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Les chroniques de Yannick Haenel et Philippe Lançon

suivi de Jean-Daniel Pollet, L’ordre

D 1er avril 2020     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Le néant comme chance

Yannick Haenel, le 1 avril 2020

Rien ne m’irrite plus, en ce moment, que les mots « journal de confinement » : ils puent la connerie qui s’ennuie. Quand bien même ils détailleraient joliment notre ­inertie et documenteraient notre désarroi, ces journaux, qui pullulent sur Internet, se complaisent le plus souvent dans l’expression d’un tragique domestique qui ne relève à la fin que du hobby de ­l’intro­spection.

Car au fond, les confinés ne racontent que leur néant. Que pourraient-ils raconter d’autre  ? Leur vie (la mienne aussi, soyons juste) est néant. Télétravailler (ou pas), cuisiner, traîner sur Internet, faire les devoirs – pardon, « assurer la continuité pédagogique » – avec ses enfants, regarder par la fenêtre, voire s’aventurer, gantés, masqués, jusqu’au supermarché du coin : voilà la substance épique d’une vie de confiné privilégié. Autrement dit, rien à signaler : j’aime la vie quotidienne, mais en infliger le récit aux autres ne consiste jamais qu’à raffiner dans le soporifique.

Car ceux et celles qui, actuellement, ne sont pas néant, et donc n’écrivent pas leur journal, sont tous à l’hôpital, malades ou soignants  ; ou bien ils emballent des colis dans des hangars, conduisent les camions qui les acheminent, ou scannent nos courses au supermarché.

Autrement dit, il n’y a de « journal de confinement » que de ceux qui ont la chance, voire le luxe de vivre cette crise en spectateurs désœuvrés. Ce sont donc ceux qui n’ont pas d’expérience directe de cette crise – de la chose elle-même – qui écrivent sur elle, ou plutôt à côté.

Le néant mérite mieux que la banalité du confinement

Mais je ne condamne pas notre néant : au contraire, il nous protège. Nous qui sommes à l’arrière de l’événement, nous ne pouvons qu’expérimenter (avec calme, humanité, poésie, voire avec humour) ce qui nous maintient dans l’existence. La platitude, en l’occurrence, est un cadeau  ; le néant, une chance.

Et justement : je trouve que ce néant ne va pas assez loin. Le néant mérite mieux que la banalité du confinement. Faire l’expérience du néant exige qu’on y engage la pensée : le néant n’est-il pas la porte de la vie de l’esprit, le signe du saut ardent vers l’intérieur  ?

C’est une chance historique qui s’offre à nous : un intervalle s’ouvre, sortons de la servilité, néantisons la société en nous. Nos vies sont kidnappées par le flux (de l’affairement, de l’information, du rendement) – alors profitons-en pour penser l’interruption (« Seule l’interruption est révolutionnaire  », a dit Walter Benjamin).

L’interruption est pour nous l’unique chance de retrouver une liberté qui ne s’abrite pas derrière notre subjectivité. L’interruption dévoile, comme un moment d’apocalypse, l’emprise qu’a sur nos vies le marché, qui est le vrai virus planétaire. Délivrons-nous de ce virus qu’est le capitalisme intégré. Faisons de notre néant actuel une victoire, ne revenons pas en arrière.

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Le lépreux (1/2)

Philippe Lançon, le 1 avril 2020

En 2016, après être sorti de l’hôpital, j’avais lu par curiosité Voyage autour de ma chambre, publié par Xavier de Maistre en 1794. L’année suivante, ce texte s’est discrètement glissé dans l’écriture de mon livre Le Lambeau. Xavier de Maistre est le frère cadet de ­Joseph de Maistre, le grand écrivain réactionnaire. Ce sont des nobles de Savoie. Officier dans un régiment contre-­révolutionnaire, le jeune Xavier – il a 33 ans – est mis aux arrêts pour quarante-deux jours parce qu’il s’est battu en duel. Il en tire cet exercice spirituel plaisant, ironique, où l’on trouve dès le premier chapitre ce programme d’une légèreté profonde, légèrement forcée : « Mon cœur éprouve une satisfaction inexprimable lorsque je pense au nombre infini de malheureux auxquels j’offre une ressource assurée contre l’ennui, et un adoucissement aux maux qu’ils endurent. Le plaisir qu’on trouve à voyager dans sa chambre est à l’abri de la jalousie inquiète des hommes  ; il est indépendant de la fortune. » Puisque les librairies sont fermées, peut-être faudrait-il distribuer Voyage ­autour de ma chambre en pharmacie. Cet admirable petit texte semble écrit avec des gants. On peut bien l’offrir aux gens de la même façon.

C’est un autre texte de Xavier de Maistre, plus bref et moins ­célèbre, que j’ai découvert ces jours-ci : Le Lépreux de la cité d’Aoste. En 1792, sa famille s’était réfugiée dans cette région montagneuse du nord de l’Italie, aux confins de la France et de la Suisse. Il y rencontre un lépreux, qui vit seul dans un ancien hospice, et en tire ce conte dialogué, qu’il ne publiera qu’en 1811. Il situe la rencontre en 1797. Un jeune militaire entre par hasard dans le jardin d’une vieille tour citadine et y trouve « un homme vêtu simplement, appuyé contre un arbre et plongé dans une profonde méditation ». Le militaire s’approche, le lépreux lui révèle son mal et lui dit de s’éloigner. Le militaire affirme qu’il n’a «  jamais fui les malheureux ». Le lépreux répond que c’est une grande consolation, pour lui, « de voir des hommes, d’entendre le son de la voix ­humaine, qui semble [le] fuir  ». La conversation débute et, au visiteur, il raconte sa vie, sa solitude, ses souffrances, après s’être couvert la tête « d’un large feutre dont les bords rabattus lui cachaient le visage ».

« L’infortuné
est seul partout »

Près de lui, un magnifique buisson de roses sans épines. Ce ­rosier, dit-il, « ne croît que sur les hautes Alpes  ; mais il perd déjà cette propriété, et il pousse des épines à mesure qu’on le cultive et qu’il se multiplie ». Le militaire, sensible à la métaphore, réplique : « Il devrait être l’emblème de l’ingratitude. » Aujourd’hui, des écologistes et des « collapsologues » y verraient, sans doute, le symbole d’une nature que la présence de l’homme modifie au point de la retourner contre lui-même. Le mendiant se contente de dire : « Si quelques-unes de ces fleurs vous paraissent belles, vous pouvez les prendre sans crainte, et vous ne courrez aucun risque en les portant sur vous. Je les ai semées, j’ai le plaisir de les arroser et de les voir, mais je ne les touche jamais. » Il n’a pas eu besoin des messages d’un ministère de la Santé, qui n’existait pas, pour savoir qu’il est contagieux, ou pour craindre de l’être. Le militaire, lui, n’est pas instruit par l’expérience. « Pourquoi donc  ? » ­demande-t-il. Le lépreux : « Je craindrais de les souiller, et je n’oserais plus les offrir. […] Les personnes qui m’apportent des provisions de l’hôpital ne craignent pas de s’en faire des bouquets. Quelquefois aussi les enfants de la ville se présentent à la porte de mon jardin. Je monte aussitôt dans la tour, de peur de les effrayer ou de leur nuire. Je les vois folâtrer de ma fenêtre et me dérober quelques fleurs. Lorsqu’ils s’en vont, ils lèvent les yeux vers moi : « Bonjour lépreux », me disent-ils en riant, et cela me réjouit un peu. »

Le lépreux fait visiter au militaire son petit domaine, qu’il a aménagé avec un soin romantique, donc mélancolique. Celui-ci s’extasie : « J’admire combien cette retraite est tranquille et solitaire. On est dans une ville, et l’on croirait être dans un désert. » À quoi l’autre répond : « La solitude n’est pas toujours au milieu des forêts et des rochers. L’infortuné est seul partout. » Il voyage, lui aussi, dans cette chambre que sont sa tour et son jardin  ; mais, comme vous le verrez la semaine prochaine, cela n’a rien de joyeux ni de volontaire. Le lépreux n’est pas un dandy.

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Charlie hebdo

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Le lépreux (2/2)

Philippe Lançon, le 8 avril 2020

Dans le jardin où l’écrivain Xavier de Maistre l’a rencontré en 1797 puis réinventé en 1811, le lépreux du Val d’Aoste nous faisait visiter, dans la chronique de la semaine dernière, son petit domaine. Il raconte maintenant, à bonne distance, ses journées et sa vie passée au jeune militaire, plein de curiosité et de compassion, qui est entré chez lui. Son vrai nom, nul ne le sait : « On ignore dans le monde celui que je tiens de ma famille et celui que la religion m’a donné le jour de ma naissance. Je suis le Lépreux  ; voilà le seul titre que j’ai à la ­bienveillance des hommes. » Combien d’hommes, ­aujourd’hui, sont-ils ainsi réduits par l’événement, par l’actualité, à leur tragédie  ? Soumises à une pression extra­ordinaire, nos vies enferment et asphyxient la plupart d’entre nous. C’est l’ordinaire qui les fait respirer.

Le soldat demande au lépreux comment il occupe ses journées. « Le détail des occupations d’un solitaire tel que moi, répond celui-ci, ne pourrait être que bien monotone pour un homme du monde, qui trouve son bonheur dans l’activité de la vie sociale. » C’est naturellement le travail qui adoucit sa solitude. À la belle saison, il cultive son jardin, comme Candide, comme le font aujourd’hui ceux qui ont la chance de vivre à la campagne. Pendant l’hiver, «  je fais des corbeilles et des nattes  ; je travaille à me faire des habits  ; je prépare chaque jour moi-même ma nourriture avec les provisions qu’on m’apporte de l’hôpital, et la prière remplit les heures que le travail me laisse ».

Le militaire confie à son interlocuteur que lorsqu’il a du cha­grin, et, précise-t-il, «  [qu’il] ne trouve pas dans le cœur des hommes ce que le [sien] désire, l’aspect de la nature et des choses inanimées [le] console  ». C’est ici, à n’en pas ­douter, l’auteur de Voyage autour de ma chambre et des Prisonniers du Caucase qui s’exprime : un amateur délicat de la vie intérieure et de l’en­fermement. Le lépreux répond que, chaque soir, avant de rejoindre sa tour, il vient «  saluer les glaciers de Ruitorts, les bois sombres du mont Saint-Bernard, et les pointes bizarres qui dominent la vallée de Rhème  ». Il aime particulièrement contempler un ermitage qui se trouve sur un sommet voisin : « Quoique je n’y aie jamais été, j’éprouve un plaisir singulier à le voir. Lorsque le jour tombe, assis dans mon jardin, je fixe mes regards sur cet ermitage solitaire, et mon imagination s’y repose. Il est devenu pour moi une espèce de propriété  ; il me semble qu’une réminiscence confuse m’apprend que j’ai vécu là jadis dans des temps plus heureux, et dont la mémoire s’est effacée en moi.  »

À quoi sert un paradis  ?
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J’ai éprouvé la même chose, lors de mon séjour, en 2015, à l’hôpital des Invalides. Je pensais parfois ne plus jamais en sortir et je regardais ce restaurant, cet immeuble, de l’autre côté des fossés, en imaginant que j’y avais vécu des vies oubliées, disparues. Le ­lépreux conclut : « Ainsi que l’avenir, l’éloignement fait naître en moi le sentiment de l’espérance  ; mon cœur opprimé croit qu’il existe peut-être une terre bien éloignée, où, à une époque de l’avenir, je pourrai goûter enfin ce bonheur pour lequel je soupire, et qu’un ­instinct secret me présente sans cesse comme possible. » À quoi sert un paradis, si l’homme en est chassé  ? Et qu’en est-il de cet éloignement, de cette espérance, dans un monde où, devenus momentanément lépreux, nous restons impatients et sans cesse connectés  ? Xavier de Maistre, mort il y a 168 ans, ne nous répondra pas.

Longtemps, le lépreux a eu un chien. Les voisins ont fini par le tuer, car il sortait du jardin, et ils craignaient d’être contaminés par lui. Il a également vécu avec une sœur, ­lépreuse comme lui, quoique d’abord moins touchée. La lèpre avait attaqué sa poitrine, en laissant d’abord le visage intact. Comme il craignait de l’effrayer et, comme on dit aujourd’hui, de la surcontaminer, ils se parlaient à travers une haie de houblon, comme des amoureux de théâtre : « J’avais ménagé de chaque côté un petit sentier, le long duquel nous pouvions nous promener et converser ensemble sans nous voir et sans trop nous approcher.  » La mort de cette sœur l’a renvoyé à sa solitude, à ses souffrances, à ses insomnies. Il a voulu se tuer, mais, en bon chrétien, au dernier moment il a renoncé. En le quittant, le jeune militaire lui dit : «  Vous n’avez jamais serré la main de personne. Accordez-moi la faveur de serrer la mienne : c’est celle d’un ami qui s’intéresse vivement à votre sort. » Le lépreux demande à Dieu de bénir «  cet homme compatissant », puis il recule, effrayé, en lui disant adieu.


L’ordre

Cette histoire de lépreux m’a fait penser au magnifique film de Jean-Daniel Pollet, L’ordre. Comme la rétrospective Pollet qui devait avoir lieu à la Cinémathèque française a été annulée pour cause de coronavirus, je vous propose de voir ou revoir le film.

Jean-Daniel Pollet (40’50)
France 1974
Scénario : Jean-Daniel Pollet en collaboration avec Maurice Born
Images : Jean-Daniel Pollet
Montage : Jean-Daniel Pollet, Françoise Geissler
Producteur : Novartis Pharma
Distributeur : P.O.M. Films

Prix de la critique au festival de Grenoble, 1975.

J-D Pollet (1993)

« Un jour les Laboratoires Sandoz m’appellent pour m’avertir de la présence de Maurice Born qui leur proposait un sujet : il avait fait une étude sociologique de deux ans sur les lépreux et voulait tourner à Spinalonga. On est parti, un peu comme un commando, en prétendant vouloir réaliser un film touristique...
Le tournage a duré en tout et pour tout dix jours aller-retour. Nous avons tourner sur l’île où les lépreux furent rassemblés jusqu’en 1957 puis à l’hôpital où ils ont été soignés et où certains sont restés.
Raimondakis est le génie de la lèpre, c’est lui qui a la parole : il parle au nom des lépreux. Fils d’avocat, plutôt intellectuel, touché par la lèpre, il fut enfermé, menottes aux poignets puis prit la tête de cette île, de 800 m de long pour 400 de large. S’il y a un film que je retiendrais bien, c’est celui là. »

(durée : 40’49" — Archives A.G.)
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