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Document : ce que Céline écrivait en prison

Cahiers de prison (Février - octobre 1946), Gallimard 05/2019

D 16 juin 2019     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


LOUIS-FERDINAND CÉLINE
Cahiers de prison (Février - octobre 1946)
Édition de Jean Paul Louis
Collection Les Cahiers de la NRF, Série Céline (n°13), Gallimard
Parution : 23-05-2019
En décembre 1945, Louis-Ferdinand Céline est arrêté à Copenhague, où il s’était réfugié avec Lucette et son chat Bébert et tentait d’écrire la suite de Guignol’s band  : Le dénommé Destouches, immédiatement incarcéré à la prison de l’Ouest, réclame de quoi écrire. L’administration pénitentiaire lui fournit dix cahiers d’écolier de 32 pages avec des règles à respecter : « On ne doit pas écrire sur l’affaire dont on est justiciable ni sur la détention. Tout propos licencieux et malséant est également interdit. »

À partir de février 1946, le prisonnier note d’emblée des éléments de défense pour empêcher son extradition dans la France de l’épuration, et s’en prend à l’ambassadeur Charbonnières qui le persécute. Mais Céline est repris par l’écriture et les Cahiers de prison dévoilent sa vie après son arrivée au Danemark, sa relation avec Lucette, des souvenirs de Londres ou de Montmartre, et surtout montrent de manière inédite le Céline lecteur. Isolé dans la cellule 609 de la section K., Céline s’entoure de livres apportés par sa femme et cite abondamment Chateaubriand, Hugo, Chamfort, Voltaire, etc., en se comparant avec les « grands écrivains exilés emprisonnés ».

Les Cahiers illustrent aussi la transition littéraire vers sa « seconde révolution narrative et stylistique », note Jean Paul Louis, avec la mise en chantier de Féerie pour une autre fois et des passages que l’on retrouvera dans D’un château l’autre, Nord et Rigodon.
Ce volume des Cahiers de la NRF constitue la première édition originale et intégrale des Cahiers de prisonde Céline. Avec un nouveau travail d’établissement du texte et des notes, ainsi qu’un index centré sur les noms d’auteurs et les titres d’œuvres, Céline nous apparaît tel qu’en lui-même, obsédé par la littérature et sa condition d’écrivain : « C’est moi maintenant le traître, le monstre, c’est moi qu’on s’apprête à lyncher. »

Gallimard

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Document : ce que Céline écrivait en prison
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De février à octobre 1946, détenu au Danemark, l’écrivain tient son journal. En voici, en exclusivité, des extraits.

Par François-Guillaume Lorrain

Le Point, 18/05/2019


« Au vent des maudits ». Céline à Copenhague, en juin 1947,
peu après que les autorités danoises l’ont libéré.
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Le Christ avait eu son martyre, Céline eut le sien. Car c’est à un chemin de croix qu’on assiste dans ces exceptionnels « Cahiers de prison », rédigés au Danemark entre février et octobre 1946, et que l’écrivain jugea bon de rapporter en France en 1951. Il avait été arrêté en décembre 1945 à Copenhague, où il était venu trouver refuge en mars, après son séjour à Sigmaringen, car son ancienne maîtresse Karen Marie Jensen y avait placé sa fortune sous forme de lingots d’or dans une banque danoise.« Je vous le dis, il y a martyr et martyr »,écrit-il au crayon à papier dans l’un de ces cahiers contrôlés par l’administration pénitentiaire et publiés en France en 1988, mais que Jean-Paul Louis a réédités et annotés à la lumière de l’avancée des connaissances sur l’œuvre et la vie de Céline. Tel Hamlet dans son royaume pourri – « sans être prince du tout, j’ai fait au Danemark du “be or not to be” et pas sur le trône, en cellule, pas pourShakespeare, pour les rats » –,Céline se découvre en cabane une vocation d’artiste persécuté qu’il creusera dans ses romans ultérieurs, de « Féerie pour une autre fois » jusqu’à « Rigodon ». La case prison facilite aujourd’hui la radicalisation islamiste. Pour Céline, la radicalisation fut littéraire. Le Céline écorché, éructant, seul innocent contre un monde entier coupable, tout haineux contre une France vendue aux médiocres, prend forme là, au flot de ces mitrailles de mots jetés à la va comme je souffre, entre abattement et pugnacité – avec force mauvaise foi, aussi. Monsieur, cochon qu’on égorge, crie tel un damné. Hectique, chaotique, le texte avance, fragmentaire, de tiret en tiret, qui marquent les multiples sauts à la ligne de l’original. Un coup du plaidoyer, un coup des souvenirs, visions de danseuses ou cris de Paris, scènes hallucinées, un coup du présent, en cellule, où le persécuté se console avec Chateaubriand, se shoote à Plutarque, trouve du mouron chez Mirabeau, car entre grands on se comprend. Plus qu’un document, un tournant, où palpitent, pêle-mêle, à l’état brut, tous les ingrédients de l’œuvre à venir. Preuve qu’avec Céline, éternel accusé ruminant sa défense, rien ne se perd, tout se transforme§

« Cahiers de prison »,de Louis-Ferdinand Céline, présentés et annotés par Jean-Paul Louis (Gallimard, 240 p., 20€). Parution le 23 mai 2019..

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Extraits

« Tous jaloux »

« Pourquoi suis-je spécialement désigné aux vengeances pseudo-judiciaires françaises actuelles ?

1° En raison de mes deux livres antisémites et pacifistes d’avant guerre “Ecole”, “Bagatelles” (dixans déjà !).

2° Et peut-être plus gravement en raison de mes attitudes communistes et du petit pamphlet que j’ai écrit contre les soviets en 1936à mon retour de Russie (“Mea culpa”).

– Evidemment, le parquet de Paris ne peut pas avouer au gouvernement danois (ni à la légation) ses véritables motifs de poursuite. –Il se ménage lorsqu’il sera en ma possession de me liquider d’une manière ou d’une autre. Sans autre forme de procès, comme dans La Fontaine.

Enfin, primordiale peut-être, la haine presque irréductible de tous les littérateurs français jaloux à crever de mon succès subit, de mon entrée fracassante avec le “Voyage au bout de la nuit”, qui a bouleversé tout le style du roman français. Je suis parvenu du jour au lendemain à une situation littéraire de tout premier plan sans égale, je crois, dans la littérature française, situation qui demande aux académiciens de grand talent cinquante années d’efforts acharnés, de reptations, de compromis infâmes…

Et l’on sait que le Parti communiste n’est pas tendre pour ceux qui ont refusé ses avances, et moins tendre encore pour ceux des écrivains qui ont publiquement dénigré son système marxiste (dans mon livre “Mea culpa”). Alors sa haine est implacable et inlassable et ses vengeances absolument féroces. Si l’on ajoute en plus que les communistes ont fait presque tous les frais des représailles allemandes en France pendant l’Occupation – les gaullistes ont été rarement condamnés à mort –, on se rend compte que je ne peux attendre aucune impartialité de la justice française actuelle (tribunaux spéciaux entièrement à la dévotion des communistes). »


Document.Une page des « Cahiers » d’avril 1946. Céline cite Musset, Francis Jammes,
Chateaubriand, le cardinal de Retz…
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« J’emmerde Hitler ! »

« Tous des boulimiques d’avantages, de Situations –Hideux, écœurant travers presque universel – Tous employés, tous un anneau dans le nez, un anneau de bronze, d’argent ou d’or selon la qualité de boulot, la comédie, les galipettes de l’asservi –mais dans ce moment toute la cause est au jus ! Elle ne m’intéresse plus. Tous ces gens ne sont plus que des employés (...) –C’est à leur patron qu’il faut s’adresser pour parler sérieusement – où est leur patron à tous ? A Vichy ? A Berlin ? Je ne sais pas. La foutue rage qu’ils ont de m’assimiler, de me ranger dans leur catégorie de salariés ! Sur le même plan. Hé là ! Cela me révolte –Je suis libre foutre sang ! Amateur ! Et non professionnel – Je n’ai aucun anneau –J’emmerde Hitler ! –J’emmerde Pétain –J’emmerde Laval, et je l’ai dit si haut qu’il est bien question que l’on m’arrête. »

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« A moi Voltaire ! »

« L’envahissement par les livres –J’ai peur d’être seul, sans livres. –Je les dissimule dans mon lit. Je délire –Plutarque… Le copain fait des jouets –Le Marocain condamné à mort donne des nouvelles à toute la prison par télégramme –Il a le droit de recevoir des journaux –C’est lui qui fait la gazette puis il envoie son amitié à tous puis il s’en va vers la mort –La masseuse juive nous renvoie vers Buchenwald –Nous sommes accablés par les morts des camps de concentration –On étouffe ! –Bébert vient me voir –Il est étonné par les barreaux (…) –A moi Descartes ! A moi Voltaire ! A moi Chateaubriand ! A moi Hugo ! »

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Les écrivains que Céline appelle à la barre : ...

Plutarque.. « Camille s’arrête et se retournant les mains étendues vers le Capitole, il prie les dieux que si ce n’est pas la justice, mais la violence et la jalousie du peuple qui le chassent honteusement de sa patrie, les Romains aient à s’en repentir et que le monde entier les voie recourir à lui et le regrette. »

Talleyrand.. « On dit toujours de moi trop de bien ou trop de mal. Je jouis des honneurs de l’exagération. »

Chamfort.. « En France, on laisse en repos ceux qui mettent le feu et on persécute ceux qui sonnent le tocsin. »

Mirabeau..« Cette canaille craint de n’être pas payée si elle n’accuse pas, de sorte qu’elle accuse à tort et à travers. »

Renan. « Quand on travaille pour l’humanité, on est sûr d’être volé, d’abord, et par-dessus le marché battu. »

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CÉLINE AUX ARRÊTS
Cahiers de prison, Février-Octobre 1946
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de Louis-Ferdinand Céline, « les Cahiers de la NRF  », Gallimard, 228 p ;.

LE MARQUE-PAGE
DE NICOLAS UNGEMUTH

Après l’épisode Sigmaringen, Louis-Ferdinand Céline parvient à gagner le Danemark, où il a confié des lingots d’or - l’équivalent de ses droits d’auteur - à son amie Karen Marie Jensen. Le 17 décembre 1945, la police l’arrête à Copenhague et le place dans une prison où il moisira près d’un an... Mais « Ferdinand furieux » ne passe pas son temps à se morfondre. Il réclame du papier, on lui donne dix cahiers de 32 pages qu’il s’empresse de noircir. C’est comme si dix disques durs se mettaient à tourner dans son cerveau en ébullition. D’abord, il rumine son arrestation, prépare sa défense, considère qu’il n’a trahi personne puisqu’il a toujours été patriote et « jalouse Morand qui est passé entre les gouttes, et fulmine contre l’ambassadeur Charbonnières qui veut sa peau. Puis, il prend des notes pour la suite de Guignol’s Band, et d’autres qui serviront à D’un château l’autre, Nord, Rigodon,

et Féerie pour une autre fois  : une page entière réunit des titres envisagés pour ce texte (Frivolis aux abîmes, Festons pour un ouragan, Musique pour une grande chaudière... ). Ailleurs, ce sont des bribes de phrases, repères pour les oeuvres à venir - aujourd’hui, on dirait des « mots clés »- que la plupart des céliniens considèrent comme ses meilleures (D’un château l’autre et Nord, en particulier). Comme le dit Jean-Paul Louis, qui a réuni ces cahiers intégralement pour la première fois, l’écrivain allait alors « opérer sa seconde révolution narrative et stylistique ».

Le Figaro Magazine / 14 juin 2019

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Cahiers de prison. La critique du Télégramme
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Louis-Ferdinand Céline, ici en 1950. (©ECLAIR MONDIAL/SIPA)
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BERTHOLD BIES

Le Télégramme, 10 juin 2019

Jamais publiés au complet, les « Cahiers de prison » de Céline, dans une édition présentée et annotée par Jean-Paul Louis, viennent ajouter une nouvelle pierre de connaissance à la vie, et encore plus à l’œuvre, de l’auteur du « Voyage au bout de la nuit ». Dans ce magma parfois difficile à lire, il apparaît plus funambulesque que jamais, aussi proche de la chute que de la renaissance littéraire.

De février à octobre1946, dans les cellules de la prison de Copenhague où il attend de savoir à quelle sauce les justices danoise et française vont le dévorer, l’écrivain Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), fatigué, malade, apeuré, emplit une série de dix cahiers. Tantôt très structurés, tantôt éparpillés en un bouillonnement qui donne le tournis, ces textes n’avaient jamais été publiés dans leur version intégrale. Ce sont des documents de première force et du plus haut intérêt, où l’on découvre un homme nu, exsangue et « à l’os » de sa vie, que l’on dirait posé au carrefour de la mort, dans l’attente angoissée du fatal épilogue.

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Fidélités bretonnes

L’auteur du « Voyage au bout de la nuit » est loin et c’est son fantôme qui hante les pages de ce livre. Icare s’est brûlé les ailes. La guerre est passée par là, et le romancier au style flamboyant et dévastateur traîne un fardeau poussiéreux et sanguinolent, où pèsent pêle-mêle les conséquences de ses brûlots antisémites, ses accointances douteuses avec Vichy, ses sympathies allemandes, son incorrection politique irrépressible, son verbe toujours trop haut, cette mauvaise réputation qu’il assume, sont talent insolent…

Plongé dans un tel maelström, qui l’a chassé de France, l’a fait traverser l’Allemagne au bord du gouffre, puis le Danemark, le corps du Docteur Destouches est en ruines. Et ces cahiers, documentation intime fort touchante, témoignent de la misère épisodique (il a cependant fait des réserves au Danemark), de la solitude, de ses efforts pour se retaper physiquement et moralement. Entre les lignes, le désespéré confesse tout ce qu’il doit à sa compagne Lucette, dont il est provisoirement éloigné. Il tente aussi de jeter des ponts vers ce qui lui reste d’amitiés en France, et singulièrement en Bretagne, évoquant parmi bien d’autres le docteur Tuset et ses proches ; des relations quimpéroises qui ne le « lâcheront » jamais, y compris dans les moments judiciaires les plus compliqués.

Le squelette souffre donc beaucoup, mais l’esprit est en perpétuelle ébullition. Ainsi c’est avec beaucoup de curiosité et d’intérêt que l’on découvre l’argumentation pugnace qu’il envisage d’opposer à ceux qui, en France, l’accusent de trahison. Convoquant les grands proscrits et exilés de l’histoire pour sa propre défense, de Victor Hugo à Jules Vallès, il réfute, accuse, recoupe, tranche, parfois avec la mauvaise foi et l’aveuglement féroce qui font l’homme.

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Une œuvre en mutation

Et puis, encore plus passionnante, une autre dimension essentielle apparaît entre les folios de cette publication indispensable à la compréhension de Céline : le « serpent » fait ici une nouvelle mue, et semble donner naissance à une autre œuvre. Ou, a minima, à la transformation d’un style écrit-parlé, dont l’écrivain s’est fort justement vanté d’avoir inventé, en une autre manière, encore plus dépouillée, encore plus folle et chaotique que tout ce qu’il avait pu écrire avant. Comme le souligne la préface, qui y voit une révolution : « il accordera assez d’importance à ce manuscrit, témoin de sa chute, mais aussi des premiers pas de sa renaissance littéraire, pour le rapporter en France fin juin 1951 ».

En prison, l’auteur de « Mort à crédit », lit et travaille autant qu’il lui est possible, et dans toutes les directions. Il tente de canaliser le désordre de sa vie et cette urgence se sent : à certaines phrases très travaillées, viennent s’agglomérer, en magma, des notes, des citations, des listes de noms, de pseudonymes, de fulgurantes vues de l’esprit, des extraits de chansons, des propos insensés et des bouts d’inspiration sans sens, des souvenirs et des projections. Il hoquète, radote parfois, éructe souvent, il vitupère et déborde de partout.

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Le « bastringue fait son... »

C’est inévitablement décousu, au bord de l’effondrement et du néant, et pourtant, pourtant, ce bastringue infernal des mots entrechoqués et violemment frottés les uns contre les autres, finit par faire son, puis petite musique et (peut-être) un début de composition, où réel et fiction fusionnent plus que jamais chez lui. Sans exagérer, on peut deviner dans certaines pages de ces carnets, le « monstre », au sens typographique et éditorial du terme, de ce qui deviendra les « Féeries », puis « D’un château l’autre » ou « Rigodon ». On y entend une voix qui, même si elle peut donner l’envie légitime de se boucher les oreilles, résonne, jusque dans les interlignes de ces carnets hallucinés et déments, à nulle autre pareille.

Comme toujours sur ce sujet célinien que l’époque juge « délicat », Jean-Paul Louis, en spécialiste qu’il est de l’œuvre bis constituée par les lettres, carnets, envois, marges diverses et variées de l’écrivain, avance avec la prudence scientifique la plus rigoureuse, sans jamais occulter la franche passion et la fidélité lucide qu’il voue depuis des décennies au plus grand maudit des lettres françaises contemporaines. Son travail sur les carnets complète celui qu’Henri Godard, autre autorité dans ce domaine, avait déjà partiellement effectué par le passé. Outre cet opus remarquable, Jean-Paul Louis a publié récemment aux éditions du Lérot, « L’année Céline » ainsi que « Céline en Afrique » de Pierre Giresse.

Louis-Ferdinand Céline, éditions Gallimard,

© Le Télégramme

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Louis-Ferdinand face à ses juges, Céline en prison
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« On fout le camp jamais assez tôt, assez loin… » (Lettre à Marie Bell, 17 décembre 1948)

Traqué, persécuté, emprisonné, accusé de trahison, Louis-Ferdinand Céline ne comprend pas, s’insurge, se défend, attaque.

Deux hypothèses lui semblent s’imposer, conduites toutes deux par un désir de vengeance : les communistes n’auraient pas supporté la parution en 1936 de Mea Culpa, pamphlet contre la nature hideuse du régime communiste en URSS ; les littérateurs de second rang (beaucoup d’académiciens) voudraient se débarrasser d’un phénomène littéraire soulignant de façon cruelle leur médiocrité, incapables comme lui de renouveler à fond le lyrisme français : « Il y a 20 000 écrivains et artistes en France qui ne me pardonneront jamais le Voyage au bout de la nuit. Les Français sont puérilement et atrocement vaniteux des choses de la langue et du style – mes pires ennemis veulent bien reconnaître que j’ai bouleversé le style du français – je suis parvenu à relier à fondre ce qui n’avait jamais été fait : la langue parlée avec la langue écrite créant ainsi ce style nouveau que mes pires ennemis doivent bien actuellement de gré ou de force copier ou emprunter – en France cela ne se pardonne pas. »

« Pour parler de trahison en ce qui me concerne, il faut tenir absolument sous un prétexte à vouloir me fusiller mais il faudrait oser alors avouer ce qui est inavouable, qu’il s’agit de me faire expier mes livres antisémites, anticommunistes et pacifistes d’avant 39. »

Entre février et octobre 1946, Céline, détenu à la prison de l’Ouest de Copenhague, ne cesse d’écrire, se défend tous azimuts, lit beaucoup (Chateaubriand, Les Misérables, la correspondance de Voltaire, des moralistes français) et travaille intensément à son prochain roman, la suite de Guignol’s band, dont il trouve probablement le titre, avance Jean Paul Louis qui l’édite chez Gallimard, en août 1946 : ce sera Féerie pour une autre fois.

Réunis en volume, ses dix Cahiers de prison témoignent de la part de Céline d’une volonté de poursuivre son œuvre, quelles que soient ses conditions d’existence.

La suite sur le site de fabien ribery


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Philippe Sollers : Louis-Ferdinand Céline en enfer
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En septembre 2008, déjà, les fac-simillés des cahiers de prison de 1946 avaient été publiés par Henri Godard en complément de son livre « Un autre Céline », et donné lieu à un article de Philippe Sollers dans le Nouvel Observateur, intitulé « Céline en Enfer », republié sur son site avec une reproduction de Watteau « Etudes de têtes de femmes ». Ses pensées vont en effet à Lucette, sa danseuse. Elle maigrit, on lui a peut-être cassé « le rythme divin si fragile de la danse, le secret des choses »

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Watteau, "Etudes de fêtes de femmes", Louvre
ZOOM : cliquer l’image
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Même si on déteste Céline, on ne peut lire sans émotion ses deux cahiers de prison, écrits en 1946 à Copenhague et reproduits pour la première fois, où l’auteur de « Rigodon » s’attend à être fusillé et sombre dans le désespoir

Oublions tout ce qu’on a pu dire, et surtout médire, de Céline, plus que jamais l’ennemi public universel. Ouvrons simplement ces petits cahiers d’écolier danois, griffonnés au crayon, en 1946, par un prisonnier du quartier des condamnes à mort de Copenhague. La main qui écrit, pendant dix-huit mois, est obligée, dans des conditions effroyables, de se tenir au style télégraphique. C’est le malheur, l’épuisement, le vertige au bout de la nuit.

Céline a voulu aller au diable ? Il y est. Il a traversé l’Allemagne en feu avec sa femme et son chat, il a été arrêté, il s’attend à être fusillé d’un moment à l’autre :

Je titube bourdonne comme une mouche et puis je vois mille choses comme des mouches, mes idées se heurtent à un énorme chagrin. » Je suis plein de musique et de fièvre. » L’envie de mourir ne me quitte plus, c’est la seule douceur. » Je suis fou. »

On peut détester Céline, il est, je crois, impossible de lire ces cahiers sans émotion. Ce n’est plus ici qu’un damné qui brûle, et qui, chose stupéfiante, ne sait pas pourquoi.

J’ai voulu empêcher la guerre, c’est tout. J’ai tout risqué. J’ai tout perdu. »

Il n’est d’ailleurs pas accusé, à l’époque, d’antisémitisme criminel, mais de trahison, ce qui l’indigne, et lui fait citer, comble d’exotisme, le cardinal de Retz :

Une âme délicate et jalouse de la gloire a peine à souffrir de se voir ternir par les noms de rebelle, de factieux, de traître. »

Autour de lui, tout n’est que bruit, fureur, hurlements, douleur, et il regarde de temps en temps, au-dehors, la palissade où il s’attend à être collé pour son exécution.

Les moineaux, derniers amis du condamné, les mouettes au ciel, liberté. » Les gardiens me font signe que je vais être expédié en France pour être fusillé. Ça m’est bien égal. »

Ce qui l’inquiète surtout, c’est Lucette, sa danseuse. Elle maigrit, on lui a peut-être cassé « le rythme divin si fragile de la danse, le secret des choses ». Il la voit danser dans le vent, « elle connaît le secret du vent ». La main et le crayon tiennent bon, cependant, et la mémoire devient une hémorragie permanente :

Les souvenirs les plus petits sont les fibres de votre âme. S’ils se rompent, tout s’évanouit. »

L’épouvantable Céline avait-il du coeur ? Hé oui, il faut s’y résoudre. Et il aggrave son cas :

L’effroyable danger d’avoir bon coeur : il n’est pas de plus horrible crime, plus implacablement traqué, minutieusement, qui n’est expié qu’avec cent mille douleurs. »

Le coeur ? Attention, il peut disparaître :

A partir du moment où vous passez sur un cadavre, un seul cadavre, tout est perdu, le charnier vous tient. »

Phrase prodigieuse de lucidité, tracée à deux doigts de la mort.

Il faut raconter l’éparpillement d’une âme vers la mort par l’horreur et le chagrin. »

Bien entendu, Céline pense à sa stratégie de défense et aux livres qu’il écrira plus tard, les plus beaux : « Féerie pour une autre fois », « D’un château l’autre », « Nord », « Rigodon » (il y a encore des arriérés qui veulent le limiter au « Voyage ».) Traître, lui ?

J’aurais livré le Pas-de-Calais, la tour Eiffel, la rade de Toulon, je ne serais pas plus coupable. »

Il n’a pas l’air de se rendre compte (comme le dit justement Sartre à propos de Genêt) que la société pardonne beaucoup plus facilement les mauvaises actions que les mauvaises paroles. « Bagatelles », voilà le problème, et pour longtemps. Céline, lui, veut renverser l’accusation. Il n’est après tout qu’un persécuté, et il a, en cela, de glorieux prédécesseurs, exilés ou emprisonnés : Villon, Descartes, Voltaire, Chateaubriand, Hugo, Rimbaud, et bien d’autres.

La France, à toutes les époques, s’est toujours montrée féroce envers ses écrivains et poètes, elle les a toujours persécutés, traqués autant qu’elle pouvait. »

Ainsi de Chateaubriand, qu’il appelle « René », « enragé sentimental patriote passéiste comme moi » :

Il rêve la France, l’âme de la France, je l’ai rêvée aussi, moi, pauvre barbet misérable. »

Nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Céline, en 1944, a emporté des livres avec lui : La Fontaine (le plus grand d’après lui), Ronsard, Molière, La Bruyère, La Rochefoucauld, les « Historiens et Chroniqueurs du Moyen Age », et, évidemment, « les Mémoires d’outre-tombe ». Et voilà, mêlées à ses vertiges en cellule, des citations qui surgissent comme des bouées de sauvetage, maximes des increvables moralistes du XVIIesiècle, « cette petite civilisation, ces phrases brèves, ces bouffées d’étoiles ».

L’art de la citation, on ne le sait pas assez, est le plus difficile qui soit, et on peut rêver du livre que Céline, qui cache un Plutarque sous son lit, aurait pu composer dans cette dimension résurrectionnelle. Voici ce qu’il choisit de Talleyrand :

On dit toujours de moi trop de bien ou trop de mal. Je jouis des honneurs de l’exagération. »

Ou de Mme Rolland :

Je ne dois mon procès qu’aux préventions, aux haines violentes qui se développent dans les grandes agitations, et s’exercent pour l’ordinaire contre ceux qui ont été en évidence, ou auxquels on reconnaît quelque caractère. »

Ou encore ceci, dans « Note de la censure à Louis XVI », en 1787 :

Les gens gais ne sont pas dangereux, et les troubles des Etats, les conspirations, les assassinats ont été conçus, combinés et exécutés par des gens réservés, tristes et sournois. »

On oublie trop vite que Céline est un grand écrivain comique, parfois terrifiant, certes, mais profondément comique. Si vous en doutez encore, lisez ses « Entretiens avec le Professeur Y », à mourir de rire, comme le meilleur Molière. Ce point est essentiel, il est médical. Le rire de Céline est aussi pointu et énorme que son expérience du délire et sa conviction du néant.

Tout fait musique dans ma tête, je pars en danse et en musique. »

L’oreille immédiate voit tout à travers les grimaces, les cris, les bombardements, les incendies, la décomposition. C’est là qu’il rejoint Voltaire, rieur endiablé, que les dévots en tous genres ne pourront jamais supporter. Son persécuteur de l’ambassade de France à Copenhague, acharné à demander son extradition, c’est-à-dire sa mort (les Danois ont sauvé Céline), en saura quelque chose.

Le rire, mais aussi l’amour étrange, comme le prouvent les lettres magnifiques qu’il envoie à la pianiste Lucienne Delforge, sa maîtresse en 1935, « toi petit terrible secret, petite fée du cristal des airs ». La musique, la danse, les femmes : le plus sensible et délicat Céline est là tout entier.

Sois heureuse autant que possible, selon ton rythme, tu verras, tout passe, tout s’arrange, rien n’est essentiel, tout se remplace, sauf le pauvre refuge où tout se transpose et s’oublie. »

Et en juin 1939 :

Je ne sais pas ce que je deviendrais si tu venais à ne plus jouer. Comment ne t’aimerais-je pas et mieux que personne, mon cher petit double. »

Et aussi, juste avant la catastrophe :

Les jours en silex succèdent aux jours en caca. C’est la bonne vie de vache pour laquelle je suis fait. J’accumule les maléfices, je m’en servirai bien un jour. »

Philippe Sollers.
Le Nouvel Obs, 16 octobre 2008

Un autre Céline, par Henri Godard,
Textuel, 2 livres sous coffret, 288 p.,
250 illustrations., 59 euros.

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VIDEO. Céline, l’ennemi public (avec Henri Godard)
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Henri Godard, l’un des meilleurs connaisseurs de Louis-Ferdinand Céline, dont il a notamment édité les oeuvres en Pléiade, était l’invité de Grégoire Leménager le 16 octobre 2008. Au programme : la publication en fac-similé des cahiers de prison tenus par l’écrivain à Copenhague en 1946, mais aussi le problème (toujours très vif) posé par son antisémitisme, et les raisons qui peuvent pousser un universitaire à se consacrer à cet auteur pas comme les autres.

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Émission spéciale Louis Ferdinand Céline avec Philippe Sollers
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(La Grande Librairie), 8 mars 2011

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A l’occasion du cinquantenaire de la mort de Louis-Ferdinand Céline, La Grande Librairie a proposé une émission spéciale consacrée à Louis-Ferdinand Céline. François Busnel reçoit sur son plateau Frédéric Vitoux, Philippe Sollers, François Gibault et Fabrice Luchini. Ensemble, ils reviennent sur la vie et l’œuvre d’une des plus grandes plumes du XXe siècle.

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