« ...Regardez un Cézanne, n’importe lequel, c’est ainsi être à la recherche du réel perdu. On peut accumuler dix mille films, un million d’heures de télévision, cents millions de photographies et de journalisme, rien ne tient , bien entendu devant cette cour de ferme, ce rocher rouge, cette maison du pendu, ces joueurs de cartes, ce baigneur aux bras écartés, cette femme... »Philippe Sollers
Le Paradis de Cézanne
Gallimard, 1995, p.66
« Dans quelle langue dire cela ? [...] »
« Il y a les peintres. Delacroix, pour l’énergie. Ingres ? « Très fort, mais bien emmerdant. » On n’oublie pas qu’il a eu pour les baigneuses une prédilection spéciale, mais il n’y a aucune raison de couvrir le nu d’un alibi turc. Les baigneuses de Courbet ? Le scandale qu’elles ont provoqué ? Certainement, mais Courbet, grand peintre, « manque d’élévation ». Il doit y avoir un moyen d’aller plus loin vers la Terre promise et la nudité paradisiaque. Les Baigneurs, les Baigneuses sont le grand secret de Cézanne. Il se tait là-dessus, et d’ailleurs, vérifiez, tout le monde est embarrassé pour en parler. Ces figures sont trop « autre part », ni dans le passé ni dans le futur. L’expérience est-elle entièrement absorbée par Les Demoiselles d’Avignon ? La précipitation de l’évangile moderne veut le faire croire, mais rien de moins sûr. Rusé Cézanne : il égare son monde, il se faufile, rompt, se retire, veille à ce qu’on ne lui mette pas le « grappin » dessus : il repart, poursuit ses « études », revient sur le motif. Le grappin (social, financier, sexuel, psychologique) est l’exact contraire, l’ennemi acharné du motif. Mais sur ce motif-là, baigneurs, baigneuses, motus.
Les Grandes Baigneuses, finalement sont les déesses énigmatiques de Cézanne. On ne les a jamais vues. Elles n’ont aucun trait d’identité d’époque, impossible de les identifier par la toilette, le caractère, l’anecdote biographique. Leur visage sans visage n’est marqué d’aucun souci d’être soi. On ne peut pas non plus les réduire à une mythologie connue : Aphrodite, Vénus, Diane, Nymphes. Celles-là (celles de Bâle, de Londres, de Philadelphie) ne se révèlent, comme dans le poème de Parménide, qu’à celui qui se tient hors de l’égarement des mortels incapables de se décider à propos de la question cruciale de l’être et du non-être. Elles sont sur le chemin très parlant de la vraie sphère, ni cosmologique ni géométrique, celle de l’Un. Elle est « bellement circulaire », « exempte de tremblement » cette sphère, et en voici une coupe. Vous voulez dire l’Un sans l’Autre ? Chut, nous allons avoir tous les pouvoirs sur le dos, c’est-à-dire l’Éternel Féminin lui-même, l’Éternel Retour. Mieux vaut se dissimuler pour l’instant [...]
Les commentateurs sont amusants : ils croient, eux, à la « polarité » d’Éros et de Thanatos. Ils sont, bien entendu, fascinés par l’androgynat primordial. Que Cézanne se soit fait beaucoup baigneur (au pluriel) avant d’en arriver à ses buissons ardents et détachés de baigneuses, leur paraît une preuve d’inquiétude homosexuelle ou bisexuelle. Ils vous rappellent, non sans raison, l’histoire de L’Hermaphrodite endormi. Ils vous balancent tantôt animus, tantôt anima. Ils insistent, et c’est leur problème, sur le fait que Cézanne est porteur d’un traumatisme, d’une peur ; d’une répulsion ou d’un dégoût pour le corps féminin. En général, ils trouvent ces baigneuses laides. Elles ne correspondent à aucun canon de beauté classique ou cinématographique. Puisqu’elles ne sont tirées d’aucun modèle existant, elles doivent être forcément le résultat de fantasmes ou d’hallucinations de Cézanne. Il est très frustré, très inhibé, ce Cézanne : ne nous dites pas le contraire, sinon vous allez nous angoisser. Cézanne est un symptôme, c’est clair. Quelque part, dans le marais entre Freud et Jung (morne plaine), les symboles et les archétypes règnent. Cézanne est déjà américain, pour ne pas dire planétaire. Mais, comme d’habitude, c’est-à-dire comme Picasso et Matisse, un peintre garde pour lui son Cézanne. Ainsi de Jasper Johns, chez qui se trouve le Baigneur aux bras écartés. »
Philippe Sollers
Le Paradis de Cézanne
Gallimard, 1995, p. 67-80
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Paul Cézanne, Le Meurtre, 1867-1870 >
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« Le soir, dans sa bonté, est tombé en douceur. Un violet poussiéreux a cédé la place au bleu bateau. Une fraîcheur insoupçonnée monte de la terre. La résine des pins se fige sous l’écorce, les papillons ont fait leur valise, les rongeurs sortent les couverts. Une chouette hôle. »
Quel râleur ce Paul Cézanne, mais quel peintre surtout, intransigeant, tout pour la vision.
Peindre sur le motif, se tacher, être dérangé par les gosses, ou les gueuses, il faut vraiment en vouloir, et même ne vouloir que ça, une surface colorée composée de traits, et de pensée.
Le vent en revanche, c’est bien, qui fait tanguer avec les arbres la palette, et propage le feu.
Avec Trois jours dans la vie de Paul Cézanne, l’écrivain et guide-conférencier au musée des Beaux-Arts de Marseille Mika Biermann (50% de réduction si vous montrez cet article) imagine le destin du grand homme au contact du plus minuscule, et du crime.
On peut peindre des pommes toute sa vie, ou une montagne, ou des baigneuses, mais attention la base est le crime, le suicide, les cris de désespoir dans la maison d’un pendu.
Le genre humain ? une crapulerie.
L’art ? une respiration, un intervalle, un écartèlement entre deux instants viciés.
Chez Biermann, Cézanne, sale, désagréable, infect même, est désacralisé, et pourtant toujours aussi glorieux : c’est une sorte d’intouchable mais d’une caste plus haute que tous les petits soldats du néant occupant les places à responsabilité.
La notabilité, l’artiste connaît, dont le père était banquier.
Jeunes gens des écoles d’art, trouvez-vous vite pour créer en toute liberté une parentèle fortunée, ou, à défaut, inventez-la.
Les artistes sont des clébards, oui, mais peut-être comme Boudu-sauvé-des-eaux renvoyant la pièce au gommeux cherchant à le subordonner par sa générosité.
Ecoutons-le, on pourrait ne faire que cela.
« Le peintre – appelons-le Paul – sort de son atelier et ferme la porte à clef. C’est un vieil homme à la moustache épaissie par la morve, à la barbe raide de graisse de mouton, à la corolle de cheveux blancs s’écartant des oreilles comme les orties s’écartent du chou-fleur, aux dents gâtées par l’insouciance du fumeur, aux yeux chassieux où les images du monde ne rentrent qu’à reculons. »
A partir de maintenant, le peintre Paul Cézanne, supposons-le tel, s’appellera Peintre Paul.
« Le sentier grimpe vers les crêtes, de rocher en rocher. Peintre Paul sue sous les couches de grosse toile, mais il n’enlève pas sa veste. Stoïque, comme Hannibal traversant les Alpes ou Burton à la recherche des sources du Nil. Tout au plus il sort son pénis pour arroser un roc d’urine. Les fourmis, agacées, détalent. Il remballe son engin, rajuste son barda et continue son ascension. »
Il y a chez Mika Biermann une rage virtuose dans le maniement du verbe, qui touche au vif.
[…]
Parution : 22-09-2016
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Crédit : http://www.gallimard.fr/
Leur rupture relève de la légende
Pendant longtemps, la dernière missive connue entre les deux hommes datait de 1886, alors que Cézanne remerciait fraîchement Zola de l’envoi de L’Oeuvre (« Mon cher Emile, Je viens de recevoir L’Oeuvre, que tu as bien voulu m’adresser. Je remercie l’auteur des Rougon-Macquart de ce bon message de souvenir, et je lui demande de me permettre de lui serrer la main en songeant aux anciennes années ».)
Il n’en fallait pas plus pour que l’on imaginât que le portrait que, dans L’Oeuvre, Zola donne d’un peintre maudit, raté, et sombrant dans la folie, ait déplu à son vieil ami, qui s’y serait reconnu, et que leurs relations aient alors cessé. La lettre retrouvée de 1887 - elle n’a été retrouvée qu’en 2013 - prouve qu’il n’en est rien, et que la légende des deux amis d’enfance brouillés à la suite du portrait que l’écrivain aurait fait du peintre ne tient pas la route. Rien ne dit qu’on ne découvrira pas, dans les années qui viennent, des témoignages de rapports d’amitié ayant perduré jusque dans les dernières années des deux artistes.
Si leur rupture relève de la légende, leur amitié a, elle, été bien réelle. Il s’agit même d’un cas assez unique, un futur peintre et un futur écrivain qui se connaissent sur les bancs d’un collège de province, partagent de communes aspirations, et finissent par être reconnus, chacun dans son domaine, comme un Maître, et comme le chef d’une école. Le destin, parfois, joue de ces tours romanesques.
Christophe Mercier
Crédit : http://www.les-lettres-francaises.fr/
1867 : Zola défend son ami Cézanne dans Le Figaro
Par Marie-Aude Bonniel, le 20/09/2016
Alors que Le film Cézanne et moi, sort sur nos écrans le 21 septembre, et retrace l’amitié entre l’écrivain Émile Zola et le peintre Paul Cézanne, Le Figaro a été témoin d’un épisode de cette complicité, en 1867 lorsque Zola répond à une critique parue dans ses colonnes, et nous ouvre ses archives :
1867, les tableaux de Cézanne [déjà refusés en 1866] sont de nouveau refusés. Critiqué par le journaliste duFigaro, Arnold Mortier, plaisantant sur le nom de Cézanne, Émile Zola prend sa plume pour défendre son ami. Il écrit une lettre ouverte à Francis Magnard alors rédacteur en chef du journal le 12 avril 1867. Il entend affirmer sa propre conception de l’art : « La jeune école dont l’honneur de défendre la cause, se contente des larges réalités de la nature ».
Lettre ouverte d’Émile Zola parue dans Le Figaro du 12 avril 1867
Crédit : http://www.lefigaro.fr/histoire/archives/
CÉZANNE ET MOI – LE FILM
Simultanément avec la publication des Lettres croisées, Danièle Thompson sort un film Cézanne et Moi, le 21 septembre 2016 - (1h 54min) sur l’histoire d’amitié entre Zola (Guillaume Canet) et Cézanne (Guillaume Gallienne). La critique est plutôt réservée sur la réalisation de Danièle Thompson et les performances des acteurs. Malgré ces jugements, partagés aussi par la critique Stéphanie Gatignol, elle poursuit : « Le lien ambigu de ces meilleurs ennemis reste, malgré tout, un sujet assez fort pour nous garder captifs […]. Quant à l’émotion, elle fonctionne parce que Thompson ne prend qu’un seul parti, celui des artistes dont elle nous rappelle l’immense fragilité,quelque égotiques et provocateurs soient-ils. »