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Catherine Millet, une libertine envers et contre toutes

D 21 mai 2021     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


PORTRAIT Il y a vingt ans, la fondatrice de la très pointue revue « Art Press » faisait scandale avec « La Vie sexuelle de Catherine M. », récit d’une sexualité décomplexée au féminin. Mais ses récentes prises de position la situent à rebours de l’époque. A 73 ans, elle ne perçoit que les excès de la vague #metoo. Au nom d’une liberté d’agir et de créer.


Catherine MILLET, PAUL LEHR POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE
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Par Roxana Azimi
Le Monde, 21/05/2021

Le visage est celui d’un sphinx. Le sourire, imperturbable. A peine croit-on déceler aux commissures des lèvres une pointe d’ironie, une sorte de moquerie, que c’est l’impression de détachement qui l’emporte. Catherine Millet (prononcez « mi-lait ») est impassible, plus encore que les fétiches africains qui ornent son appartement du 12e arrondissement de Paris, une ancienne marbrerie transformée en loft voilà quarante ans.

Ses proches connaissent ce voile d’absence dans ses yeux noisette, cette distance permanente qu’ils savent ne pas confondre avec de l’arrogance ou de l’ennui. Pull bleu clair au col souligné d’un ruban de bourgeoise raffinée, l’écrivain –« ça sonne mieux qu’écrivaine »– et critique d’art ne toise pas, elle regarde.

Placide, elle l’était déjà quand les téléspectateurs l’ont découverte il y a exactement vingt ans, au printemps 2001. Elle avait alors 53 ans, était reconnue dans le monde de la culture pour avoir fondé la revue Art Press, mais complètement inconnue du grand public.

Sur le plateau de l’émission « Apostrophes », elle présentait son premier récit, La Vie sexuelle de Catherine M. (Seuil, 2001). Interrogée par Bernard Pivot, elle faisait, très simplement, la description crue, quasi chirurgicale de ses coucheries depuis l’âge de 18 ans dans les clubs échangistes, les parkings, les fourrés ou chez des particuliers.

Cauchemar, « traîtresse », énigme

Dans ce livre, vanté par Le Mondesur une pleine pageet qui sera un succès planétaire (2,5millions d’exemplaires écoulés et une quarantaine de traductions), l’intellectuelle apparaissait telle qu’en elle-même, ni soumise ni dominatrice, pas même nymphomane.

Un cauchemar pour les conservateurs. Une « traîtresse » pour les libertins, inquiets que leur entre-soi clandestin soit ainsi révélé, quand bien même elle avait modifié les noms de ses partenaires. Une énigme enfin pour les féministes que cette personnalité libre se pose en objet, en femme docile.

Près de cinquante ans plus tôt,Histoire d’Oavait été publié sous le pseudonyme de Pauline Réage par une Dominique Aury qui ne pouvait alors pas exposer sa sexualité. En 2001, Catherine Millet n’utilisait pas de pseudonyme, enlevait seulement quelques lettres à son patronyme. Elle apparaissait à visage découvert, sans complexes et sans bluff.

L’époque est alors à la mise à nu et les récits intimes s’étalent sur les ondes comme dans les présentoirs des librairies. Sept ans plus tôt, Virginie Despentes avait signé avec Baise-moi (Florent Massot), un texte violent et rageur. Le film qu’elle en tirera, en 2000, fut interdit aux moins de 18 ans. La télé-réalité déboule sur M6 avec « Loft Story », ayant pour ressorts la banalité et le sexe. La presse se plaît à comparer l’incomparable.

Coup de griffe

Catherine Millet encaisse les critiques. En mai 2001, dans une tribune à Libération, le philosophe Jean Baudrillard la traite de « vierge folle ». Elle reste imperméable.

La comète du succès a duré longtemps. Et puis elle est retournée dans son monde. Elle a continué à diriger la très intellectuelle Art Press, à visiter des expositions, à commenter l’œuvre d’artistes. Elle a écrit d’autres livres. Son nom était toujours aussi célèbre, mais les ventes n’atteignaient pas celles de La Vie sexuelle…, ses prises de position restaient confidentielles. Jusqu’à ce qu’elle décide de griffer à nouveau. Avec, encore une fois, son époque pour cible. Sauf que celle-ci a changé. Certes, les grenouilles de bénitier sont toujours là. Mais d’autres acteurs, bien différents, sont apparus. Entre 2001 et 2021, la question de la sexualité a été bouleversée avec une date, octobre2017, celle du déclenchement de l’affaire Harvey Weinstein, qui a fait exploser la révolution #metoo.

Des mots, comme « consentement », ont été mis au premier plan. Certains, aux Etats-Unis, ont commencé à se qualifier de « woke », littéralement les « éveillés », un terme forgé à l’origine par les militants afro-américains vigilants sur les questions d’injustice raciale. Le féminisme, comme l’antiracisme, a changé. C’est à tous ceux-là que son coup de griffe le plus récent est dédié.

« Distinguer l’homme et son œuvre »

Le 23 février, sur le site d’Art Press, paraissait une tribune réclamant le respect de la « présomption d’innocence » pour le célèbre artiste Claude Lévêque, accusé de viols et d’agressions sexuelles sur des mineurs de moins de 15ans. Comme tout un chacun, elle a découvert, en janvier, le témoignage dans Le Monde d’un autre artiste, Laurent Faulon, aujourd’hui quinquagénaire, relatant les attouchements et les viols qu’il aurait subis, à partir de l’âge de 10 ans.

La vraisemblance du témoignage, complété par d’autres récits assez précis pour justifier l’ouverture d’une enquête judiciaire par le parquet de Bobigny, ne suffit pas à l’impressionner. Confrontée aux détails glaçants d’une affaire qui a suscité un débat bien supérieur à la notoriété de l’artiste, l’imperturbable Catherine Millet s’est dit : « Allez, encore un : tous les jours, on coupe une nouvelle tête ! »

Une autre pétition, publiée deux semaines plus tard dans Libération contre l’omerta qui avait couvert des agissements dans le monde de l’art, tels ceux présumés de Lévêque, signée par 200 personnalités comme Emma Lavigne, présidente du Palais de Tokyo, ou Christian Bernard, ancien directeur du Mamco, le Musée d’art moderne et contemporain de Genève, l’a plus franchement énervée. « Un tribunal populaire, juge-t-elle froidement. Ils se sont précipités de signer pour se déculpabiliser ! »

Puisque ses confrères de la critique brûlent l’artiste après l’avoir adoré, elle choisit de le défendre, se faisant l’écho d’Emmanuel Pierrat, l’avocat de Lévêque. Reprenant une formule courante dans le camp anti- woke, elle exhorte à « distinguer l’homme et son œuvre ». Oubliant au passage de préciser que l’artiste en question, Claude Lévêque, a puisé dans sa vie la matière même de son œuvre, confiant l’écriture de ses célèbres néons aux jeunes garçons dont il s’entourait…

Jeter sa pierre avec les autres, non merci

Si Catherine Millet défend Claude Lévêque, ce n’est pas par amitié ou au nom d’une protection corporatiste. Elle n’a même jamais trouvé de l’intérêt à son travail – « A Art Press, on a fait le strict minimum », dit-elle. Pas plus qu’elle n’a beaucoup fréquenté Gabriel Matzneff. « Je l’ai croisé à tout casser quatre fois dans ma vie », assure-t-elle, peu passionnée par les livres du romancier, précisant « n’avoir jamais dîné en tête à tête avec lui ».

Quand, après la publication du Consentement (Grasset), de Vanessa Springora, début janvier 2020, le monde des lettres fait mine de découvrir les infamies que l’écrivain pédophile décrivait à longueur de livres, Catherine Millet se cabre. Jeter sa petite pierre avec les autres, non merci. Elle préfère culpabiliser l’autrice, qui décrit l’emprise qu’a exercée l’écrivain lorsqu’il avait 50 ans et elle, 14.


Dans l’appartement de Catherine Millet, des fétiches africains et, aux murs, des clichés d’elle pris par son mari, Jacques Henric . PAUL LEHR POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »
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Dans la Revue des deux mondes, en juillet 2020, elle s’interroge : pourquoi Springora ne s’est-elle pas désolidarisée du « lynchage médiatique » si elle a « aimé Matzneff » et si, « comme elle le dit, elle n’a pas agi par pure vengeance » ? La position de l’autrice du Consentement a pourtant toujours été claire et elle l’a encore répété sur France Inter le 6 janvier : « Je n’ai pas écrit ce livre dans l’esprit d’une désignation de coupables ou d’une chasse à l’homme en ce qui concernait Gabriel Matzneff. »

Pourtant, loin de Catherine Millet l’idée de contribuer à la souscription lancée par l’écrivain privé d’éditeur pour autoéditer son dernier opus vengeur intitulé Vanessavirus. La critique d’art, en revanche, ne regrette pas d’avoir signé, en 1977, la pétition rédigée par Matzneff, et parue dans Le Monde, prenant la défense de trois hommes la veille de leur comparution aux assises de Versailles pour « attentats à la pudeur sans violence sur mineurs de 15 ans », sachant qu’ils avaient déjà effectué trois ans de détention préventive. Observant que la plupart des autres signataires se « déballonnent », elle persiste.

Asticoté sur Europe 1 en janvier, l’ancien ministre Jack Lang bredouille et finit par concéder « une connerie ». Non moins embarrassée, l’académicienne Danièle Sallenave contextualise comme on plaide les circonstances atténuantes, rappelant aux lecteurs de Ouest-France cette « époque passée », où primait la lutte contre l’ordre moral et la répression sexuelle.

Catherine Millet, droite dans ses souvenirs bien rangés, assure l’avoir signé non comme « un appel à une dépénalisation de la pédophilie », mais comme une façon d’interpeller une justice pressée d’encabaner pour calmer l’opinion publique.

Dérives de la libération de la parole

Aujourd’hui, elle ne perçoit que les dérives de la libération de la parole : guerre des sexes, puritanisme, dictature du ressenti et victimisation. Sans jamais monter le volume, la déconnectée volontaire, absente des réseaux sociaux, fustige « les filles qui balancent des noms de types parce qu’ils ont pincé des fesses alors qu’il y a des femmes dans le monde qui luttent encore pour obtenir le droit à l’avortement ».

Catherine Millet a beau détonner, elle n’est pas la seule à s’insurger contre le nouveau féminisme. En septembre 2020, dans Le Journal du dimanche, Elisabeth Badinter fustigeait la « pensée binaire » d’un néoféminisme qui « essentialise femmes et hommes dans des postures morales opposées ». Dans une tribune parue dans Le Monde, leur cadette Mazarine Pingeot évoquait deux mois plus tôt le « mortel ennui » qui la prenait devant la « police des mœurs ».

« Bien sûr, je ne suis pas ignorante des problèmes très réels de certaines catégories de femmes dans notre société ou dans d’autres. Pour autant, je ne crois pas qu’on soit dans une société patriarcale. »
Catherine Millet

Ce retour de bâton contre le mouvement #metoo, Catherine Millet en aura été l’un des porte-drapeaux précoces. En 2018, elle corédige, avec la psychanalyste Sarah Chiche et l’autrice Peggy Sastre, une tribune qui paraît dans Le Monde : « Nous défendons une liberté d’importuner indispensable à la liberté sexuelle ». Le texte commence par « le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste ». La critique d’art mobilise son réseau, obtient l’e-mail personnel de Catherine Deneuve, dont elle décroche la signature. La tribune, paraphée par une centaine de personnalités, provoque un brouhaha mondial, sûrement grâce à la présence de l’actrice.

Interrogée à la radio, Catherine Millet force le trait. Les frotteurs dans le métro ? Rien de grave, lâche-t-elle au micro de France Inter. Sur France Culture, elle dérape « Je regrette beaucoup de ne pas avoir été violée. Parce que je pourrais témoigner que du viol, on s’en sort. » « Quatre-vingt-dix-huit mille personnes par an vous cèdent volontiers leur place », réplique aussitôt sur Instagram l’ex-animatrice Flavie Flament, violée à 13 ans par le photographe David Hamilton. Chez certaines signataires aussi, la perplexité le dispute à la colère.« J’étais effondrée, je l’ai appelée pour l’engueuler ! », se souvient Marie-Laure Bernadac, qui fut conservatrice pour plusieurs musées (le Louvre, Picasso, le Centre Pompidou…).


Chez elle, au mur, le « Déjeuner sur l’herbe », d’Alain Jacquet, et deux bustes de Gloria Friedmann. PAUL LEHR POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »
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« Oulala ! ça m’a coûté cher cette histoire », soupire aujourd’hui Catherine Millet. Pour justifier ses sorties de route, elle invoque « la rhétorique ». Cette même « rhétorique »l’avait conduite à déclarer en2017, dans la revue Antidote, « l’inceste n’est pas toujours traumatisant ». A rebours du principe de réalité, Catherine Millet excuse le pire. « Bien sûr, je ne suis pas ignorante des problèmes très réels de certaines catégories de femmes dans notre société ou dans d’autres,s’explique-t-elle. Pour autant, je ne crois pas qu’on soit dans une société patriarcale. »

Une sentence qui lui vaut de fortes critiques. « Catherine Millet est une cariatide qui soutient le patriarcat », l’exécute la photographe féministe Marie Docher, à l’initiative du site La part des femmes. « La porte-parole d’une culture machiste en voie de disparition », renchérit, féroce, Marcela Iacub, féministe elle-même maudite par nombre de féministes. La turbulente juriste préposée aux « Grosses Têtes » sur RTL fut pourtant un temps son alliée. Partageant une même obsession de la liberté sexuelle et un refus de la victimisation des femmes, elles ont défendu ensemble la liberté de se prostituer dans une tribune controversée – une de plus – publiée en 2003 dans Le Monde. Depuis, les deux femmes se sont éloignées.

Féminisme ascendant « individualiste »

Décidément sphinx, Catherine Millet brouille les pistes sur tous les thèmes. Moins va-t-en-guerre qu’Elisabeth Lévy, la patronne de la revue Causeur qui, à longueur de diatribes, étrille les « néoféministes », elle ne partage pas la pente crépusculaire du philosophe Michel Onfray. Pour autant, elle l’a fait écrire dans Art Press.

A l’inverse d’Alain Finkielkraut, elle n’exècre pas non plus la culture populaire, le cinéma ou la bande dessinée, dont elle estime qu’ils ont de la valeur artistique. Pareillement, l’auteur est souvent défendu dans les pages de sa revue. Quant au féminisme, elle pourrait s’en réclamer, mais ascendant « individualiste ». Ainsi se reconnaît-elle dans les héroïnes de l’écrivain D. H.Lawrence, auquel elle a consacré un livre, Aimer Lawrence(Flammarion, 2017), ces« femmes coqsqui prennent leur indépendance sans rien demander à personne ».

« Il y a quelque chose de daté dans sa façon de ne pas comprendre qu’il y a un continuum entre le harcèlement de rue et la culture du viol. »
Lauren Bastide, journaliste et autrice

Si les féministes dressent toujours l’oreille ou lèvent les yeux au ciel dès que Catherine Millet prend la parole, rares sont celles qui déclarent ouvertement leur horreur. Ni Alice Coffin, autrice du Génie lesbien(Grasset, 2020), ni Caroline de Haas, du collectif #Noustoutes, n’ont répondu à nos demandes. « Je n’attaque pas publiquement une femme », s’excuse une écrivaine féministe reconnue, qui demande à rester anonyme.

Journaliste et autrice, à l’origine du podcast féministe la Poudre, Lauren Bastide reconnaît, elle, qu’elle a été happée par La Vie sexuelle de Catherine M., fascinée par « cette femme qui assumait sa sexualité et inversait le stéréotype de l’homme cumulant les maîtresses ». Mais elle a déchanté après la publication de la tribune sur le droit d’importuner. « Ça m’a rendu dingue, confie-t-elle. Il y a quelque chose de daté dans sa façon de ne pas comprendre qu’il y a un continuum entre le harcèlement de rue et la culture du viol, de soutenir ce fond de croyance française qui estime que la drague lourde ce n’est pas grave. » Pour autant, Lauren Bastide « ne va pas cesser de l’admirer pour ce qu’elle a fait dans l’art contemporain ».

« Je connais très mal son œuvre et ne l’ai croisée qu’une fois dans ma vie. Un peu maigre pour oser donner mon avis ! », esquive, de son côté, l’autrice Leïla Slimani qui, dans Libération, en janvier 2018, réclamait « le droit de ne pas être importunée ».

« Jeune génération, dépassée et conformiste »

Est-ce son absence des réseaux sociaux, son individualisme, sa propension à ne parler qu’en son nom et à ne jamais généraliser ou bien ses références, souvent très lettrées et peu en phase avec un discours de plateaux de télévision, qui lui valent d’être relativement épargnée ? A moins que Catherine M., qui confiait dans l’émission « Le Doc Stupéfiant » que l’âge lui a fait ralentir les orgies et affirme qu’elle aurait voté pour le très conservateur François Fillon au second tour de l’élection présidentielle de 2017, soit devenue trop « has been » pour susciter la polémique ?

« C’est la jeune génération qui est dépassée et conformiste », riposte-t-elle, réfutant l’étiquette de réactionnaire qu’on lui colle de plus en plus. Des propos qui n’empêchent pas de plus jeunes féministes, moins militantes et plus francs-tireuses, de la défendre.

Comme l’autrice Abnousse Shalmani, féministe pro-sexe et admiratrice des courtisanes du XVIIIe siècle. Ou encore l’essayiste Peggy Sastre.« L’antiféminisme, c’est l’étiquette classique qu’on vous accole quand on ne va pas dans le sens du courant »,soupire cette dernière au téléphone, depuis son village de l’Yonne.

« Catherine Millet est du côté des hommes, dans ses admirations, ses relations professionnelles, ses intérêts érotiques. » Christine Bard, historienne des féminismes

Fidèle parmi les fidèles, l’autrice d’Ex utero. Pour en finir avec le féminisme (La Musardine, 2009) admire Catherine Millet, cette « femme qui ne connaît pas la peur ». A la différence de la psychanalyste Sarah Chiche, Peggy Sastre n’a même rien à redire sur ses propos répétés à propos du viol. « Rien en Catherine ne me choque,martèle-t-elle alors qu’elle-même fut violée.Non, vraiment rien qui me fasse dire qu’elle irait trop loin. »

L’historienne des féminismes Christine Bard estime qu’un « témoignage autobiographique sincère comme celui de Catherine M. a apporté quelque chose à la cause féministe, de manière indirecte ». Malgré tout, poursuit-elle, « Catherine Millet est du côté des hommes, dans ses admirations, ses relations professionnelles, ses intérêts érotiques ».

Une case pour l’enfermer ? « Antiféministe non réactionnaire »,répond Christine Bard, la rangeant du côté des écrivaines de la première moitié du XXe siècle, Rachilde, Valentine de Saint-Point ou, plus près de nous, Annie Lebrun. Trois femmes de lettres, proche des avant-gardes, peu connues du grand public et que les militantes féministes ne citent guère. Trois autrices qui ont écrit sur la sexualité, sur l’ambiguïté du désir, qui ont joué avec les idées de travestissement, de domination, de trouble, voire de dépravation.

Un père humilié par son épouse

« Le désir, plaide Catherine Millet, c’est le moteur de la vie, qu’il faut savoir contrôler ou réorienter. J’ai quand même une idée du droit. » Sur la question du consentement, elle se retranche derrière l’ambiguïté : « On peut céder et ne pas le regretter, comme on peut aussi céder, et le regretter. Ce sont les risques de la vie. » La pulsion érotique porte en elle une violence qui ne saurait être lissée. Comme l’ont pensé avant elle Georges Bataille, les surréalistes, comme tous ces auteurs qu’elle a lus et relus, comme ces œuvres d’art qu’elle a admirées et qui lui ont permis de se réinventer, de changer de vie.

Du foyer désuni de Bois-Colombes, dans les Hauts-de-Seine, où Catherine Millet a grandi, dans l’appartement exigu où coups et cris pleuvaient, entre une mère malheureuse et obsessionnelle, un père humilié par son épouse, une grand-mère revêche et un frère violent, les livres ont été ses seules échappatoires. Avant qu’elle ne fuie, pour de vrai. A 18 ans, elle fugue. Une première fois, puis deux. La troisième est la bonne.

Ces derniers temps, écrivant Commencement, son quatrième récit, encore non paru, et consacré à cette période de sa vie, elle a ressassé certains de ses souvenirs. Dans la chambre de bonne de la rue Bonaparte, qu’elle partageait avec son compagnon d’alors, le galeriste Daniel Templon, elle écrit ses premiers articles pour Les Lettres françaises. De l’époque, elle ne retient que l’ivresse des corps qui bousculent les interdits, l’égalitarisme sexuel des partouzes qui casse les barrières sociales.

« Art Press » polarise les avis

Mai 1968 ? « On ne s’y intéresse pas une seconde »,lâche Daniel Templon, qui, l’année suivante, vote Pompidou. « Moi, je n’avais pas d’avis très tranché et les artistes qu’on fréquentait, mis à part Bernard Rancillac [de gauche], n’étaient pas politisés », se souvient-elle. Les manifs, elle les regarde de loin, plus amusée que concernée. Elle ne se retrouve pas dans le « dogmatisme »d’ Antoinette Fouque, figure historique du Mouvement de libération des femmes. Millet est« trop jeunette, pas assez célèbre »pour qu’on l’invite à signer, en1971, le manifeste des 343 salopes en faveur de l’avortement –« mais, oh ! oui, je l’aurais signé ! »

« Son seul militantisme, c’est l’art. »
Daniel Templon, galeriste

La révolution qui l’intéresse s’ourdit ailleurs, dans les expositions à Cassel et à Düsseldorf, en Allemagne, où elle découvre les artistes conceptuels américains. Aux mouvements de foule, elle préfère déjà les joutes, tout aussi violentes, entre artistes. L’époque est alors à la fracture entre le monde de l’art à la papa et son école de Paris sur le déclin, avec les avant-gardes qui fleurissent. Elle est de chaque combat, happening ou débat, traquant toute trace réactionnaire.

« Son seul militantisme, c’est l’art », précise Daniel Templon. Ensemble, avec le soutien financier du collectionneur Hubert Goldet, ils cofondent, en 1972, Art Press, magazine d’art et revue d’idées, brassant la création sous toutes ses formes. La sévère maquette en noir et blanc, signée Roger Tallon, futur designer du TGV, donne le ton : le primat du texte sur l’image. Tous les mois, Art Press polarise les avis. Les uns moquent son élitisme, un ton parfois abscons, les autres plébiscitent son flair.

La revue défend d’abord les artistes conceptuels américains comme Donald Judd et SolLeWitt ,le mouvement français Supports/Surfaces et, pêle-mêle, le sculpteur César, le peintre Martin Barré et les plasticiens Jean-Pierre Raynaud et Bernar Venet.

Catherine Millet ne fait pas de théorie, mais elle gagne une place dans le Tout-Paris des idées, fréquente Bernard-Henri Lévy, figure de proue des nouveaux philosophes, ainsi que la bande de la revue littéraire Tel Quel, désireuse de s’affranchir des conventions romanesques classiques, Philippe Sollers, bien sûr, et celui qui deviendra son époux et partenaire, l’écrivain Jacques Henric.


Sur le mur de son appartement, un portrait de Catherine Millet et de son mari, Jacques Henric. En dessous, un portrait d’Antonin Artaud. A gauche, une œuvre du peintre François Rouan . PAUL LEHR POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »
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Attirer son attention, être mentionné dans sa revue, sera longtemps le Graal des artistes.« Ça nous faisait gagner des points, on était soudain remarqué », rappelle Bertrand Lavier, dont l’amitié nouée autour d’un café en 1970 aux Deux Magots, n’a jamais faibli. Pour les aspirants critiques aussi,Art Press est un tremplin.« Catherine donnait sa chance aux gens sans couronne. C’était une université parallèle et libre qui valait tous les diplômes », se souvient son ami Dominique Païni, commissaire d’exposition, qui, vingt ans durant, tiendra une chronique cinéma dans la revue.

Des contradictions assumées

« Catherine incarnait pour moi ce que j’espérais de la critique d’art, ajoute Laurent Goumarre, producteur à Radio France.C’était une écriture précise à la première personne, avec des convictions. »Et des contradictions assumées. Ainsi a-t-elle écritun livre sur Dalí, après l’avoir tenu pour un surréaliste ringard. Intraitable sur les dérives extrêmes droitières et antisémites, Catherine Millet révèle les sympathies néonazies de l’artiste britannique Ian Hamilton Finlay et elle fait capoter son projet pour commémorer le bicentenaire de la Révolution française, en1989.

« Y aurait-il dans une œuvre quelque chose qui ferait reconnaître que c’est de la main d’une femme ? Je ne me suis jamais posé cette question. »
Catherine Millet

A contre-courant de la génération Mitterrand, elle étripe la « culture Lang » et l’art sous dialyse étatique, tance, deux décennies plus tard, les excès de la financiarisation de l’art et se moque des néoconceptuels qui répètent les gestes provocateurs de leurs aînés. Singulière depuis ses débuts, la revue Art Press consacre des numéros à la folie, à l’obscénité, à la corrida ou à la prostitution – sans s’obliger à dénoncer tout cela, naturellement.

Quant à ces plasticiennes longtemps méconnues, que le monde de l’art, désormais en quête d’une présence féminine, n’a de cesse d’exhumer des placards de l’histoire, elle les a promues dans un numéro entier dès la fin des années 1970, « mais sans que ce soit estampillé comme tel ». A longueur de colonnes, elle a défendu Gina Pane ou Orlan, qui ont fait de leurs corps le matériau de leur travail, ou encore Annette Messager et ses mythologies personnelles. Mais, en art comme dans la vie, Catherine Millet se méfie des essentialismes : « Y aurait-il dans une œuvre quelque chose qui ferait reconnaître que c’est de la main d’une femme ? Je ne me suis jamais posé cette question. »

Une revue aujourd’hui à la peine

Cinquante ans après sa création, Art Press reste un ovni dans le panorama de l’art, à rebours des modes, du marché, de l’immédiateté de l’information – les articles sortent souvent après la fin des expositions. Avec seulement 5000 abonnés &#8211 ;Beaux Arts magazine, plus grand public, en compte près de 37000 –, la revue, l’une des dernières à défendre les couleurs de la critique, est aujourd’hui à la peine. Mais elle garde son prestige, en France comme à l’étranger, le goût de la rixe et l’esprit libéral qui était le sien depuis le premier jour.

« “Art Press”, c’est un mirage. Faire écrire les gens gratuitement, c’est l’ancien monde ! »
Julie Crenn, critique d’art et curatrice

L’actuel rédacteur en chef, Richard Leydier, l’admet, l’ambiance à Art Press est « plus collégiale que familiale ». Mais, lorsque, voilà trois ans, un grave accident cérébral l’a paralysé, Catherine Millet lui a conservé sa place jusqu’à son retour, après une longue rééducation. « Peu de patrons auraient fait ça », dit-il, reconnaissant.

Ses contributeurs, qui n’ont pas été payés depuis un an, sont, eux, moins indulgents. « Art Press, c’est un mirage, grince la critique d’art et curatrice Julie Crenn. Faire écrire les gens gratuitement, c’est l’ancien monde ! »

Camille Paulhan, enseignante aux Beaux-Arts de Lyon et contributrice de la revue, partage son dépit. « Les réactionnaires trustent les pages, regrette-t-elle.Lorsqu’on parle de féminisme ou de postcolonialisme, on a l’impression de n’être que des paillettes qui viennent égayer les pages. » L’époque, riposte Catherine Millet calmement, « je la fais autant que les autres ». Et tant pis si « beaucoup de gens ne sont pas d’accord avec moi ». Ou plutôt tant mieux. Car « Catherine aime être agressée et ferrailler en retour », relève Dominique Païni.


Dans l’appartement de Catherine Millet, des fétiches africains et, aux murs, des clichés d’elle pris par son mari, Jacques Henric . PAUL LEHR POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »
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Echanges contradictoires, droits de réponse interminables : l’écriture pour le couple Millet-Henric est un combat et Art Pressse transforme souvent en ring. Fin mars, une vingtaine de pigistes, qui ont cessé d’écrire dans ses colonnes, lui ont adressé une lettre ouverte pour se désolidariser de la tribune « pro-Lévêque » et des éditoriaux « conservateurs ».

Elle s’insurge contre ceux qui voudraient l’enterrer : « Dans ce mouvement O.K. boomer [qui remet en cause la parole des baby-boomeurs], il y a de la jalousie. Quoi, vous êtes toujours là ? Le Covid ne vous a pas emporté ? Vous avez joui de tout, du sexe, de la paix, d’une période intellectuellement riche ? » Ses pigistes récalcitrants, elle les crucifie en quelques phrases : si quelques auteurs ont pu « s’évanouir à pas feutrés », c’est que « certains d’entre eux écrivaient comme des pieds ».


Catherine Millet, devant son appartement du 12e arrondissement de Paris, en avril 2021 . PAUL LEHR POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »
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Avec cette jolie méchanceté, elle s’impose, comme elle l’a toujours fait, en arbitre de la forme, faisant du style sa seule boussole. D’autant qu’elle a pris soin d’écrire, dans le même texte : « Que la revue soit ouverte aux contradictions, j’en sais personnellement quelque chose, y voyant chaque mois présentés des artistes qui ne sont pas dans mon goût et exposées des idées que je ne partage pas. » Bonne excuse ou vrai argument ? Là encore, elle sème le doute. Impassible est-il synonyme d’insensible ? Ce serait trop simple.

Juste après avoir terminé le texte qui documentait sa vie sexuelle, Catherine Millet s’était déjà remise à sa table pour écrire une autre Catherine M., inversée cette fois. Dans Jour de souffrance (Flammarion), publié en2008, toujours dans le registre de la dissection, elle exposait avec finesse sa douleur d’avoir découvert les infidélités de Jacques Henric.

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Oui, oui, la femme qui a des relations sexuelles avec tous les hommes qui le lui demandent, sauf lorsqu’ils lui réclament du sentiment en retour, est une sentimentale… Qui toutefois préfère coucher sa sensibilité sur papier. S’il fallait d’autres indices de ses paradoxes, on les trouve dans sa bibliothèque, où une photo de Jean-Paul II voisine avec un autre cliché célèbre, pris par son mari, celui de ses fesses. Elle voudrait brouiller les pistes, elle ne s’y prendrait pas autrement.

Roxana Azimi

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