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Vivre sans dieu ?

Chroniques de Yannick Haenel et Philippe Lançon, Charlie hebdo, 6 novembre 2019

D 12 novembre 2019     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Charlie hebdo, 6 novembre 2019.
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Vivre sans Dieu ? C’est notre lot, bien sûr : j’ai toujours eu le sentiment que nous vivions dans l’élément de l’absence — d’une absence sans nom, qui rendait la vie à la fois insuffisante et passionnante —, et que c’était à nous, à chaque instant de notre existence, de trouver comment retourner l’abandon en plénitude. Au fond, ce point mystérieux au cœur de chaque vie, ce point qui palpite, qui a soif d’absolu — qui veut plus —, est le lieu incandescent où l’on est déchiré entre absence et présence.
Rejoindre ce feu ne consiste pas nécessairement à croire en un dieu, ni au contraire à le supprimer, mais à conserver en soi cette tension qui donne son intensité métaphysique à notre vie. À loger son langage là, au cœur de la contradiction, dans cet abîme qu’on ne peut habiter, et qui exige de soi l’impossible.

J’aime le Christ
et le Marquis
de Sade

La pieuserie m’a toujours semblé une facilité aveugle, une manière commode de sortir de l’angoisse, de ne pas avoir fait le tour de la question, de ne pas vouloir affronter la dimension terrible de la vie ; à l’inverse l’athéisme relève d’une forfanterie impuissante, une manière de « bricoler dans l’incurable », comme dit Cioran, en se contentant d’une liberté encagée, privée d’infini (le seul véritable athée, ce serait le Marquis de Sade, qui repousse toutes les limites au point de souhaiter détruire le monde).
Je ne me satisfais d’aucun de ces deux mensonges : la religion, l’athéisme. À la manière dont un esprit se satisfait, on reconnaît l’étendue de sa perte : j’adresse cette phrase aussi bien aux croyants qu’à ceux qui ne veulent croire en rien. Les humains se satisfont, autrement dit, ils se branlent dans leurs certitudes : ils se croient « libres ». alors même qu’ils n’ont accès à rien. Le fait de se satisfaire les enchaîne dans un esclavage qui les livre en pâture à notre monde, c’est-à-dire à un dispositif planétaire où tout communique et s’annule à chaque instant, où l’on étouffe dans l’absence de gratuité. Finalement, les croyants et les athées se toisent en miroir ; ils ne sont que les figures inversées d’un même monde. Je ne fais pas partie de ce monde : je veux vivre dans l’intranquillité de la non-certitude, je veux errer sans pouvoir me raccrocher à rien, je veux garder les yeux ouverts sur tout.
Je n’aime que ce qui est imprévu, fou, gratuit : je cherche la poésie. Elle échappe aussi bien aux louanges bouffies de la religion qu’au désenchantement militant : elle est absolue — et sans pourquoi. Le monde n’est supportable qu’à la condition que rien n’en soit respecté. Je suis là, sur cette crête, ou plutôt dans ce creux. J’endure. J’aime les saints et les anarchistes. J’aime le Christ et le Marquis de Sade. Je suis un anarchiste mystique — et que personne ne vienne me demander si je crois en un dieu, ou si je n’y crois pas.

Yannick Haenel, Charlie hebdo, 6 novembre 2019.

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Un monde sans dieu, comme disait ma grand-mère, c’est pas d’main la veille. Les agnostiques et mécréants de toute sorte, qu’accueille entre autres notre modeste enclos barbelé de Charlie, cet enclos où la mauvaise herbe est plus verte, ceux-là vivent dans une réserve, comme les wallabys du Jardin des Plantes. Soyez gentils avec eux, les enfants, ne leur tirez pas trop les oreilles. Un jour peut-être, bientôt, les non-croyants se reproduiront dans les poches des non-croyants, tels ces sautillants marsupiaux. Après tout, les dessinateurs naissent dans les poches d’encre de leurs aînés. Ils émergent avec un stylo dans une patte, un crayon dans l’autre, prêts à boxer toute incarnation du sacré. Ils sont en voie de disparition, comme tout le monde.
Un monde sans dieu, c’est-à-dire sans sacré ni soumission, n’intéresse pas beaucoup les gens. Beaucoup ne savent pas comment respirer dans ce monde-là. Ce monde sans au-delà. Au fait, la laïcité, c’est quoi ? Vous avez deux heures pour rendre votre copie. Je vois que ces jours-ci il y a une multitude d’élèves, bons ou mauvais, pour la pondre, cette copie. Ils ont leurs idées sur la question. Moi, je fais comme jadis un vieux pote le jour du bac : je sors au bout des cinq minutes réglementaires en rendant copie blanche, puis je vais au bistrot. Je choisis un bistrot sans télé et je regarde les gens passer, avec ou sans trottinette,
avec ou sans voile.

Pas touche
aux stigmatisés !
Et honte à ceux
qui appuient sur
les stigmates !

La laïcité, comme le reste, ça vit dans un monde qui bouge, et dans ce monde qui bouge, ça bouge toujours plus vite, trop vite pour moi je l’avoue. Je ne peux tout de même pas sauter comme un cabri sur mon fauteuil — il faut que je pense à le faire retapisser, celui-là, mais ça coûte cher, et il faut le transporter jusqu’au magasin — en criant « À bas les barbus ! À bas les voiles ! » comme j’aurais crié du temps de ma grand-mère « À bas la calotte ! ». Ça me donnerait le vertige.
Ce que je constate, c’est qu’il est difficile d’imposer les principes d’une morale que tant de gens, à tort ou à raison, associent à l’échec et à l’hypocrisie d’une société qui les maltraite. Le beau concept de laïcité ne leur donne apparemment ni emploi, ni dignité, ni respect, ni avenir, ni rien. Pour eux, ce n’est qu’un mot, inventé par des donneurs de leçons, des maîtres, pour les humilier, les « stigmatiser » comme on dit aujourd’hui. Stigmates : encore un mot sacré, presque magique. Pas touche aux stigmatisés ! Et honte à ceux qui appuient sur les stigmates ! Il y a beaucoup de sentimentalisme, de dolorisme, de kitsch dans le sacre des victimes. Que celui qui en est dépourvu jette la première pierre à ceux qui baignent dedans.
La laïcité est devenue un bidon vide. Par exemple, le bidon décrit par Christophe Tarkos, ce poète mort il y a quinze ans déjà, et dont les éditions P.O.L publient en poche une merveilleuse petite anthologie [1] : « on a un petit bidon, un bidon d’huile, sur la table /un petit bidon vide, un petit bidon normal / normalement / sur la table / avec / du vide dedans / il est fermé mais il est vide / si on regarde dedans le petit bidon / on a du vide / on a rien / on regarde sur la table et on voit un petit bidon / qui ne déborde pas de la table / le petit bidon reste bien à sa place, il ne bouge pas / il ne déborde pas comme une grande masse blanche qui viendrait par-dessus la table et qui viendrait déborder la table et qui viendrait se mettre dessous la table / il reste au-dessus de la table / il est totalement vide / il ne se passe rien / qu’un petit bidon sur la table / mais dedans le petit bidon / il se passe beaucoup de choses dedans le petit bidon ». Il y a quoi, dedans le petit bidon ? Tarkos le dit, plus loin : « [...] il y a, il y a des événements, des événements de des mouvements de l’air qui bouge et qui va qui va taper contre le haut du bidon si c’est le haut du bidon qui est le plus chaud et si c’est le bas du bidon qui est le plus froid alors, » alors, allez-y voir, vous comprendrez pourquoi le petit bidon, tout seul, il a bien de la tenue, même s’il est vide, et même surtout parce qu’il est vide.

Philippe Lançon, Charlie hebdo, 6 novembre 2019.


Chroniques de l’homme d’avant
Philippe Lançon

Broché - Les Échappés - Paru le : 07/11/2019

Philippe Lançon écrit des chroniques dans Charlie Hebdo depuis seize ans. À travers ces instantanés, c’est l’image d’une société qui se dessine, sur laquelle l’écrivain porte un regard amusé et tendre, indigné parfois, moralisateur jamais.
Ce recueil réunit une soixantaine de texte — à la fois journalistiques et littéraires — parus dans le journal entre 2004 et 2015.

« C’est une feuille de température que vous allez lire, la mienne. J’y reconnais des rencontres, des voyages, des lectures, des choses vues, des expositions de peinture, que la chronique transforme. Le chroniqueur n’est ni enquêteur, ni reporter, ni éditorialiste. L’actualité, même s’il la prend au sérieux, n’est qu’un prétexte. Sa fonction est baroque : intime et masquée, pleine de plis et nouée à cette figure essentielle à l’acte d’écrire, la digression. La chronique est la mise en avant du pas de côté. »

LIRE : Philippe Lançon : ses chroniques d’avant-massacre


[1Le Petit Bidon et autres textes, préface de Nathalie Quintane (224 pages, 9, 50 euros).

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