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Lanzmann l’impossible

Lanzmann en Corée du Nord (1958)

D 5 juillet 2018     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Claude Lanzmann et sa mère.
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Dans Claude Lanzmann. Un voyant dans le siècle que vient de publier Gallimard, Sollers met l’accent sur un épisode singulier de la vie de Lanzmann que l’écrivain-cinéaste racontait magnifiquement dans Le lièvre de Patagonie.

Lanzmann l’impossible

Philippe Sollers

En août 1958, un voyageur français de trente-trois ans débarque, avec une délégation, en Corée du Nord. Il va vivre là une aventure amoureuse très étrange, qu’il écrira beaucoup plus tard, récit parmi les plus beaux de la littérature érotique. Elle est infirmière, elle s’appelle Kim Kum-sun. Le voya­geur, aussitôt pris en charge et surveillé de près par la police totalitaire communiste, a besoin de piqûres de vitamines. Kim vient dans sa chambre d’hôtel, mais elle est accompagnée de six policiers à casquettes (plus un traducteur). Les flics veulent assister au coup de seringue. Ils finissent par accepter de rester sur le pas de la porte, et, là, le rusé Lanzmann réussit à entraîner Kim dans un angle mort de la chambre, baisse le pantalon de son pyjama pour offrir ses fesses à Kim. Action impeccable.
La scène se reproduit les matins suivants, sauf que les « cas­quettes » sont de moins en moins nombreuses, et que Kim, un dimanche, se pointe seule, « vêtue à l’européenne d’une jupe légère et colorée, les seins débridés saillants sous le corsage, nattes escamotées, ramassées en chignon, cheveux bouclés sur le front, la bouche rouge très maquillée, d’une insolente et insolite beauté ».
Lanzmann est très troublé, quelque chose va arriver, d’autant plus que Kim, pour faire sa piqûre, procède de façon anormalement lente. La porte de la chambre est toujours ouverte, la police peut surgir d’un moment à l’autre. Que faire ? En Occidental naïf, Lanzmann lui propose de l’argent, puis des chemises. Indignée, Kim refuse avec violence, c’est une religieuse (rien à voir avec la célèbre Portugaise, mais quand même). « Je ne sais pas qui s’inclina le premier, dit Lanzmann, je ne l’ai jamais su. » Baiser passionné de part et d’autre, et, pour communiquer (pas de langue commune), rendez-vous à 2 heures de l’après-midi, dehors, martelé sur une montre. Qu’ils ne puissent pas se parler est le point important.
Nous voici dans l’impossible, et la suite se passe dans une incroyable promenade en canot. Je vous laisse lire ou relire ce récit éblouissant, qui, dans l’édition en Folio du Lièvre de Patagonie, occupe 26 pages. Un volume en soi, comme Point de lendemain de Vivant Denon.
La seule illustration du livre est une carte postale envoyée par Kim à Lanzmann, quelques mois après leur liaison inac­complie, et, pour cette raison, torride. Kim lui écrit qu’elle garde le souvenir, au plus profond de son cœur, de sa « noble silhouette ». La carte représente un temple à demi caché par des branches enneigées de fleurs. Lanzmann samouraï ? On s’en doutait.
Il y a quand même une autre illustration sensationnelle, et elle se trouve en couverture de l’édition Folio (n° 5113). C’est une photographie du petit Lanzmann avec sa mère sur un bateau. Accoudé fermement à la rambarde, le pied gauche en avant, ce petit garçon a l’air très décidé, et il ressemble ici, bizarrement, à Churchill. Le nom du bateau, Saint-Christophe, attire immédiatement l’attention. Comme chacun sait, il s’agit d’un martyr légendaire qui aurait porté l’Enfant Jésus sur ses épaules pour traverser une rivière. Patron des voyageurs et des automobilistes, il a été écarté du calendrier romain en 1970, je me demande pourquoi. En tout cas, cet enfant voyagera beau­coup, ne cédera jamais sur son désir, et tombera un jour sur un bloc d’abîme qu’il dévoilera comme personne, dans un film au-delà de tous les films : le terrible et admirable Shoah.

Mars 2016

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Kim Kum-sun


A gauche : Claude Lanzmann, Armand Gatti, Chris Marker...
Au fond : Kim Il-sung.

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Août 1958. Lanzmann a trente-trois ans. Il se trouve en Corée du Nord avec la première délégation occidentale à s’y rendre depuis la fin de la guerre de Corée en 1953. La délégation, conduite par un journaliste de L’Humanité, Raymond Lavigne, comprend les cinéastes Jean-Claude Bonnardot, Armand Gatti [1] et Chris Marker, le chanteur Francis Lemarque, un pigiste du Figaro et quelques représentants de la presse provinciale de gauche. Pour Lanzmann le séjour ressemble à tous les voyages organisés dans les pays communistes quand, soudain, l’inattendu a lieu... Voici le passage du Lièvre de Patagonie dont parle Sollers. C’est dans le chapitre XIII.

[...] J’avais quitté Paris déjà fatigué, après le dur travail sur le curé d’Uruffe, et comme je n’étais âgé, je l’ai dit, que de trente-trois ans, je croyais à la santé. Il y a en médecine des modes. La mode alors, celle qui me plaisait le plus, parce que je me fiais à son action régénératrice, était aux piqûres intramusculaires, dans le fessier, de vitamine B12 1000 gammas. C’est mon ami Louis Cournot qui, dans son cabinet de la rue de Varenne, face au musée Rodin, m’avait prescrit cette cure. « Si, là-bas, tu te sens faible, n’hésite pas. » J’avais emporté avec moi sept ampoules et la prescription médicale. Au bout d’un mois de stakhanovisme nord-coréen et une dizaine de jours avant le départ pour la Chine (la délégation en fait se scindait en deux : Gatti et d’autres restaient à Pyongyang, je partais pour Pékin, via la Mandchourie, avec mon ennemi Chris), je décidai qu’il fallait me fortifier et m’en ouvris à mon cher Ok [le guide interprète], lui disant que, souhaitant éviter toute complication, je me rendrais moi-même à l’hôpital pourvu qu’on m’indiquât à quel service m’adresser. Il n’en était pas question, me dit-il, on viendrait m’administrer l’injection dans ma chambre. Je fus solennellement averti que l’opération commencerait dès le lendemain, lundi, à huit heures du matin. On frappa donc, j’étais levé, en pyjama, fenêtre ouverte, il faisait chaud, c’était l’été. J’ouvris : ce n’était pas un infirmier, mais une infirmière, ravissante, en costume traditionnel, les seins bridés mais non abolis par le sarrau, la noire chevelure qui tombait bas en deux nattes, les yeux, bridés eux aussi, mais de feu, bien qu’elle les tînt baissés. Je m’efface, incrédule, lui faisant signe d’entrer en une sorte de révérence grand siècle. Derrière elle, Ok, qui pénètre à son tour, derrière Ok, un homme à casquette, derrière l’homme à casquette, un deuxième homme à casquette, puis un troisième, un quatrième, un cinquième. Ils sont six en tout, tous au centre de ma chambre, prêts à observer sourcilleusement chaque moment, chaque détail de l’action. Je remets à Ok la boîte aux ampoules magiques et la prescription simplissime de Louis Cournot, qu’il traduit pour la soignante aux yeux baissés. Elle ne dit mot, sort de sa trousse seringue, aiguille, alcool, lime, observe dans un rayon de soleil la lente aspiration de la B12 1000 gammas. Je me tiens à son flanc, prêt à faire glisser légèrement mon pantalon de pyjama sur une fesse jusqu’à en découvrir le gras, mais Ok et les cinq hommes à casquette — repérés par nous depuis longtemps comme membres du KGB coréen, fantômes silencieux présents dans tous les couloirs de l’hôtel et attachés à nos pas partout où nous allions — ne bougent pas, ne font pas mine de se retirer, font cercle autour de nous, nous surveillent, me glacent. Je dis à Ok : « Je vous prie de vous retirer, dites-leur de sortir. En France, on ne se fait pas piquer en public. » Il paraît très ennuyé, dit quelques mots, tous reculent, mais d’un mètre, pas plus. J’élève la voix, com­mence à feindre la colère, à me plaindre de la suspicion dans laquelle on semble me tenir, moi, invité officiel du gouvernement et hôte du Grand Leader. Reflux général cette fois, mais pas plus loin que le seuil de ma chambre, ils se tiennent tous dans l’enca­drement de la porte. Je saisis mon infirmière par le bras et l’entraîne dans un angle mort, je ne les vois plus, ils ne me voient pas, je présente alors ma chair nue à l’impassible beauté. Son geste est parfait, précis, net, sans brutalité, je n’éprouve aucune douleur à l’instant où l’aiguille pénètre et elle procède à l’injection, d’ordi­naire peu agréable, avec toute la lenteur requise, m’évitant ainsi l’ombre d’une peine. Il faut imaginer la scène, la chambre est spa­cieuse, la porte ouverte sur le couloir, on entend les bruits de la vie de l’hôtel, les casquettes et Ok sont agglutinés en attente, formant un groupe d’intervention compact et frustré, une souterraine inti­mité forcée par la transgression même — le déplacement vers l’angle mort — s’établit entre l’infirmière et moi sans qu’un seul regard, un seul battement de cils, le moindre signe de connivence aient été échangés. Mon pantalon rajusté et tandis qu’elle range ses instruments, je surgis bien en vue au centre de la pièce et je lance : « Vous pouvez maintenant entrer, messieurs. » Ils le font, avec un peu moins d’assurance qu’à leur arrivée. Rendez-vous est pris pour le lendemain à la même heure. A l’infirmière, je n’ai dit rien d’autre que « Merci, mademoiselle », à Ok, qui se rengorge et traduit pour les casquettes : « C’est une grande professionnelle, nous n’en avons pas beaucoup de pareilles à l’Ouest ! »
Tout se répéta identiquement le jour suivant, à un détail près : les casquettes cette fois n’étaient pas cinq, mais quatre. Et je n’eus pas besoin de leur demander de se retirer, d’eux-mêmes ils ne dépassè­rent pas le seuil. Elle et moi gagnâmes l’angle mort comme si c’était la chose la plus naturelle, notre havre dans l’espace, à l’instar de la querencia dans une arène pour les taureaux de combat. Je n’enten­dis jamais la voix de mon infirmière. Comment eût-elle pu me par­ler puisque nous n’avions aucune langue commune et que de toute façon les casquettes avaient l’ouïe fine ? Celles-ci, le troisième jour, avaient encore perdu un membre. Rien ne changea jusqu’au sixième jour, où ils ne se présentèrent qu’à trois : une seule casquette, Ok et l’infirmière. L’injection ultime devait avoir lieu le lendemain, dimanche. Je demandai s’il serait possible que l’heure en fût recu­lée, dix heures du matin par exemple au lieu de huit, car je souhai­tais profiter du jour du Seigneur pour dormir un peu plus longtemps.
Ok me fit observer qu’un pique-nique à la campagne, passe-temps favori des Coréens, était prévu pour la délégation, avec départ entre huit heures et demie et neuf heures. Je répliquai que je renonçais au pique-nique. Ayant vu trop de gens et trop parlé depuis un mois, j’avais décidé de rester seul, ce qui serait la meilleure façon de me reposer, il fallait me comprendre. Par ailleurs je n’aimais pas beau­coup les lacs au bord desquels on nous emmenait pique-niquer, étendues d’eau artificielles avec des rochers qui émergent çà et là comme dans les paysages mièvres et sans grandeur des estampes japonaises. Rendez-vous fut donc pris pour dix heures. Je me disais que l’infirmière, en l’absence d’Ok, serait flanquée d’une ou, plu­sieurs casquettes. Rien ne se produisit comme je l’escomptais. A dix heures pile, on frappe, j’ouvre, nulle casquette, mais elle, elle seule, elle métamorphosée, méconnaissable, elle une autre, vêtue à l’euro­péenne d’une jupe légère et colorée, les seins débridés saillants sous
le corsage, nattes escamotées, ramassées en chignon, cheveux bouclés sur le front, la bouche rouge très maquillée, d’une insolente et insolite beauté. J’embrasse tout cela d’un seul regard, ma stupéfaction est telle que je reste pétrifié à mon seuil, ne songeant même pas à la faire entrer, indifférent aux casquettes qui ne vont pas manquer de surgir. Ses yeux, cette fois, ne sont pas baissés, elle me regarde frontalement. La situation commande, j’agis alors rapidement, réflexe et réflexion ne font plus qu’un. Je l’entraîne dans l’angle mort et laisse la porte grande ouverte comme tous les autres jours. Un sentiment d’imminence presque insupportable m’habite. Quelque chose va arriver, ne peut pas ne pas arriver, je ne sais pas quoi, pas quand. Intérieurement, je tremble, je n’ai pas touché une femme depuis Paris, il fait très chaud à Pyongyang ce matin-là, des gouttelettes de transpiration perlent sur sa lèvre supérieure, accen­tuant plus encore la sensualité de sa bouche et l’appel sexuel irrésistible qui émane de toute sa personne, corps et visage confondus. Pour me faire la piqûre, elle procède avec une lenteur extrême, décomposant chacun de ses gestes et le temps lui-même comme si cela ne devait pas, ne pouvait pas finir. L’injection administrée et tandis qu’elle range sa trousse, elle invente des moyens de ralentissement et de retardement de tous ses mouvements. La porte est toujours ouverte, je ne peux croire que les casquettes ne surviendront pas, ce qui redouble l’imminence et l’anxiété. Tout est fini, je ne sais comment prendre congé d’elle, je me dis qu’elle s’attend peut-être à ce que je la paye et je me souviens que je possède d’énormes liasses neuves et craquantes de won, la devise coréenne, qui ont été remises le lendemain de notre arrivée à chacun des mem­bres de la délégation pour nos menus plaisirs et dépenses. Hormis les tambours que je rapporterais à Simone de Beauvoir, il n’y a rien à acheter ici. Je lui fais signe d’attendre, je prends dans un placard une des liasses que je lui tends. Elle refuse avec violence, d’un air scandalisé. Je me rue alors vers ma valise, j’ai acheté avant de quitter Paris de jolies chemises encore dans leur papier de soie, je pense qu’elles peuvent être seyantes sur elle ou qu’elle pourra en faire quelque chose et je les lui présente. Refus catégorique. Nous avions quitté l’angle mort, nous nous trouvions au centre de ma chambre, dans l’axe de la porte, les casquettes oubliées, devenues sans impor­tance par rapport à ce qui allait se jouer, à la puissance dévastatrice de l’inéluctable. Je ne sais pas qui s’inclina le premier, je ne l’ai jamais su, nous tombons littéralement l’un sur l’autre, nous nous embrassons à pleine bouche, nos langues luttant avec une passion, une force, une avidité, une férocité sans contrôle ni mesure. Nous sommes en vue, nous ne nous cachons pas, mais il est impossible d’en rester là, je veux plus, je veux tout, nous voulons tout, j’agis alors avec une décision extraordinaire : je la ramène dans l’angle mort, je prends ma montre et je tourne les aiguilles jusqu’à atteindre sur le cadran deux heures de l’après-midi. Je martèle plusieurs fois de l’ongle le verre de montre, pour m’assurer qu’elle comprend. Ce n’est pas une demande d’accord, mais une injonction, un ordre. Je l’entraîne vers la fenêtre, qui ouvre sur la large avenue de Pyong­yang, je la fais se pencher avec moi au-dehors et lui indique, sur la gauche, à deux cents mètres environ, l’extrémité du grand pont métallique, à la confluence de notre avenue et du fleuve. J’ai la montre dans la main, qui marque déjà un peu plus de quatorze heures, d’un doigt impérieux sur le cadran, je réitère l’heure du rendez­ vous, tandis que du bras, tendu à plusieurs reprises, en rafale, vers le début du pont, j’assigne, impérieusement encore, le lieu de la re­ncontre. La panique maintenant s’empare de moi, il n’est pas possi­ble que les casquettes n’apparaissent pas. S’ils la voient encore là, ce sera pour elle un désastre. Elle se colle à mon ventre, oublieuse du danger, le visage chaviré, je suis implacable, nous ne nous réem­brassons pas, je l’expulse, je la fous dehors sans même vérifier que le passage est libre, je referme ma porte, préférant tout perdre sur l’instant pour tout gagner plus tard.
Je suis seul, je réfléchis, me dis que c’est folie, la pression stalinienne du régime est effrayante, l’embrigadement de tous par tous n’autorise aucune liberté, ou, ce qui est pareil, aucune déviance. Quel est le sens de la métamorphose physique de l’infirmière aux yeux baissés ? Vient-elle de Corée du Sud ? Et je me convaincs qu’elle ne sera pas au rendez-vous, qu’elle ne viendra pas parce que c’est impossible, qu’elle prendra elle-même conscience de l’énor­mité du risque. Et puis comment faire pour communiquer, elle parle le coréen, le russe, le chinois peut-être, langues pour moi à jamais étrangères ? Si elle est assez folle pour venir jusqu’au pont, nous aurons à inventer une langue commune. Je me procure du papier, deux calepins et des crayons. Je lui ai donné rendez-vous à cet endroit parce que le dimanche précédent on nous a fait suivre un chemin de halage le long du Taedong-gang jusqu’à un endroit où l’on peut louer des barques pour canoter sur le fleuve, le canotage étant le sport national des Coréens. Mon idée donc, quand je lui ai indiqué le point de rendez-vous, était de marcher avec elle jusqu’à l’embarcadère, qu’elle devait sûrement connaître, de louer un canot et de le laisser dériver vers l’aval de la ville, jusqu’à en sortir, m’échouer loin dans la campagne et lui faire l’amour n’importe où, hors du regard humain, dans une rizière, asséchée ou inondée, dans l’herbe, dans une maigre forêt, ou dans la barque même.
Je n’eus pas à m’inquiéter, à l’attendre. À mon arrivée, elle était déjà là, adossée au tablier de fer, éclatante, lèvres peintes, dévisa­gée, déshabillée par la marée endimanchée qui franchissait le pont dans les deux sens. Une ombre de sourire éclaira une seconde ses traits lorsqu’elle me vit. Je ne m’approchai pas d’elle, désignai le chemin de halage et, des deux avant-bras, fis les gestes du canotage. Elle comprit immédiatement, se mit en marche, me précédant, pre­nant sans hésitation la direction que j’avais indiquée. Elle avançait vite et je pressai le pas pour parvenir à sa hauteur. Elle regardait droit devant elle, accélérait dès qu’elle me sentait proche ou ralen­tissait ostensiblement si je m’efforçais de me maintenir à son côté. A notre droite, en contrebas, le fleuve, surplombé d’au moins trois mètres par le chemin de halage. À notre gauche, un dévers de deux mètres et, au-delà, à nous toucher, se succédant sans interruption sur d’aviron sur la rivière de Cambridge. Il aboie plutôt de rauques scansions auxquelles obéissent avec ensemble les pionniers rouges de Pyongyang, qui ont sacrifié leur jour de repos afin de rebâtir leur capitale. Pour s’entraîner, pour tenir le dur rythme imposé, ils chan­tent, à la pleine puissance de leurs voix de jeunes hommes ou de jeunes femmes, des airs vibrants de lendemains radieux, à la gloire de leur Grand Leader, célébrant la victoire sur l’impérialisme ou encore le triomphe, dans chaque cœur, du Juche, le dogme maître du PC nord-coréen, produit du prodigieux cerveau de Kim Il-sung, dont on peut tenter d’approcher la subtilité par quelques formula­tions à la serpe : « L’homme nord-coréen domine absolument sa destinée », « Il saura vaincre tous les obstacles », « Rien d’impossi­ble aux disciples du Grand Leader », etc., version roide du Petit Livre rouge chinois. Mais le Juche n’interdisait ni la stupéfaction ni le scandale : marcher à dix pas derrière ou devant celle que j’emme­nais en promenade m’était insupportable, je ne voulais pas voir quel crime je commettais à ses yeux et à ceux des autres en me tenant près d’elle et en tentant de lui parler, même si elle ne comprenait pas ce que je disais. Je ne pouvais m’imaginer accompagnant ma conquête sur presque quatre kilomètres, sans lui dire un mot, sans esquisser un sourire, sans lui effleurer le bras ou la main, comme nous le faisions Cau et moi sur les Champs-Élysées. Mais dès qu’ils comprenaient que nous étions ensemble, dès que je m’affichais avec elle contre son gré, les chantants et chantantes brigadistes faisaient silence, cessaient à l’instant leur travail, arrêtaient net le geste entamé et, appuyés à leur pelle, à leur pioche, nous dévoraient des yeux pendant tout le temps de notre passage, bientôt relayés par la brigade prochaine. Elle accélérait alors ou décélérait si manifeste­ment que c’était pour moi comme la reconnaissance d’un flagrant délit, qui leur donnait raison, avouait la faute, nous offrait à la sanc­tion. Mais c’est elle qui ne se trompait pas, elle connaissait tout cela de l’intérieur, leurs réactions, leurs pensées, leurs commentaires, elle savait ce qu’elle devait faire et c’est moi qui étais inconvenant, intempestif, gravement compromettant, avec mon schématisme abstrait et pauvre de joli cœur français, obéissant à des règles d’un nombrilisme étriqué. Il ne fallait pas que nous fussions ensemble, c’est tout. Après un kilomètre, nous ne le fûmes plus et je me demandai comment nous pourrions embarquer sur le même canot. Nous arrivâmes au lieu de la location, une cahute de bois située sur le côté gauche du chemin, en contrebas. Une queue était formée devant le guichet, elle la prit, je pressai le pas pour la rattraper et me placer derrière elle, ma liasse de won de nouveau riche à la main car un joli cœur français ne laisse pas payer celle qu’il invite. Elle m’ignora et, parvenue devant le préposé, ouvrit un petit sac à main en toile blanche brodée, de la taille d’un sac de bal, et en sortit un billet contre lequel on lui remit deux tickets. Sans me regarder, elle remonta sur le chemin et redescendit l’autre versant, en pente raide, vers le fleuve, où se trouvaient amarrées, près d’une berge abrupte, les embarcations vides. Mais avant de procéder à l’embarquement, il convenait d’ôter chaussettes et souliers dans une cabane de bois et de les déposer là contre un reçu, on ne pouvait naviguer que pieds nus. J’oublie de dire que cette déclivité était noire de monde, futurs rameurs ou simples curieux car les esquifs étaient instables et il n’était pas rare qu’ils se retournassent, j’en avais été le témoin la semaine précédente, Francis Lemarque ayant fait chavirer son pas­sager qui, dans l’eau, à cet endroit très profonde, hurlait : « L’appa­reil photo ! L’appareil photo ! » Celui-ci avait été sauvé de justesse. Quand nous embarquâmes enfin devant des centaines d’yeux éber­lués, elle et moi ne pouvant cette fois faire autrement que nous laisser voir ensemble, j’admirai son courage et étais la proie d’une seule idée, mais fixe : « ne pas chavirer ». Grands types baraqués aux larges joues, vêtus de sombres tabliers de sapeurs, les deux hommes qui nous installèrent et me tendirent les avirons semblaient peu amènes, mais je me déhalai impeccablement, prenant en même temps, sans y avoir jamais pensé, la conscience bouleversante que nos orteils nus et nos plantes de pied se touchaient et pouvaient se parler. Je ramai avec vigueur vers le milieu du fleuve, me dégageant difficilement de l’essaim de tournoyantes et nonchalantes barques. Si je n’avais craint ces mille regards et le naufrage certain, je me serais précipité sur cette bouche, ces cuisses devinées, ces seins, ces yeux, mais il fallait d’abord accomplir la première phase de mon plan, descendre le fleuve, quitter la ville, aller vers la campagne. Je laissai en amont les autres canots, ayant mesuré la force du courant et croyant le descendre rapidement. Un hurlement inhumain explosa dans mon dos et je lus la peur dans les yeux de l’aimée, car elle voyait ce que je ne faisais qu’entendre : « Tonmou  ! » Un seul « ton­mou » tonitrué, le bateau ne pouvant même plus être manœuvré, une main de fer l’avait saisi à la proue et entreprenait d’inverser son cap, le dirigeant vers l’amont. Pas question d’aller plus loin, j’avais fran­chi une frontière invisible, tenté de fuir un quartier de haute sécurité. Le garde en sa barque veillait à tout. Adieu, campagne ! Je ne cède pas facilement et recommençai à me battre, mais contre le courant, ne doutant pas qu’un autre « Tonmou ! » m’arrêterait en amont. Je rejoignis le gentil tournis du plaisir domestiqué — « Ils tournent en rond, me répétais-je, ils tournent en rond », le cercle était pour moi l’image même de la prison, le prisonnier tourne en rond dans sa cour, dans sa cellule, coupé de tout projet, de tout avenir — et je ne mis pas longtemps à vérifier ce que je venais de pressentir. « Tonmou ! », ce deuxième aboiement était encore plus tonnant que le premier. Le maton de l’amont avait dû suivre de loin ma tentative d’échappée vers l’aval, me voir rebrousser chemin et me guetter pour me prendre dans ses rets. Il n’eut pas, lui, à se saisir de ma proue, d’un grand coup d’aviron très sec, j’inversai la direc­tion de l’esquif, que je laissai filer dans le courant, pour aller nous fondre — elle tremblant sous la violence de l’interdit, moi décou­vrant et maudissant l’immensité de ma naïveté — parmi les autres canoteurs et tournicoter sagement avec eux afin de prendre le temps de la réflexion.
J’avisai soudain au milieu du fleuve, proche mais extérieure au cercle qu’ils décrivaient, une langue de sable qui avait échappé à ma fougue première, je glissai vers elle, agrandissant en catimini le rayon de ma circonférence, et m’y échouai carrément, l’étrave ainsi fermement maintenue. Le langage amoureux des orteils entrelacés, les regards, les haussements d’épaules et de sourcils, les mimiques, les soupirs ne suffisaient plus. Je sortis les calepins et les crayons que j’avais emportés, je dessinai alors, tout en lui parlant en fran­çais, à la fois pour donner le change à quelques curieux qui pas­saient à nous longer et pour m’encourager moi-même, une grossière carte de la péninsule coréenne, coupée en son centre d’une ligne censée figurer le 38e parallèle. J’écrivis d’ailleurs le chiffre 38. D’un gros point noir, je situai Pyongyang, prononçant le mot et panorami­quant d’un ample mouvement du bras sur tout ce qui nous entourait. Un autre point noir, de l’autre côté de la ligne, tout en bas, désignait Séoul. Comme je ne comprenais pas sa métamorphose, son maquillage, sa coiffure, la façon dont elle était vêtue, j’imaginais, je l’ai dit, que, peut-être originaire de Corée du Sud, elle en avait gardé de nostalgiques coutumes : de mon crayon, je visai à plusieurs repri­ses Séoul sur ma feuille de papier en même temps que je tendais le doigt vers elle. Ses pieds s’arc-boutèrent fortement, protestant pres­que, contre les miens, elle se saisit de ma carte, en traça une autre, parfaite, qui épousait véritablement la géographie de son pays, mais qu’elle prolongea jusqu’au Yalu, le fleuve frontière entre la Corée du Nord et la Chine. Elle marqua un point, tout près du fleuve, dessina une maison en se désignant et au ciel plusieurs escadrilles d’avions qui lâchaient des grappes de bombes. Elle jeta alors un vif regard à bâbord, comme pour s’assurer que les rameurs ne verraient pas ce qu’elle avait résolu de faire et, leur tournant le dos, débou­tonna son chemisier, offrant à mon regard deux seins hauts, bruns, fermes, et, sous le gauche, une terrible et profonde entaille calcinée qui balafrait son torse, prononçant à la coréenne un seul mot univer­sel : napalm. Balafre spectrale, apparition aussitôt dérobée, car elle se rajustait déjà. Pétrifié, bouleversé, condamné à l’immobilité par la situation, je lui vouai soudain un amour fou, comme de chevale­rie, prêt à tout pour prendre sur moi ses souffrances passées et conquérir le saint Graal. Mais pour chevaleresque qu’il fût, mon amour n’était pas devenu platonique, je ne disposais pas de temps pour une longue cour, mon désir charnel ne s’était pas aboli, je voulais l’étreindre, l’embrasser, la posséder et qu’elle me possédât. Sur le calepin, dans une esquisse compliquée, maladroite, mais compréhensible pour elle, je dessinai le chemin qui, partant de l’hôtel Taedong-gang, franchissait le fleuve sur le pont aux arches métalliques et conduisait à l’hôpital où elle travaillait, par les rues que mon esprit avait photographiées le premier soir, lorsque Ok et moi y avions emmené Gatti. Elle sourit, parut surprise de mon exacte connaissance des lieux. Bien que manquant de crayons de couleur, j’avais réussi à ce qu’elle se figurât une croix rouge au fronton de l’hôpital en épousant d’un doigt le carmin de ses lèvres. Je dessinai ensuite une chambre avec un seul lit, deux corps s’y trouvant enlacés, redoublant cet enfantin signifiant par celui, plus viril, de mes deux bras se nouant dans l’espace, sous les yeux de plus en plus voraces des rameurs coréens qui commençaient à pulluler autour de nous sans que nous en eussions pris conscience. Elle rit franche­ment, reprit mon calepin et dessina une autre chambre, plus grande et plus longue, avec une vingtaine de lits et, au-dessus de chacun, une étagère : un dortoir ! Pas d’espoir. Où me trouver seul avec elle ? Elle était là, consentante, à ma portée et hors d’atteinte, défini­tion nominale du supplice de Tantale.
Je me souvins alors d’un parc visité par la délégation au début de notre séjour, parc légendaire à Pyongyang et dans toute la Corée du Nord parce qu’une salle de théâtre y avait été creusée à cent mètres sous terre et que des représentations y étaient données pendant les plus durs bombardements, pour galvaniser les spectateurs. C’était le Juche à son acmé. Je n’avais pu proposer à Gatti plâtré d’être mon compétiteur dans la remontée des 350 marches qui ramenaient à l’air libre, je m’étais lancé le défi à moi-même avant de m’arrêter, souffle perdu, à mi-course. Je croyais me rappeler, dans ce parc, des arbres, des buissons, des bancs.
Quoi qu’il en soit, il fallait bouger, demeurer échoués plus long­temps n’avait aucun sens. Elle comprit comme moi qu’il fallait par­tir, je ramai doucement, calmement, vers le débarcadère au-dessus duquel, sur la pente raide, des centaines de paires d’yeux nous observaient avec la même absence de bienveillance. J’accostai impeccablement. Elle se leva, les tabliers de sapeurs ne lui tendirent pas la main, elle fit un faux mouvement, glissa, voulut se rattraper, la barque se retourna d’un seul coup imprévisible, imparable, comme cela était déjà arrivé à Francis la semaine précédente. Il y avait au moins quatre mètres d’eau opaque, je vis qu’elle ne remon­tait pas mais continuait à piquer, je donnai un coup de reins pour plonger plus profond, réussis à me saisir d’elle et à la ramener. On nous aida alors, mais je vis qu’elle était en panique, fixant l’eau, l’air hagard, le petit sac blanc avait disparu. Je replongeai, bloquant mes poumons, et aperçus par miracle, dans la vase, quelque chose de clair. J’avais sauvé le sac, je le lui tendis et vis un fugitif éclair de plaisir dans la détresse de son visage. On nous poussa, ruisselants, à tordre, dans la cabane aux chaussures, elle se laissa tomber, immo­bile, gisante, comme morte. Je compris que je devais agir, que notre seul salut était dans l’action. Je la relevai, l’agrippai avec toute ma force pour lui montrer qu’il n’y avait aucune échappatoire, que c’était moi qui commandais, que je me foutais des Coréens. Je la halai littéralement dans la pente entre une double haie de regards féroces, jusqu’au chemin par lequel nous étions venus. Une voiture militaire se présenta à ce moment-là, roulant lentement, elle dit quelque chose au chauffeur, demandant probablement à ce qu’il nous prenne à son bord, il nous regarda, cracha dans notre direction et accéléra de dégoût.
Je ne me sentais pas capable de refaire avec elle le parcours de l’aller, stigmatisés par les chantantes brigades. Je choisis la solution la plus folle, mais qui avait l’avantage de la solitude : passer par les ruines de la ville jusqu’à rejoindre l’avenue de mon hôtel. Com­mença alors une sorte de marche au calvaire, elle et moi — moi la tirant lorsqu’elle refusait d’avancer — escaladant des monceaux de pierres, des collines de plâtre, dévalant gravats et éboulis, une pous­sière blanche et grise cuirassant nos vêtements trempés, nos visages changés en masques de pierrots, ses beaux cheveux devenus infor­mes. Il y eut aussi chutes, blessures, filets de sang sur la craie des cuisses et des chevilles. Ce fut long, épuisant, décourageant, mais nous ne rencontrâmes personne et mon orientation était bonne, nous parvînmes à l’avenue recherchée. Il était encore tôt en ce dimanche d’été torride, les passants étaient peu nombreux. Je lâchai sa main, la précédai, me retournant de plus en plus souvent au fur et à mesure que nous approchions de l’hôtel Taedong-gang. Ce que je pressen­tais se produisit en effet : elle pila comme un âne, refusant de faire un pas de plus. Je revins vers elle, mesurai à quel point nous ressem­blions à des clowns, on nous regardait de plus en plus, je lui parlai alors de ma voix la plus douce, la plus ferme aussi, articulant le français comme si elle allait pouvoir lire sur mes lèvres. Nous étions à cent mètres de l’hôtel, je lui fis comprendre que je partais en reconnaissance et qu’elle devait m’attendre, j’allais revenir aussitôt. Par miracle, le lobby, d’ordinaire quadrillé de chuchotantes casquet­tes, était entièrement vide, le grand escalier central jusqu’au palier de l’entresol également, il se divisait ensuite en deux branches parallèles qui accédaient au premier étage, ma chambre se trouvant au second. J’embrassai la situation d’un seul regard, revins immé­diatement vers elle, statufiée, les yeux vides. Je pris sa main, tirai à lui déboîter l’épaule, jusqu’à ce qu’enfin l’ânesse me suivît. Je la lâchai dès l’entrée du lobby, filai droit vers l’escalier, constatai qu’elle montait derrière moi tandis que j’étais déjà sur la branche latérale. Je nous croyais sauvés par une chance inouïe, mais, fou­droyants, deux terribles « tonmou » redoublés nous clouèrent sur place, chacun sur sa marche. Ils provenaient de la loge vitrée des concierges, que j’avais crue à tort inoccupée. Elle obtempéra, rési­gnée au pire, se dirigea vers la loge, et je vis qu’elle tentait de répondre aux questions d’un gardien enragé, qui commençait à téléphoner. Je dégringolai les dernières marches, me précipitai vers la conciergerie en hurlant les pires injures françaises et brandissant le poing devant le cerbère médusé. Je fis alors quelque chose d’encore jamais vu à l’hôtel Taedong-gang, j’enlevai, de toute la puissance de mes bras, décuplée par la colère, la panique, la B12 1000 gam­mas peut-être, ma princesse inerte, grimpai les escaliers jusqu’au deuxième étage, ouvris la porte de ma chambre dont j’avais encore la clé, la verrouillai, allumai la salle de bains, fis couler une douche chaude, sortis de ma valise les chemises que j’avais voulu lui offrir le matin, un pantalon léger, lui apportai le tout et m’emparai de son petit sac ruiné pour le mettre à sécher sur le rebord de la fenêtre. Je la laissai seule dans la salle de bains.
J’avais à peine eu le temps de reprendre souffle et contenance que j’entendis un piétinement dans le couloir et des coups frappés à ma porte. J’ouvris à la volée : Ok était là, entouré de la délégation retour de pique-nique, interrogative, goguenarde, jalouse, et suivi des casquettes, qui montaient une à une, de plus en plus nombreu­ses, surgissant de partout comme les rats du charmeur de Hameln. Je racontai à voix forte la fable suivante : j’avais été me promener là où nous avions tous été la semaine précédente, j’avais rencontré mon infirmière par le plus grand des hasards, lui avais proposé une partie de canotage, avais, par mon impardonnable maladresse, fait chavirer la barque, et l’avais ramenée par les ruines tant l’état dans lequel je l’avais mise lui faisait honte. J’en étais là de mon récit auquel personne n’ajoutait foi, quand, soudain, elle sortit de la salle de bains, apparition inoubliable, Vénus asiatique et botticellienne, ma chemise nouée à l’ombilic, un pantalon neuf, qui lui seyait à ravir, retroussé aux chevilles parce que trop long. Je demandai à Ok de répéter distinctement aux casquettes ce que je venais d’inventer. Il fallait qu’elle entendît afin que nous ne nous coupions pas. Il s’exécuta. Mais il n’y avait rien à faire, les casquettes entraînèrent l’aimée et s’enfermèrent avec elle en compagnie d’Ok dans un bureau de l’étage. Le procès allait être instruit. Je me douchai à mon tour, reprenant peu à peu figure humaine, retrouvant mes traits, ras­semblant mon courage car j’étais certain d’en avoir grand besoin. Les membres de la délégation avaient regagné leur chambre, j’étais seul dans le couloir, balançant entre attendre la sortie du tribunal ou intervenir. Cela durait, durait, le temps me paraissait intermi­nable.
J’intervins brutalement, ouvrant là encore la porte à la volée, et c’était vraiment un procès : assise auprès d’Ok d’un côté d’une longue table, elle faisait face à une douzaine de juges installés de l’autre côté. J’interrompis la séance par une déclaration mesurée, grave et politique, priant Ok de traduire pour les casquettes chacune de mes paroles. Ce qui était en train de se passer, disais-je, allait me contraindre à réviser tout ce que je pensais jusqu’alors de la Républi­que populaire démocratique de Corée, démentait le jugement que je m’étais forgé, au cours de mon voyage, sur cette fière nation et ce peuple héroïque, sur les réalisations surhumaines accomplies grâce au Juche, que je me promettais de rapporter en Europe de l’Ouest, de relater dans mes futurs articles. Mais peut-être le mot « démocratique », pour qualifier ce régime, était-il de trop ! Ce dont j’étais à l’instant le témoin autorisait au moins à se poser la question. Ok traduisait et j’attendais qu’il ait interprété chacune de mes phrases avant de poursuivre. Je le fis en réitérant la version détaillée de ma rencontre avec l’infirmière, dont je ne connaissais même pas le nom, de mon idée de canotage, amicale et innocente, façon de la remercier pour l’excellence de ses soins. S’il y avait un coupable, ce ne pouvait être que moi, mais en même temps, je ne voyais pas quel était mon crime ou le sien, ou le nôtre, en quoi une gentille promenade sur le Taedong justifiait pareille réunion aux allures accusatoires. Je n’étais pas certain que le Grand Leader, dont j’avais apprécié personnelle­ment la largeur de vue et la finesse diplomatique et dont j’étais l’invité, approuverait un tel comportement. Puisque j’étais l’hôte de ce pays, ce sont les coutumes du mien qui devaient prévaloir. En France, lorsqu’un homme fait du tort, même involontaire, à une personne de l’autre sexe, il répare. C’est ce que j’allais faire sur l’heure en reconduisant la jeune femme dans son hôpital. Nous pas­serions par ma chambre où se trouvaient ses chaussures et son sac, dont j’espérais qu’ils seraient secs, ses vêtements aussi, dont je ferais un paquet.
À peine Ok eut-il traduit ma dernière parole que je pris l’infirmière par la main, elle me suivit docilement, nous allâmes vers ma chambre dont je laissai la porte ouverte, descendîmes posément les marches devant les casquettes, qui nous emboîtèrent le pas, sous les yeux sidérés des membres de ma délégation, alertés je ne sais comment. Parvenus sur l’avenue, je pris en direction du pont, la tenant toujours par la main que je serrais fort pour lui témoigner d’impos­sibles sentiments. Après un peu plus de cent mètres, elle me fit bifurquer soudainement vers la gauche, où se trouvait un immeuble d’une douzaine d’étages, nouvellement construit, avec un étroit esca­lier en forme de limaçon. Elle me précédait, nous montions lentement, car les degrés étaient raides, et, me penchant à chaque palier dans la cage d’escalier, j’apercevais les silencieuses casquettes qui grimpaient derrière nous, du même pas inexorable. Elle stoppa au huitième étage, frappa à une porte qu’une femme ouvrit immédiate­ment, se retourna vers moi, me fit face d’un air tout à la fois désespéré et suppliant, qui m’implorait de la laisser tranquille. Je demeurai un instant sur le palier, observant les casquettes qui, ayant suspendu leur marche, ressemblaient à des hérons unijambistes et guetteurs, puis j’entrepris, le cœur lourd et meurtri, de regagner l’hôtel.
D’Ok, j’appris au cours du dîner, tandis que nous dégustions l’ultime « marmite des fées » de notre séjour, pour moi insupporta­blement aphrodisiaque, le nom de l’aimée : Kim, non pas Il-sung, mais Kum-sun, Kim Kum-sun. Je demandai à Ok de m’écrire son nom en caractères coréens. Je dis que je voulais lui laisser une lettre pour m’excuser encore. Je craignais en effet qu’elle ne fût happée, par ma faute, dans un engrenage d’ennuis sans fin, aux graves conséquences. J’étais sinistre, entièrement muré, je n’adressai la parole à personne et nul n’osa m’interroger sur la journée ou mettre en doute ma version des faits. Je devais quitter Pyongyang avec Chris le surlendemain pour Shenyang, anciennement Moukden, capitale de la Mandchourie, l’immense province de Chine du Nord. C’était, par le train, un long voyage, qui empruntait un tronçon du Transsibérien sur une partie du trajet. Je ne dormis pratiquement pas cette nuit-là : partir sans la revoir, sur un pareil échec, sur un fiasco d’amour, m’était odieux, me faisait prendre en haine ce totalita­risme rouge que j’expérimentais à l’état pur. Je ne supportais pas qu’elle dût souffrir par moi, à cause de moi. Et même s’il ne s’agissait que d’une brève rencontre, je l’aimais, je l’aurais aimée, l’infini des possibles nous était ouvert. Mon désarroi était grand, je fomen­tai toute la nuit, pour la revoir, les plans les plus échevelés et les plus précis. Je suis ainsi fait, il est difficile de me faire renoncer. J’avais appris, pendant les années de Résistance, diverses tech­niques de rupture de filature, je les utiliserais, je la reverrais le len­demain, je ne partirais pas sans l’étreindre une fois encore. Je déjouerais la vigilance des casquettes, tromperais tous les suiveurs.
Le lendemain, vers midi, je parvenais à l’hôpital central de Pyong­yang, sans m’être trompé une seule fois de chemin, sans hésitation aucune. Je pénétrai au rez-de-chaussée dans un long couloir encom­bré de civières, on entendait des gémissements et des plaintes. J’avi­sai une femme âgée, en blouse blanche, pleine d’autorité, un stéthoscope sur la poitrine, médecin visiblement. Je lui montrai le papier sur lequel Ok avait inscrit le nom de Kim Kum-sun et je lui demandai, en anglais, où je pourrais la trouver. Elle ne parut pas surprise, ne me posa aucune question, me désignant simplement une porte proche. J’ai frappé, j’ai ouvert, je l’ai vue, elle était avec deux autres infirmières entourant un blessé à la main ensanglantée qu’elles étaient en train de panser. Toutes les trois portaient le cos­tume national de nos premières rencontres, le sarrau et les nattes. Elle leva les yeux, se précipita vers moi, me prit par la main, m’entraîna vers la cour et, dans une encoignure, alors que des gens allaient et venaient de tous côtés, m’étreignit avec une violence qui fut aussitôt la mienne : nous reprîmes le baiser fou de la veille, langues à la lutte, bouches écrasées, souffles coupés, pendant un temps encore plus menacé. C’est elle, cette fois, qui me chassa, elle me repoussa des deux bras, me regardant éperdument avant de repartir sans se retourner vers le bâtiment où elle travaillait.
Nous étions à la fin août 1958. En décembre, je reçus un matin à Paris une grande enveloppe en papier kraft qui me parvint par la poste ordinaire. À l’intérieur, une large carte postale représentant un temple à demi caché par de neigeuses branches d’arbres en fleurs. Au verso, en idéogrammes coréens, d’une noire et ferme écriture manus­crite, une missive qui occupait la page entière. L’accompagnant, sur une feuille de papier très fin, à en-tête du ministère des Affaires étrangères de la République populaire démocratique de Corée, la traduction, manuscrite elle aussi, de la lettre coréenne. La voici :

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Cher monsieur Lanzmann
J’ai lu avec un grand plaisir la lettre que vous m’avez envoyée en quittant notre pays. À vous, qui devez vous trouver en ce moment dans votre pays, je vous envoie mes amitiés les plus sincères. Je souhaite de tout cœur une grande victoire des mères et des enfants qui luttent contre la guerre et pour la paix.
Je me rappelle de ce que vous étiez navré de mon accident, d’ailleurs comique, en tombant dans le Taedong au cours d’une partie de canotage. Mais non, c’est pour nous un souvenir amusant qui nous restera longtemps dans notre mémoire. Quant à moi je veux le garder avec le souvenir de votre noble silhouette au plus profond de mon cœur.
Cher monsieur et noble ami, vous qui luttez pour la paix, je vous souhaite une bonne santé et de grandes réussites dans vos travaux. La France est loin de mon pays, mais avec la paix mondiale une fois consolidée, toutes les personnes qui aiment la paix se rencontre­ront, j’en suis sûre.

Kim Kum-sun
Hôpital de la Croix-Rouge coréenne

Le lièvre de Patagonie, Gallimard, 2009, p. 294-313.

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Napalm

AFP (13 mars 2017) : « Pour l’heure, Claude Lanzmann revient de Corée du Nord, pays sans doute le plus fermé du monde. Il s’y est rendu quatre fois depuis 1958. Il ramène avec lui un film "important et beau" intitulé Napalm qu’il espère voir présenter au prochain Festival de Cannes.
Le film fera discuter ce qui n’est pas pour déplaire au vieux lutteur. "La Corée du Nord n’est pas l’axe du mal selon George W. Bush", soutient le réalisateur. "Quand on comprend ce qu’a été la guerre de Corée, on est agréablement surpris de voir où ils en sont maintenant." »

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Une histoire d’amour de Claude Lanzmann en Corée du Nord


Margo films.
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Pour la première fois de sa carrière, le réalisateur ne consacre pas un film à la Shoah, ni à Israël. Récit de son voyage en 1958 à Pyongyang, “Napalm” revient avec émotion sur sa romance avec une jeune infirmière nord-coréenne. Rencontre.

A 91 ans passés, Claude Lanzmann vient de présenter au festival de Cannes le film le plus surprenant de sa longue carrière — on ne précise pas « documentaire » à dessein, car il déteste le mot. Napalm, c’est une grande première dans la filmographie du réalisateur de Shoah, n’est pas consacré à l’extermination des Juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, ni à Israël. Le film ressemble d’abord à un carnet de voyage — celui effectué par le cinéaste en Corée du Nord en 2015 — avant de se transformer en confession intime : pendant quarante-cinq minutes, le cinéaste, revient, face caméra, sur sa brève rencontre, ô combien romanesque, avec une jeune infirmière nommée Kim Kim-sun, lors de son premier voyage à Pyongyang, en 1958, avec une délégation d’intellectuels occidentaux.

L’épisode était connu — Lanzmann lui avait consacré une vingtaine de pages dans ses formidables mémoires, Le Lièvre de Patagonie (Gallimard). Mais il est particulièrement émouvant d’entendre ce grand monsieur, arrivé au soir de sa vie, revivre avec autant de fougue un émoi amoureux vécu plus d’un demi-siècle plus tôt. Les piqûres « dans le gras de la fesse  » sous le regard des militaires ; le premier baiser fougueux échangé en cachette ; la tentative du couple de communiquer par des dessins ; la partie de canotage romantique qui tombe (littéralement) à l’eau ; la panique quand leur idylle naissante est découverte ; la seule lettre, enfin, qu’il recevra de sa belle infirmière, six mois après son retour en France : tout est décrit avec une sidérante profusion de détails. Quand on félicite Claude Lanzmann pour sa mémoire prodigieuse, il se fâcherait presque : « Ça marque, une histoire comme ça ! Elle n’a jamais cessé de me hanter. »

Lanzmann aura attendu près d’un demi-siècle pour retourner en Corée du Nord. En 2004, lors d’une visite à Pékin pour présenter Shoah, il découvre qu’il est possible d’obtenir un visa touristique de quatre jours pour se rendre à Pyongyang. Il saute sur l’occasion... et se garde bien de dire qu’il connaît déjà le pays, par peur que la police nord-coréenne enquête sur son passé. Il se retrouve agrégé à un groupe d’Anglais et d’Américains. « A notre arrivée à l’aéroport, les policiers se sont abattus sur nous comme un essaim de guêpes voraces. Chaque membre de la délégation avait son flic attitré chargé de le surveiller en permanence. »

Quarante-six ans après son premier voyage, il a du mal à reconnaître la ville, modernisée. «  Pyongyang était dans un tel état de ruines au lendemain de la guerre de Corée qu’il me semblait impossible de la reconstruire ». L’ambiance, aussi, a changé. «  En 1958, nous étions les premiers Européens à nous rendre en Corée du Nord : nous avions été reçus comme des rois. En 2004, on nous a expliqué que le peuple coréen était très hospitalier mais n’avait aucune envie de rencontrer les étrangers. » La nourriture, plutôt correcte auparavant, a été remplacée par « une barbaque absolument effrayante qui nageait dans une sauce sanglante. C’était inidentifiable... et immangeable ! ». Mais les Anglo-Saxons, eux, savourent : « ils étaient tous des disciples de Noam Chomsky (penseur radical de l’extrême-gauche américaine, ndlr) venus découvrir le communisme pur et dur. Ils étaient enchantés. »

“Comme un prisonnier à Alcatraz”

La délégation est logée dans un gratte-ciel construit par le Français Roger-Patrice Pelat, ami intime du président Mitterrand. Dans cet hôtel à l’écart de la ville, où grouillent les policiers, Claude Lanzmann se sent « comme un prisonnier à Alcatraz ». Il prétexte une maladie bidon pour rester cloîtré dans sa chambre, espérant que son « ange gardien » finira par lever le camp devant sa chambre. Peine perdue : au bout de six heures, le jeune homme est toujours là. Il parvient finalement à le convaincre de prendre un taxi avec lui pour visiter Pyongyang. C’est Lanzmann lui-même qui fait le guide, au grand étonnement de son accompagnateur. « J’ai fini par lui avouer que j’étais déjà venu. Pour le calmer, je lui ai dit que, en 1958, j’avais dîné trois fois à la table du président Kim Il-sung (le fondateur du pays, ndlr). Le policier m’a pris le bras comme si j’avais participé de l’essence éternelle du Grand Leader, un moment de transsusbstantation complet ! ». Le taxi le conduit sur les lieux de son passé. L’hôtel où il avait embrassé la belle infirmière a disparu, détruit à la suite d’un incendie. Mais l’hôpital de la Croix-Rouge où ils s’étaient dit au revoir est, lui, toujours là. Et elle ? « Je n’ai pas cherché à la revoir. J’ai préféré garder son image qui s’est imprimée en moi en 1958. Il m’était déjà arrivé de revoir des femmes, devenues vieilles, que j’avais aimées jeune. Ce ne furent pas des expériences satisfaisantes. »

Raconter sa rencontre avec la belle Kim dans Le Lièvre de Patagonie a « réactivé (son) désir d’en faire un film ». « On pourrait faire des fictions magnifiques à partir de cette histoire », assure-t-il. Mais impossible de la transposer dans une autre ville, avec des acteurs : « C’est mon histoire. C’était à moi de la raconter, à moi de la filmer, et à personne d’autre. » En 2015, son producteur, François Margolin, le convainc de repartir à Pyongyang, pour tourner cette fois, afin de « porter un nouveau regard, incarné, sur ces lieux et ces événements ».

Claude Lanzmann explique alors aux autorités qu’il veut tourner un documentaire... sur le taekwondo, l’art martial coréen — il reste des traces de ce mensonge dans Napalm, à travers quelques images d’entrainement sur tatami. Mais il ne se fait pas d’illusions. « Je savais parfaitement que je ne filmerais là-bas que ce qu’ils voudraient bien que je filme. Pendant les prises de vues, il y a toujours eu deux types autour de moi, dont un qui me faisait horriblement mal à force de me serrer le bras. » Ses gardes-chiourme n’ont toutefois jamais su l’histoire de l’infirmière. Et pour cause : Claude Lanzmann a enregistré son récit à son retour à Paris. « J’ignore si Kim Kim-sun est toujours en vie — c’est possible, elle était plus jeune que moi. En fait, je n’ai plus jamais eu de nouvelles d’elle depuis sa lettre. Je pense — j’espère — que les flics lui ont foutu la paix, parce que j’avais été invité à dîner à plusieurs reprises par le Grand Leader. Et je leur avais fait peur : je leur avais garanti que s’il arrivait quoi que ce soit à mon infirmière, je raconterais des choses déplaisantes sur la Corée du Nord. »

Samuel Douhaire, Télérama, 22-05-17.

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L’épisode coréen raconté par Lanzmann

Extrait de l’émission L’heure bleue de Laure Adler, septembre 2017.

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Picasso, Massacre en Corée, Vallauris, 18 janvier 1951.
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LIRE AUSSI : Claude LANZMANN : « Il faut toujours nuancer avec la Corée du Nord ».

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« Sollers m’a dit de toi : de tous les hommes que
j’ai connus, Lanzmann est le plus irréductible. »

Franck Nouchi.

Claude Lanzmann. Un voyant dans le siècle

Édition publiée sous la direction de Juliette Simont
Hors série Connaissance, Gallimard
Parution : 02-03-2017

La vie de Claude Lanzmann est intimement et intensément liée au XXe siècle. Son œuvre est de celles, rares, qui ont bouleversé notre vision du monde. Or il se trouve que Shoah, en 2015, a passé le cap de ses trente ans et son auteur celui de ses quatre-vingt-dix ans.

Ce fut une occasion. Non de commémorer : il n’y a pas lieu de le faire, le travail de Claude Lanzmann ne relève pas du passé, il se poursuit au présent et au futur, de nouveaux films sont en préparation ; mais bien de réfléchir sur notre dette à son égard, de dire en quoi sa démarche de cinéaste – et d’écrivain – a touché en nous quelque chose de très profond, comment il a pour nous redistribué, éthiquement, intellectuellement, artistiquement, le possible et l’impossible.
S’y emploient ici en toute liberté cinéastes, écrivains, philosophes, personnalités de divers horizons, proches ou moins proches de Claude Lanzmann. C’est l’actualité vive de l’œuvre qui s’en trouve éclairée et chacun des auteurs pourrait, sans doute, mettre en exergue de ses pages les premiers mots si surprenants de Shoah : « L’action commence de nos jours... »

TABLE DES MATIERES

Avant-propos, par Juliette Simont 9

1. L E CINÉMA, LE CINÉASTE, L’IMAGE
Encore, par Arnaud Despleschin 17
Lettre à Claude Lanzmann, par Luc Dardenne 25
Un homme sans intériorité, par Juliette Simont 29
À la gloire de l’image, par Gérard Wajcman 49

II. POUR COMPRENDRE SHOAH
Lanzmann philosophe, par Patrice Maniglier 59

III. AUTOUR DE SHOAH
La blessure de la mémoire, par Axel Honneth 137
Pourquoi lui ?, par Jean Hatzfeld 145
C’est sûr, il y a Shoah et ... et le reste, par Boualem Sansal 153
Vivre avec Shoah, par Uri Klein 163

IV. ESSAIS
Une solitude radicale, par Marcel Gauchet 177
Il suffit d’un seul, par Marc Lambron 185
Lanzmann, l’Athénien, par Jean-Claude Milner 193
Quelqu’un doit rester debout, par Kent Jones 201
La voix et la vie, par Jean-Pierre Martin 207
Le partage du rite, par Éric Marty 219

V. PORTRAITS, AUTOPORTRAIT
Vœux à Claude Lanzmann, par Shimon Peres 231
Lanzmann l’impossible, par Philippe Sollers 233
Trois souvenirs, par Franck Nouchi 237
Un héros de mon enfance, par Antonin Baudry 243
Autoportrait à quatre-vingt-dix ans, par Claude Lanzmann 247

VI. DOCUMENT
L’évasion d’Abraham Bomba 289

Post-scriptum, par Didier Sicard 309

Gallimard

LIRE AUSSI :
Claude Lanzmann : "L’extrême droite au pouvoir, c’est une fausse peur." (Paris Match, 05-03-17)
"Je devais finir ma vie dans une chambre à gaz" (Transfuge, avril 2017)
Les Temps Modernes, n° 692 : "Pour Felix Lanzmann"


[1Ils y tourneront un film Moranbong chronique coréenne.

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2 Messages

  • A.G. | 10 septembre 2017 - 12:56 1

    « Napalm » & « O Ka », la folle luxuriance de deux baobabs du cinéma.
    Claude Lanzmann et Souleymane Cissé, chacun à sa façon à la fois figure tutélaire et inclassable solitaire, s’emparent des ressources de la mise en scène pour emmener le cinéma où il n’était jamais allé. Jean-Michel Frodon.


  • A.G. | 7 septembre 2017 - 14:00 2

    Alors que la Corée du Nord fait la une de l’actualité avec ses tirs de missiles, Claude Lanzmann revient avec un nouveau film sur le voyage qu’il y fit en 1958 et la singulière aventure qu’il y connut — et que j’ai évoqué dans l’article ci-dessus. Il répond aux questions du magazine Transfuge. Extraits.

    Claude Lanzmann est de retour sur les écrans avec Napalm

    Par Vincent Jaury et Damien Aubel


    Claude Lanzmann. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

    Une histoire d’amour nord-coréenne et un nouveau chef-d’oeuvre documentaire, singulier dans son travail. Rencontre chez lui, à Paris, avec un mythe vivant.

    Avec sa carrure de vieux lutteur blanchi sous le harnois, une stature impressionnante malgré l’âge, ces quatre-vingts onze ans vécus dans les tourmentes de l’histoire, Claude Lanzmann semble taillé pour les prouesses. Il nous montre une photo, datant d’une vingtaine d’années, où on le voit s’élancer dans le vide, en surplomb de la mer, d’un hauteur de cinq mètres, nous précise-t-il, en nous raccompagnant. Et même affaibli par une otite, assistant sa grande carcasse d’une canne, il semble prendre les défaillances de son corps comme des épreuves à affronter. Des travaux comme ceux qu’abattait Hercule. Lequel se signalait aussi par son goût immodéré des femmes. Autre trait commun : Lanzmann est un grand amoureux. Car si Napalm est un hapax dans une filmographie qui dévide d’abord le destin juif du XXe siècle, entre Shoah et Israël, ce n’est pas seulement parce que Lanzmann filme la Corée du Nord, revenant aujourd’hui sur les traces du voyage qu’il avait effectué en 1958, entouré d’une délégation qui comptait entre autres Armand Gatti et Chris Marker. C’est aussi parce qu’il s’agit d’une confidence brûlante comme le napalm du titre – celle d’un coup de foudre, aussi romanesque qu’éphémère, avec une sublime infirmière nordcoréenne, et qu’il racontait déjà dans un chapitre du Lièvre de Patagonie. Mais Napalm lui-même est un défi herculéen. Comment raconter l’irracontable ? Comment raconter, par exemple, ce paradoxe vertigineux, insaisissable pour la raison, d’un pays où le temps s’est « arrêté » ? C’est la première partie du film, et Lanzmann répond en cinéaste, en intime de l’image et de ses possibilités. Il joue sur le feuilletage d’images hétérogènes d’archives, des bobines d’archives où éclate l’horreur des bombardements de la guerre de Corée ; des plans mobiles, capturés depuis un véhicule, des paysages urbains de Pyongyang ; des images fixes, clichés pétrifiés de la réalité kitsch et totalitaire du pays... Tout ça se mêle à l’écran comme pour donner à palper une éternité où voisinent tous les temps. Mais l’irracontable, c’est aussi la puissance de l’éclair. Celui qui frappe le coeur, l’éternel mystère de l’amour. Là, Lanzmann s’y collette en conteur. Mieux, en homme du verbe, en homme qui est habité d’une foi juive en la puissance de la Parole. Comme si les mots, leur pâte sonore, avaient le pouvoir de ranimer le passé. Et Lanzmann, face caméra, un air de matou gourmand, redit dans la seconde partie du film son aventure à la fois drolatique (ce sont des piqûres de vitamine dans la fesse qui vont déboucher sur la rencontre avec Kim Kum-sun, la splendide infirmière), érotique (Lanzmann sait parfaitement dire la puissance d’excitation de perles de sueur sur le corps aimé), mais surtout poignante. Car il ne la reverra pas, son infirmière. Lanzmann est comme Hercule, fort mais poignant lorsqu’il est martyrisé par la brûlante tunique de Nessus. Oui, c’est ce qu’on retiendra en quittant le salon, tapissé de livres soigneusement classés, par ordre alphabétique, mais aussi de photos de son fils Félix, mort cette année à 23 ans. Chez Lanzmann, contrairement à sa réputation d’ogre bien établie, la force est celle du coeur.

    Transfuge : A l’époque du film, vous êtes encore l’amant de Simone de Beauvoir que vous n’évoquez pas du tout. C’est volontaire ?

    Claude Lanzmann : Pourquoi j’aurais fait ça ? Je n’étais pas marié avec Beauvoir et je n’avais pas prêté de serment. Peut-être que si j’en avais prêté un, je l’aurais trahi... Vous pouvez dire ce que vous voulez, que je suis un libertin sans morale. Mais ce n’est pas vrai. Pourtant il y a autre chose à penser. Sur le désir, sur la puissance du désir sexuel particulièrement.

    T : Vous pensiez à elle lors de votre séjour en 1958, durant cette histoire d’amour ?

    C.L. : Cette histoire d’amour, elle n’a duré qu’une journée vous savez. Je pensais à Beauvoir, évidemment, j’étais très proche d’elle. Je ne lui ai jamais rien caché, elle-même savait que ça arriverait un jour, elle était très clairvoyante, très lucide. J’étais un puceau comparé à l’actuel président de la république, qui vit avec une femme qui a vingt-quatre ans de plus que lui. Simone de Beauvoir n’avait que dix-sept ans de plus que moi...

    T : Au coeur du film, il y a la « grande barre de chair brûlée » sous le sein de l’infirmière. Et vous ajoutez : « j’étais totalement bouleversé ». Qu’est-ce qui vous bouleversait tant ?

    C.L. : C’est très bouleversant de voir des blessures, des brûlures, des traces de brûlure. On pense fatalement au moment où c’est arrivé. C’est d’autant plus bouleversant que ça touche un corps d’une grande beauté ? Il n’y a pas d’ordre séquenciel ou conséquentiel dans une histoire pareille. Ce n’est pas parce qu’elle était brûlée que je le trouvais belle, et ce n’était pas parce qu’elle était belle que la brûlure était insupportable. C’est un ensemble, une saisie unique. Il ne faut pas chercher à détailler trop l’analyse.

    T : Une séquence se déroule au musée de la guerre. D’où vous vient cet intérêt pour la chose militaire ?

    C.L. : On ne peut pas dire ça comme ça. Les nazis étaient des champions de la « chose militaire » et je n’avais aucun intérêt pour eux. La chose militaire, pour moi, est toujours associée aux raisons de se battre ou de combattre. La deuxième guerre mondiale était quelque chose de très singulier. Il faut voir comment les types combattaient, comment ils mouraient aussi, donnaient leur vie, la sacrifiaient. Mais, s’agissant de cette scène dans Napalm, je suis plutôt content de ma trouvaille, car le musée de la guerre suit immédiatement le dernier plan d’archive de la guerre elle-même. On voit un bombardement par des avions qui décollent d’un porte-avions, une brigade de tanks sur une route, un ou deux types pendus, et puis le musée de la guerre. Ce musée, ça veut dire que la guerre est toute proche et qu’elle est très loin en même temps.

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    EXTRAIT... ACHETER CE NUMÉRO. Le Mercredi 06 Septembre 2017.