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Alain Kirili et Steve Lacy, la sculpture et le jazz

D 1er juin 2021     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Steve Lacy improvise parmi les sculptures d’Alain Kirili, Galerie Templon 1999
Photo Ariane Lopez-Huici. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Steve Lacy : sculpture et jazz

Voici l’interview donnée en 1994 par Lacy au sculpteur français Alain Kirili, grand amateur de jazz .

Depuis le début de sa carrière, Lacy collabore avec des artistes d’autres disciplines. Parfois, il a joué avec des peintres ou des sculpteurs et leurs œuvres (plusieurs de ses nombreux disques ont des peintres sur la couverture qu’il aimait). Un événement de ce type a été celui au cours duquel l’artiste japonais Yukio Imamura a interprété sa peinture en direct avec Lacy et le danseur Shiro Daimon, pour la troisième des trois soirées au Musée d’Art Moderne de Paris que Lacy a dédié à la mémoire de Brion Gysin à la fin de 1986. Dès le début des années 1990, il collabore à plusieurs reprises avec le sculpteur français Alain Kirili, aussi bien dans les galeries d’art que dans le loft Kirili dans le sud de Manhattan. Lacy a décrit leur collaboration dans une interview avec Le Monde (3 mars 1994)  : « Dans son atelier, il sculpte pendant que je joue, ou je joue à ses vernissages, comme je l’ai fait récemment à New York devant ses œuvres. Je marche parmi les sculptures. C’est comme une chorégraphie personnelle. Soudain — nous l’appelons un « baptême » — cela agit sur les sens, les gens regardent les œuvres d’un œil différent. Et il écoute aussi la musique différemment  ».

Au fil des ans, Kirili a invité plusieurs musiciens expérimentaux, dont Cecil Taylor, à se produire aux côtés de ses sculptures. L’interview suivante, enregistrée à Paris le soir du Nouvel An 1994, a été publiée dans son livre Sculpture et Jazz (Paris, Stock, 1996).

Alain Kirili : Steve, hier soir et la dernière fois que je t’ai vu au concert avec Shiro Daimon, tu m’as fait part de ton inquiétude face à la situation actuelle du jazz. Peux-tu m’en dire plus à ce sujet ?

Steve Lacy : J’ai l’impression qu’il y a une ossification de la musique alors que je l’aime quand elle est vraiment vivante et imprévisible. J’ai le sentiment que la plupart des bons musiciens en Amérique, parmi les maîtres, sont tous dans les universités. Ils ne sont plus libres de composer des œuvres musicales créatives. D’un autre côté, peut-être sortira-t-il quelque chose de bon de cette situation, une nouvelle musique plus libre, sortie de ce moment d’enfermement et de division. La musique est comme les Indiens des réserves. J’ai moi aussi publié un livre avec tout ce que j’ai découvert : c’est aussi un signe. Mais c’est aussi parce que j’ai eu soixante ans. Ce que je ressens, en général, est tout de même. Mais pour moi, le jazz est une invention.

Réclames-tu l’utilisation du mot « jazz » ?

Oui oui. C’est un mot que j’ai toujours aimé. J’appartiens à cette catégorie. Il en est ainsi.

Comment le définirais-tu ?

Pour moi, le jazz est un mélange, un mélange, une musique à danser, à chanter, à écouter. C’est une invention. C’est très complexe et je ne vais pas l’expliquer maintenant, mais c’est une combustion spontanée collective. C’était une époque, un moment, une situation, un mélange de personnes et d’outils, d’origine africaine, américaine, européenne, sud-américaine. Un vrai mélange.

En parlant de ce mot, jazz, dont tu donnes parfois l’impression de t’éloigner, c’est agréable de t’entendre dire que c’est un mot que tu aimes encore, qu’il a toujours une certaine force, car je pense que malgré tout c’est l’un des plus beaux mots du XXe siècle.

Oui, oui, oui, je suis d’accord, vraiment. Et j’aime que les origines du mot soient mystérieuses. Personne ne sait vraiment pourquoi ce mot existe, il y a beaucoup de théories mais cela reste mystérieux, et c’est peut-être pour le mieux.

Cela m’excite toujours de voir quand à un certain moment un artiste choisit son moyen d’expression. J’ai commencé par la peinture et puis tout à coup j’ai commencé à peindre. Tu as essayé la photographie… Et puis à la fin ton mariage était avec le saxophone soprano. Peux-tu me dire pourquoi, subjectivement, cet instrument, le soprano ?

C’était un appel. J’ai entendu Sidney Bechet jouer un air de Duke Ellington. La combinaison de Bechet, d’Ellington et de cet instrument a eu sur moi un effet extraordinaire, un attrait irrésistible. C’était comme si j’avais découvert ma propre voix. C’était une certaine force de vie, un son montant, un choc sublime. Je suis tombé amoureux du matériau, de l’instrument et de Bechet.

Bechet a été le premier musicien de jazz que j’ai rencontré enfant. Il est venu chez nous et a joué dans la cuisine. J’étais très jeune.

C’était un magicien. De plus, il existe un livre sur sa vie intitulé The Wizard Of Jazz.


Steve Lacy. Morning Joy, Paris.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Il est toujours très difficile de répondre à de telles questions. Pourquoi, à un certain moment, j’aime le fer ou l’aluminium ? Parle du matériel soprano. Qu’est-ce qui t’a stimulé, qu’est-ce qui t’a séduit, qu’est-ce qui t’ a fait choisir ce son de soprano que souvent les musiciens n’utilisent que comme deuxième instrument ? Tu lui as consacré ta vie, vous avez élargi votre répertoire.

Dans le choix du matériau, dans le choix de l’outil, il y a plusieurs aspects. Il y a d’abord le matériau lui-même, il est fait de laiton qui vibre grâce à un embout en plastique et qui à son tour permet à une anche de vibrer. C’est la voix du canon lui-même. Avec le vent, vous pouvez entendre les roseaux siffler, la voix est à l’intérieur du matériau lui-même. Il a fallu Sidney Bechet pour nous le faire redécouvrir.

Avec le soprano, il y a un timbre, une tonalité.

Un autre aspect de mon choix est le registre mélodique. Correspond exactement à la main droite de l’avion.

Une grande chose à propos de toi est que tu réponds aux appels provenant de régions autres que ta propre musique. C’est très rare, il y a tellement de monde, d’artistes, de créateurs monolithiques.

Oui, ils sont coincés dans leur région. C’est quelque chose que je déteste. J’ai toujours aimé la peinture, le théâtre, la chanson, la danse, le cinéma, la science… Donc si je joue du jazz, c’est pour pouvoir utiliser tout cela.

J’ai assisté à ton magnifique spectacle avec Shiro Daimon à l’auditorium des Halles ce mois-ci. J’ai remarqué que sa chorégraphie stimule ta musique.

Absolument, je travaille avec Shiro depuis dix-huit ans, parfois deux ou trois fois par an, il m’enrichit et me surprend toujours beaucoup. Cela ne me déçoit jamais. Il est acteur au Japon et être acteur au Japon signifie qu’il peut danser, chanter, jouer et être metteur en scène. Il vient du Kabuki théâtre et Nô , il va vers la liberté. C’est un artiste unique. Au Japon, les artistes comme lui, qui rompent avec la tradition, mélangent les genres, ne sont pas encouragés.


Steve Lacy et Daimon Shiro, Roccella Jazz Festival 1991.
Photo Pino Ninfa. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le fait qu’il déconstruit le kabuki et le théâtre Nô en réalisant une sorte de collage le ferait certainement passer pour un iconoclaste… J’aimerais aussi que tu me parles du Five Spot à New York. Quels souvenirs en as-tu ?

J’ai vécu à deux minutes de là. J’ai fait partie du quatuor Cecil Taylor et nous avons joué pendant deux ans en 1956 et 1957. C’était très important pour nous. Quand nous avons commencé, il y avait de la sciure dans le sol et à la fin de nos prestations, quand ils ont vu comment le jazz fonctionnait, ils ont éliminé les bouteilles de bière et la sciure de bois. C’est devenu un lieu plus chic. Il y avait au plus soixante personnes...

J’ai vu une photo du club sur l’album "Eric Dolphy At The Five Spot". Tu te souviens avoir rencontré d’autres artistes ?

Les peintres avaient déjà commencé à s’y rendre avant même nos échanges, et surtout quand Monk y était. De Kooning, Franz Kline, Herman Cherry, David Smith et Jackson Pollock s’y sont rendus. Tous les peintres sont allés au Cedar Bar, ainsi qu’au Club, où ils se réunissaient une fois par semaine pour discuter de l’art avec beaucoup de passion. Franz Kline adorait le jazz, De Kooning aussi. Pour Monk, ils étaient là tous les soirs.

Qui vous a présenté Monk ?

Je suis allé le chercher moi-même. C’est en 1958 que j’ai enregistré avec Mal Waldron et Elvin Jones l’album "Reflections" basé sur sa musique. C’était le premier disque de réflexions sur la musique de Monk. Avant, il était le seul à jouer sa propre musique.

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Qu’en a-t-il pensé ?

Il l’a beaucoup apprécié et a commencé à jouer Ask Me Now qu’il a gardé dans le répertoire jusqu’à sa mort. Il n’y avait pas joué depuis les années 1940. Je l’ai toujours poursuivi parce que j’étais fou de sa musique. Je lui ai posé des tonnes de questions.

Mais c’est en fait Nica la baronne [Pannonica de Koenigswarter] qui l’a convaincu de venir m’entendre quand je jouais au Five Spot avec Jimmy Giuffre. Jimmy Giuffre a pris mon trio et l’a présenté comme son quatuor. À l’époque, il ne savait pas quoi faire et a trouvé mon trio très intéressant, mais cela n’a pas très bien fonctionné. Il m’a viré au bout de deux semaines, mais pendant ces deux semaines, John Coltrane est venu et c’est alors qu’il découvrit dans quelle tonalité était le saxophone soprano. À ce moment-là, il a commencé à jouer. C’est donc pendant ces deux semaines que Monk, convaincu par Nica la baronne, vint m’entendre. En juin, j’ai été embauché par Monk pour jouer dans un autre club. La Jazz Gallery était gérée par les mêmes propriétaires, les frères Termini. Ce club avait deux cent cinquante sièges, c’était sur la place Saint-Marc. C’était très agréable, avec une excellente acoustique. J’ai joué avec Monk pendant seize semaines. C’est incroyable que l’endroit ait disparu. Il y avait beaucoup de monde tous les soirs. Monk est arrivé très tard, vers minuit. Tout le monde était là à attendre mais quand il est arrivé c’était une chose superbe, personne n’a rien dit. Nous avons joué jusqu’à trois ou quatre heures du matin.

J’aimerais revenir un instant sur John Coltrane. C’est donc toi qui lui as présenté à le soprano...

Il ne connaissait pas bien le soprano et quand il a appris que c’était dans la tonalité du ténor, c’était un appel pour lui. Quelques semaines plus tard, j’ai entendu sonner le téléphone. Don Cherry m’a appelé de Chicago et m’a dit "Écoutez ça" et j’ai entendu Coltrane jouer du soprano.

Un jour, vous m’avez raconté une histoire merveilleuse sur votre visite à Monk chez lui. Vous avez répété pendant qu’il regardait ses mains jouer dans le miroir du plafond…

Dans son appartement, il avait un miroir au plafond. Il a fait beaucoup de recherches sur le son, les timbres, les harmonies. C’était vraiment un inventeur, un mathématicien, un grand musicien. Il a trouvé toutes ses chansons, tous ses sons en se regardant dans le miroir. Il propose des idées et crée une sorte de distorsion, bouleverse les choses. C’est déroutant et il adorait être déconcerté.

La création vient des obstacles que l’on crée, c’est une sorte de confrontation. Le merveilleux film Straight No Chaser le montre bien. Monk tient un mouchoir, un verre de whisky, il a une énorme bague, le chapeau, un manteau et il sonne ! Ce sont probablement ce qu’il a appelé les meilleures conditions pour créer !

Il adorait les erreurs. Il était capable de faire des erreurs exprès après que quelqu’un ait fait une erreur en jouant ses morceaux. Il a joué les erreurs des autres, pas seulement les siennes. C’était quelque chose qu’il aimait. Il y a une anecdote assez connue dans laquelle Monk assiste à une séance d’enregistrement avec un grand chanteur. Elle est merveilleuse et tout fonctionne parfaitement, alors Monk lui murmure à l’oreille : "Faites une erreur." C’était peut-être Abbey Lincoln...

L’histoire de Sonny Rollins qui va étudier sous le pont de Williamsburg est importante. Tu es allé là-bas.

C’était fantastique, un miracle, une révélation pour moi. Quelque chose de très important dans ma conception du son car là, sous le pont, on était inondé de sons. Il y avait le trafic de voitures, d’avions, parfois d’hélicoptère, de navires, de sirènes et de tout le reste à très haut volume. Ce n’était pas facile de faire entendre sa voix dans un environnement aussi bruyant. J’étais horrifié. Mon son était si petit. Sonny Rollins était énorme, formidable et bruyant comme les sirènes des navires. Au début, j’étais petit, débordé, triste, frustré, puis nous avons joué des choses intéressantes, des morceaux de Monk, Ask Me Now, nous avons parlé d’harmonies, de gammes, de choses techniques. C’était génial, mais jouer, avoir une voix dans cet environnement était impossible. Alors j’ai complètement perdu mon sang-froid. Puis la deuxième fois, j’ai entendu plus clair, plus distinct, et la troisième fois j’ai commencé à faire un vrai son. Je me sentais mieux et en même temps le son sortait plus. La troisième fois, ce n’était plus si mal et quand je suis rentré chez moi, c’était une vraie révélation. À la maison, c’était facile à jouer, ma voix était plus forte, elle ressortait plus. C’était comme si je travaillais avec des poids.

C’est dans des conditions difficiles que l’on se surmonte. L’idée de Sonny Rollins était excellente.

Vous devez jouer contre les obstacles. Vous devez faire face à des obstacles pour pouvoir faire ressortir la force. J’étais un peu intimidé parce que Sonny Rollins était un géant mais il était vraiment tellement gentil avec moi, il m’a beaucoup aidé. J’ai essayé de lui ressembler, ce qui était impossible, mais en essayant j’ai trouvé mon chemin.

Propos recueillis par Alain Kirili.

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Ascension - Abbaye de Montmajour

Dans le cadre d’une opération « L’art Contemporain dans les Monuments français », le sculpteur Alain Kirili élabore, installe et commente « Ascension », dans l’abbatiale de l’abbaye de Montmajour (Arles, Bouches du Rhône). Le jour du « baptême » de l’œuvre, le grand saxophoniste américain Steve Lacy est venu improviser - cette fois avec une clarinette — et « dialoguer » musicalement avec elle.
Date : 2002
Durée : 12’
Réalisé pour : Centre Des Monuments Nationaux

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Les circonvolutions du sonore et du monolithe

Alain Kirili est sculpteur, son œuvre est représentée dans de nombreux musées et espaces publics (MOMA de New York, Ludwig à Cologne, les Tuileries à Paris). Il est auteur de Statuaire, Denöel, 1986 et de Jazz et sculpture, Stock, 1997. Il est interviewé par la compositrice Pascale Criton.


Pascale Criton : Tu fais souvent appel à des musiciens lors de tes expositions : tu as travaillé avec Steve Lacy, mais aussi avec divers musiciens à New York, proches de l’Art Ensemble de Chicago. D’où vient ce besoin de provoquer la rencontre de la musique et de la sculpture ?

Alain Kirili : Il y a une crise de confiance vis-à-vis de ceux qui contrôlent le discours. Il y a une survalorisation de ceux qui se présentent comme philosophes, psychanalystes et qui ont été tellement surdéterminants, en particulier en France. En fait, la plus grande fidélité vis à vis de l’œuvre, je la ressens venant d’autres artistes. Je pense que je privilégie les artistes et que s’il reste quelque chose en France de ces dernières années, cela sera surtout dû à des artistes. Je sens aujourd’hui très fortement qu’il est intéressant de faire l’effort de cette rencontre entre toi et moi, parce que lorsque j’entends Ritournelle, cela dit tellement sur ma sculpture forgée, que je me demande quels sont les mots… qui pourraient ne pas faire un « bruitage ». Nous avons survalorisé des discours qui se périment si vite, hiérarchisé les artistes, que je crois qu’une forte reprise de notre pouvoir symbolique passe par des rencontres telle que celle-ci. Je suis bouleversé de penser à quel point ta musique est peu « moderne », peu dogmatique. Elle serait comme le rêve du renouvellement de la musique d’un guitariste de flamenco. J’ai été très touché par la mort du guitariste flamenco Pedro Bacan, il y a deux ou trois ans. Il me disait comment l’origine de la musique flamenco, en particulier la tendance que l’on appelle « les petits marteaux », est liée au travail du forgeron.

P. C. : Tu établis donc un lien direct entre les affects et les modalités sensorielles, un lien « amodal » comme dirait Daniel Stern, qui fait que ce qui passe par des vitesses et des répétitions sonores, renvoie pour toi à des actes et des gestes qui concernent la sculpture…

A. K. : La similitude tient aussi dans le fait que j’ai ressenti une intemporalité, une liberté catégorielle dans le sens que c’est spécifiquement toi, même si tu peux t’en défendre, il y a tout à coup peut-être une vraie subjectivité qui passe dans cette musique et ce qui pour moi en tant que sculpteur compte, c’est qu’elle te ressemble. Ce qui me touche plus particulièrement, c’est que je ne la trouve pas intellectuelle, je ne la trouve pas matiériste, pas métaphysique, pas fantomatique ni nostalgique, absolument pas morbide. Elle est dans une certaine fierté de vie, dans une présence qui ressemble à ce que tu dégages de forte identité. Elle n’est pas dans une situation de procuration, mais présente et ouverte en même temps. Pour moi, c’est peut- être paradoxalement très français, car ce n’est pas quelque chose que j’imaginerai pouvoir se composer aux États-Unis, ni en Finlande, ni en Allemagne.

P. C. : J’ai été frappée par le film que tu m’as donné à regarder et qui témoigne de ce moment de concert et d’exposition « scénique » de tes sculptures. Cela m’a intéressée de voir que la présence des sculptures sur scène modifiait la manière dont les musiciens sont ensemble : tu t’es adressé à des musiciens tels que Joe Mc Phee, Joseph Jarman, Leroy Jenkins, Thomas Buckner, merveilleux justement, dans leur art d’être ensemble. J’ai été frappée par la détente qui se manifeste dans les com- portements et il m’est apparu que la présence de la sculpture enlevait une tension propre au concert, au profit d’un enjeu d’une autre nature…


Joseph Jarman
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A. K. : Il y a un mot que n’ai pas peur d’utiliser, c’est celui de communion. C’est pour cela que ce n’était pas un « concert », mais qu’il y avait une communion, parce que la sculpture n’était pas une partition ou un décor, mais elle était présente dans les vibrations et stimulait les musiciens. Certains musiciens connaissaient mon œuvre, sont venus souvent jouer à l’atelier, ont vu des expositions, d’autres moins.


Leroy Jenkins
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En tout cas, il y a eu une véritable compréhension du fait que les sculptures étaient elles-mêmes des « musiciens », qu’elles faisaient partie d’un ensemble dans lequel les sculptures les « écoutent » et « jouent » également. Il y a là une communion, un dialogue.

P. C. : Est-ce qu’il y a pour toi, des circonstances ou des cultures qui matérialisent cette alliance entre la sculpture et la musique ?

A. K. : Je pense que dans notre propre culture, ce sont des cas rares, mais on peut dire que L’après midi d’un faune amène la sculpture du Nijinski de Rodin. Donc, entre L’après midi d’un faune, Nijinski et Rodin, il y a une communion, une union, c’est presque devenu un univers indissociable. On peut dire qu’entre la musique de Morton Feldman et l’univers de Philip Guston et surtout de Mark Rothko, il y a une véritable communion où il n’y a pas de place pratiquement, pour du langage, pour de l’écriture. Ma sensibilité par rapport à ces questions résulte de cette immense déception quant à la crise théorique dont je parlais précédemment et devant les effondrements que l’on vient de connaître ces dernières années ; et je crois que ce qui ne prendra pas une ride, ce sont les créations artistiques. En fait, c’est nous qui pouvons, aujourd’hui, en prenant bien en main notre pouvoir symbolique, guider et offrir des orientations.

P. C. : Je suis aussi très perplexe devant l’autorité du verbe, l’assurance des mots et de l’explication qui tendent vers une appropriation discursive de tout ce qui peut se faire.

A. K. : Oublions cette hiérarchie… J’éprouve un état d’émotion intense, dont je veux témoigner, à la rencontre entre artistes vivants. Bien que je sois en dialogue constant avec Fragonard, je ne dis pas que je ne discute pas certains soirs le coup avec Fragonard… Mais j’ai une très grande émotion dans mon dialogue avec mon contemporain corporel. Que le fa presto de Fragonard, celui de Charlie Parker ou d’Ornette Coleman et le mien « se lient », il y aura quand même une différence avec la création de quelqu’un qui est là, présent dans ma vie biologique immédiate et qui crée : c’est peut-être ce qui me met dans un état de transe, d’allégement du poids culturel. Quand j’écoute, par bonheur finalement, une musique comme la tienne, je m’identifie avec ce morceau. Donc, j’ai une passion pour le contemporain « biologique » c’est-à-dire pour ceux qui ont l’attitude héroïque de créer. C’est un miracle, une chose exceptionnelle, c’est très rare.

P. C. : Est-ce alors la présence physique, biologique, des musiciens qui t’intéresse ?

A. K. : Les musiciens du film de Merkin Hall, ce grand concert, sont vraiment en osmose extatique, en transe, ils ne trichent pas, ne commentent pas. Il n’y a pas de narration, ils sont dans le même rythme, dans la même pulsion que la sculpture.


Daniel Carter et Sabir Mateen
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Cela se retrouve en Afrique, où je vais souvent et c’est pourquoi je suis si attentif à cette communion des arts. Je serai très heureux si demain, il pouvait y avoir quatre guitares qui jouent autour d’une sculpture, dans une sorte de ronde-bosse sonore, la ronde-bosse de la sculpture elle-même, la circonvolution sonore et la circonvolution du monolithe. Et si cela se faisait, cela se passerait de commentaire, sauf peut-être celui du poète. Je cherche chez le contemporain des voix, des vocalises, mais il y a aussi des façons de pincer les cordes, de les frotter, si bien que cette guitare, dans ta musique, est très proche du martèlement du forgeron, des espaces particuliers qu’il y a dans les scarifications sur les sculptures Tellem. J’ai l’impression que tu l’as composée dans mon atelier, à la forge. Et sa chaleur, son incandescence, son martèlement, peut être très fin mais jamais hystérique, il n’y a pas de frénésie mais une légèreté en profondeur. Je ne vois pas ce que l’on pourrait entendre de mieux que ces sons avec mes sculptures Tellem. Il y a là un « lien », c’est plus modeste que de dire une communion. Mais ni l’un ni l’autre n’illustre, ni l’un ni l’autre n’est dans la narration, ni l’un ni l’autre ne sert de plus-value. C’est une des choses terrifiantes qui nous est arrivé, particulièrement en France, où l’approche de celui qui détient le langage présente un effet de survalorisation par rapport à la pratique d’un artiste.

P. C. : Comme je te le disais, j’ai remarqué que le fait de lier la musique et la sculpture amenait une modification sensible chez les musiciens. En retour, j’ai réalisé que la sculpture entrait dans un devenir temporel particulier : elle n’est plus « regardée » de la même manière, il ne s’agit plus de l’exposition d’un objet fixe… Comment le lien s’élabore-t-il entre la musique – qui retient l’écoute, et la sculpture, qui permet d’aller et venir, de s’éloigner et de se rapprocher ?

A. K. : Le public s’assoit, prend le temps de regarder et en même temps l’écoute n’en est pas gênée. Ce qui est gênant, c’est lorsque le visuel est trop présent et occupe l’attention par un changement iconographique rapide. Alors que la sculpture est là, on l’incorpore, on l’approfondit visuellement et en même temps on garde toute sa concentration sur la musique qui, elle, se déroule. La présence de la musique favorise la vie de la sculpture puisqu’il y a un certain temps musical qui implique un espace de repos, de calme méditatif presque. C’est pourquoi des notes graves, une concentration dans les sons, correspondent pour moi à une certaine ancienneté des matériaux, à une « gravité ». Il me semble que ma sculpture ne supporte pas n’importe quel son, elle ne supporte pas n’importe quelle hauteur de fréquence. Il faut trouver « le ton juste » par rapport à la sculpture, la sonorité qui s’accorde. Chaque sculpture a sa sonorité propre et les matériaux ont une sonorité différente. Lorsque la sculpture et la musique se rencontrent, il y a une communion, une union des arts.

P. C. : Certains psychomotriciens qui travaillent avec les autistes ou avec des personnes ayant des troubles moteurs ou psychiques, sont très attachés aux enjeux qui se résolvent, non par les mots, mais par leur position et leur réalité dans le corps. Ils parlent d’un « territoire psychique » et établissent une interaction entre les sens dans la façon dont s’élabore, dès l’expérience du nourrisson, ce que Daniel Stern appelle le « transmodal ». Les modalités sensorielles du toucher, par exemple, chez le nourrisson, peuvent être aussi importantes pour la reconnaissance d’un visage que l’odeur ou la voix. La sensorialité est plurielle, associative.

A. K. : On ne s’étonne pas que chaque ethnie africaine ait une musique particulière associée à chacun de ses masques. Par exemple, à la musique des pygmées correspondent des dessins d’une incroyable modernité. Une grande affinité s’associe à cette musique sensorielle et polyrythmique. Elle est aussi polyrythmique dans le dessin à l’encre des caches sexes et des scarifications qu’ils portent. Il y a une forte adéquation entre le visuel et l’auditif.

P. C. : Il y a des circonstances collectives où la musique et les formes plastiques sont présentes ensemble : dans les cérémonies religieuses, mais aussi dans les moments de soulèvement où la présence de la musique et d’effigies, de formes hautes qui se meuvent dans l’espace, donnent de l’élan, de la cohésion et soudent l’événement. Quel sens prend pour toi cette dimension ?

A. K. : Là, tu touches l’essentiel de notre entretien, parce ce que ta musique n’est pas « matiériste », c’est plutôt une musique d’incarnation. Ma sculpture est très incarnée, même si elle est abstraite, je dirai même que c’est une sculpture autobiographique et incarnée. L’enjeu du corps, l’incarnation dans la sonorité et le volume est pour moi essentielle. C’est pour cela que la musique, la présence d’une danseuse, l’effigie, la sculpture, forment une totalité dans un esprit de célébration de vie, de corps, dans l’incarnation. Bien que l’on ne soit pas dans le champ du narratif et de la représentativité, il y a un lien psychique qui rejoint ce que tu disais tout à l’heure, à propos de l’expérience des nourrissons. La première fois que j’ai écouté ta musique je t’ai parlé de tactilité. C’est le premier mot qui m’est venu, je ne dirai pas cela de la musique de Sibelius ou de la musique de la Monte Young par exemple.


Thomas Buckner
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À Merkin Hall, Joseph Jarman souffle dans son instrument, allongé au sol, et toutes les vocalises de Thomas Buckner sont liées à la position de son corps : s’il est à genoux ou allongé, le visage au sol ou debout dans l’angle d’une pièce, un rapport particulier s’établit entre la position du thorax, du souffle et de l’espace, qui détermine sa sonorité. La même chose chez Joseph Jarman et chez cette grande danseuse qu’est Maria Mitchell. Elle n’est pas dans la fluidité désincarnée, il y a une structure physique chez elle, qui fait que ses mouvements et ses gestes sont incarnés, ce que des danseurs occidentaux n’osent pratiquement plus faire.


Maria Mitchell
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C’est sûrement très éloigné de l’univers de Merce Cunningham. Il y a un lien entre tous ces artistes qui étaient à Merkin Hall et l’improvisation donne des possibilités de liberté pulsionnelle qui fait que j’ai beaucoup de respect pour l’art de l’improvisation.

Photogrammes extraits d’une vidéo-interprétation réalisée à Merkin Hall, New York, juin 1999 avec en ordre d’apparition dans cet entretien : Joseph Jarman, Leroy Jenkins, Daniel Carter et Sabir Mateen, Thomas Buckner, Maria Mitchell.
Remerciements à Sylvie Timbert et Merry Jolivet

Crédit : Kirili Alain. « Les circonvolutions du sonore et du monolithe ». In : Chimères. Revue des schizoanalyses, N°40, automne 2000. Le bruit du temps. pp. 1-8 ;

https://www.persee.fr/doc/chime_0986-6035_2000_num_40_1_1192

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Performances

Improvisation par Laurel Tentindo, Nioka Workman, Michael Wimberly, avec la sculpture Funambule, Studio White Street, New York, 2009.

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Concert au White Street Studio, Daniel Carter, Joe McPhee et William Parker, New York, 2018.

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Alain Kirili interviewé par William Parker, 2019

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 2 juin 2021 - 12:41 1

    Vive Alain Kirili !

    par Yannick Haenel

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    Grand commandement blanc, 1985.

    Si je vous parle encore d’un artiste, et même d’un grand artiste, y aura-t-il quelqu’un qui dira : « Or s’en fout » ? C’est en tout cas ce qui nous est arrivé la semaine dernière, à Philippe Lançon et à moi. Un lecteur de Charlie nous a écrit pour nous demander d’arrêter nos trucs « d’intellos » et de devenir « plus humbles » :« Nabokov, écrit-il, on s’en fout, encore faut-il le connaître. Bataille, on s’en fout, qui le connaît ? »
    Ce «  on » si sûr de lui, si peu curieux d’aimer (sauf ce qu’il connaît déjà), m’intrigue : ne serait-ce pas la voix de la beauferie mondiale, celle qui nous serine avec tellement peu d’humilité que l’art et la poésie « on s’en fout » ?
    Alors je vais m’efforcer d’être plus humble encore, et continuer, en tant que passeur, à m’effacer derrière l’amour que j’ai des autres. Et puisque Charlie aime les esprits libres et les antipuritains, je voudrais saluer la mémoire d’Alain Kirili, le génial sculpteur au sourire dionysiaque, qui vient de mourir paisiblement, à New York, auprès de l’amour de sa vie, la photographe Ariane Lopez-Huici.
    Je souris en écrivant le nom d’Alain Kirili. Je le fais par humilité, figurez-vous, c’est-à-dire pour vous le faire connaître. Car franchement, à part Charlie Hebdo, qui le fera ?
    Alain Kirili était un homme rond. La rondeur est la joie de la matière. Il faisait, en sculptant, du free-jazz : le feu et le métal dansaient dans son atelier.

    Le feu et le métal dansaient dans son atelier

    Il y a une phrase d’Épicure qui le décrit : « Un dieu est un animal indestructible et heureux. » Oui, un dieu, comme Pan ou Dionysos. Le contraire d’un esprit religieux. Quelqu’un qui n’arrête pas de jouir. Kirili, en dieu hilare, vivait son art comme une bacchanale : en modelant la pierre, en martelant le fer, en assemblant des fils, il levait dans l’espace une légèreté arrachée à la terre. Il disait, phrase merveilleuse :« Quand il jouit , le corps perd son poids. »
    C’est grâce à Kirili, grâce à ses concrétions lumineuses de terres cuites, appelées Ivresse, qu’on voit au musée national d’Art moderne, à Paris, que j’ai senti pour la première fois que la lumière était d’abord un rythme. C’est au jardin des Tuileries, face à son Grand Commandement blanc, qui tramait dans l’herbe un alphabet pour les nuages et les oiseaux, que j’ai senti que le temps nous contemplait.
    Et c’est lui qui, avec Philippe Sollers, dans les années 1980, a sorti des placards de la censure les aquarelles érotiques de Rodin : « Que de mouillures et de foutre, que d’orgasmes il faut pour créer ce débordement impudique », écrivait-il à cette occasion. Et aussi :« Cette abondance de sexes, de pubis, de culs, de touffes mouillées, de mains actives, de doigts experts est une célébration de la vie. »
    Oui, vive la joie sexuelle, vive la matière qui jouit, vive Alain Kirili ! Et ne me dites pas qu’on s’en fout.

    Yannick Haenel, Charlie Hebdo du 2 juin 2021.