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La solitude des professeurs

Yannick Haenel, Charlie Hebdo

D 10 janvier 2021     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Manif d’enseignants contre la loi Blanquer. Coco pour Charlie Hebdo.
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La solitude des professeurs

par Yannick Haenel

J’ai été professeur pendant plus de quinze ans. Ça a commencé au début des années 1990. J’étais fou de littérature, mon enthousiasme débordait, j’avais la vocation. À 21 ans, j’ai passé le Capes et l’agrégation de lettres modernes  ; j’ai eu les deux. Je me suis retrouvé, un mois et demi plus tard, sans préparation, face à une classe d’un lycée d’Orvault, dans la banlieue nantaise. Les élèves avaient 17 ans, quatre ans à peine nous séparaient, mon enthousiasme était contagieux. Puis, après cette année de stage, j’ai été muté en banlieue parisienne où j’ai enseigné dans des collèges, en ZEP (zone d’éducation prioritaire), à Villiers-le-Bel, Argenteuil, Louvres et dans bien d’autres villes encore du Val-d’Oise, ainsi qu’à Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines.

Je prenais le RER D à Châtelet (la ligne qui était toujours en grève) ou le train à Saint-Lazare, celui de 6 h 40, pour arriver à temps dans la cité du Val-Fourré, où j’enseignais à 8 heures du matin le français, c’est-à-dire la grammaire, la conjugaison, la poésie, le roman, le conte, tout quoi, à des enfants de 12 à 15 ans, dont les conditions de vie étaient le plus souvent violentes, parfois misérables. On apprenait des poèmes par cœur, on allait au Louvre voir des tableaux « en vrai » (époque bénie d’avant les protocoles de sécurité)  ; je me souviens que je leur demandais de regarder des films de Clint Eastwood qui passaient à la télé, parce que la scène de l’arrestation dans L’Inspecteur Harry me permettait de leur faire étudier l’air de rien la première page du Procès de Kafka. Un jour, un petit de 5e B : « Monsieur, on fait Kafka aujourd’hui  ? » (Émotion d’entendre ce nom dans un couloir de collège du Val-d’Oise.)

Aucun inspecteur n’est venu en seize années dans aucune des banlieues où j’ai travaillé : les pédagogues officiels ne s’aventuraient pas jusqu’à ces quartiers qu’on commençait à dire « perdus pour la République ». Mais, perdus, ils ne l’étaient pas : il y avait nous, les professeurs.

Moi qui ne le suis plus, il m’arrive de me demander si la République a encore un sens, mais je sais que les professeurs lui donnent le sens qui lui manque : la République, c’est eux qui l’incarnent.

Car la République n’est pas un principe abstrait, pas même un ensemble de « valeurs » : c’est une femme ou un homme qui fait lire un texte de Rimbaud dans une salle de classe à des jeunes gens qui parlent français, viennent d’Algérie, du Mali ou d’ailleurs, sont chrétiens, juifs, musulmans, athées ou rien du tout. La République, c’est ça : une trentaine de jeunes gens tous différents et un prof, différent lui aussi, qui discutent de l’histoire et de la poésie, qui essaient de comprendre ensemble ce qu’est le monde, ce que sont les langues, ce que sont une passion, un événement, un conflit, ce que sont le passé, le présent, l’avenir.

Puis, tout s’est durci,
et ma joie a disparu

Ceux qui n’ont pas été seuls, une fois, face à une trentaine d’élèves à Mantes-la-Jolie ou à Sarcelles ne savent pas ce qu’est la société française, ils croient qu’ils font de la politique, mais en réalité ils pérorent devant une classe vide qui s’appelle la France.

Très vite, j’ai eu des difficultés. La solitude est pesante quand on est aux prises avec des enfants dont la violence est à la fois le quotidien et l’horizon. Quand il faut s’interposer entre les Asiatiques et les Maghrébins qui se font une guerre de quartier dès l’enfance, comme à Villiers-le-Bel. Quand les fins d’après-midi, les adolescents ne tiennent plus en place.

Mais s’occuper des difficultés des autres, n’est-ce pas la beauté de ce métier  ? Ça me plaisait d’être à l’écoute, d’être là, vraiment là à chaque instant (car trois secondes d’inattention, et la situation explose). J’aimais expliquer, éclaircir, apaiser, m’asseoir à côté d’un élève et regarder avec lui ce qui n’allait pas dans sa rédaction  ; j’aimais trouver les mots pour lui – mieux : l’aider à trouver les siens.

Et puis, alors que j’enseignais au collège Eugénie-Cotton, à Argenteuil, il a commencé à y avoir des problèmes religieux. On était en 1993–1994, je crois, on ne savait pas très bien ce qui se passait. Les élèves venaient en classe le matin avec une agressivité nouvelle  ; le prétexte était souvent absurde, insignifiant : je leur expliquais une règle de grammaire, et ils protestaient. Une après-midi, je rendais des « interrogations écrites » : un élève qui n’avait pas eu la moyenne a prétendu, devant toute la classe, que je l’avais mal noté parce que j’étais « raciste ». Après le cours, parlant avec lui, il m’avoua que c’était «  l’imam qui l’avait dit ». J’ai compris que tout ce que nous affirmions en classe était systématiquement repris et contesté le soir, lors de l’« aide aux devoirs » : les Frères musulmans commençaient à s’infiltrer dans les cités.

Puis, tout s’est durci, ma joie a disparu, et de retour à Mantes-la-Jolie, dans l’un des collèges du Val-Fourré, un élève, un matin de septembre, m’a insulté. Avais-je perdu la flamme  ? J’ai été pris soudain d’une immense lassitude, j’ai quitté la salle de classe et ne suis plus revenu. Arrêt longue maladie, dépression, comme tant d’autres collègues. Pas envie de parler de cet enfer-là. Juste dire que j’ai réussi à reprendre, j’ai fait encore cinq années dans un bon lycée, mais c’était trop tard : un matin, je n’ai plus eu la force. J’étais usé à 36 ans. Heureusement, j’avais la littérature : je me suis mis à écrire des romans.

J’aimerais dire une chose simple : je ne crois pas qu’on se rende compte de la vie réelle des professeurs. De ce qui se passe dans les classes des collèges et lycées, aujourd’hui, en France. De la difficulté qu’il y a à enseigner. De la beauté qu’il y a à se battre contre les difficultés. De la grandeur des enseignants, qui savent que la difficulté est l’enseignement lui-même. Je ne crois pas qu’on se rende compte de la solitude des professeurs.

Yannick Haenel, Charlie Hebdo 1485 du 6 janvier 2021.

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Profs, l’Éducation nationale est là pour vous (ou pas)

par Jacques Littauer

Ce n’est pas une nouveauté : le métier de professeur est difficile et déconsidéré. Le manque de soutien de la hiérarchie, qui privilégie presque toujours les élèves et leurs parents, ne facilite pas la tâche déjà ardue. C’est aussi ce que met en lumière la tragédie de Samuel Paty.

«  À chaque instant, tant sur le plan pédagogique que sur le plan personnel de la protection de Samuel Paty, l’institution scolaire a été à ses côtés.  » Tel est le discours officiel. La réalité est un peu différente. Sollicité par la principale du collège, le « référent laïcité », inspecteur de l’académie de Versailles, a rencontré le professeur, dont il pensait, avant de le voir, qu’il ne « maîtrisait pas » les règles de laïcité et de neutralité.

À la suite de l’entretien avec celui-ci, qui s’est tenu le 9 ­octobre, l’inspecteur confirme : M. Paty a commis une «  ­erreur  », car il aurait « laissé penser qu’un critère religieux pouvait induire des activités pédagogiques différentes pour une même classe ». Et l’inspecteur de se féliciter que cette erreur ait été « reconnue  » par la principale et l’enseignant. Le 13 octobre, sur les conseils de l’inspecteur, Samuel Paty et la principale portent plainte. À aucun moment le professeur ne bénéficie d’une protection. Il est assassiné le 16.

S’il reste à connaître les détails exacts de ces terribles jours, le moins que l’on puisse dire est que l’Éducation ­nationale n’a pas fait barrage de son corps pour protéger l’enseignant menacé. Elle n’est d’ailleurs pas la seule : au sein des profs du collège, la défense de Samuel Paty était, alors, loin d’être unanime.

Le phénomène est général : lorsque l’on interroge des ensei­gnants de collège et de lycée, les réponses sont toujours les mêmes : « lâchés », «  seuls », « présumés fautifs »… Loin de se sentir épaulés par l’administration, leurs chefs d’établissement ou l’académie, les profs connaissent toutes et tous le mot d’ordre implicite, mais insis­tant, du ministère : « pas de vagues ». Ils en avaient fait, il y a plus de deux ans déjà, un mot-clé à succès.

À l’époque, en octobre 2018, c’est la diffusion d’une ­vidéo – glaçante – d’une enseignante menacée avec l’arme (on appren­dra qu’elle était factice) d’un lycéen qui met le feu aux poudres. De nombreux profs dénoncent alors ces élèves insolents, absents ou franchement dangereux, mais trop rarement sanctionnés. Ou leur direction qui leur reproche d’être «  trop susceptibles » parce qu’ils s’offusquent de se faire insulter par des adolescents qui ne maîtrisent ni leur poussée d’hormones ni la politesse la plus élémentaire.

Rendre au métier
de professeur
ses lettres de noblesse

Et ne croyez pas que cela ne concerne que quelques banlieues déshéritées. Comme me le confirme un ami prof dans un lycée parisien, «  les élèves savent que la porte du bureau du proviseur leur est toujours ouverte, littéralement. Moi, si je veux le rencontrer, je dois prendre rendez-vous ». Pour lui, l’explication est ancienne : mettre l’école au service des élèves, belle idée, sans doute, mais qui, comme le reste, a été dévoyée par consumérisme, faisant des jeunes les rois du bahut, le tapis rouge étant déroulé aux parents, qui peuvent venir se plaindre des enseignants de leurs rejetons à volonté.

Alors, bon, les grands discours sur la République, ce n’est peut-être pas totalement inutile, mais ce qui serait plus efficace, c’est de rendre au métier de professeur ses lettres de noblesse, en en faisant à nouveau une profession sûre, bien payée, qui donne envie qu’on l’exerce, plutôt que de devenir un choix par défaut, avec les conséquences que l’on sait sur le niveau des élèves. Et l’avenir de notre société.

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