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Sur le vif

D 28 août 2019     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Préface à L’année du Tigre (collection Points, 2007) [1].

Sur le vif

Un écrivain est quelqu’un qui écrit tout le temps, même s’il n’en a pas l’air. C’est un corps étrange fait pour les mots, les phrases, les accents, les notes, une sorte de musicien, en somme, toujours en alerte, aux aguets, à l’affût, à l’écoute. Il s’entend vivre, il sait pourquoi il rêve. Nul narcissisme, pourtant : il est tout entier dehors, en voyage. Il est à la fois plongé dans l’actualité la plus immédiate, essayant de deviner ce qu’on lui cache derrière ce qu’on lui montre ou lui raconte (exemple : l’incroyable histoire Clinton-Lewinsky, sommet de la folie puritaine américaine), et habité par un roman qu’il compose, par les livres qu’il lit ou relit.

Temporel : le temps qu’il fait, les déplacements, les conversations, la lourdeur ambiante, le conformisme montant, la violence, mais aussi les plaisirs, les éclaircies. Intemporel : la bibliothèque sans cesse revisitée, les surgissements de mémoire, la pensée qui veille. Voilà , c’est son tourbillon d’existence au jour le jour, notations brèves ou retours historiques. Dans ce laboratoire, le réel se filtre, se trie, se redouble, s’orchestre. Le terrible y côtoie le comique, le constat de la bêtise et du Mal l’aile du Bien. Le Mal est constant et sanglant, le Bien furtif mais plein d’espérance. La dévastation est à l’œuvre, mais l’attente et le réveil ne doivent pas faiblir.

J’aime par-dessus tout cette devise d’André Breton « Je cherche l’or du temps. » À condition de lui ajouter celle de Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. »

L’Année du tigre (titre chinois) est une coupe dans mes cahiers de tous les jours (ils sont là, en tas, sur ma gauche). Le volume commence avec Rimbaud et s’achève avec lui. Comme si la poésie, sans cesse, permettait de traverser la propagande de calcul et de mort qui a envahi la planète. Comme si, avec quelques mots le vertige du spectacle publicitaire pouvait s’interrompre pour éclairer ce qui est vraiment. Nous savons de mieux en mieux ce qu’est notre époque : ignorance et fanatisme, marchandisation compulsive et terreur. La servilité et la peur nous guettent de toutes parts, l’argent coule à flots dans les images pendant que la misère physique et intellectuelle s‘accroît. Je pense qu’il faut répondre à cette urgence par une grande désinvolture (Voltaire) et un gai savoir (Nietzsche). La société où on nous fait tourner est surtout ridicule. Le pouvoir est nu si on sait le voir.
Je conseille d’ouvrir ce livre à la date du 19 décembre.
Ça se passe à Londres, et il est aussi bien question de restaurants que de Rimbaud et du Vedânta. Aucun contradiction : la vie libre, c’est-à-dire romanesque, elle-même.

Philippe Sollers, Octobre 2006.

*

Fleuron

Samedi 19 décembre

Pluie le matin, et puis bleu.

Départ pour Londres. Eurostar à la gare du Nord.
Pas allé depuis deux ans à Londres. Fin 1996, pour Studio, à la recherche des adresses anglaises de Rimbaud.
« Dans les grandes maisons de vitres encore ruisselantes, les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images. »
« Les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent. »
Soleil dans le train pendant que je lis ces phrases.
« Les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés. »
« Dames qui tournaient sur les terrasses voisines de la mer. »
« La rumeur des écluses couvre mes pas. »


Picasso, Portrait de Rimbaud, 1960.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Sur la couverture du livre de poche que j’ai entre les mains (édi­tion Pierre Brunel), portrait de Rimbaud par Picasso, 1960.
Titre possible : Vingt Minutes sous la Manche. On est de 25 à 40 mètres sous l’eau.
Je recule ma montre d’une heure.
Et voici Swallowfield, Ashford, Somerfield, ainsi que les pre- miers terrains de golf.
J’habite à Knightsbridge, en face de Hyde Park.
Le soir tombe lentement en brume. Je dors.
Étrange appartement : vases chinois, lithographies de l’expédition française en Égypte (comme si Vivant Denon me disait bonjour sur les murs). Vues de Thèbes,« le tombeau d’Osymandyas vu du sud­ ouest ». Pyramide de Memphis, vue générale, avec le Sphinx au soleil couchant.
Non, je ne rêve pas, et je n’ai pris aucune substance hallucinogène (mais c’est tout comme).
Un Eurostar électrique pour David, chez Harrods. Lui : « J’aime Londres » (on vient pour la troisième fois).
J’ai avec moi Rimbaud et le Fleuron.

Fleuron : « Sois jaloux de ta solitude ! Jaloux de ton indépendance ! »

« Ce qui est au-delà des castes et des croyances — la famille et le lignage —, ce qui est dénué de nom et de forme —,
« Ce qui outrepasse le bien et le mal —, ce qui transcende l’espace, le temps et les objets des sens —,
« C’est Brahman, et tu es ce Brahman !
« Médite sur lui dans le lotus de ton cœur. »

Les grands Français « hors limites » de Londres : Voltaire, Cha­teaubriand, Rimbaud, Céline, de Gaulle. Un certain secret, farouchement gardé, est là.
Mallarmé : Les Mots anglais.

Fleuron : « Refuse d’être plus longtemps l’esclave des conventions sociales, reste sourd aux tentations qui t’inciteraient à choyer ton corps. »
En somme, pour le Vedânta, il n’y a que des surimpositions. On les écarte, et l’illumination-révélation survient d’elle-même.
« Imite l’acteur qui, à la fin du dernier acte, rejette le masque du personnage qu’il vient de représenter. »
Shakespeare et Rimbaud : La Tempête.
Je lève les yeux, la nuit est là.
Rimbaud :
« Tu en es encore à la tentation d’Antoine. L’ébat du zèle écourté, les tics d’orgueil puéril, l’affaissement et l’effroi.
« Mais tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s’émouvront autour de son siège. Des êtres parfaits, imprévus, s’offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d’anciennes foules et de luxes oisifs. Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles. »

À propos de Circeto au « cœur ambre et spunk », ne pas oublier que spunk, en argot anglais, veut dire sperme.

Le supplément week-end du Guardian : photo pleine page couleurs du visage de Monica Lewinsky, bouche ouverte, dents apparentes, cheveux ramenés sur la lèvre supérieure comme une moustache. Légende : « 1998. This is the woman... This is the year. » Année du Tigre.

Les deux lampes chinoises en faïence : un Bouddha, sur un lotus, avec une fleur jaillissant de sa main droite.

TV : images du cyclone El Nino ravageant le Pérou. Torrents de pierres et de boue, maisons effondrées, populations en détresse. Toujours la même propagande : dévastations sur fond de publicité (le malheur fait vendre).

Londres : quelle drôle de ville. On dirait qu’elle a été pensée pour échapper à la vision aérienne (enveloppe et camouflage des parcs).

Après le dîner, légèrement ivre. Très bien.

Dimanche 20 décembre

Ciel strié bleu-gris, puis bleu soleil.
8 heures. Le parc est désert. À peine deux coureurs au loin. Le lac bleu acier.

Pourquoi êtes-vous allé à Londres ? Pour le breakfast.

Tous les journaux titrent sur l’impeachment de Clinton voté par le Congrès. À la télévision, Tony Blair, comme s’il parlait d’un match de football, justifie les raids sur l’Irak.
On traverse la Manche et Saddam Hussein est multiplié par cent mille.

Deux cavalières sur des juments noires.
Voilà : les chevaux arrivent de partout, maintenant, et puis des types en rollers, des coureurs, des coureuses.
Bruit des sabots sur le macadam (les gardes, la police montée).

Fleuron :
« Désormais, il voit en lui et hors de lui, en tout lieu et à tout moment.
« Se manifester spontanément sa propre et véritable nature. »

Revoir le livre d’Underwood, Rimbaud et l’Angleterre (1976). Le journal de Vitalie Rimbaud, à Londres, en 1874 (cf. Studio). Mon étonnement, le jour où je me suis rendu compte que personne ne l’avait lu et ne voulait le lire.

Partout Christmas, pas la même chose que Noël.

La City se prépare à être l’arbitre entre l’euro, le dollar et le yen. C’est à Londres aussi que se trouvent les clés de l’histoire de la France depuis cinquante ans : Vichy, Moscou, l’interpénétration de ces deux mensonges (cf. Stein, dans Studio).

Percées de lumière musicale dans le parc. Rimbaud : « La féerie manœuvre au sommet d’un amphithéâtre couronné par les taillis. »
Fleuron : « La peur ne s’élève que là où l’on voit un autre que soi. »

Déjeuner au River Café, dans le quartier de Hammersmith, au bord de la Tamise. Thames Wharf. Soleil froid, très beau temps, canards et régates. Retour par les quais de Chelsea. Un saut à Tra­falgar Square et à la National Gallery (Piero).

Fleuron : « Par quel instrument pourrait-on connaître le connaisseur ? »
« Une vache se préoccupe-t-elle de la guirlande que l’on a suspendue à son cou ? »
« Après avoir rejeté le corps au loin, comme s’il n’était qu’un cadavre, le Sage ne s’y rattache jamais plus,
« Alors même que — conséquences d’actions antérieures — il le perçoit encore ;
« Au même titre que l’ombre qui l’accompagne, ce corps n’est plus pour lui qu’une simple apparence. »
Rappel : l’importance des Védas dans Nombres (1968), bien vue par J. K. dans son texte d’alors, « L’engendrement de la formule ». Curieux destin de ce livre, non traduit en anglais, alors que La Dissémination de Derrida, commenté partout dans les universités américaines, lui emprunte son existence.

Maintenant, ici, dans les restaurants, les serveurs, les serveuses, tous et toutes habillés en noir (souvent très beaux et très belles), s’occupent d’une clientèle middle-class plus ou moins médiatique. Une sorte d’aristocratie domestique, comme martienne, survole un vieux monde endormi.
Dîner au Sugar Club, près de Regent Street. Le soir : roman (Londres et New York).

Lundi 21 décembre

Ciel bleu pommelé rose. Froid sec. L’anglais dry.
Marche dans le parc. Les cavaliers ont l’air de vouloir imiter les gravures d’autrefois.

Clinton, maintenant, se fait photographier à la sortie d’un service religieux méthodiste avec sa fille Chelsea (cette fois, pas d’Hillary). Appel à l’inconscient incestueux national : n’oubliez pas que je suis un père.
Couverture de Time : les deux hommes de l’année, Clinton, le procureur Starr.
L’homme de l’année en France : Zinedine Zidane.
Les réactions françaises à l’affaire Lewinsky prétendent qu’il s’agirait d’une « chasse aux sorcières d’un autre âge ». Mais non, nous sommes bien dans cet âge-ci. Comment l’appeler ? Massacre de la bagatelle.

Ce n’est pas la première fois que je m’aperçois qu’il faut lire Rimbaud dans des typographies différentes. Quelque chose de nouveau veut sans cesse sortir de la page et parler (un instant valable pour tous les temps).

Fleuron : « Chasse l’illusion ! Rends-toi libre ! Sors de ton rêve ! Élève-toi à l’état d’ illumination ! »

Dans le parc : herbe, saules pleureurs, mouettes, oies, canards et un drôle de silence que je n’ai entendu qu’ici.

L’affaire Lewinsky : beaucoup de bruit pour bientôt plus rien. Oubliés, les affaires, les morts, les scandales ! Diana ? Monica ? Maya ! Nada !
En d’autres termes : il ne se passe plus quelque chose que pour bien montrer qu’il ne se passe rien (sauf une répression redoublée ayant pour but un contrôle génétique mondial).

Vers Paris.
Fleuron (sous la Manche) : « Il est le même dans les honneurs et dans les opprobres ; le même envers les amis et les ennemis. »
17 heures : l’Eurostar fonce vers Paris, c’est-à-dire le sud-ouest.
Le ciel est en feu.

Fleuron :
« Le Connaisseur affecte, selon les circonstances, le comportement d’un homme privé de raison,
« Celui d’un enfant ou celui d’un génie des ténèbres.
« On le prend tantôt pour un insensé et tantôt pour un sage ;
«  Parfois il est investi d’une splendeur royale ; parfois ce n’est plus qu’un moine itinérant :
« Parfois, comme un python, il gît, immobile ; parfois son visage s’éclaire d’un bienveillant sourire ;
« Tantôt les hommes lui rendent les honneurs ; tantôt ils l’insultent ; tantôt ils ne le remarquent même pas ».
Et encore :
« Tout en agissant, il reste inactif ; tout en cueillant le fruit d’actions antérieurement accomplies, il n’en est pas affecté ;
«  Tout en ayant un corps de chair, il ne s’identifie pas avec lui ; tout en étant limité, il est omniprésent. »

Merveilleux sommeil.

*

[1Mes remerciements à Augustin de Butler qui m’a révélé l’existence de cette préface dont l’intérêt n’échappera à personne.

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