l’Italie mais aussi dans le Sud de la France ainsi qu’aux sources du latin, tout ce qui a contribué à forger une langue commune qui allait devenir l’italien d’aujourd’hui ; Dante y a ajouté l’invention de néologismes qui, s’ils ne sont pas tous passés dans la langue courante, n’en témoignent pas moins de la puissance de son imagination créatrice et de la fertilité du langage poétique qu’il nous offre. Sur les plans architectural et prosodique, sa modernité est tout aussi évidente.

KP —Par exemple, l’oeuvre de Dante est traversée par le chiffre trois. Quel rôle joue-t-il dans la structure de l’oeuvre et dans sa symbolique ?

DR — Ce chiffre est fondamental et constitue l’armature de l’oeuvre qui comporte trois parties ou cantiche dont la traduction par “cantiques” est erronée car il s’agit d’ensembles poétiques et non d’hymnes religieux –, chacune d’elles comportant 33 chants, soit 99 + 1 (l’Enfer comprenant un prologue = 34 chants), chaque chant étant composé de strophes de trois vers, les terzine, et les vers étant des hendécasyllabes, c’est-a-dire des vers de 11 syllabes = 33. Si l’on ajoute à cela le nombre de personnages ou d’événements narratifs qui vont par trois tout au long du poème, on mesure l’importance que Dante accorde à ce chiffre (et a ses multiples), par lequel il scande le récit de façon insistante et ce dans le but de communiquer au lecteur sa foi dans la Trinité. De plus, il s’impose une versification d’un genre nouveau, qu’il invente pour ce poème précis : la tierce rime (terza rima), un jeu de rimes qui s’entrelacent par trois (au lieu de deux habituellement) et donnent au poème une pulsation constante qui évite toute impression de répétition ou de ronronnement. Tout ceci fonde la singularité du poème et la profonde modernité de Dante, qui affirme par la que la forme crée le sens et non l’inverse ; une leçon que toute la poésie occidentale retiendra pour des siècles.

KP — Vous parlez d’une Divine Comédie qui prend en compte “toutes les composantes du texte” et vous dîtes que la tierce rime est pour le traducteur a la fois une contrainte et une libération. Comment “moderniser” au niveau rythmique et lexical, cette œuvre qui a sept cents ans pour la rendre accessible au lecteur contemporain ?

DR — Il n’est pas question pour moi, en tant que traductrice, de chercher à“moderniser” une œuvre qui a été foncièrement moderne à son époque – et cela est valable pour tous les grands chefs-d’œuvre de la littérature comme ceux d’Homère, de Virgile, Shakespeare, Goethe, Quevedo... J’ai refusé par conséquent toute tentative d’appropriation de l’oeuvre qui aurait consisté, comme certains l’ont fait, à couper dans le texte ce qui m’aurait paru moins intéressant, obscur ou peu lisible pour les lecteurs d’aujourd’hui ; de lui faire subir des transformations, voire des dénaturations comme celle de rendre les vers par de la prose, car on ne peut parler dans ce cas de traduction mais plutôt de “variations sur un thème de…” Un tel exercice a pu donner lieu a de belles réussites littéraires mais je considère qu’en ôtant à l’oeuvre ce qui fonde sa spécificité on la travestit et on trahit en quelque sorte le poète. De même, je récuse le fait de renoncer à la rime quand elle a pour son auteur une telle importance qu’il a jugé essentiel de créer un système rimique inédit en accord avec le but qu’il poursuivait. Ce que j’ai voulu faire, c’est respecter la forme du poème pour être au plus près de son sens, rendre sa modernité manifeste aux yeux du lecteur avec les moyens de ma langue et de ma sensibilité, de ma culture, des ressources de ma propre écriture. Je suis donc entrée dans les tons, registres, niveaux de langue utilisés par Dante jusqu’aux néologismes, et j’ai eu à coeur de les transposer dans toute leur “fraîcheur” et leur diversité ; j’ai substitué à l’hendécasyllabe italien, qui n’a pas vraiment d’équivalent en français, une métrique qui donne a entendre la flexibilité de l’original, c’est-à -dire une alternance souple de décasyllabes et d’hendécasyllabes ; et, bien sur, j’ai adopté le principe de la tierce rime d’un bout à l’autre de ma traduction. Je me suis vite rendu compte que ces contraintes, qui peuvent paraître étouffantes à première vue, sont en réalité une source de créativité extraordinaire pour le traducteur attentif et qu’elles la sollicitent même ; et cette créativité n’a rien à voir avec de quelconques “libertés” prises aux dépens du texte ou des “contorsions”, bien au contraire. J’ai pu, par exemple, résoudre beaucoup de problèmes sur le plan lexical a partir de l’usage que Dante fait de certains termes récurrents lorsqu’il les place, justement, à la rime, car en fait tout se tient : le poème est comme un immense écheveau dont il faut dénouer les fils un à un sans jamais perdre de vue l’ensemble et le poète lance ça et là des signaux qu’il faut percevoir et saisir au vol. Beaucoup plus qu’une traduction “littérale”, cette prise en compte permet d’atteindre le sens profond, global de l’oeuvre et, ce qui est essentiel, la voix du poète, son rythme, son timbre, ses inflexions.

KP — Dans votre traduction de la Divine Comédie, y a-t-il eu des critiques littéraires, des philosophes qui ont nourri votre traduction et, au fond, votre lecture, votre interprétation ?

DR — Bien sûr, aussi bien du côté italien que français. Sans vouloir les citer tous – il n’est que de consulter la bibliographie qui accompagne ma traduction –, j’insisterai sur Gianfranco Contini [2] pour les ouvertures inestimables qu’il offre à partir de l’étude d’un chant, Edoardo Sanguineti [3] pour l’acuité de sa lecture, Giorgio Agamben [4] pour la profondeur de son analyse des fondements de la lyrique troubadouresque, Roger Dragonetti [5] pour sa réflexion fondamentale sur la poésie de Dante et sa pensée, Jean-Louis Poirier [6] pour le puissant ouvrage qu’il a consacré au dernier voyage d’Ulysse et enfin Bruno Pinchard [7] pour sa vision particulièrement originale de la personne mythique de Béatrice. Mais j’ai également été inspirée par les travaux de poètes, de traducteurs ou les deux à la fois tels que Michele Tortorici [8], Antonio Prete [9], Yves Bonnefoy [10] qui ont orienté ma propre lecture et, par conséquent, mon interprétation.

KP — Pensez-vous que La Divine Comédie serait au fond un éloge de la raison et de la liberté humaines contre le chaos qui règne dans le monde ? Un éloge du sens face a la menace de la perdition ?

DR — Sans doute. La raison et le libre arbitre sont au coeur de la pensée de Dante, le fil conducteur de ses réflexions du début a la fin de La Divine Comédie  : dès l’Enfer, il parle des “luxurieux” comme d’êtres “qui ont soumis à leurs instincts la raison” et explique ainsi leur condamnation ; c’est la raison qui permet à l’être humain d’exercer pleinement sa liberté et de donner un sens à sa vie. Cette pensée est celle des Pères de l’Église et en cela Dante est clairement inscrit dans son époque, sa culture et sa foi. Mais au-delà de ces notions, ce qui transparaît et se précise de plus en plus nettement est l’affirmation de l’extraordinaire pouvoir de l’amour, véritable moteur de transformation qui sauve l’humain de la perdition et redonne un sens à sa vie ; telle est la leçon que nous délivre le poème à travers la métaphore de la forêt obscure puis du jardin et enfin des étoiles, et par-dessus tout à travers la figure de Béatrice en tant qu’objet poétique incarnant l’aspiration du poète à la perfection de son oeuvre tout autant que de sa vie. •

(Propos recueillis par Kevin Petroni.)

Crédit : Musanostra


La divine comédie illustrée par Barcelo - L’enfer

Notons aussi, à paraître chez Actes Sud le 31 octobre, une édition grand format de l’Enfer illustrée par Barcelo, dans la traduction de Danièle Robert

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Présentation

A l’occasion des 700 ans de Dante et de la nouvelle traduction de la Divine Comédie par Daniele Robert, une nouvelle édition de ce texte emblématique avec les dessins de Miquel Barcelo.
Actes Sud
Collection
Arts
À paraître ;31
/10/2021
Nombre de pages : 176

Dans l’actualité de Danièle Robert

- 20 et 21 octobre 2021 : Présentation de l’oeuvre La Divine Comédie, et
table ronde avec Danièle Robert à la Società Dante Alighieri – Comité de Toulouse.

- 4 au 6 novembre 2021 : Colloque Le traduzioni dantesche à Turin, en Italie. Son intervention est annoncée sous le titre ; « Traduire la Commedia : embarquer l’expérience du Joy d’Amor » qui sera suivie d’une conférence de Philippe Forest.

22 novembre 2021 : Danièle Robert participera à un colloque autour de Dante et Galilée, sous l’égide de l’Ambassade d’Italie, à l’Institut Culturel Italien de Paris.

- 23 Novembre 2021 : Danièle Robert interviendra à la Tour de Babel sur la Divine Comédie, avec Jean-Louis Poirier.

A propos de Danièle Robert

Écrivain (Les Chants de l’aube de Lady Day,Le Foulard d’Orphée, aux éditions Le temps qu’il fait), critique et traductrice (latin, italien, anglais), Danièle Roberta – dans le domaine de la poésie – traduit, préfacé et annoté pour les éditions vagabonde La Pensée prise au piège de Michele Tortorici et Rime de Guido Cavalcanti (prix Nelly-Sachs 2012) ; pour Actes Sud, les œuvres de Paul Auster, de Catulle, d’Ovide (pour l’édition de ces dernières elle a obtenu le prix Laure-Bataillon classique en 2003 et le prix de traduction de l’Académie française en 2006) ainsi que La Divine Comédie (Enfer , 2016 ;Purgatoire, 2018 ; Paradis, 2020). Elle dirige, au sein des éditions chemin de ronde, la collection de littérature italienne « Stilnovo » où elle a, entre autres, fait paraître À l’ombre de l’autre langue. Pour un art de la traduction ainsi que L’Ordre animal des choses, d’Antonio Prete. Un dossier du Cahier critique de poésie a été consacré à son travail (CCP, n° 33, printemps 2017) et elle est par ailleurs, dans la compagnie de Sophie Benech et Michel Volkovitch, protagoniste de Des voix dans le chœur. Éloge des traducteurs, film d’Henry Colomer qui a obtenu une Étoile de la Scam en 2018. Elle est membre de la Société dantesque de France.

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Danièle Robert sur pileface

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[1Dante Alighieri, La Divine Comédie : Enfer, Purgatore, Paradis, traduction de l’italien, préface, notes et bibliographie de Daniele Robert, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », n° 1734, 2021, p. 23. (Editiones principes, Actes Sud, 2016, 2018, 2020.)

[2Gianfranco Contini, Un’idea di Dante. Saggi danteschi, Torino, Giulio Einaudi editore, coll. « Piccola Biblioteca, Einaudi », n° 275, 1976. (Editio princeps  : 1970.)

[3Edoardo Sanguineti, Il realismo di Dante, Firenze, Sansoni, coll. « Nuova Biblioteca », 1980. (Editio princeps  : 1966.)

[4Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale (Stanze. La parola e il fantasma

nella cutura occidentale, 1977), traduit de l’italien par Yves Hersant, Paris, Christian Bourgois Éditeur, série « Énonciations », 1981.

[5Roger Dragonetti, Dante. La langue et le poème, études réunies et présentées par Christopher Lucken, Paris, Librairie classique Eugene Belin, coll. « Littérature et politique », 2006.

[6Jean-Louis Poirier, Ne plus ultra. Dante et le dernier voyage d’Ulysse, préface de Vincent Carraud, Paris, Les Belles Lettres/essais, 2016.

[7Bruno Pinchard, Le Bûcher de Béatrice. Essai sur Dante, Paris, Aubier, coll « Philosophie », 1996, p. 211.

[8] Michele Tortorici, La musica delle parole. Come leggere il testo poetico, Roma, Anicia, coll. « Teoria e storia dell’educazione », 2016.

[9Antonio Prete, A l’ombre de l’autre langue. Pour un art de la traduction (All’ombra dell’altra lingua, 2011), traduit de l’italien par Daniele Robert, Cadenet, les éditions chemin de ronde, coll. « Stilnovo », 2013.

[10Yves Bonnefoy, « La communauté des traducteurs » (1999), in L’Autre Langue à portée de voix. Essais sur la traduction de la poésie, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La Librairie du xxie siecle », 2013, p. 307-326

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