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Le génie de Dante a traversé les siècles

Entretiens avec Danièle Robert

D 9 octobre 2021     A par Albert Gauvin - Danièle ROBERT - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


RTS. 3 octobre 2021. A voix haute, le rendez-vous de Manuela Salvi

Danièle Robert, traductrice française de la Divine Comédie de Dante

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Entretien de Danièle Robert avec Geneviève Simon

La libre Belgique, 14 septembre 2021.

Ce 14 septembre, l’on célèbre les 700 ans de la mort de Dante Alighieri à Ravenne, en 1321, à l’âge de 56 ans. Il est connu pour être l’auteur de La Commedia – le terme “divina” a été ajouté à l’édition vénitienne de Giolito, en 1555 –, un poème sacré écrit entre 1307 et 1321 se composant de trois chants et de 14233 vers. L’écrivain y retrace son voyage à travers l’enfer, le purgatoire et le paradis, soit de l’égarement spirituel à la rencontre avec Dieu. Dans les deux premières partie de ce périple, il est aidé par Virgile (allégorie de la raison), dans le dernier par Béatrice (allégorie de la foi). Synthèse d’une vie et d’une pensée, ce texte est le reflet de ce qu’était l’humanisme chrétien au Moyen Âge. Rencontre avec Danièle Robert, qui en a signé chez Actes Sud une traduction novatrice – en ce qu’elle respecte la structure voulue par Dante.

Il y a indéniablement du génie chez Dante, mais que sait-on de son éducation et du rôle qu’elle a pu jouer dans la formation de l’écrivain qu’il est devenu ?

Des années de formation du jeune Dante, on sait peu de chose sinon qu’il a étudié, comme tous les adolescents de son âge, et parallèlement à l’italien, le latin– grammaire, rhétorique et dialectique à travers les grands auteurs anciens –, puis l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie, fondements de l’apprentissage de tout jeune homme de l’époque. S’y ajoutent le dessin, la peinture, l’observation de la nature, l’art des symboles et des correspondances, la danse et, bien sûr, l’art des rimes, auquel il s’essaie très jeune avec passion. À 18 ans, sa rencontre avec Guido Cavalcanti et le groupe de poètes d’avant-garde qui portent le nom de “Fidèles d’Amour” va être déterminante pour lui. Il découvre la poésie des troubadours et s’initie à la doctrine courtoise de l’amour, à la “dictée d’Amour”, au jeu subtil et virtuose des rimes alors inséparables de tout langage poétique. L’impulsion donnée par les poètes qu’il côtoie, et tout particulièrement par les deux Guido, Guinizzelli et Cavalcanti, est le point de départ essentiel et fécond d’où est issue La Commedia, pour laquelle il choisira une forme d’un genre nouveau.

La forme poétique choisie (des “terzine” formées d’hendécasyllabes rythmées par la tierce rime) donne au texte sa force et sa dynamique. Cette harmonie architecturale et sonore est riche de symboles…

C’est en effet une architecture tout à fait inédite, imaginée et mise en œuvre par Dante pour ce poème dans un but précis. L’endecasillabo, vers de onze syllabes et mètre par excellence de la poésie italienne, est ici construit par groupes de trois (soit trente-trois syllabes) formant une strophe appelée terzina assortie de rimes qui s’entrelacent par trois dans une sorte de tournoiement – un rythme ternaire telle une valse – qui, loin de donner une impression de répétition mécanique, est animé au contraire d’un formidable élan vital capable de transporter le lecteur du pas hésitant qui est celui de Dante au sortir de la “forêt obscure” jusqu’à la contemplation de “la roue uniformément mue/de l’Amour qui meut le Soleil et les étoiles”. Le symbole est évident, et le rôle fondamental de cette forme voulue par Dante indéniable. C’est pourquoi j’ai choisi d’en faire la base de ma traduction, en m’accordant – au sens musical du terme – à la parole du poète qui veut par là nous faire ressentir intimement, avant même qu’il ne nous soit signifié, le mystère de la Trinité auquel il croit. Mais ce n’est pas le seul aspect novateur du poème ; le lexique comporte également de nombreuses autres innovations, aussi bien à travers la diversité des emprunts aux dialectes et parlers locaux que dans le traite- ment de termes courants auxquels Dante attribue de multiples nuances ou des significations inhabituelles.

C’est surtout vrai dans le “Purgatoire” et le “Paradis”, qui regorgent de néologismes et de déplacements sémantiques : Dante invente une langue nouvelle, lui qui demeure pour beaucoup le père de la langue italienne. Se sentait-il à l’étroit dans la langue de son époque ?

On peut le dire ainsi, en effet, dans la mesure où il ressentait violemment la fracture entre le langage courant employé par ses contemporains et la présence hégémonique du latin dans tous les écrits, qu’ils soient d’ordre religieux, théologique, juridique ou administratif, ou encore esthétique. Il a donc cherché, avant tout, à doter ses compatriotes d’une langue “vulgaire”, c’est-à-dire utilisable pour et par le peuple (en latin vulgus), qu’il qualifie d’“illustre” pour bien marquer son désir de la voir acquérir la même noblesse que le latin. De même, il a voulu réunir linguistiquement les diverses régions d’un pays qui n’était pas encore parvenu à son unification politique. Il faut noter que tous les néologismes créés n’ont pas survécu dans la langue italienne parlée et écrite aujourd’hui, mais leur puissance poétique a influencé des générations entières d’écrivains, prosateurs ou poètes, leur donnant la liberté de laisser libre cours à leur créativité.

“La Divine Comédie” n’était pas destinée à une élite de lecteurs cultivés, elle a d’ailleurs largement circulé de manière orale. Quel message garde-t-elle pour le lecteur d’aujourd’hui ?

Vous avez raison, c’est ce qui explique la grande notoriété que Dante a connue de son vivant, dans une société en majorité illettrée mais qui jouissait d’une culture de l’oralité issue, précisément, de la culture latine. Le peuple apprenait les vers des poètes par cœur et les transmettait de bouche-à-oreille, d’où l’importance de lui offrir des moyens mnémotechniques pour les retenir facilement, à savoir l’usage de la rime, de la scansion métrique, des échos sonores. Il est vraisemblable que les contemporains de Dante n’ont eu de son œuvre qu’une connaissance partielle, liée au seul “Enfer”, plus accessible que les deux autres cantiche : celles-ci, et surtout le “Paradis”, s’adressent à un lectorat plus savant, notamment dans les domaines politique, historique, mythologique ou théologique. On ne peut pas nier cette dimension. Mais on raconte qu’une dame passant dans les rues de Florence près de Dante aurait dit à son petit garçon en le montrant du doigt : “Regarde, c’est le poète qui est allé en enfer !” Quant au lecteur européen d’aujourd’hui (car le lecteur italien a une approche beaucoup plus intime de l’œuvre), il reçoit le message dantesque de façon plus littéraire qu’orale, par la force des choses et à travers les différentes traductions proposées, chacune adoptant un parti pris, une démarche particulière qui en oriente forcément la réception ; il s’ensuit que la diversité des “interprétations” reflète les multiples facettes de l’expérience unique qu’est La Divine Comédie.

En la mettant en mots, Dante a voulu donner à lire à ses contemporains le fruit de sa propre expérience. Se sentait-il investi d’une mission ?

C’est indéniable ; il le dit à maintes reprises et tout particulièrement à la fin du “Paradis” dans l’invocation à la Somma luce : “Fais que ma langue soit éloquente assez/pour qu’une étincelle à peine de ta gloire/aux peuples futurs elle puisse laisser” ; l’expérience qu’il relate dans La Commedia comme étant la sienne est l’expérience intérieure que, selon lui, tout être humain devrait effectuer à son tour en fonction de sa propre croyance, de ses préoccupations, de ses attentes. Le “je” qu’il emploie ne se situe pas dans un registre autobiographique, ni dans la prétention à se donner comme modèle, et encore moins dans un épanchement romantique tout à fait étranger aux hommes du Moyen Âge ; c’est un “je” universel que chacun peut s’approprier et transformer à sa guise pour créer un nouvel espace expérimental, une voie nouvelle à la recherche du Vrai afin d’accéder à une vie nouvelle (une Vita Nova). Et c’est un “je” éminemment et résolument poétique. C’est à mes yeux le message essentiel que nous délivre Dante depuis sept cents ans.

Traduire “La Divine Comédie” est une entreprise qui vous aura pris dix années. Que vous a appris cette expérience hors norme ?

L’art de débrouiller les innombrables fils d’une pensée en mouvement afin d’avoir une vision globale de son architecture pour pouvoir examiner chaque détail en le reliant sans cesse à l’ensemble. Certes, cela est vrai de toute grande œuvre littéraire ou artistique – musicale, théâtrale, plastique – et le travail du traducteur consiste justement à se placer dans cette perspective, s’il veut mener à bien son entre- prise ; mais La Commedia porte cette nécessité à son maximum, je dirais même à son paroxysme : elle montre avec un éclat hors du commun la capacité de Dante à avoir constamment en tête la totalité du but qu’il avait décidé d’atteindre et de lui subordonner chaque élément, même le plus insignifiant en apparence. Pour la traductrice que je suis, la mise au jour, au fil des chants, de cette harmonie extrême- ment complexe et le réassemblage des fils pour produire le texte correspondant en français ont été une exaltation sans précédent.

Dante Alighieri, “La Divine Comédie”, traduit par Danièle Robert, Actes Sud/Babel, 928 pages, 13,50 €, version numérique 13 €


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