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Pierre Guyotat, Idiotie, Grasset, 2018

Note de lecture de Stéphane Massonet

D 25 février 2020     A par Viktor Kirtov - Stéphane Massonet - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Cette note de lecture par Stéphane Massonet sur "Idiotie" parue dans la revue Europe de mars 2020 retrace la genèse du poète à travers le Paris des premières fugues jusqu’à son retour d’Algérie, lorsqu’il termine la rédaction de "Tombeau pour cinq cent mille soldats".

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Pierre Guyotat, Idiotie, Grasset, 2018 - Note de lecture

Stéphane Massonet

Revue Europe n°1091 (mars 2020)

(soulignements et illustrations de pileface – V.K.)

Une photographie prise quelques instants avant son arrestation. Un regard de biais et une main posée sur le mécanisme déclencheur de l’appareil qui cherche à dévisager une inquiétude silencieuse à travers un vieux miroir. Ce moment est celui où la vie de Pierre Guyotat bascule, où son écriture est confisquée, interrogée, lue comme une pièce à conviction. Il va bientôt être condamné pour atteinte au moral des troupes et complicité de désertion. Nous sommes durant les derniers mois de la guerre d’Algérie. L’armée française se tient au garde-à-vous devant ses phrases lues en guise d’acte d’accusation. Guyotat sera mis au cachot puis transféré dans une unité disciplinaire.

Ce cliché pris à la dérobée forme la couverture d’Idiotie, un livre qui traite de l’entrée de Pierre Guyotat « dans l’âge adulte ». Ce récit nous ramène au temps d’avant Tombeaux pour cinq cent mille soldats (1967), celui des premières fugues lorsque le jeune poète se retrouve sous les ponts de Paris, vit de petits métiers, se lance à la découverte du corps féminin avant de se retrouver en Algérie.

Après Formation en 2007 et Arrière-fond en 2011, Idiotie poursuit la genèse du devenir poète de Guyotat. Celle-ci devient lisible à travers une suite d’objets comme ce volume des Œuvres de Rimbaud au Mercure que lui offre sa mère, ou encore Olympio, cet autre livre d’André Maurois acheté par ses parents « pour y lire ce qu’il faut faire d’un enfant poète ». Ainsi, dès les premières pages, se découvre le mouvement qui porte le jeune poète vers l’art, vers l’écriture, au moment où la mère disparue devient le visage figural de cette quête. Mais une telle quête, nous le savons, mène vers ce lieu où l’ascétisme des grands saints se confond avec la souillure des bas-fonds. L’enjeu initiatique du récit s’annonce dès les premières lignes, lorsque le poète découvre sous les ponts de Paris combien sa vocation est placée sous le signe de la souillure.

« Sur notre tapis de tente recouvrant les pavés entre deux coulées de pisse séchées – se lancer dans le sale, l’approcher, le toucher, le traiter, vivre enfin comme un homme passe par ce contact, ce « partage » de lamisère, les saints s’y sont sanctifiés, ainsi devrais-je, de quelle façon ? y confronter mon goût du net, de l’ordre– ».

Dès lors, un principe est posé. Celui du passage à la vie d’homme, qui n’est autre qu’un apprentissage du « vivre enfin » à partir d’une mise à l’épreuve qui se poursuit jusque sous les drapeaux. Le récit va se structurer selon ce jeu d’oppositions qui pulse l’écriture. Ainsi, lorsqu’il évoque l’image de sa mère disparue, c’est pour se réveiller sous les ponts en présence de la fille aux poux. Ou quand il s’éprend de Sophie (« mon cœur me porte un coup »), celle-ci s’approche de lui et le touche au moment où il relit une scène de « bombardements imprécis, meurtriers » laissant visible dans les décombres ces corps meurtris et déchirés.

La véritable épreuve du récit, celle qui déclenche la culpabilité du poète, sera le vol d’une somme d’argent caché dans une cassette. Ce larcin lui vaut l’accusation, le procès, la confrontation avec son père. Dès lors, le poète n’a d’autre issue que de fuir Paris, cette ville où le père et la famille sont omniprésents, en suivant les traces de Rimbaud en Afrique.

La première partie est placée sous le signe d’un père fantomatique que l’on ne voit pas et qui hante l’ensemble de la fugue. Lorsqu’il est enfin retrouvé, voici que le fils doit partir pour l’Algérie.


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Là, le poète s’invente un second père : son géniteur refusant qu’il publie sous son patronyme son premier texte, Sur un cheval, il recourt au pseudonyme Donalbain, le plus jeune fils du roi Duncan qui a dû fuir son royaume pour l’Irlande après le régicide de son père. Après Shakespeare, cette fuite donne à Guyotat un autre père, en la personne de William Faulkner. Sa présence traverse le récit, de la lecture de son dernier roman Le Domaine jusqu’à l’annonce de sa mort à la radio. Faulkner trace une géographie intime, presque ethnographique, de la sauvagerie et de la stupidité humaine, au point que l’idiotie chez Faulkner semble suggérer le titre du récit de Guyotat sous forme de l’épopée de l’idiot, de la brute, afin de déconstruire l’humanisme et « comprendre le montre politique ». C’est donc sous forme d’une illumination que ce récit inondé de soleil, de chaleur, de sueur et d’odeurs, laisse poindre dans son écriture cet univers peuplé de désirs, de sensations, de corps et de souffles.

Idiotie nous raconte un passage. Passage à l’âge d’homme comme entrée du jeune poète dans sa langue, ouvrant celle-ci au langage scarifié d’une littérature humiliée, battue, tue, où les mots sont suppliciés comme les corps qui traversent ce récit. Ce passage était déjà en jeu dans la dernière scène parisienne, lorsque le poète et son frère de retour d’Algérie se retrouvent au Louvre devant Le Transport du Christ vers le tombeau de Titien,


Tiziano VECELLIO, dit TITIEN (1488/1490 - Venise, 1576)
Le Transport du Christ au tombeau, vers 1520

exposé au Louvre. H. : 1,48 m. ; L. : 2,12 m.
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Le Transport du Christ au tombeau
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Le sujet du tableau
Joseph d’Arimathie obtient de Pilate l’autorisation de détacher le corps du Christ de la croix afin de l’ensevelir. Aidé par saint Jean qui tient la main du Christ et par Nicodème, vu de dos, le disciple enveloppe le corps dans un drap blanc et le transporte vers le tombeau. La scène se déroule devant la Vierge accablée par la douleur et soutenue par Marie Madeleine.

La peinture de TITIEN
Titien aborde à plusieurs reprises le thème de la douleur et de la mort. Titien intensifie ici le drame par la lumière crépusculaire qui imprime les corps de tonalités chaudes tandis que le cadavre livide du Christ sort à peine de l’ombre.

D’après notice du Louvre

un artiste qui selon Jacques Henric est un de ces « peintres déboussolés » qui a « perdu le Bien comme on perd le nord ». Face à la question du Mal qui gît au cœur de cette toile ou de la Tentation qui est au cœur de l’art, Guyotat s’identifie avec ce Christ qui traverse la toile et dont le visage se perd dans l’ombre, à peine visible pour le spectateur. Il veut être porté vers sa tombe pour ressusciter à sa manière et être lavé de toute illusion. Ce mourir est celui d’une liquidation de son identité, une disparition du moi pour renaître autre. « Abattre mon je, vivre sans ». Cet effacement du « je » et la perte de son identité reviennent dans la dernière scène du texte, où finalement démobilisé, courant vers la gare pour regagner la vie civile, il se demande s’il porte encore au cou la chainette de sa plaque d’immatriculation que les américains nomment « dog tag ». Le plongeant au cœur de l’humanimalité, le passage vers l’âge d’homme recouvre une mise en question plus radicale de son identité. Ainsi, le numéro gravé sur la plaque métallique lui rappelle-t-il tous ces corps mutilés, blessés, torturés, toutes ces « victimes à retardement du crime originel de la conquête » :

« Des milliers d’entre nous la portaient au cou de leur dépouille – quelquefois mutilée des organes par lesquels ils auraient pu transmettre la vie, un peu de leur cœur, de leur esprit, de leur souffle au monde et du souffle du monde en eux -, allongée dans les gorges, sur les plateaux, sur les pavés, sur les trottoirs de l’Algérie ».

Le récit qui va de la fuite vers Paris jusqu’à la mise au secret au fond d’un cachot en Algérie annonce la « prochaine mais fragile délivrance ». Telle est la genèse du poète qui découvre sa place au sein d’une humanité humiliée, à jamais marqué par le signe de l’idiotie.

Stéphane MASSONET

Plus sur Idiotie de Pierre Guyotat, ICI


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« Insaisissable, Pierre Guyotat » : un magnifique document audio par Laure Adler

Découvrez Pierre Guyotat, le lauréat 2018 du prix Médicis pour son livre « Idiotie » dans un document audio de grande qualité enregistré par Laure Adler, le 25 septembre 2018, dans son émission « l’Heure bleue » sur France Inter.
Contrairement à ce que pourrait laisser penser ce titre, la personnalité de l’homme et de l’écrivain, depuis l’enfance, y est magnifiquement saisie. Intimiste et sensible. Je vous souhaite le même plaisir d’écoute.que celui que j’ai éprouvé..


· A propos de Stéphane Massonet

Écrivain né à Bruxelles en 1966. Enfance entre la Nouvelle-Orléans et le Zaire (RDC), puis New York et Marseille, avant de revenir en Belgique. Première lecture de Nietzsche à l’âge de seize ans. Étude philosophie à l’Université Libre de Bruxelles, où il écrit une thèse de Doctorat sur Roger Caillois et la logique de l’imaginaire. Première publications sur le dadaïsme et le surréalisme belge, sur les rapports entre littérature, anthropologie et avant-garde.
Il participe au volume Yannick Haenel. La littérature pour absolu.

Œuvres (d’après data.bnf.fr)

Œuvres mixtes :
Les labyrinthes de l’imaginaire dans l’oeuvre de Roger Caillois (1998)
Dada terminus : Tristan Tzara - E.L.T. Mesens : correspondance choisie, 1923-1929 / éd. établie et présentée par Stéphane Massonet, 1997

Œuvres textuelles :
Aveu du nocturne (2018) avec Stéphane Massonet
Images du labyrinthe (2008) avec Stéphane Massonet

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Images du labyrinthe

de Roger Caillois
Edition établie et présentée par Stéphane Massonet

GALLIMARD, 2008

Les textes de Roger Caillois sur l’art, réunis ici, permettent de suivre l’évolution de son goût et de sa pensée, depuis ses premières études, proches du surréalisme, jusqu’à sa controverse avec André Malraux sur le Musée imaginaire. De L’Escamoteur de Jérôme Bosch, aux ouvres fantastiques de Dalí, de la confrontation de Dürer et d’une agate, du rapport entre Hélion et les « vanités », de « l’orgueil cosmique » de Picasso, en passant par des études sur Carzou, Fenosa, Milshtein, Alechinsky, Ubac, Zao Wou-ki, Roger Caillois nous montre comment la signification et la fonction de l’art ont changé. C’est toujours la pensée, le jeu de l’esprit que Caillois cherche à pénétrer.

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Les labyrinthes de l’imaginaire dans l’oeuvre de Roger Caillois

Par Stéphane Massonet

L’HARMATTAN, 1998

Le labyrinthe - antique figure mythique d’une architecture qui ne se laisse jamais circonscrire - devient ici la clef de l’énigmatique univers de Roger Caillois. Des mythes aux jeux, de la science à la poésie, il s’agît de parcourir la multiplicité des domaines abordés par les écrits de cet auteur, afin de voir comment l’édification de cette tumultueuse architecture vient s’enrouler sur une autre image du monde : celle de l’échiquier.

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