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L’art du bordel et le bordel dans l’art

D 16 octobre 2019     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Manet, Olympia, 1863.
Musée d’Orsay. Photo A.G., 14-09-19. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Les prostituées appelées aussi « filles de joie » ou « cocottes », ont occupé dès la fin du XIXe siècle une place centrale dans le développement de la peinture et de la littérature moderne. D’Edouard Manet à Pablo Picasso, en passant par Edgar Degas et Henri de Toulouse-Lautrec [1], tous ces artistes ont été fascinés par ces muses d’un genre nouveau. Les écrivains comme Emile Zola et Guy de Maupassant, ont eux aussi conté les splendeurs et les misères des courtisanes. Au gré de ce documentaire, Léa Salamé rencontre Philippe Sollers, Zahia Dehar ou encore Emma Becker [2] et s’interroge sur la condition féminine.

L’art du bordel

Le doc Stupéfiant. Réalisation : Aurélia Perreau, Julien Beau.

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Léa Salamé : « Les prostituées m’ont bouleversée »

Léa Salamé lance, sur France 5, « Le Doc stupéfiant », qui puise ses racines dans le magazine culturel « Stupéfiant ! », qu’elle présentait sur France 2. Enrichissant, provocant, différent, le premier numéro s’intitule « L’Art du bordel ». Entretien avec la journaliste. Extrait.

[...] On aime les zones grises, le non-dit, ce qui est entre les lignes… Dans ce documentaire, on apprend que les prostituées sont les véritables femmes puissantes : elles sont au cœur de la politique, du pouvoir, de l’argent. Elles sont les muses de tous les artistes. On montre aussi que ça se termine mal, avec la grandeur et la décadence des courtisanes. Ces femmes m’ont bouleversée.

Lors de l’interview de Zahia Dehar, vous lui dites qu’elle est très intelligente : une provocation ?

Non, je suis totalement sincère ! J’ai vu le film qu’elle a fait avec Rebecca Zlotowski [Une fille facile], j’ai écouté son histoire, son rapport aux hommes, au sexe : tout est extrêmement cérébral chez elle. Oui, Zahia est une fille intelligente. C’est une femme parfaitement maîtresse d’elle-même qui sait exactement ce qu’elle fait et ce qu’elle dit [3].

Interroger l’écrivain et ex-prostituée Emma Becker dans un lit, c’était votre idée ?

Je trouvais que c’était un procédé visuel intéressant. Il faut prendre un peu de risque (rires) ! « Stupéfier », c’est mon bonheur, mon plaisir. (le figaro.fr)

*

LOLA DE VALENCE

INSCRIPTION POUR LE TABLEAU D’ÉDOUARD MANET.

Entre tant de beautés que partout on peut voir,
Je comprends bien, amis, que le désir balance ;
Mais on voit scintiller en Lola de Valence
Le charme inattendu d’un bijou rose et noir.

Charles Baudelaire, « Tableaux parisiens », Les Fleurs du mal.


Manet, Lola de Valence, 1862.
Photo A.G., 29-11-18. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Manet, Nana, 1877 [4].
ZOOM : cliquer sur l’image.
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« Nana ne pouvait toujours répondre. Après s’être passé du cold-cream avec la main sur les bras et sur la figure, elle étalait le blanc gras, à l’aide d’un coin de serviette. Un instant, elle cessa de se regarder dans la glace, elle sourit en glissant un regard vers le prince, sans lâcher le blanc gras. — Son Altesse me gâte, murmura-t-elle. C’était toute une besogne compliquée, que le marquis de Chouard suivait d’un air de jouissance béate. » Extrait de Nana d’Emile Zola (1880)

*

Picasso, La buveuse d’absinthe, 1901.
Photo A.G., 29-11-18. ZOOM : cliquer sur l’image.
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La chambre close

Reprenons.

« Tes nobles jambes, sous les volants qu’elles chassent,
Tourmentent les désirs obscurs et les agacent,
Comme deux sorcières qui font
Tourner un philtre noir dans un vase profond. »

Charles Baudelaire, « Le beau navire », Les Fleurs du mal.

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En 1987, Sollers commente certaines photographies dites licencieuses de « la Belle Époque » qu’il a lui-même sélectionnées. Ce n’est pas Le verrou (Les surprises de Fragonard est de la même année), c’est La chambre close. Le Monde en publie des extraits. Le texte est repris dans La guerre du goût. Il commence ainsi :

« Oui, je sais, vous venez de dire : "Quelle horreur, quelle idée, comme c’est laid, vulgaire", et pourtant voici un livre plus efficace que tous ceux publiés depuis des années, vous allez le cacher comme un album de famille, ce sont nos morts. »

Une note attire l’attention :

« Le lecteur venait de voir des photos pornographiques. Ici il les imagine : c’est mieux. » (je souligne)

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Edition originale.

[...] Quel que soit le désordre de sa vie, un individu, homme ou femme, a tendance à considérer les événements sexuels comme privilégiés. Mais que dire de l’existence de bordel où ces moments ne sont plus une ponctuation (régulière ou épisodique) mais monnaie courante ? Dès le départ, la confrontation entre deux mondes séparés entraîne le malentendu. Le client arrive le coeur plus ou moins battant, il a ses raisons pressantes, là où le professionnel, sur place, fait déjà ses comptes. Le mot profond de Faulkner, à savoir qu’il aurait aimé, dans la vie, être tenancier de bordel, s’applique, au fond, à tout écrivain énergique. Matinées calmes où l’on peut travailler tranquille (bruits lointains du ménage), après-midi feutrés, soirées explosives... Lieu d’observation sans équivalent, carrousel des gestes et des transactions, révélation des coulisses sociales, retournement des cartes, zoo des fantasmes, physique pure... Depuis le fond de l’histoire, les corps se livrent, se délivrent, s’agitent dans une combinatoire qui a ses figures imposées, ses anomalies prévues, ses écarts consentis, ses régions dangereuses confinant au crime. La philosophie dans le boudoir, avant d’être un titre de Sade, est l’enseigne invisible de la préoccupation essentielle des acteurs humains. C’est une prostituée, Rahab, dans la Bible, qui permet aux Hébreux de prendre Jéricho ; c’est une autre prostituée [...] qui ouvre brusquement l’envers de la scène mondaine : Rachel [...], putain à vingt francs, que Robert de Saint-Loup idéalise parce qu’il est amoureux.

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Les morts n’ont jamais fait ça !

Entrons donc dans cette galerie de photographies en sa compagnie, et offrons les images de son temps à Proust lui-même. Cela nous permettra peut-être de déjouer la censure qui joue moins désormais sur l’interdiction que sur la compartimentation et le cloisonnement sanitaire : l’image d’un côté, le texte de l’autre, la chair sans le verbe ou, plus exactement, la viande sans l’esprit. Montrer sur quel tremblement secret est fondée la Recherche du temps perdu est un acte de piété à son égard. C’est aussi un hommage rendu à tous ces artistes incomparables (photographes et figurants) qui ont réussi anonymement à composer, parfois, des chefs-d’oeuvre. Certaines de ces images sont splendides. Qu’on y trouve aussi un malaise de cocasserie fera sentir que nous sommes ici sur le terrain de la gravité extatique plus ou moins jouée (comment savoir ?) pouvant, à chaque instant, basculer dans le comique, voire la débilité accablante.

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La bêtise fait partie, comme la maladresse convenue ou l’inspiration soudaine, de cette pratique difficile. N’oublions pas que ces photos sont les premières qui aient été prises de la hantise des vies. Je me souviens de la mimique du guide, à Pompéi, m’introduisant dans la chambre aux mystères. Le volcan, les ruines, la statue d’Apollon, les ombres luxueuses et le cabinet réservé. Bien sûr, bien sûr.

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Mais les photos sont bien pires que des peintures, elles disent qu’il s’agit de nous, sans confusion possible. Images d’avant la couleur, elles gardent leur magie, leur pompe de jouissance funèbre ; elles sont notre préhistoire plus lointaine pour nous que Lascaux, à la fois familières et à mille années-lumière de notre présent publicitaire. Peut-être se situent-elles, dans leur inquiétante étrangeté, au point aveugle qui nous constitue. La plupart des vivants, en effet, se souviennent tout juste de leurs grands-parents, et voici leurs arrière, leurs arrière-arrière... Mais non ! Impossible ! Les morts n’ont jamais fait ça ! Requiescant in pace ! Une profanation, alors ? Oui. Et calculée comme telle. Heureusement qu’il y a ces bizarres maniaques qu’on appelle des collectionneurs. Je peux déjà vous dire quelles photos, parmi celles qui se trouvent ici, pourront être reproduites ou non dans la communication (journaux, télévision) : c’est la bonne façon de considérer leur existence gênante.

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J’ai dit qu’il s’agissait de « nos morts » en train d’être bien vivants, plus vivants qu’ils ne l’ont jamais été, mais il faut penser aussi à « nos grands hommes », à « nos femmes célèbres ». Un peu comme si, non content, comme Lautréamont, de proposer la rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection, on montrait celle de Colette et de Freud, de Lénine et d’Yvette Guilbert, de Sarah Bernhardt et de Paul Claudel (« La tolérance, il y a des maisons pour ça ! »), lesquels auraient croisé, dans les couloirs, Auguste Rodin et Camille venus là pour étudier le motif (la sculpture est ici chez elle). Je cite, par sympathie, plutôt des noms d’écrivains et d’artistes (on peut allonger la liste), mais il convient d’y ajouter les femmes et les hommes du monde, les hommes politiques, les fonctionnaires, les savants, les académiciens, et enfin, surtout, le grand personnage omniprésent qui permet le fonctionnement de la machine — de celle-là comme de toutes les autres : le peuple.

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Les voici tous mélangés, c’est une leçon de démocratie. Le désir est ramené à la dimension qu’il ne devrait pas quitter, qu’il n’abandonne jamais, d’ailleurs, sous ses masques de pouvoir, savoir, gloire, argent, titres. Leçon d’anarchie, plutôt. Et aussi de modestie. La pente naturelle de la pensée est, en effet, la suivante : le sexe n’appartient qu’à moi, la mort n’arrive qu’aux autres. Eh bien, non ! Je meurs, hélas, les autres ne mourront jamais. Et, en plus, ils ont droit au sexe ! Depuis toujours. Pour toujours. C’est affreux, intolérable. Cachez donc ces portraits que je ne saurais voir. Nous voulons des corps jeunes, bronzés, placés sous le joug de la santé implacable. Ces fesses ? Ces graisses ? Ces surfaces pour rien ? Ces ambigüités gratuites ? Que voulez-vous, les pauvres gens ne s’étaient pas encore pris en main, ils n’avaient pas été enrôlés dans l’avenir radieux du bonheur des masses...

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« Elle les attend dans le salon persan »

« Un instant, écrit Proust à propos de Saint-Loup pensant à Rachel, il imagina une vie de la place Pigalle, avec des amis inconnus, des bonnes fortunes sordides, des après-midis de plaisirs naïfs dans ce Paris où l’ensoleillement des rues, depuis le boulevard de Clichy, ne lui sembla pas le même »... Rachel, "Zézette", vient de rencontrer par hasard deux de ses amies de la maison close où elle travaille, amies elles-mêmes accompagnées de deux camarades, Lucienne et Germaine... Les prénoms aussi disparaissent avec le temps (les deux derniers, en tout cas). « Tout à coup, dans son rêve, il avait entendu les cris intermittents et réguliers qu’avait l’habitude de pousser sa maîtresse aux instants de volupté. » Sommes-nous à Paris ? Ou sur la côte normande, dans l’établissement du plaisir de Maineville, « dans le bruit de criées et d’adjudications que faisait une vieille sous-maîtresse à la perruque fort brune, au visage où craquelait la gravité d’un notaire ou d’un prêtre espagnol, et qui lançait à toute minute, avec un bruit de tonnerre, en laissant alternativement ouvrir et fermer les portes, comme on règle la circulation des voitures : "Mettez Monsieur au vingt-huit, dans la chambre espagnole." » « On ne passe plus. » « Rouvrez la porte, ces Messieurs demandent Mademoiselle Noémie. Elle les attend dans le salon persan. » Noémie, maintenant ! Dans le salon persan ! [...]

Philippe Sollers, Le Monde du 23.10.1987.
Vous lirez l’intégralité dans La guerre du goût (Gallimard, 1994, p. 71-103).

Quelques photos quand même, allez.

Photos licencieuses de la Belle Époque
Les éditions 1900, Paris 1987.
Zoom : cliquez l’image.
Photos licencieuses de la Belle Époque
Les éditions 1900, Paris 1987.
Zoom : cliquez l’image.
Photos licencieuses de la Belle Époque
Les éditions 1900, Paris 1987.
Zoom : cliquez l’image.
Photos licencieuses de la Belle Époque
Les éditions 1900, Paris 1987, 21,5 x 21cm.
Zoom : cliquez l’image.
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Reprenons.

Belle Époque, XIXème siècle... Il faut revenir, une fois de plus, au siècle précédent : le XVIIIème.


Fragonard, Les suites de l’orgie, vers 1765-1770.
Photo A.G., 21-01-16. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Les petites femmes de Paris

Supposons : c’est encore le printemps, la guerre est finie, l’utilisation incessante et complaisante des horreurs et des sermons à leur sujet vous ennuie, vous avez une soudaine envie d’air frais, de légèreté, et même d’immoralité, vous vous moquez de la réprobation que ce désir entraîne, on vous glisse un petit livre entre les mains, l’auteur est anonyme, c’est un « calendrier du plaisir » édité en 1791 « à Paphos, imprimerie de l’amour » [5]. Faux ? Canular ? Pas du tout. L’auteur est anonyme, mais mériterait de ne plus l’être :

« Nous allons soulever contre nous la tourbe immonde des cagots et des hypocrites ; ils crieront au scandale, et les sots feront chorus ; mais nous aurons pour nous les vrais philosophes et les jolies femmes ; et nous nous croirons amplement dédommagés par l’estime des uns et le sourire des autres. »

1791 : la date est importante. La Révolution a eu lieu, et elle n’est pas encore le « bloc » que la religion républicaine, ensuite, voudra faire peser, au nom de la nation, sur les esprits. Inutile de cacher qu’il s’agit ici de prostitution, ce plus vieux métier du monde, dont l’âge d’or, si on peut dire, se situe au XVIIIe siècle. Déjà, les dévots sont choqués, et il n’est pas sûr qu’il y ait encore, de nos jours, de « vrais philosophes ». Des jolies femmes, oui, certainement, mais peut-être, elles aussi, gênées par l’évocation de ces coulisses peu convenables, en contradiction avec la publicité permanente pour produits de beauté ou la programmation pornographique dissuasive. On connaît l’évangile du jour : la chair est triste, hélas, il est impossible de lire tous les livres, l’histoire est finie, l’humanité disparaîtra bientôt, fabriquons-la dans le bon sens mécanique et n’en parlons plus. Il y a eu des explosions de désirs, des libertés, des excès, mais on a vu à quoi ils menaient, destruction de la famille, de l’école, de la patrie, de l’amour ; cynisme du marché, dévastations en tout genre. Parlez-nous de misère, de massacres, de viols, soit, mais pas du plaisir, ce bourreau sans merci, ce pourvoyeur de mort spirituelle. Ainsi prêche la nouvelle Vertu, la nouvelle Compagnie du Saint-Sacrement, l’éternel clergé toujours prêt à changer de costume mais pas d’idée fixe. Tartuffe se porte très bien, ces jours-ci, et malgré l’exhibitionnisme généralisé, demande encore de cacher ce sein qu’il ne saurait voir. Vieille histoire, en effet, et lui n’est pas près de finir, on s’en doute.

Prostitution ? Corruption ? Eh oui, les affaires suivent leur cours, et le moins qu’on puisse dire est que leur style récent laisse de marbre. La « putain de la république » [6], comme littérature, c’est franchement moins bien que Rahab dans la Bible, Marie-Madeleine dans le rayon mystique, sans parler de l’immense peuple des filles de joie de tous les temps. On connaît, sur ce sujet, un livre fondamental : celui l’Erica-Marie Benabou, La Prostitution et la police les mœurs au XVIIIe siècle [7]. Qui veut connaître une époque et une société doit passer par là, la simple enquête en dit plus long que des bibliothèques sociologiques. Or l’Almanach des demoiselles de Paris est une surprise : on pouvait donc, à cette époque, être aussi vif, drôle, critique, aigu, détaché ? plus ramassé que Mercier, plus amusant que Restif ? On imagine sans peine que ce petit volume était dans la poche de Laclos comme dans celle de Sade. Voilà, en effet, de la « vraie philosophie » et, tout simplement, de l’excellente littérature (coïncidence, au zénith, d’une langue avec son énergie propre). Français, encore un effort : écoutez la parole des mauvais lieux, ceux où on pense en direct, ceux où on persifle (mot essentiel de ce temps, dont un excellent livre récent a tracé la généalogie surprenante) [8].

Quand, à la fin de sa vie, à Bruxelles, Baudelaire envisage d’écrire une préface aux Liaisons dangereuses, il note ceci : « La Révolution a été faite par des voluptueux.  » C’est le fond de la question. Ne jamais confier la Révolution à des ennemis de la volupté devrait être un principe d’expérience, la démonstration ayant été faite, inutile d’insister. Mais n’enseigne-t-on pas encore ici ou là, que l’esprit révolutionnaire est celui de la morale et du sacrifice, qu’il implique une terreur nécessaire, un masochisme purificateur ? Quel sens peut encore avoir pour nous le mot « volupté » ? N’est-il pas immédiatement rejeté, à gauche et à droite, comme le signe d’un affadissement d’Ancien Régime, d’une effémination sucrée ? La volupté serait réactionnaire ? Mais non, révolutionnaire, précisément, Baudelaire a vu juste, et aucune Terreur, d’où qu’elle vienne, ne pourra lui donner tort sur ce point.

Écoutons l’auteur anonyme de l’Almanach :

« Un autre effet de l’influence de la Révolution sur les marchandes de plaisir, c’est leur mise actuelle ; au lieu de ce délabrement que même nos femmes de bon ton avaient eu l’impudeur d’adopter, à la place de ces robes traînantes, vrais balais du Palais-Royal, de ces coiffures énormes, on voit un caraco simple, mais d’une propreté recherchée, et qui laisse soupçonner des formes ravissantes ; une coiffure décente qui donne un vernis de virginité à la beauté la moins vierge ; des cheveux noués avec grâce par un ruban bleu ; partout la nature et le goût, à la place de l’art et de l’exagération. Enfin, les filles ont pris le costume que les femmes soi-disant honnêtes n’auraient jamais dû quitter. »

Suivent les noms, les particularités, les rapides descriptions, les adresses. Toute la ville, soudain, se met à vibrer de ce trafic illégal, toléré, tenace et révélateur. De l’argent, oui, mais aussi des cadeaux, « une robe », « un jupon », « deux paires de souliers ». Voici Mlle Dugazon : « Actrice divine dans tous les genres, et née pour le plaisir des humains. 15 louis. » Voici Carline : « Friponne à croquer, trop connue pour en parler, mais nous ne pouvons nous empêcher d’affirmer qu’elle inocule le plaisir avec une rapidité extrême. 12 louis. » Et Saint-Aubin, rue de Marivaux : « Petite blonde mignarde, mais parfois très vive, et même emportée. Elle s’abandonne tour à tour à son ami et à son amie. 100 écus. » Et Mlle Léger, rue de la Michodière : « Bonne pour les minuties. Un caraco. » Et Laure, rue d’Enfer : « Aussi séduisante au lit qu’au théâtre. Elle bondit sur l’un et sur l’autre avec une grâce merveilleuse. 24 livres.  » Et Julie, de l’Ambigu-Comique : « Extrêmement coquine, n’étant jamais neutre dans le plaisir. Les plus beaux yeux du monde. La petite vérole l’a un peu changée, mais elle n’a rien ôté à sa vigueur. 3 louis. » Et Bersi, au Palais-Royal (bonjour Baudelaire) : « Mulâtresse, taille et démarche voluptueuse, figure riante, petit bijou mignon, et toute la souplesse et la vivacité d’une Américaine. 6 livres. » Et Dupré, rue de Richelieu, près de la Bibliothèque : « Ci-devant ursuline à Grenoble. Vingt-six ans, grande, faite au tour, blanche, ayant de charmantes couleurs, superbes dents. Les charmes les plus fermes et les plus arrondis. Pied mignon, le reste à l’avenant. Faisant l’amour comme une religieuse, c’est-à-dire avec fureur. 10 louis. »

Voilà un catalogue digne du Don Giovanni de Mozart inspiré par Casanova, où pourrait figurer, l’admirable portrait de Mlle Guimard par Fragonard. Époque révolutionnaire ? Assurément. On le vérifie en lisant, dans le même volume, le guide intitulé Dictionnaire des nymphes du Palais-Royal. Ici, nous sommes en 1826. C’est la Restauration. La prostitution existe toujours, mais elle est devenue honteuse, elle est un signe de déclassement social. elle sera punie. Hypocrisie, peur, bien-pensance, attrait répulsif, tous les ingrédients bourgeois et petits bourgeois sont présents. On va droit aux procès futurs, Bovary, Fleurs du Mal, et les autres. L’esprit d’économie est en route, religion d’un côté, prédication sociale de l’autre. L’ironie et la volupté, désormais, ne sont plus à l’ordre du jour.

Philippe Sollers, Le Monde, L’Infini 68, Hiver 1999,
Éloge de l’Infini, Folio 3806, p.452-456.



Fragonard, Portrait de Mlle Guimard, vers 1769.
Le Louvre. Photo A.G., 25-01-17. ZOOM : cliquer sur l’image.
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LIRE AUSSI :
Filles, lorettes & courtisanes Bals de Paris pdf
Secrets sexuels de la France.
Le grand dérèglement
Splendeurs et misères - Images de la prostitution
Dictionnaire libertin


[1Du 9 octobre 2019 au 27 janvier 2020, 225 oeuvres de Toulouse-Lautrec son exposées au Grand Palais.

[5Almanach des adresses des demoiselles de Paris, de tout genre & de toutes les classes, ou Calendrier du Plaisir, contenant leurs noms, demeures, âges, portraits, caractères, talens, & le prix de leurs charmes ; enrichi de Notes curieuses & Anecdotes intéressantes. A Paphos : de l’imprimerie de l’Amour, 1791. [Suivi de] Almanach des adresses des demoiselles de Paris, de tout genre & de toutes les classes, ou Calendrier du Plaisir, contenant leurs noms, demeures, âges, portraits, caractères, talens, & le prix de leurs charmes, corrigé, augmenté et suivi des profondes recherches sur les filles angloises, espagnoles, italiennes et allemandes. Pour l’année 1792. Chez tous les marchands de nouveautés. A Paphos : de l’imp. de l’Amour, 1792.

[6Christine Deviers-Joncour, La Putain de la République, J’ai lu, 1999.

[7Perrin, 1987.

[8Elisabeth Bourguignat, Le Siècle du persiflage (1734-1789), PUF, 1998. Réédité sous le titre Persifler au siècle des lumières pdf .

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 10 février 2020 - 14:26 1

    Emma Becker / Laure Murat : De la littérature, bordel !

    FC, La Grande Table, Olivia Gesbert, 10 février 2020.

    Au programme : la mécanique du désir, les rapports homme/femme à huis-clos et les motivations d’une prostitution choisie. Emma Becker, écrivaine, auteure de La Maison (Flammarion, 2019) et Laure Murat, historienne de la littérature, sont nos invitées.

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    Jusqu’où faut-il aller pour s’approprier un récit ? Jusqu’où doit aller la quête de légitimité ? L’immersion est-elle une condition à l’écriture ? Autant de questions que l’on se pose avec nos deux invitées, femmes du monde des lettres toutes deux :

    Emma Becker, écrivaine vivant à Berlin, auteure de Mr (2011) et Alice (2015). Elle a, deux ans durant, travaillé dans une maison close afin de saisir, dit-elle, le métier de prostituée de l’intérieur, au point d’en devenir une elle-même. Se situant en cela dans la lignée du journaliste américain Hunter Thompson, elle est devenue "une pute qui écrit" pour donner une voix aux prostituées. Le résultat en sera La Maison, publié chez Flammarion en 2019. Un véritable phénomène, avec 40.000 exemplaires vendus et trois distinctions : prix Blù Jean-Marc Roberts, prix Roman News et prix Roman des étudiants France Culture-Télérama.

    Laure Murat est essayiste et professeure à UCLA, au "Département d’études françaises et francophones", spécialiste de l’histoire de la littérature. Elle a publié l’an passé Une révolution sexuelle ? Réflexions sur l’après-Weinstein (Stock, 2018), ouvrage qui analyse les cultures américaine et française pour "essayer de comprendre ce qui constitue un événement historique et ses enjeux", s’intéressant aux répercussions médiatiques et sociologiques de l’affaire.

    Laure Murat s’est notamment intéressée à la question des "lieux" que fréquentent les écrivains. En 1996, elle dirigeait ainsi l’ouvrage Paris des écrivains, qui explorait les relations entre Paris et vingt écrivains, français ou étrangers, aux XIXe et XXe siècles, d’Apollinaire à Italo Calvino. Cette fois-ci, c’est la question de l’immersion dans une maison close, dans la "Maison" comme lieu d’évocation et de création, et du besoin de vivre l’expérience pour l’écrire, que nous évoquerons avec elle.


    Clique du 18/09/2019, France, 2019.
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    VOIR AUSSI : Emma Becker : Elle s’est prostituée pour écrire son roman.