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Faut-il brûler Céline ?

D 28 mai 2017     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), ici après son procès en 1950.
(©ECLAIR MONDIAL/SIPA). Zoom : cliquez l’image.
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Après Jacques Henric qui, dans son Edito d’art press du mois d’avril s’interrogeait sur une curieuse « passion française », la Revue des deux mondes dans son numéro de mai, consacré à L’écrivain face au pouvoir, revient sur la polémique rouverte autour de Céline à l’occasion de la publication de Céline, la race, le Juif de Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour dont j’ai déjà parlé dans Littérature et politique : le cas Céline. Après un « Avertissement aux célinomanes » (!) lancé par l’étrange Sébastien Lapaque, Stéphane Guégan s’interroge à son tour dans Faut-il brûler Céline ?, reprenant à sa manière une vieille question déjà posée par Simone de Beauvoir à propos de Sade [1] ou par Georges Bataille à propos de Kafka [2]. Son article est suivi d’un inédit de Céline, Le Secret d’État,... déjà publié par Le petit célinien.
Dans son n°138 (Hiver 2017), L’Infini publie un des derniers textes de Céline A propos du style.

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art press 443, avril 2017.
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Faut-il brûler Céline ?

Stéphane Guégan


RDDM, mai 2017. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Il est des livres qui suscitent la polémique, il en est d’autres qui la précipitent à coups d’annonces tonitruantes, amplifiées par la presse et notre soif du scandale… Que n’a-t-on lu ici et là du Céline de Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour [3], crédités d’établir définitivement son implication multiple dans la collaboration acquise au Reich ? L’avalanche des gros titres, conforme à la tradition stigmatisante que Taguieff et Duraffour étaient censés crucifier, n’a pas tardé à auréoler leur livre du prestige des révélations explosives. « Céline était un agent d’influence nazi », lisait-on dans l’Express du 2 février 2017. Une semaine plus tard, la surenchère vint du Monde : « Céline, activiste et délateur hitlérien ». Et comme si cela ne suffisait pas, un dessin s’étalait en double page du supplément des livres… On y voyait Céline rouler des yeux de toxicomane en humant à pleines narines les émanations de quelque chambre à gaz. Le doute n’était plus permis sur la pertinence des accusations portées : sous l’Occupation, ce « salaud » de Céline avait émargé au SD, l’un des services du renseignement allemand, et mouchardé sans compter, du docteur Hogarth à Robert Desnos et Serge Lifar (qui ne fut pas un modèle de résistance). Pire, dès 1942, il aurait été informé de la « solution finale » par ses « amis allemands ». La question des « complicités » de Céline était enfin tranchée, le débat était « clos » : la vérité triomphait de la « logique conspirationniste » où Taguieff et Duraffour tendent à réunir Céline et ses experts. Frédéric Vitoux, François Gibault et Henri Godard, pour nommer les plus souvent cités, se seraient évertués à masquer ou minimiser la gravité des « faits et gestes » de l’écrivain à compter du Front populaire. D’autres écrivains ne seraient pas moins blâmables, d’André Gide à Philippe Sollers, dans cet effort concerté de dissimulation, entre contournement et recouvrement des évidences… Plus rien désormais ne nous séparerait de l’ignominie du personnage, de son nihilisme abject et du torrent assurément détestable des fameux pamphlets, Bagatelles pour un massacre (1937), l’École des cadavres (1938) et les Beaux draps (1941). Ils occupent, sans surprise, l’essentiel du livre de Taguieff et Duraffour. Il serait plus juste de dire que les deux auteurs en retiennent surtout deux aspects, il est vrai essentiels, les sources où Céline a abondamment puisé et le succès que leur fit la France de Blum et de Daladier, menacée d’une nouvelle guerre mondiale, et bientôt tragiquement battue. Mais l’histoire, dans ce pavé de mille pages, ne pèse pas du même poids que les clivages idéologiques du moment. Peu importe donc le traumatisme de 1914-1918, la faiblesse de l’Angleterre et de la France face aux agissements de Hitler, ou encore les vagues d’immigration consécutives aux effets de la politique raciale du Reich. À divers titres, ce dernier phénomène inquiéta assez vite pourtant aussi bien certains juifs de France que Céline lui-même, comme en atteste sa correspondance avec ses maîtresses juives. Notons au passage que Taguieff et Duraffour, insensibles aux contradictions de l’homme qu’ils jugent et condamnent, ne font aucun cas des clairs-obscurs de sa biographie. Ainsi pourquoi le docteur Gutmann, ce médecin juif, mordu de danse comme son ami Ferdinand, est-il quasi absent du livre et gommé de l’index ? Gutmann, que Céline met en scène dans Bagatelles comme l’une des voix de ce texte « fou », qui reste polyphonique dans la haine, ouvertement outré dans la dénonciation, et intègre donc la conscience de ses excès ? Rappelons qu’un critique, frappé par tant d’extravagance stylistique, y vit une nouvelle « préface de Cromwell » !

Au-delà de leur composante littéraire, qu’on a tort de leur refuser, les pamphlets sont d’abord nés du terreau et des angoisses d’avant-guerre, quelle que soit la part que l’on accorde à l’antisémitisme dans lequel le jeune Destouches fut élevé ou sa promiscuité avec certains des émules d’Arthur de Gobineau et d’Édouard Drumont. Taguieff et Duraffour sont loin d’être les premiers à identifier la famille des penseurs racistes à laquelle appartenait Céline et à inventorier les larcins qu’il fit à toute une littérature antijuive, florissante au cours des années trente. Leur livre s’y attarde très longuement, savamment et donc utilement, au-delà des multiples redites et digressions qui font souvent dériver la lecture loin de Céline et de l’exégèse proprement dite de ses écrits… Ce déséquilibre lasse aussi à travers les chapitres consacrés aux attaches de Céline avec la radicalité canadienne et bretonne. Tant de détails, pour une chose connue, détournent trop du sujet [4]. Ces « sources », avouées ou non, d’essence biologiste ou pas, Taguieff et Duraffour ont raison d’en réattribuer une fraction à la propagande nazie, déjà active alors en France, et forte de soutiens autochtones. On ne saurait contester non plus ce qui distingue un Urbain Gohier, un Georges Vacher de Lapouge ou un George Montandon d’un Charles Maurras, qui voyait dans la fatalité du « sang » une insulte à l’intelligence et liait son antisémitisme intraitable au credo d’un patriotisme ultra. Venu de la gauche, durablement cramponné à un vague communisme, distinct de sa version soviétique, Céline croisa donc le fer avec l’Action française à maintes reprises, avant et après juin 1940. La théorie des « ennemis de l’intérieur », chère à Maurras, lui semblait insuffisante, et donc inefficace, par ignorance du fait racial : Céline, féru d’anthropologie aryenne, fait de l’exclusion des juifs le préalable d’une régénération, nataliste et créatrice, de ses « frères de race ». Exclusion des juifs, déplacement géographique, et non extermination ou « massacre », comme le prétendent Taguieff et Duraffour. Ce n’est pas la première fois qu’un tel abus de langage est commis et commué en preuve accablante… À sa parution, et nos auteurs le rappellent, Bagatelles fit à certains, rares, l’effet d’un appel au pogrom. Mais il ne suffit pas d’ajouter la mention d’une conférence du catholique Jacques Maritain (février 1938) à la brochure bien connue de Hanns-Erich Kaminski (février 1939), qui assimilait déjà Céline aux « chemises brunes », pour échapper à ce lourd contresens. Le « massacre » de Bagatelles désigne, sans conteste possible, le carnage auquel seraient bientôt exposés les jeunes Français si le pays se laissait entraîner par la guerre contre Hitler, guerre que désireraient les juifs… Leur bellicisme, que Céline exagère et instrumentalise, se heurte à son pacifisme, ancien, profond, que les accords de Munich n’ont pas rassuré et où Léon Poliakof avait justement vu une clé fondamentale des positions de l’ancien cuirassier. Que dit, en effet, l’École des cadavres, sinon que la boucherie de 1914-1918 ne nous avait rien enseigné ? Et c’est la raclée de l’été 1940 qui provoque l’écriture d’un troisième pamphlet : les Beaux draps, antiphrase typiquement célinienne, dit la chienlit où la défaite a jeté la France. Le « statut » des juifs n’ayant rien rectifié, il faut se résoudre, clame Céline, à d’autres solutions : « Le juif en l’air, viré dans ses Palestines, au Diable, dans la Lune. »

Extrader, non détruire. On sait que Vichy interdit la diffusion des Beaux draps, trop ordurier à son goût, en zone libre. Mais qu’en était-il de la situation de Céline en zone occupée ? La réponse de Taguieff et Duraffour ne saurait étonner à ce stade : il fut un collaborateur de la pire espèce. Depuis la parution de leur livre, de nombreux et sérieux céliniens, de François Gibault à David Alliot, ont publiquement épinglé la faiblesse des allégations visant à incriminer toujours davantage l’infâme Céline [5]. Les « affaires » que remuent Taguieff et Duraffour sont loin de nous être inconnues. Qu’il s’agisse de la brève allusion du Journal d’Ernst Jünger, prise naïvement pour argent comptant, de la destitution du docteur Hogarth, de l’article sur Robert Desnos (arrêté pour faits de résistance trois ans après !), ou des dépositions supposées incriminantes de Helmut Knochen, nous sommes à chaque fois confrontés à des « dossiers » qui ont été exhumés par d’autres, et examinés plus objectivement. Sous la botte, Céline, qui ne fut pas du « voyage de 1941 », aura bien fréquenté l’Institut d’études des questions juives, maintenu indéniablement la ligne d’un antisémitisme dur dans la presse collabo, et bataillé pour obtenir la réimpression de ses pamphlets, mais aucune preuve irréfutable n’est apportée à la thèse du propagandiste stipendié et de la taupe nazie, et encore moins à l’hypothèse qu’il ait appris, dès 1942, et approuvé la « solution finale » (ce qui donnerait, évidemment, une tout autre portée à ses écrits). « Nous avons plus que jamais besoin d’historiens, et non de procureurs », nous a confié Frédéric Vitoux, atterré par cette sempiternelle chasse aux sorcières. Et d’historiens capables, nous dit Henri Godard, d’admettre la part d’autonomie, de liberté imprescriptible, de la création artistique. En effet, Taguieff et Duraffour referment leur réquisitoire sur une étrange définition de la littérature, qui serait indigne de notre attention lorsqu’elle n’aspire pas à être moralement utile, humainement saine, sans ombres ni contradictions. En cette année qui fête Baudelaire et les Fleurs du mal, ce sursaut de censure obsolète est assez désagréable, d’autant plus qu’il s’accompagne d’une profonde indifférence à l’esthétique célinienne et à la dualité existentielle, si baudelairienne, qui a hanté l’auteur du Voyage au bout de la nuit. Convaincu de la coexistence du bien et du mal en chaque homme, Godard a brillamment identifié la parenté baudelairienne de Céline. De Baudelaire du reste, le prisonnier de 1945-1947 s’avouait le frère exilé… La popularité de Céline, d’après Taguieff et Duraffour, serait plutôt à rapporter au « reflux de la culture humaniste » et au « relatif effacement d’une littérature exigeante », voire à la perte du langage et à « la contestation hyperdémocratique du bienfondé d’une hiérarchie des valeurs et des œuvres ». La religion du bien, par une sorte d’aristocratisme paradoxal, aboutit toujours au mépris du texte et de ses lecteurs [6]. Parce que le patriote Céline se trompa d’ennemi, comme on le dit aujourd’hui de Voltaire, faut-il cesser de le lire et d’en parler ?

Stéphane Guégan, Revue des deux mondes, mai 2017 [7].
Le blog de Stéphane Guégan.

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Secret d’Etat.
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Louis-Ferdinand Céline à Meudon.
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À PROPOS DU STYLE

Interview par Julien Alvard

La publicité est une chose phénoménale à l’heure actuelle. Mais ce n’est pas la peine que je vous parle de ça, Monsieur. Dire du bien de soi c’est grotesque et pour en dire du mal on peut faire confiance aux autres on n’arrive jamais à la même perfection.
Comment je me suis intéressé à cette question du style, parce que je suis toujours en train de trifouiller des phrases. Un musicien ne laisse pas les sons tranquilles, un peintre ses toiles, un chimiste..., pour moi c’est la même chose avec les phrases. En peinture le grand changement c’est l’impressionnisme. Avant Cézanne on avait fait des pommes, mais les pommes de Cézanne ont quelque chose de particulier. Elles valent des milliards, ce n’est pas ce qui nous intéresse. C’est la même chose avec les Déjeuners sur l’herbe. Il y en a eu beaucoup avant l’impressionnisme. Puis il y a celui de Monet. Tout ceci pour moi ça m’est égal. En peinture je n’y connais rien, Monsieur. Je trouve Meissonier parfait, je suis chromo. Par contre les phrases ça m’intéresse. Je suis obligé d’en faire pour des raisons alimentaires entre autres. Il m’a paru que j’étais assez doué pour tripoter des phrases. C’est comme ça.
En peinture, le Radeau de la Méduse c’est très bon, comme l’Angélus de Millet, excellent. Ce qui s’est passé, c’est que l’impressionnisme a mis les choses dehors. Les Canotiers sont dehors, les pommes aussi. Je fais la même chose pour le langage. Le langage parlé est dehors, le langage écrit est dedans, je le mets dehors. Il y a des complications ; la Mairie d’Auvers-sur-Oise n’est pas une vraie Mairie chez Van Gogh ; mais elle est bien quelque chose puisque les connaisseurs se pâment.
Il y a quelque chose qui cloche dans l’architecture. Ici c’est la même chose. Je fais rentrer les gens par la bonne porte, les gens ne sont pas perdus, ils s’y recon­naissent, ils montent l’escalier un peu tordu, les fenêtres gondolent, les mots ne sont pas faux, mais ce n’est pas ceux qu’on attendait. Ce n’est pas de l’argot, c’est idiot d’écrire en argot, ce n’est pas non plus le sermon à la française, ni ceci, ni cela. Quand on regarde par la lucarne on voit un vrai paysage ; ce n’est pas non plus ce qu’on attendait mais c’est un paysage. Quand ils ont bien regardé, je fais descendre les gens et je les fous dehors. On me déteste. On me hait certainement à cause du style.
Le français, c’est assez récent, c’est depuis la pléiade. Auparavant les personnes distinguées s’exprimaient en latin. Même dans Rabelais on le sent et il voulait faire autre chose. La langue a été enseignée aux Français par les jésuites. La phrase tombe de la chaire. Par là-dessus vient Descartes avec la raison et la médiocrité, Malherbe pour tout arranger. Le résultat de cette jésuitisation cartésianisée c’est la suppres­sion de tout ce qu’il y a d’émotif, la suppression de quantités de mots. On fait du français un langage pauvre. Au début était le verbe, l’Église reprend cela après les autres. Pas du tout au début était l’émotion. L’émotion on la trouve au bistrot, à la boxe, les gens sentent et parlent. Seulement, il n’y a pas d’architecture. Un quolibet c’est parfait , c’est bien envoyé mais il n’y a pas d’architecture.
Autrefois pour faire de l’architecture, on avait Bourget, les Goncourt, Voltaire. Lui surtout, il est le maître. Maintenant ... Bref ce petit complot contre la langue a été très cher payé. Ce qui était émotionnel a disparu. La spontanéité vient après coup. Il a fallu passer par le pressurage, le décantage. De toute façon on ne voit jamais que du résiduel. C’est normal, il faut travailler. L’éloquence naturelle c’est de la merde. Une certaine facilité de bagout c’est de la grosse matière première. Le bonhomme est fainéant. De plus en plus. Il est fait à la radio et à la télévision. Et puis il digère. Digérer c’est une énorme fonction. Mon truc c’est de lui lire dans la tête. Parce qu’il ne lit pas. Vous le savez comme moi, personne ne lit. Chez moi, il monte. Il fait son tour, il redescend, un coup de pied au cul, il est content, il s’en va. Après il dit mais qu’est-ce que c’est je n’aime pas ça, je le déteste.
Le style impressionniste, c’est un tout petit truc. Je n’envoie pas de messages, je ne révolutionne pas. Je crois à la fainéantise du lecteur. Je lui donne tout craché. Il a rien à foutre, il a qu’à se prélasser .
Au début était l’amibe. Regardez l’amibe. On la touche, elle réagit, c’est l’émo­tion. Le Verbe, c’est une histoire de curés. Pour que ça marche il faut faire un emprunt au langage parlé.
Voyez-vous, Monsieur, il faut vivre de la vie mondaine, alimentaire, ou bien tra­vailler. Travailler, ça me fait mal à la tête. Je cherche à dormir parce que le sommeil s’en va. Je ne suis pas du tout content. Je n’ai pas de vanité, ne croyez pas, je n’at­tends pas un fauteuil à l’Académie ou un siège de ceci ou de cela et cependant je suis obligé de me malmener. Ça m’ennuie.
Pour en revenir à ce que je vous disais, c’est une chose qui m’a toujours travaillé. Paul Morand, Barbusse ont eu l’instinct de cela. Ramuz aussi. Paul Morand a changé de direction, Barbusse est mort ; Ramuz... L’emmerdement c’est l’architecture. On ne peut pas s’en passer.
Tout ceci bien entendu si on considère qu’une langue a un sens. Je ne sais pas si les Français sont capables de faire le moindre effort pour leur langue. Ils font des phrases. Les civilisations finissent par les femmes, les phrases et les parfums. Ils veulent jouir de tout et ils sont prêts à tout. Et encore. La vraie jouissance de l’homme c’est le sang. Les Romains ont très bien compris ça. Le cirque avec vingt-cinq mille personnes, des gladiateurs qui s’entretuent. Évidemment on parle encore français, mais pour com­bien de temps ! Quand j’ai commencé à écrire j’ai hésité entre le français et l’anglais. Vingt fois plus de lecteurs. Vous m’avez parlé de l’Amérique, Monsieur, mais qu’est­ ce qui va se passer. Il y a trop de monde partout mais c’est la race blanche qui est défi­citaire. La Russie est dans la même situation que nous à cause de cela.
Je suis allé en Amérique, en Afrique. Je m’occupais de parasitologie. Et tout le monde me disait Ah ! Paris. Et je me disais qu’est-ce qu’ils ont tous. Quand je suis revenu j’avais tout de même compris. Ils avaient tous eu une femme, une amie, une aventure. Paris c’est le trou du cul du Monde. Les Français ont cultivé la joie de vivre. Ce n’est pas grand-chose, Monsieur, mais c’est ce qui a fait leur popula­rité. Les relais, les bons endroits, les gargotes. Pour en revenir au français, la biolo­gie réglera tout avec l’avenir du monde. Un coup dans le caleçon, l’affaire est réglée. L’Église catholique, ça rentre dans son programme de grande métisseuse et maquerelle de toutes les races.
La science hygiénique apporte son concours en empêchant les gens de mourir. Concours décisif. Autrefois, il y avait les pestes. En 1315 la moitié de l’humanité a disparu pendant la peste. Les épidémies réglaient le sort de l’humanité. Elles le régularisaient. Elles allaient de pair avec les guerres. Napoléon a perdu la campagne de Russie parce que le typhus exanthématique lui avait pris les trois quarts de la Grande Armée.
Maintenant c’est fini, Monsieur. Les épidémies sont maîtrisées. Pas complète­ment d’ailleurs, les rats sont toujours là. Il y a même un crabe chinois qui a fait son apparition sur les côtes françaises. C’est un crabe qui porte un manchon de poils aux articulations. Verdâtre, pas dangereux, mais dans son manchon se trouvent des parasites très redoutables.
Tant que nous avons notre barrage d’instituts et de spécialistes nous ne risquons rien. Ce qui fait qu’il y a de plus en plus de monde, de Chinois, de tout ce que vous voudrez. Pour arranger ça, pas besoin de fusil, le coït, ça marche très bien. Le monde devient peu à peu comme le Brésil. Le grand mélange. Brasilia capitale du Monde.

Louis-Ferdinand Céline
Janvier, 1961

Publié dans le n° 2 de la Revue Ring cet entretien de Céline avec Julien Alvard date de 1961, l’année de la mort de Céline. Ne sachant pas s’il a été repris par ailleurs nous croyons devoir le publier dans ce numéro de l’Infini, comme un témoignage des dernières paroles de Céline.

L’Infini 138, Hiver 2017.

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SCOOP

C’est dans l’entretien avec Philippe Chauché, La Cause de Philippe Sollers :

Philippe Sollers : La seule édition critique des pamphlets est disponible au Canada, aux éditions 8, édition critique de Régis Tettamanzi, et c’est cette édition-là, probablement, qui sera enfin publiée en France, c’est un scoop que je vous donne là, c’est ce que m’a confirmé Antoine Gallimard. Lucette Destouches qui refusait cette publication vient de donner son accord, vous savez elle a 105 ans aujourd’hui. Une édition critique, ça change tout. Au lieu que les gens se fournissent de clichés ou de phrases détachées de leur contexte, vous avez une étude critique de l’époque. Qu’elle était cette époque ? Où Céline apparaît comme une fusée, certes qu’on peut juger abominable, mais d’abord, il y a le talent littéraire qui est ce qu’il est, et puis voilà on n’y peut rien. S’il fallait être bien sur le plan des opinions pour être reconnu grand écrivain, ça serait facile.

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C’est rare, un style, Monsieur !

En Français dans le texte, ORTF, 1959

Entretien de Louis Ferdinand Céline à son domicile de Meudon, dans son bureau qui était aussi son cabinet de consultations. En réponse à Louis Pauwels qui lui demande de se définir d’un mot, Céline déclare sans ambages : "c’est que je travaille et que les autres foutent rien". Il dénigre la publicité, "horreur du monde moderne". Il répond ensuite à des questions sur sa naissance (à Courbevoie), son enfance, ses parents, ("père licencié es lettres, homme lettré"), sa jeunesse passage Choiseul (éclairé au gaz) ("j’ai été élevé dans les gifles, c’était comme ça à cette époque là", sa mère qui travaillait dans la dentelle ("on bouffait des nouilles parce qu’elles n’ont pas d’odeur et la dentelle n’aime pas les odeurs"), ses études (son école square Louvois) et sa vocation de médecin. Il fait brièvement allusion au décès de sa grand-mère. Jeune, il trouvait ridicule d’être écrivain, ses bachots, passés avant son engagement volontaire lors de la première guerre (en 1912, dans le 12ème régiment de cuirassiers ndld), ses divers métiers. Il parle de cet engagement (par lyrisme et par admiration des cuirassiers de Reichshoffen). Il répond non sans ironie, et en maniant le paradoxe aux autres questions de Louis Pauwels (pourquoi il a été médecin, ce qu’il pense des hommes), seuls les écrivains qui ont un style l’intéressent, ("c’est rare un style...") Il a cessé d’être écrivain pour être un chroniqueur ("j’ai mis ma peau sur la table"). Il se définit comme un travailleur. Il n’a pas eu beaucoup de joies dans sa vie ("je ne suis pas un être de joie", "je serai content quand je mourrai"). Il ne croit pas en Dieu (tout en étant se prétendant mystique), donne son opinion sur l’amour. Pauwels lui rappelle qu’il fait figure de prophète d’Apocalypse. Céline estime que l’homme a un profond attrait pour la mort, ce qui explique les guerres. Sa dernière pensée avant de mourir serait "au revoir et merci"...

Cette notice correspond à l’interview programmée le 19 juin 1959 dans "En Français dans le texte" puis interdite de diffusion en raison de la teneur des propos et des options politiques passées de Céline. Des extraits ont été diffusés dans "L’invité du dimanche" du 08/12/1968, dans "Bibliothèque de poche", consacré à Céline, des 8 et 18 mai 1969, dans "Ex libris" du 09/11/1988 rediffusé le 30/08/1989.

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Vient de paraître

Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, né le 27 mai 1894, est un vrai Parisien, à n’en pas douter. Issu d’une famille de petits commerçants — sa mère tient une petite boutique dans le quartier de l’Opéra et son père travaille dans les bureaux d’une compagnie d’assurances —, il grandit à Paris, naviguant entre le commerce de sa grand-mère, rue de Provence (IXe), la rue de Babylone (VIIe) où sa famille s’installe un temps, puis au 9, rue Ganneron (XVIIIe) et enfin sous les verrières du passage Choiseul (IIe). Cette enfance sans grand relief lui inspirera Mort à crédit, son second roman, publié en 1936.

En 1929 — entre temps il a fait la guerre dont il est revenu blessé, est devenu médecin et père, s’est marié et a divorcé — il rencontre Elizabeth Craig, une danseuse américaine, avec qui il s’installe rue Lepic (XVIIIe), où il vit jusqu’en 1939. Et c’est à Montmartre toujours, lors de la publication de son premier roman Voyage au bout de la nuit en 1932, que naît véritablement l’écrivain Céline. Le livre remporte un succès immédiat mais laisse à son auteur un goût amer. En effet, sélectionné un premier temps pour le prestigieux prix Goncourt, l’ouvrage reçoit le prix Renaudot, une déception sévère dont il ne se remettra jamais vraiment. À la fin de sa vie encore, malgré un exile forcé, il garde un oeil sur Paris depuis sa colline de banlieue.

Si la personne de Louis-Ferdinand Céline et une partie de son oeuvre restent entachées à jamais par ses positions et ses écrits racistes et collaborationnistes, il n’en reste pas moins l’un des écrivains du XXe siècle les plus traduits et diffusés dans le monde après Marcel Proust. Et sa vie reste intimement liée à la ville Lumière. Connaissez-vous le Paris de Céline ?.

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[3Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour, Céline, la race, le Juif, Fayard, 2017.

[4Il eût mieux valu titrer « La race, le juif, Céline », écrit justement Émile Brami dans l’Obs du 3 mars 2017. Ce célinien reconnu parle d’un ouvrage « totalitaire » où « aucun espace de liberté n’est laissé au lecteur : soit il épouse les présupposés du texte, soit il est atteint de cécité, naïf, stupide ou, pire, antisémite plus ou moins camouflé ».

[5Voir l’entretien musclé que François Gibault a accepté d’avoir avec les auteurs (le Figaro Magazine du 3 février 2017) et la remarquable réplique de David Alliot ( le Figaro , 9 février 2017). Dans l’Obs, à la faveur d’un titre éloquent (« Les céliniens sont-ils des salauds ? »), Grégoire Leménager a donné la parole à Frédéric Vitoux, Henri Godard et Philippe Sollers.

[6Après les volumes de Libera me (Gallimard, 2014-2015), délectable galerie de portraits en guise de mémoires, ce viveur impénitent de François Gibault s’offre le luxe, chez le même éditeur, d’un florilège de poèmes. Ils lui ressemblent, ils ont son humour tranchant et ses couleurs tranchées. Un nuage après l’autre cogne comme le cœur, tantôt amoureux, tantôt rageur. L’exécuteur testamentaire de Céline dédie quelques vers à Lucette Destouches, qui épousa Céline en 1943 et lui survit depuis 1961. L’ancienne danseuse pratique désormais l’art de la pointe avec ses mots (« J’ai la vie des poissons rouges. »). La nuit, les revenants s’appellent Marcel Aymé, Michel Simon et Arletty. En près de trente ans, Véronique Robert-Chovin a passé beaucoup de temps auprès d’elle et nous la fait entendre ici l’année de ses 100 ans (Lucette Destouches, épouse Céline, Grasset, 2017).

[7Stéphane Guégan est conservateur au musée d’Orsay, historien de l’art et de la littérature. Dernier ouvrage publié : Bistrot ! De Baudelaire à Picasso (Gallimard, 2017). › stephane.guegan@musee-orsay.fr

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