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La psychanalyse est un « combat pour la vie » par Julia Kristeva

Nota sur les décapitations

D 3 novembre 2020     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dans le cadre des rencontres organisées par l’International Psychoanalytical Association (IPA), Julia Kristeva et Dominique Scarfone - médecin et psychanalyste (Montréal) - ont échangé leurs idées au sujet de l’impact que la situation que nous vivons actuellement (autour du Covid 19), peut avoir sur nos vies personnelles et professionnelles. Parmi les thèmes abordés : la vulnérabilité et l’impotence constitutive de l’être humain, la violence et ses formes variées et la notion de diligence entre autres.

Cet entretien date du 14 juin 2020, mais les thèmes abordés dépassent le cadre de la pandémie par leur universalité

La psychanalyse est un « combat pour la vie » par Julia Kristeva [1]


IPA Webinar : La situation virale et ses résonances psychanalytiques

Je suis persuadée, quant à moi, que l’analyste ne parle en analyste que dans l’étrangeté de la séance, et que tout le reste, auquel nous sommes obligés de participer, parce que nous sommes, hommes et femmes, des êtres politiques, relève du moment historique dans lequel s’inscrit l’inconscient. Je suis sensible à la nouvelle étrangeté, spécifique, à laquelle nous confronte la situation actuelle.


L’étranger sur-vivant

Je suis une étrangère, qui a la chance d’être en apparence très intégrée, voir honorée, en France. La situation de la viralité m’a permis de comprendre quelque chose, que je savais déjà, et qui m’a été révélé par mes patients et par cette épreuve humaine : je suis une sur-vivante. L’épreuve du confinement, et sa variante le déconfinement, font de nous des sur-vivants. Je le dis en me permettant d’impliquer, au mieux que je puis, l’intimité, la mienne et celle de mes analysants. Je suis née deux jours après la déclaration de la seconde guerre mondiale. Une enfance frappée par la guerre, puis une adolescence marquée par la Guerre Froide – ce sont des situations de sur-vivance. L’exil aussi est une survivance. En deçà, ou au-delà de l’étrangeté, l’état d’exil est un état de vie menacée ; il peut y avoir des camps de concentration, des exclusions en tout genre qui vous mettent à mort physiquement ou psychiquement, qui vous empêche de penser, de vivre en définitive… Tout cela m’a toujours habitée. Et j’essaie de le dire dans mon engagement comme psychanalyste, de l’entendre chez mes patients, de l’écrire dans mes romans…

En relisant dans ce contexte Malaise dans la civilisation, j’étais « rassurée » par une phrase de Freud qui m’avait échappée jusqu’à présent. Cet homme dont chacun sait qu’il était triste, voir pessimiste, propose « une brève formule » pour « l’évolution de la civilisation » : « le combat de l’espèce humaine pour la vie » [2]. La lutte pour la vie est l’ essentiel d’une civilisation. Se battre pour la vie, voilà ce qui nous saisit, à ce moment extrêmement significatif, où la viralité est perçue, non pas comme quelque chose qui nous assaille de l’extérieur – en raison de l’hyper-connexion ou, de tel ou tel développement orageux et outrancier du capitalisme, de la consommation, de la dévastation de la terre – mais de notre intérieur : l’agent pathogène est en nous ; se développe en nous, nous en sommes.

Il y a encore quelques mois, dans le monde ante-Covid, « virus » était devenu une métaphore universelle. Je l’employais moi-même, je disais « viral », et j’entendais : accélération de la communication, contagions précipitées, inflammation, séduction foudroyante, l’explosion de la mise à mort de soi-même et de l’environnement. Nous avons eu plusieurs expériences de ce type : les réseaux sociaux sont viraux parce qu’ils nous attirent, nous séduisent, puis ils nous détruisent ; les gilets jaunes étaient viraux parce qu’ils ont révélés des désirs innomés et ont cassé Paris avec les Black-blocks ; les twittes viraux du président Trump démantèlent ce qui reste du multilatéralisme.

Maintenant nous savons tous que cette planète que nous habitons était habitée, bien avant nous, par des virus. Et comptes-tenus des différentes activités que nous menons inconsidérément, ces virus deviennent de plus en plus menaçants – une menace de plus en plus incertaine. L’analyste interroge le combat pour la vitalité contre la viralité et, en même temps, l’incertitude – qui est maintenant au centre de nos existences.

Nous accusons les scientifiques et les politiques d’être incertains, mais c’est l’abyssale incertitude des frontières entre la vie et la mort qui nous frappe de plein fouet. L’essor des techniques et notre incapacité de les contrôler sont telles que si ce virus disparaît, d’autres vont apparaîtront. Comment nous préparer à vivre avec ces menaces présentes dehors/dedans, à l’extérieur et à l’intérieur, intime/extime ? Avec lesquelles nous avons cohabité depuis des millénaires, mais qui deviennent maintenant le symptôme de notre civilisation, et frappent d’incertitude ce que nous appelons « nos valeurs ». La psychanalyse qui est née de ces préoccupations. Elle doit désormais se réinventer, rebondir, alors que les symptômes deviennent plus aiguës que jamais.

Est-ce possible ? Quels sont les particularités, les symptômes de cette sur-vivance que nous avons découvert avec nos patients ? Où en est l’expérience clinique de l’analyste ? Est-ce que le cadre analytique est modulable ? Et comment ?

La position phobique centrale

Dans un monde viral, qui tend à devenir binaire pour se défendre, la psychanalyse occupe une position extrême, atopique pourrions-nous dire, à l’extérieur de ce duo : « viralité incertaine vs binarisme démesuré ». Nous sommes appelés à développer beaucoup de d’efforts, de courage et de tact si nous devons parvenir à sauvegarder cette place que Freud nous a confiée : un combat pour la vie, une vie indissociablement psychosomatique.

Est-ce que cela demande de la distance ou de l’empathie ? Le transfert-contretransfert se bâtit sur les deux – excusez-moi d’être dialectique. J’étais frappée par la proximité que demande la session analytique, tout particulièrement celle par téléphone. Certes, autrement que sur le divan. Vous écoutez des personnes qui vous parlent par téléphone, ou qui viennent masqués, qui ont des proches qui sont au bord de la mort, qui vivent avec cette menace au moment même où ils vous parlent. Le pacte analytique appelle chacun des protagonistes, et l’analyste en particulier, à un travail sur soi qui ne doit pas rester dans la distance seulement, mais qui devrait retrouver la distance tout en ayant épousé le désastre, le trama. Ces traumas, l’analysant n’est venu que pour pouvoir les nommer, et l’analyste seul peut les entendre. Le discours macro-politique des mesures, les statistiques, l’économie, les engagements idéologiques ne participent pas de cette dimension. L’analyste est sollicité pour être à la hauteur du trama. Le trama qui révèle le centre de l’humain, la singularité de chacun, et que la pandémie le met à jour. Pour cela il ne suffit pas d’écouter uniquement avec l’oreille, mais avec la chair des mots [3]. Michel de M’Uzan disait dans un de ses séminaires que « l’organe de l’analyste » était ses zones érogènes. Bien sûr, mais ce n’est pas assez. L’analyste offre une écoute particulière qui entend la chair. Si on est incapable de s’ouvrir à une telle écoute, qu’on fasse de la diplomatie, de l’humanitaire ou de la pharmacie, mais la vocation analytique est cette co-présence aux tramas. Sans cela nous ne sommes pas à la hauteur du phénomène que j’ai appelé une sur-vivance.

Evidemment beaucoup d’analysants se sont plaint de la solitude que leur impose le confinement et le déconfinement. Elle était déjà préparée par la situation pré-virale : je pense à la solitude de l’internaute croyant ne pas être isolé parce qu’il était connecté. Mais aussi à la solitude enkystée dans le cadre familial confiné, ou dans d’autres formes de désocialisation physique, qui devient une mousse implosive ou explosive. Je dis mousse parce la désintégration et la fragmentation consciente ou inconsciente, vous saisit comme une angoisse du vide, ou comme une attaque de persécution qui ne peut survivre que par le déchainement de la haine et de la violence. La séance devient alors le seul lieu où cette déliaison toxique peut avoir une chance de se faire entendre. L’analyse est alors exposé à la position phobique centrale du psychisme. Ilse et Robert Barande, dans leur Rapport sur la Perversion [4] font le lien entre cette position phobique centrale et la néoténie – le fait que les êtres humains sont nés inachevés. Il en découle une de fragilité co-existentielle, co-essentielle, à la condition humaine. Face à la pandémie et à son taux croissant de mortalité, qui se manifeste dans « l’angoisse de séparation », de « castration », ou le « manque » la position phobique envahit la séance. J’ai entendu comment notre finitude humaine révèle la panique du néotène : la dépendance de l’infantile s’est manifestée sous la forme d’une catastrophe identitaire, d’un effondrement qui n’est pas le mélancolique (dépendant de l’objet) mais phobique (révélateur de la mort à soi).

Du trauma à la membrane

Notre clinique a eu cela de particulier qu’il fallait écouter au téléphone. Ne pas voir, de ne pas recevoir, mais écouter ceux qui étaient, qui sont dans une solitude explosive ou dans une phobie de désintégration, et qui ont maintenu cependant le désir transférentiel de nous parler. J’avais l’impression que le téléphone, à côtés du patient sur son lit ou sa table, et moi l’entendant de mon bureau, n’était plus un objet technique, un outil, un fétiche, un artifice. Le téléphone devenait une membrane nous permettant d’entrer par la voix de l’analysant, et par l’écoute de l’analyste, dans le trauma lui-même.

Une phrase de Proust m’avait interpelée, que je ne comprenais pas très bien avant cette nouvelle manière de pratiquer l’analyse par internet : l’écrivains se souvient de l’enfant en lui qui écoutait le « craquement organique des boiseries ». Proust invite le lecteur à rejoindre le craquement organique de la parole. La parole craque dans les intonations, dans les néologismes, dans l’inexactitude, dans la précipitation ou au contraire dans l’essoufflement. J’y saisi l’impossibilité d’être, un craquement de l’identité elle-même qui pourtant se cherche. Il importe de ne pas se laisser séduire, cajoler, réparer ; mais de trouver un son, une interprétation ou pas, savoir peut-être simplement l’accueillir en silence. Cette sollicitation-révélation n’est-elle pas inhérente à toute séance analytique ? Quel qu’en soit l’environnement social ? Bien sûr, à ceci près que la crise virale-vitale et la membrane téléphonique les aiguisent et dénudent de matière excessive, privé de la sensorialité présentielle qui elle demeure indispensable car étayant, et conduisent le transfert aux limites du vivant.

***

Quand je dis que j’entends les traumas, je ne dis pas que les analysant parlent davantage de leur trauma pendant la pandémie en séance par téléphone. Mais ils laissent entendre avec un dénuement particulier et onirique le trauma potentiel. Par exemple, une patiente m’avait toujours dit que sa mère était « difficile », maintenant elle parle de folie. Elle me confie des détails épars de cette folie, et je saisis que le fait de me déposer ce fardeau est une manière vengeresse de me charger du « craquement organique » en ce déchargeant – sans la honte et/ou l’excitation du corps à corps. Acte de confiance, mais aussi d’agressivité. L’inconscient n’est pas qu’un appel de contenance, il est un appel à la désintégration de celui ou celle qui va contenir. Cette ambiguïté de la relation analytique devient plus aiguë dans les séances par membrane téléphonique. L’analyste, dans la situation de confinement, se donne à fond dans l’écoute et dans l’interprétation, dans la mise en élucidation de la pulsion agressive qui habite le patient.

Un autre patient en position idéalisante de son analyste, dont j’entends parler en supervision, en revenant après le confinement, trouve que le produit que l’analyste emploie pour assainir est vraiment très toxique – se laisse entendre comme une manière de dire au psy : « Vous être toxique, votre être tuant, je ne supporte pas la mauvaise mère en vous dont j’essaie de me faire débarrasser ». Ni dans la contenance ni dans le déni, cette ambiguïté que j’entends d’emblée je ne me presse pas de l’interpréter, je la laisse résonner : qu’elle suive son chemin propre, notre chemin, entre nous, à peine séparés par la membrane.

Quelques-uns de mes amis analystes mon dit : « Avec la pandémie, on est sorti du confort ». Je m’étonne : j’ai choisi d’être analyste pour échapper précisément aux diverses formes de contrôle – donc de confort – qui sous-tendent les professions de soin – aussi héroïques soient-elles. Là, dans le défi du patient revenu après le confinement, s’amorce une vengeance qui est aussi un désir de tester la vitalité de l’analyste : sa capacité de s’identifier avec le trauma, mais aussi de survivre à l’attaque – comme Freud nous demande en parlant du « combat de l’espèce humaine pour la vie ». Entendre la chute, la désintégration subjective, oui ; mais en essayant de faire de ce trauma une expérience intérieure. Tel est le rôle de l’analyste : trouver une métaphore, un récit, un certain silence, pour que ce trauma devienne une expérience intérieure.

Transfert/contretransfert : l’expérience intérieure

Qu’est-ce que l’expérience intérieur ? Je vous rappelle la définition de Georges Bataille : « l’approbation de la vie jusque dans la mort ». Ainsi comprise l’expérience intérieure est une « contestation permanente ». L’entendons-nous vraiment quand le patient nous parle, y compris quand il se plaint, quand il complimente, où quand il nous attaque ? Il nous amène une contestation. Il ne s’agit pas seulement de contenir comme nous l’avons appris de Klein ou de Winnicott. Car celui qui accepte de faire une analyse tente de contester son repli sur soi, les modèles qu’on lui donne, intégrés ou pas, et il nous demande de l’aider à se refaire. Pratiquer l’analyse comme une contestation permanente du retrait en soi et une ouverture vers l’autre qu’il ne connait pas. Il y a de l’autre – en face et en soi –, mais il ne sait pas qui il est. Je suis cet autre, dit l’analyste. Et comme l’autre est incertain, ce que nous, analystes, nous devons essayer de d’esquisser pour le faire advenir, c’est le provisoire de l’interprétation. Cela reviendra, va continuer et je suis là. Je est l’autre qui participe à cette expérience intérieure. Le Covid nous a imposée de prendre conscience de cette expérience, de la part d’approbation et de contestation qui la constitue.

Faut-il accepter de faire ce travail par téléphone ? Je dis oui, s’il n’y a pas d’autres solutions. Provisoirement. Sans dénier l’aspect agressif que recèle l’utilisation des facilités techniques. Interprétons-le. Et surtout n’abandonnons par nos divans. Pour analyser avec la chair des mots qui mobilise la capacité de tous les sens, il est impératif des maintenir le cadre fauteuil/divan. L’ouïe, Colette le disait, est le plus abstrait, les plus intellectuel des sens. La voix est corporelle, mais cela ne suffit pas. La position, les gestes, l’odeur du cabinet, la sensation qui contient la désintégration, demeurent des éléments contraphobiques princeps. Ils ne sont pas seulement contenant, mais dénouant la phobie vers une réincarnation nouvelle, vers une transformation, par l’interaction avec le corps de l’autre. La chair des mots est un signifiant, qui nécessité la présence réelle des deux, analyste et analysant. Vous le voyez, je plaide pour un lacanisme incarné. Donc, maintenons les séances présentielles autant que possible en essayant aussi de varier les possibilités de sur-vie.

La disponibilité de la mort : destructivité et liberté

J’ai relu Hamlet à cause de Dostoïevski [5]. Le personnage de Shakespeare emploie la notion de readyness, que Bonnefoy traduit par « disponibilité » plutôt que par « être prêt » [6]. Ce à quoi Hamlet/ Shakespeare est prêt ou disponible, c’est la mort. La mort qui l’entoure, qui est dans l’humanité, mais que lui-même ne se refuse pas à donner. Hamlet est agent et victime. Finalement Shakespeare entend sa voix et la pièce se termine par l’invraisemblable promesse de Fortinbras d’entendre le « message » d’Hamlet, et de continuer à interpréter sa readyness, sa disponibilité. Ce passage du dernier acte de la pièce conduit à penser qu’il s’agit de la disponibilité de la mort, autrement dit de la coprésence de la mortalité dans la vie même, et à partir de là aux implications éthiques qui en découlent.


Découvrez le livre

Il n’y a pas de politique de la psychanalyse mais la psychanalyse est dans le politique. Quand nous travaillons sur cette subjectivation de l’affirmation de la vie jusque dans la mort, et que nous essayons de réveiller une subjectivité de contestation du repli par l’éveil d’un mouvement vers l’autre – l’étranger en nous, nous nous affrontons à la vulnérabilité, à la pauvreté, au handicap, au féminin – y compris dans le sens archaïque du « féminin » qu’on continue à réduire à la castration et au manque. Contre ces situations ou expériences et à l’ombre du confinement ont eu tendance à se heurter les « noyaux phobiques » retournés en manie anti-femme, voir en féminicide.

L’écoute qui prend en compte la vulnérabilité sous toutes ces formes, résonne avec la recherche de justice, elle esquisse une nouvelle éthique. Une éthique qui n’est pas fondée sur les normes – bien que des normes soient toujours sous-jacentes à l’organisme vivant et qu’il soit impossible d’ignorer le binaire puisque le langage est binaire. Les phonologues ont montré que sans le binarisme il n’y a pas « papa », « maman » : les discriminations phonologiques ouvrent la voie au lexique, à la grammaire, au jugement, à l’argumentation, à la pensée où le binarisme se complexifie, bien sûr, mais reste néanmoins sous-jacent. Mais, contrairement à la morale qui est fondée sur des normes duelles, l’éthique est fondée sur des choix. « J’ai le choix de choisir », le degré zéro de la liberté.

La liberté n’est pas une notion analytique. J’ai fait il y a quelques années une conférence sur la psychanalyse et la liberté[ [7]. Freud avance que par le refoulement l’humanité essaie de restreindre les libertés pour se protéger. Il ajoute au refoulement le surmoi, et laisse entendre que la liberté se faufile à travers ces instances comme une transgression. A cette dimension, nous ajoutons aussi celle de la créativité, de l’innovation, de l’ajustement. Ainsi la liberté mise en avant par Simone de Beauvoir est perçue comme capacité de se transcender – pas forcément au-delà, vers le haut, mais à l’horizontale, avec les autres. Cette expérience, l’analyste ne la formule pas, mais la pratique avec l’analysant. Il se transcende en l’autre, en se mettant en question avec l’autre. Une mutualité des altérité s’ouvre ainsi – à travers le langage. Face aux contraintes et aux incertitudes de l’ère du Covid, cette mutualité qui advient dans le transfère-contretransfert est reçue comme une liberté élémentaire, fondamentale, mais transcendante, qui ne résiste pas à la viralité et à l’effondrement, mais les repousse et sur-vit.


Le care, la reliance maternelle et le féminicide

En revanche, si le noyau phobique explose en actes maniaques il peut conduire à l’homicide, et on a constaté une augmentation des cas de féminicide pendant la période de confinement.

Mille et une explication de cela. Je voudrais y ajouter la problématique du care, du soin. Le care est devenu un concept social grâce aux sociologues britanniques qui l’ont emprunté à Mélanie Klein, et ont demandé à l’Etat d’être plus sensible, plus émotif, et plus gratifiant – subventionner le chômage et la formation, budgétariser les plus faibles, etc. Dans le contexte du Covid, dans les familles ordinaires – si cela existe – le poids du care tombe souvent comme un devoir sur les femmes, les mères de famille. Cette situation donne une sorte d’autorité au féminin qui peine encore à s’affirmer à l’extérieur, et se confronte au noyau phobique des autres participants de la famille qui se sentent dépendants voir écrasés par l’emprise de ce care féminin. La femme qui tient debout, tout en faisant les courses, le ménage et la cuisine, est perçue comme l’agent (le seul ?) de la toute puissante société qui confine, contraint, domine… et focalise la violence. Ce positionnement du care peut conférer une position d’autorité qui, quand elle n’est pas élucidée et ajustée peut provoquer déni et attaque du noyau phobique centrale qui déclenchent la réaction maniaque féminicide.

Il y avait des réactions contraphobiques de ce type au niveau social en France quand l’Etat a reconnu et pris en charge certaines revendications. Il s’est trouvé certaines âmes médiatique disant que l’Etat devenait une big mother. Ils avaient peur d’un Etat trop maternel. La puissance du féminin, imaginaire ou réel est phobogène. Le féminicide ne renvoie pas seulement à l’assujettissement des femmes au pouvoir machiste, il ne se réduit pas non plus à une réaction au complexe de castration de l’homme. Avec et à travers cette symptomatologie c’est la capacité de la reliance maternelle à faire face au désastre, de s’affranchir de la domination et de s’investir qu’il importe d’élucider, de soutenir et de valoriser. Car elle continue à susciter dénégation, obscurantisme et destructivité mortifère.

Un travail délicat de rééducation, de pédagogie, d’accompagnement des garçons depuis l’école est nécessaire pour aborder la bisexualité psychique et sortir de l’affrontement binaire des sexes. C’est un champ qui s’ouvre à travers la « guerre des sexes » [8] qui n’est pas nouvelle. Mais le désarroi humain causé par la viralité nous a amené à le réévaluer, en particulier pour ne pas limiter le care, le soin, réduit à l’aptitude à contenir (the containment cher aux kleiniennes) ou de résilience (lorsqu’elle est entendue comme une « mental digestion » par les bionniens) ; mais de l’envisager comme une expérience intérieure telle que l’entendait Georges Bataille : une contestation du repli phobique pour faire jaillir de nouveaux objets pour de nouveaux liens.

La perte du champ social lié au confinement a aggravé les maladies mentales. Parce que les canaux qui permettent de canaliser la libido – telle que la simple promenade ou l’échange avec les voisins, jouer au golf ou la pétanque, voir la pause-café avec les collègues du travail – ne sont plus accessibles, l’accumulation de la libido explose les terrains déjà fragiles. Les analysants qui ont poursuivi une cure par téléphone, ponctuée ou relayée par du présentiel, ont pu aborder l’inachèvement humain, leur noyau phobique centrale que recouvrait d’autres symptômes et notions – séparation, manque, castration, pulsion de mort, etc…

Dangerosité et altérité

Peter Piot, un des meilleurs spécialistes en virologie, qui a été directeur de l’ONU sida, codécouvreur de l’Ebola, a eu le virus de manière grave. Le texte qu’il a publié, trouvable sur internet [9], parle de cet état entre vie et mort qu’il a éprouvé, et parce qu’il est personnellement concerné, parce qu’il sait combien le virus est vivant, et qu’il connait toutes ces incertitudes biologiques et pharmacologiques de la pandémie, ce grand savant préconise « l’accompagnement personnalisé » de chaque individu menacé. Ses préconisations pourraient être celles d’un psychanalyste, avec quelques adaptations spécifiques qui tiennent compte de notre expérience singulière. Celle-ci met en évidence la fragilité essentielle de l’être parlant et lui permet de se subjectiver avec la meilleure longévité possible. La Présidente de la Commission européenne a choisi cet homme comme conseiller.

***

Il nous faut faire face aux dangers. Est-ce que la psychanalyste n’a pas été inventée parce que nous sommes dangereux les uns pour les autres ? La dangerosité de l’autre peut prendre une forme liberticide. Le danger n’est pas moins inerrant à l’altérité. Si on ne sait pas ça, ce n’est ni la peine d’être analyste ni de faire une psychanalyse. La pandémie invite la psychanalyse contemporaine à vivre ces limites, à les accepter et à les moduler. Les civilisations survivent en ne se fixant pas sur leur passé, mais en s’inventant des modes vie le moins morbides et liberticides possibles. La nôtre en est-elle encore capable ? Les contraintes font partie du pacte social. En les acceptant, mais aussi en sachant dire stop aux mesures et aux modèles potentiellement totalitaires. Encore cette dialectique de l’empathie et de l’altérité, de l’intime et de l’extime que nous élaborons en permanence dans le processus transférentiel/contretransférentiel

***

Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste. Je me définis comme une pessimiste énergique. Et je constate que beaucoup d’entre nous, dans ce contexte ont osé réinventer l’expérience analytique et continuent à le faire.



Julia Kristeva

Julia Kristeva est écrivain, psychanalyste et professeur émérite à l’Université Paris VII –Denis Diderot, elle est membre titulaire de la Société Psychanalytique de Paris (SPP) et docteur honoris causa de nombreuses universités où elle enseigne régulièrement aux Etats-Unis, au Canada et en Europe. Commandeur de la Légion d’honneur, Commandeur de l’Ordre National du Mérite et premier lauréat du Prix Holberg en décembre 2004, Kristeva reçut le Prix Hannah Arendt en décembre 2006 et le Prix Vaclav Havel en 2008. En 2008, Julia Kristeva crée le Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes. Elle est auteur d’une trentaine d’ouvrages dont La Révolution du langage poétique, Histoires d’amour, Soleil noir. Dépression et mélancolie, Le temps sensible : Proust et l’expérience littéraire, La trilogie Le génie féminin : Hannah Arendt, Melanie Klein et Colette, La Haine et le Pardon, Cet incroyable besoin de croire (2007), Possessions, Meurtre à Byzance, Seule une femme, Thérèse mon amour (2008), Pulsions du temps (2013), L’Horloge enchantée (2015). Son travail a été publié en anglais et la plupart de ses livres sont disponibles dans les langues mondiales les plus courantes.

Dominique Scarfone

Dominique Scarfone est médecin et psychanalyste, professeur honoraire au Département de psychologie de l’Université de Montréal, analyste formateur à la Société et à l’Institut psychanalytique de Montréal (Société canadienne de psychanalyse, affiliée à l’API). Il dirige le séminaire continu « Penser avec Freud » à la Société psychanalytique de Montréal. Il a été rédacteur adjoint de l’International Journal of Psychoanalysis et siège présentement à l’exécutif du College de cette même revue ; il est également membre du comité de rédaction du Psychoanalytic Quarterly et de comités internationaux de plusieurs autres revues.

Crédit : www.kristeva.fr
www.IPA.world


Nota sur les décapitations

En résonance avec l’actualité récente de l’inadmissible décapitation du professeur Samuel Paty, ce document, que je vous livre, brut, m’a interpellé :


ZOOM : cliquer l’image

La quatrième de couverture indique que ce document a été publié à l’occasion d’une exposition du musée du Louvre de 1998 (Plus ICI). C’était avant le déferlement de l’hystérie islamiste (L’attaque des Tours de New York, c’était en 2001).

Ce document montre que les décaptions ont été pratiquées depuis que l’homme est sur terre, mais la plupart y ont renoncé, les islamistes, pas !

Et, dans nos écoles qui avaient prévu d’honorer Samuel Paty, le 2 ou 3 novembre par une minute et la lecture de la lettre de Jean Jaurès aux instituteurs, comme inntroduction à une séance de réflexion-discussion, ACTU STRASBOURG du 3 novembre, note plusieurs incidents : Des élèves justifient la décapitation de Samuel Paty lors de la minute de silence à Strasbourg

Sur les six incidents survenus dans cette académie, lundi 2 novembre, lors de l’hommage à Samuel Paty, assassiné le 16 octobre, deux font l’objet d’une enquête du ressort du parquet de Strasbourg.

Quel triste constat ! Et combien pensaient de même sans oser se manifester ? L’hydre islamiste, même combattue et vaincue militairement, peut encore compter sur ses "jeunes pousses" !!!. Elles sont en jachère au sein de nos écoles.


[1Ce texte est la transcription des propos de Julia Kristeva, relus et édités par elle-même et Léo Brillard lors du Webinaire de l’IPA « La situation virale et ses résonnances psychanalytiques », 14 juin 2020, discussion entre Virginia Ungar, Julia Kristeva et Dominique Scarfone

[2Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p.77-78

[3Kristeva, Julia, « La chair des mots », Colloque"Interprétation" de la SPP, le 19.11.2011, PalaisBrognart, Paris, et voir http://www.kristeva.fr/la-chair-des-mots.html

[4Kristeva Julia, « Antinomies du concept de perversion et épigenèse de l’appétit d’excitation : notre duplicité d’être inachevé », de Ilse Barande et Robert Barande ,Revue Française de Psychanalyse 84 (4), 2020 : 1423-1438

[5Dostoïevski F., Les Démons, in Œuvres Romanesques 1869-1874, trad. André Markowicz, Actes Sud, 2016, p.297 Kristeva Julia, Dostoïevski, Buchet/Chastel, coll. « Les auteurs de ma vie », 2020. Voir aussi, Kristeva Julia, « Dostoïevski, l’écriture de la souffrance et le pardon », in Soleil noir. Dépression et mélancolie, Folio essai, 1989, pp. 183-226

[6Voir, Scarfone, Dominique. « De la disponibilité au transfert. La leçon d’Hamlet »,Revue française de psychosomatique, vol. 53, no. 1, 2018, pp. 5-20.

[7Voir, Kristeva Julia, « Psychanalyse et littérature » Montréal 18-20 juin 1998, repris in L’avenir d’une révolte

[8Kristeva Julia, « Guerre et paix des sexes », in Seule une femme, Nouvelle éditions de l’Aube, 2013, pp. 215-259

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2 Messages

  • Viktor Kirtov | 19 novembre 2020 - 17:15 1

    Dans le cadre des rencontres organisées par l’International Psychoanalytical Association (IPA),
    Dans l’épisode d’aujourd’hui, Julia Kristeva aborde la question de la perversion :


    Plus sur le site de Julia Kristeva


  • Viktor Kirtov | 7 novembre 2020 - 14:30 2

    Lors de la minute de silence en hommage au professeur assassiné Samuel Paty, qui s’est déroulée lundi, l’Education nationale a recensé 400 incidents, dont 150 cas d’apologie du terrorisme.


    « Aucun incident ne restera sans suite », a assuré le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, qui entend aussi « renforcer l’enseignement moral et civique pour que les enjeux de la liberté d’expression soient bien explicités ». (Patrick Hertzog/AFP)

    Par Marie-Christine Corbier

    Les Echos, Publié le 6 nov. 2020

    L’Education nationale a recensé 400 incidents lors de la minute de silence organisée en hommage au professeur assassiné, Samuel Paty, lundi. Dans le détail, 52% des cas ont été dénombrés dans des collèges, 27% au sein des lycées et 21% des cas dans des écoles. A titre de comparaison, en 2015 , après l’attentat contre « Charlie hebdo » , 200 incidents avaient été répertoriés

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