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C’est le Printemps. Il est très attentif aux temps, Hölderlin

« Poèmes de la folie »

D 20 mars 2024     A par Albert Gauvin - C 5 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


C’est le Printemps. Hölderlin est né le 20 mars 1770. En mars 1978, Sollers écrit une poésie « Brot und Wein ». On comprendra pourquoi j’ai repris ce thème lors de la parution de La Deuxième Vie (voir Pain et vin). « A quoi bon le temps ? », tout cela, qui demande beaucoup au lecteur, sera lu et « déchiffré un jour ».
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Pain et vin (extrait)
traduit et lu par Gustave Roud
Poèmes de Hölderlin, Lausanne, Mermod, 1942

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Friedrich Hölderlin est né le 20 mars 1770. « Il est très attentif aux temps, Hölderlin, aux dates, aux saisons, surtout aux saisons », nous dit Sollers dans Studio. A quoi pense le poète, confiné dans la tour du menuisier Zimmer — « Monsieur Chambre donc » — à Tübingen, au bord du Neckar ? Entre 1807 et 1843, année de sa mort (le 7 juin), Hölderlin écrit quelques quarante-huit poèmes, certains (une vingtaine) datés du 3 mars 1648 au 9 mars 1940 (les années varient mais douze poèmes sont datés des mois d’avril ou mai). Il signe de divers pseudonymes dont, à partir de 1841, Scardanelli (ne dit-on pas qu’il est fou ?). Il y a cinq poèmes sur l’été, deux sur l’automne, six sur l’hiver et neuf sur le printemps (n’oublions pas qu’il est né le premier jour du printemps) et, par exemple ceux-ci, traduits par Jean-Louis Houdebine, que l’on peut méditer aujourd’hui (ne sommes-nous pas au printemps ?) :

Le printemps
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Il descend des lointaines hauteurs, le jour nouveau,
Le matin, qui s’est éveillé des crépuscules,
Il rit à l’humanité, paré, enjoué,
De dix mille joies l’humanité est doucement pénétrée.

Une vie nouvelle veut se dévoiler à l’avenir,
De fleurs il semble, en signe de jours joyeux,
Que s’emplisse la grande vallée, la terre,
Tandis qu’elle est partie très loin, au printemps, la plainte.

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le 3 mars 1648

Avec humilité, Scardanelli

Le printemps
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Le soleil brille, fleurissent les champs,
Les jours s’en viennent chargés de fleurs, et doux,
Le soir fleurit lui aussi, et de claires journées vont
Du ciel déclinant, de là où naissent les jours.

L’année se présente avec ses saisons
Comme un faste, des fêtes s’y déploient,
L’activité des hommes s’engage vers de nouvelles fins,
Tels sont les signes dans le monde, en merveille multiples.

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le 24 avril 1839

Avec humilité, Scardanelli

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Zoom : cliquer sur l’image. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Dans le numéro 135 de L’Infini (printemps 2016) Marcelin Pleynet rend hommage à Jean-Louis Houdebine, récemment décédé. Il rappelle, entre autres, l’intérêt de Houdebine pour le poète Hölderlin — « voir dans la revue Documents sur n° 2/3, son "L’avoir-été de Hölderlin" »... Je me suis reporté au numéro de cette revue dont le titre ne doit pas évoquer grand chose aux lecteurs d’aujourd’hui et dont j’ai fait la présentation il y a quelques années dans un article sur Pierre Nivollet (cf. Documents sur). Le numéro 2/3 fut publié en octobre 1978. Il comporte un dossier de 26 pages sur « Picasso aujourd’hui » introduit par Marcelin Pleynet sur lequel je reviendrais (dossier qui précède donc de trois ans celui de la revue art press « Picasso a 100 ans » dont j’ai rappelé il y a peu l’importance).

On y découvre (p. 63), en réponse à un questionnaire, que Sollers, à la question « Peignez-vous ? Avez-vous peint ? », déclare :

Philippe Sollers, Peinture, 1975.
Zoom : cliquer sur l’image.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

« Un seul tableau, en deux heures, par terre, beaucoup avec les pieds : il se trouve en dépôt chez Louis Cane, qui a bien voulu le monter sur châssis. Personne ne semble l’avoir vu. Je voulais rapidement fabriquer une "pierre de rêve" taoïste. »

et que le peintre qui est alors le plus proche de ses préoccupations est Tintoret. Logique. En 1978, « avec Paradis, je joue, au sens propre, sur un tableau, et c’est, bien sûr, le Paradis de Tintoret [1]. »

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On y découvre surtout (p. 64-68), c’est ce qui m’importe ici, un texte — poésie ? — de Sollers daté de mars 1978 et intitulé significativement « Brot und Wein » (Pain et vin) qui précède le texte de Houdebine sur « L’avoir été de Hölderlin » — et la traduction de deux poésies tardives —, non moins significativement écrit en référence à l’entreprise poétique de Pleynet et dont l’exergue est un extrait de Comme [2]. Dans un entretien avec Jean Louis Houdebine et Philippe Sollers paru dans Promesse n°34-35, Pleynet ne déclarait-il pas en 1973 :

Ce qui a été décisif, ce qui m’a beaucoup appris, ce sont les derniers textes de Hölderlin, les textes dits "de la folie", dans la mesure où, justement, ils reprennent à la fois les textes plus anciens dans des séquences historiques très vastes, dans un retour et dans une syntaxe qui me semble très moderne ; j’y ai beaucoup appris, particulièrement quant à ce rapport, rapport fantasmé, de désir d’articulation au tout social, à ce qui se marque, à propos de Hölderlin précisément, dans Paysages en deux où Hölderlin figure sous la forme de l’évocation du récit d’une visite que lui fit Waiblinguer : "Nous prîmes congé. En descendant l’escalier, par la porte ouverte, nous l’avons vu encore une fois arpenter sa chambre à pas pressés. Un frisson d’horreur me parcourait. Je pensais aux fauves, qui dans leur cage vont d’un côté à l’autre. Plein de stupeur, nous sortîmes en courant de la maison." [3]

« Il est clair qu’on ne peut pas se promener dans Hölderlin comme ça », disait Sollers dans le même entretien [4]. J’ajouterai qu’on ne peut pas plus « se promener » dans Sollers, Pleynet (ou Rimbaud) comme ça. Pourtant tout cela, qui demande beaucoup au lecteur, finira bien par être lu et déchiffré un jour.

*

« Pourquoi Hölderlin ? Parce que c’est la langue vivante la plus refoulée par notre culture, et toujours, en général, commentée par des philosophes idéalistes ou spiritualistes, alors que la force d’intervention de la langue d’Hölderlin, en même temps que s’est développée la philosophie de Hegel, prouve bien que quelque chose, dans l’éclatement du sujet occidental, se passe dans la poésie de façon irréversible. »

Philippe Sollers, L’avant-garde aujourd’hui, 1973.



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« L’avoir-été n’est pas le passé. Il se conjugue d’abord au futur, hier n’est que le seuil de toujours. »

Philippe Sollers, Illuminations, 2003, Folio, p.167 [5].



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Documents sur, n°2/3, octobre 1978.
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Je précise que ces textes de Jean-Louis Houdebine sont repris dans le premier chapitre de son essai Excès de langages (Denoël, coll. L’infini, 1984), « La voix de Friedrich Hölderlin-Scardanelli » avec deux autres textes : Le chant (ou sens vivant) des langues et L’ivresse du temps dans les langues dans lesquels Houdebine analyse de manière lumineuse les prélèvements et les réécritures que Sollers effectue avec humour dans son roman H sur les témoignages de Bettina von Arnim ou du jeune écrivain Waiblinger qui rencontra Hölderlin en 1822 dans la maison du menuisier Zimmer (voir mon article H comme Hölderlin (1973)). Houdebine y présente aussi d’autres traductions des poèmes de la dernière période de Hölderlin-Scardanelli.

*

Vingt ans plus tard, dans Studio.

Il est très attentif aux temps, Hölderlin


La tour de Hölderlin à Tübingen. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Il s’est donc passé quelque chose de très précis pour Hölderlin, à Bordeaux, en mars 1802. Le poème Souvenir y revient avec force. C’est le moment de l’année, on s’en souvient, où la nuit et le jour sont égaux. Hölderlin est né le 20 mars 1770, la veille du printemps. Il a trente-deux ans à Bordeaux et soixante-treize ans au moment de sa mort, le 7 juin 1843, dans la tour du menuisier Zimmer et de sa fille, Lotte, au bord du Neckar. Il est très attentif aux temps, Hölderlin, aux dates, aux saisons, surtout aux saisons. Son calendrier personnel et final, très chinois, n’est plus que cela : Printemps, Automne, Été, Hiver, avec, pour insister, des dates de plus en plus fantaisistes (mais pas n’importe lesquelles), en majorité d’avant sa naissance, qu’il inscrit à la fin de ses poèmes dits de la folie. En même temps, il signe de plus en plus, « avec humilité », du nom de Scardanelli. Un tel abandon du calendrier classique, chrétien, économique, et ce pseudonyme italien, en pleine montée prussienne, contribuent à nourrir la légende de son dérèglement mental. Scardanelli : on entend, si l’on veut, Scarlatti, Cardan, Hölderlin, Élie. Il joue beaucoup de l’épinette, déclame à la fenêtre, se promène dans le jardin, cueille des herbes et des fleurs, en fait des bouquets, puis les froisse, les jette. Il écrit toute la journée. Des visiteurs emportent parfois ces poèmes, dont la plupart sont perdus. Aucune importance, ils n’ont pas de prix. Un certain Fischer, par exemple, raconte : « Ma dernière visite eut lieu en avril 1843 (deux mois avant la mort du vieillard-poète). Comme je devais quitter Tübingen en mai, je lui demandai quelques lignes. Il me dit : "Comme Sa Sainteté voudra. Écrirai-je sur la Grèce, le Printemps, l’Esprit du Temps ?"Je demandai : "L’Esprit du Temps." L’œil brillant d’un feu juvénile, il gagna son pupitre, prit une grande feuille, une plume munie de toutes ses barbes, et écrivit, en scandant le rythme des doigts de la main gauche sur le papier et en poussant un hum de satisfaction à la fin de chaque ligne et hochant la tête, les vers suivants :

L’ESPRIT DU TEMPS
Les hommes dans ce monde rencontrent la vie,
Comme sont les années, comme les temps ambitionnent,
Comme est le changement, ainsi beaucoup de vrai demeure,
Que la durée se mêle aux années différentes.
La perfection atteint telle unité en cette vie
Que la noble ambition de l’homme s’en arrange.

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Le 24 mai 1748 Avec humilité

SCARDANELLI. »

Le cardinal Scardanelli, avec humilité, présente son poème, scandé et cardé, à Sa Sainteté. Il fait beau, ce 24 mai. Le Neckar, par-delà la fenêtre en rotonde, glisse lentement et luit. Qu’importe l’année où l’on est pour le temps qu’il fait ?

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Tels sont les messages rythmés et chiffrés de Hölderlin, agent secret des dieux en ce monde, sous le masque vrai de la folie. Tout le monde l’épie, mais personne ne lit ce qu’il trace. Il le sait. Il le regrette. Il s’en amuse. Il frustre les visiteurs intéressés et déjà spéculateurs de sa signature de poète presque oublié mais encore connu. On peut même imaginer que plus d’un touriste furieux, après avoir vu le film attendu du fou dans sa chambre, obséquieux, maigre, ravagé, ruiné, aura jeté en sortant ce bout de papier sans valeur. Rencontrer la bête pathétique et curieuse devenu fou par amour, à cause des petites femmes de France et de ses idées révolutionnaires, oui ; garder son poème improvisé, plat, cinglé et nul, non. « Scardanelli », quelle idée. Serait-il devenu catholique ? « Les hommes dans ce monde rencontrent la vie » : bon, et alors ? Pauvre vieux gâteux, et, en plus il écrit sur des thèmes qu’on lui propose, comme un artiste de foire, les saisons, voyez-moi ça. Quelle aliénation, quel désespoir, quelle tragédie, quel enfer. Alors que l’Histoire est en marche, que l’Allemagne s’affirme peu à peu dans le concert des nations, que les inventions scientifiques se succèdent, que les romans d’amour fleurissent un peu partout, que les villes s’étendent, que le commerce s’accroît, que les toilettes des femmes évoluent, sans parler des questions sociales et de la philosophie qui en traite. Hölderlin, génie foudroyé, ne perçoit pas l’avenir, le progrès ! Trente-six ans à regarder le même paysage par sa fenêtre. Pas une distraction, toujours la même rengaine sur son épinette, toujours les mêmes vers déclamés ! Il ne lit même pas le journal, vous vous rendez compte !

Pourtant, le menuisier Zimmer, chez lequel il a pris pension (un nom prédestiné, Zimmer, puisqu’il veut dire « chambre »), ne se plaint pas trop de son malade, voyez ce qu’il dit pendant l’été 1836 : « Oh ! en vérité il n’est plus du tout fou, ce qu’on appelle fou. Il est tout à fait sain de corps, il a bon appétit et boit sa bouteille de vin tous les jours à son heure. Il dort bien, sauf au plus chaud de l’été, où il rôde toute la nuit dans l’escalier. Mais il ne fait de mal à personne. C’est un bien agréable compagnon dans ma maison. Il se sert lui-même, s’habille et se met au lit tout seul. Il peut aussi penser, parler, faire de la musique, tout cela comme auparavant. » Là-dessus, le visiteur s’empresse de dire qu’il n’y a dans tout cela aucune cohérence. « C’est vrai », reconnaît le menuisier, qui est aussi charpentier. Le visiteur journaliste : « Et cet état a pu durer si long­temps sans une crise, sans une interruption ? » Le menuisier, soudain méfiant : « C’est en quoi il est vraiment souabe. Ce qu’est un Souabe, il l’est jusqu’au bout. »

Le journaliste a compris : le menuisier Chambre est aussi fou que son poète, ce sont là des histoires provinciales, archaïques, coupées de l’histoire mondiale et de la régulation des marchés. On fait un détour pour l’exotisme du lieu et de la situation, le bourgmestre et le pasteur hochent la tête, la femme du pasteur rougit, voilà où mène la philosophie trop compliquée, le cerveau explose, la subversion s’en mêle, les intellectuels, c’est connu, se sont toujours trompés. Ces jeunes gens autrefois, le pasteur me l’a dit, avaient de mauvaises fréquentations, des Français athées et débauchés et lui, justement, le fou, est allé en France, même Zimmer est obligé de le reconnaître, il me l’a dit l’autre jour au temple : « C’est la manie du paganisme qui lui a brouillé les idées. » Cette manie, on le sait, a été propagée par l’Antéchrist de l’Église de Rome, relayée ensuite par la Révolution. Elle est un grand danger pour la culture, l’éducation, l’État, l’Art, la Poésie, et sur­tout pour la femme au foyer. N’est-il pas vrai que ce délirant, autrefois précepteur refusant d’être pasteur, a été le suborneur d’une femme mariée mère de quatre enfants ? Que le scandale a été étouffé à grand-peine par le mari, l’honorable banquier Gontard de Francfort ? Il paraît que ce dément se fait appeler maintenant, par dérision, Monsieur le Bibliothécaire. Savez-vous que la dernière fois que je l’ai vu il m’a dit : « Mais non, mais non, que Votre Sainteté, Votre Altesse, Votre Grâce, se rassure. Sa Majesté veut-elle que je lui écrive un poème ? Sur l’été, le printemps, l’hiver ? Le passage des nuages ? Sur les moutons, là, sur ce pont ? »

Le conseiller aulique Genning, le 2 juillet 1805, notait déjà, en commençant, pendant ses vacances, ce qu’il appelle son « poème didactique » : « Le pauvre Hölderlin en loue l’idée, mais m’a dit que je ne devais pas le faire trop moral. Est-ce un esprit sain ou malade qui parle ici en lui ? » On voit que la bonne société était poétiquement sur ses gardes. Elle l’est toujours. Par exemple, aujourd’hui, tel directeur de journal ou de télévision, en train d’écrire son roman, rencontrant un écrivain qui lui dirait : « Vous écrivez un roman ? Vous ne voulez pas que je vous le termine pendant le week-end ? » serait amené à parler du « pauvre X. ». D’autant plus si X. lui disait soudain que, lui, maintenant, écrit des poèmes dont le sujet peut être n’importe quoi : les oiseaux, la lumière, les arbres, le temps, les montagnes, les feuillages, les dieux, les femmes brunes sur le sol de soie, le journal du jour lorsqu’on le jette, la télévision quand on l’éteint et que l’adorable fraîcheur de la nuit entre par la fenêtre. « Pauvre X., il est vraiment très atteint. » Voilà, à n’en pas douter, ce que le Directeur, en consultant son dossier publicitaire du lendemain et ses marges bénéficiaires en fonction de ses actionnaires, dirait le soir à sa femme en train de se maquiller pour le dîner qu’ils donnent tous deux en l’honneur de leurs amis fonctionnaires-romanciers, membres du jury Le Roman Pour Tous ou La Fiction Contre l’Exclusion, lequel décerne chaque mois son prix convoité par les candidats nommés par le jury lui-même.

Et ainsi de suite.

— Quoi ? Vous dites que les Illuminations de Rimbaud, méconnaissables car recopiées sur une mauvaise machine à écrire, ont été envoyées à tous les éditeurs, français et internationaux, et partout unanimement refusées ? Bon, d’accord, et alors ? Mauvaise plaisanterie de lycéens ou de rapeurs, aucune importance. D’ailleurs, il y a des photos de Rimbaud partout et jusque dans le métro. On a transféré ses cendres au Panthéon au siècle dernier. Comment, ce n’était pas lui ? Qui, alors ? Son frère ? Sa sœur ? De toute façon, Victor Malraux a dit ce qu’il fallait sur la question. À moins que ce ne soit Louis Breton ? André Aragon ? Albert Sartre ? Virginie Duras ? Jean-Paul Camus ? Simone Yourcenar ? Stéphane Verlaine ? Frédéric Mallarmé ? Paul Char ? Antonin Claudel ? Marcel Céline ? Louis­ Ferdinand Proust ? Guy Ducasse ? Isidore Debord ?

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Le 19 avril 1812, l’année du désastre français en Russie, le menuisier Zimmer écrit à la mère de Hölderlin :

« Son esprit poétique se montre toujours aussi actif, ainsi il a vu chez moi le dessin d’un temple. Il m’a dit que je devrais en faire un comme cela en bois, à quoi j’ai répliqué qu’il me fallait travailler pour gagner mon pain, que je n’étais pas assez heureux pour pouvoir vivre comme lui dans le Repos philosophique. Il m’a répondu aussitôt : "Hélas, je suis pourtant un pauvre homme", et dans la minute même, il a écrit pour moi les vers suivants sur une planche :

Les lignes de la vie sont diverses
Comme les routes et les contours des montagnes
Ce que nous sommes ici, un Dieu là-bas peut le parfaire
Avec des harmonies et l’éternelle récompense et le repos. »

Madame Hölderlin mère montre cette lettre du menuisier au Pasteur. Ils hochent la tête ensemble. Le petit-fils du Pasteur la montre au Professeur, qui la lègue à son petit-neveu l’Éditeur, lequel la transmet au Poète officiel, qui connaît le Directeur, lequel sponsorise une exposition de manuscrits, dessins et tableaux poétiques, déjà tous vendus à des collectionneurs eux-mêmes conservateurs. « Vous voyez bien, commente le Poète officiel, au sujet du poème contenu dans la lettre du menuisier Zimmer, ce n’est presque rien. » De nos jours, en mars, la Directrice de la tour Zimmer transformée en musée me regarde d’un air soupçonneux. Il fait beau, le soleil brille sur le parquet ciré, un vase rempli de roses rouges est posé sur le sol, au centre de l’ancienne chambre, la Directrice trouve que je n’aurais pas dû ouvrir la fenêtre pour respirer l’air de la vallée traversée par le beau Neckar long de trois cent soixante kilomètres. Elle est blême de réprobation et de fureur rentrée, maintenant, parce que je m’attarde trop, selon elle, devant les vitrines où sont exposés les papiers de Hölderlin couverts de sa fine écriture noire, parce que je murmure pour moi-même les dates inscrites là, sous mes yeux : 2 mars 1648, 24 mai 1778, 25 décembre 1841, 9 mars 1840, 15 novembre 1759, 24 mai 1758, 24 janvier 1676, 24 janvier 1743, 24 mai 1748, 24 mai 1758, et encore 24 mai 1748. La Directrice, sur ma gauche, tapote légèrement la vitrine, je vois son alliance et son rouge à ongles, elle ne dit rien de façon indignée, sauf, à un moment : « Vous cherchez quelque chose de particulier ? » Ah oui, de très particulier, en somme, dans ce rayon de soleil, là, sur les papiers à peine jaunis par le temps, mais la Directrice n’en peut plus, elle attend des journalistes et un photographe, il doit y avoir aussi la télévision, la Directrice est exaspérée, une houle de haine la fait vibrer de toutes ses forces, elle referme violemment la fenêtre, manque de s’étaler les bras en avant dans le vase de fleurs, me pousse vers la sortie, me dit à peine au revoir, il y aura d’autres murs que celui de Berlin, des frontières meurtrières d’on­des, tenez-vous-le pour dit, sale type.

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Les lignes de la vie sont diverses
Comme les routes et les contours des montagnes.

Vous voyez bien, rien, ou presque.
Mais c’est justement ce presque qui les irrite, les agite, les inquiète, les trouble. Ce rien n’est pas rien, il est même peut-être d’une folle richesse, et tout le reste, on le sent, pourrait soudain paraître superflu, nul, pauvre, inutile, faux. Ce rien est trop, beaucoup trop. Rassurons-nous, le monde étroitement réel et romanesquement falsifié existe, la Directrice et ses sentiments si intéressants existent, il y a mille choses à raconter tous les jours, des drames, des passions, des intérêts, des singularités, des nouveautés. Des cas extrêmes et tragiques comme ceux de Hölderlin, de Rimbaud, sont parfaitement isolables, d’ailleurs ils se sont jugés et punis eux-mêmes, nous en tirerons, si c’est nécessaire, autant de films déprimants qu’il faudra. Pas question d’arrêter l’industrie du disque. Il tourne désormais tout seul comme la planète, le disque. Et ne nous dites pas qu’il fait remonter, à travers sa rotation ultra-rapide, quelque chose d’invisible et d’à peine audible, quelque chose de tout simple à quoi nous n’aurions pas pensé en termes de chiffres assurés et de publicité réservée. Vous seriez alors un ennemi de la démocratie, on nous a d’ailleurs prévenus lors de la dernière réunion Son et Lumière.

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Le menuisier Zimmer, on s’en souvient, a une fille qui s’appelle Lotte. Tout indique qu’elle aime tendrement le pensionnaire poète à l’épinette qui hante parfois l’escalier, la nuit, lorsque les jours d’été sont trop chauds. Ils parlent sans doute beaucoup ensemble. Le 7 juin 1843, dans une lettre étrangement datée « À minuit », elle
annonce au « Très honoré conseiller aulique » Karl Gock, demi-frère de Hölderlin, la mort de ce dernier :

« Le soir même, il a encore joué de l’épinette, il a soupé dans notre chambre et il est allé se mettre au lit, mais bien­tôt il a dû se relever et il m’a dit qu’il avait trop d’angoisse pour rester couché. J’ai essayé de le tranquilliser et je n’ai plus quitté son chevet. Au bout de quelques minutes, il a repris de sa médecine, il avait toujours plus d’angoisse, notre père était là aussi et un autre monsieur qui devait le veiller avec moi, mais il s’est éteint tout doucement, sans véritable agonie. Ma mère était aussi près de lui, aucun de nous ne s’imaginait qu’il allait mourir. Je suis si frappée que je ne peux même pas pleurer, et pourtant il faut être mille fois reconnaissants au bon Dieu de lui avoir épargné le lit de douleur, et il n’y a pas beaucoup d’hommes sur des milliers qui s’en aillent aussi doucement que M. votre frère bien-aimé. »

On ne sait rien du monsieur qui se trouvait là, pour l’agonie de Hölderlin, aux côtés de la famille Zimmer. On ne sait rien non plus du destin ultérieur de Lotte. Nous sommes en juin. Il fait très beau. La mer, de loin, à travers le fleuve, se mêle au soleil :

Le Neckar
Les souffles d’Italie l’accompagnent, la mer envoie
Avec lui ses nuages, ses plus beaux soleils.

Hölderlin a aussi écrit :

Mais l’esprit de quiétude
Aux heures où resplendit la Nature
Est uni à toute profondeur.

Et aussi :

Donne-moi de pouvoir tourner mes pensées,
Aux heures de fête et pour qu’une paix me soit rendue,
Vers les morts. Car au temps jadis
Il est mort bien des capitaines,
Des femmes belles, des poètes,
Et de nos jours
Si grande foule d’hommes !
Mais moi je suis tout seul.

Et aussi :

Vivre est une mort, et la mort aussi est une vie.

Et ainsi de suite.

Studio, Gallimard, 1997, p. 129-139.

LIRE AUSSI : Jean-Louis Houdebine tel quel
H comme Hölderlin (1973)
Entendre Heidegger — lire Hölderlin
Les derniers poèmes de Hölderlin pdf

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« Scardanelli »

Stéphane Zweig

Extrait de Le Combat avec le démon : Kleist-Hölderlin-Nietzsche (1925).

Mais lui est parti, il n’est plus là ;
Un céleste entretien est maintenant son partage.

Pendant quarante ans l’Hölderlin terrestre a été emporté par le nuage de la démence ; ce qui durant ce temps reste de lui sur cette terre, c’est sa pauvre ombre, son image vieillissante, Scardanelli, car c’est ainsi et ainsi seulement que sa main maladroite signe les feuillets confus de ses vers. Il s’est oublié lui-même, comme le monde l’a oublié.
Dans une maison étrangère, chez le brave menuisier [Zimmer], Scardanelli habite jusqu’à une période avancée du nouveau siècle. Sans qu’il s’en aperçoive, le temps touche de son aile sa tête en proie aux ténèbres et enfin, à son blême contact, blanchissent les boucles blondes de ses cheveux. Au-dehors, le monde se transforme à travers les vicissitudes des événements : Napoléon envahit l’Allemagne et en est rechassé ; de la Russie on le refoule jusqu ’à l’île d’Elbe et à Sainte-Hélène et là il vit encore des années, comme un Prométhée enchaîné, il meurt et devient légende, sans que le solitaire de Tübingen sache rien de tout cela, lui qui pourtant autrefois a chanté le « héros d’Arcole ». Schiller, le maître de sa jeunesse, est mis au tombeau de nuit par des ouvriers ; ses ossements pourrissent pendant des années, puis le caveau s’ouvre et Goethe tient pensivement dans ses mains le crâne funèbre de son ami si cher, mais le « captif céleste » ne comprend plus le mot « mort ».
Puis Goethe aussi s’éteint ; à quatre-vingt-trois ans, le sage de Weimar rejoint dans la mort Beethoven, Kleist, Novalis et Schubert. Waiblinger, lui-même, qui, étant étudiant, visita souvent Scardanelli dans sa cellule, est enfermé dans le cercueil alors qu’Hölderlin continue toujours de vivre « sa vie serpentine ». Une nouvelle génération surgit, et les fils oubliés d’Hölderlin, Hypérion et Empédocle, se voient enfin aimés et appréciés sur la terre allemande, qu’ils parcourent d’un bout à l’autre, mais pas la moindre nouvelle, pas le moindre pressentiment n’en parvient jusqu’à la tombe spirituelle du solitaire de Tübingen. Il est tout entier au-delà du temps, il est entièrement plongé dans l’éternité, dans le rythme et dans la mélodie.
Parfois, un étranger, un curieux, vient voir cet homme oublié, qui appartient plus à la légende qu’à la vie. Contre le vieux beffroi de Tübingen est adossée une petite maison et là-haut, dans l’échauguette, dont la fenêtre porte une grille, mais qui permet de contempler librement le paysage, se trouve l’étroit réduit de Scardanelli. Les braves gens qui le logent conduisent le visiteur jusqu’à une petite porte : derrière la porte on entend parler, mais à l’intérieur il n’y a que le malade, qui marmonne incessamment, pour lui seul, à haute voix. Ce tourbillon confus de paroles sans forme et sans signification sort de sa bouche comme une psalmodie. Parfois aussi le pauvre dément se met au piano et joue pendant des heures ; mais il ne trouve plus aucune suite, aucune abondance de sons, et ce n’est plus qu’une morne harmonisation, une répétition obstinée et fanatique de la même mélodie misérable et brève. Mais c’est toujours une musique, c’est toujours un rythme qui entoure ce paria de l’esprit : comme dans la harpe éolienne le vent sonore passe à travers un roseau creux coupé de sa tige, ici, à travers le cerveau brûlé par l’incendie retentit encore la musique éternelle des éléments.
Enfin, saisi d’une légère frayeur, l’étranger qui écoutait frappe à la porte : un « entrez » sourd, craintif et même véritablement effrayé lui répond. Une figure émaciée, un greffier à la E.T.A. Hoffmann, est au milieu de la petite chambre, la fine stature est très peu courbée par l’âge, bien que les cheveux tombent déjà blancs et rares sur un front au beau profil. Cinquante ans de souffrance et de solitude n’ont pas pu anéantir complètement la noblesse de l’adolescent de jadis ; une ligne pure, seulement plus accusée par le tranchant du temps, découpe encore la fine silhouette depuis les tempes à la courbure délicate jusqu’à la bouche revêche et au menton arrondi. Parfois les nerfs font tressaillir brusquement son visage tourmenté : alors c’est comme une commotion électrique qui traverse tout son corps, jusqu’à la pointe de ses doigts osseux. Mais l’œil, autrefois si éclatant, reste maintenant immobile et sinistre : sa pupille repose lourdement sous ses paupières, terne, effrayante et sans regard, comme celle d’un aveugle.
Cependant, quelque part, un peu de conscience et de vie couve et flamboie dans cette ombre qui paraît être un revenant : déjà le pauvre Scardanelli s’incline servilement et exagérément, avec d’innombrables courbettes et révérences, comme devant la visite du plus grand des personnages. Un flot de titres dévotieux — « Votre Altesse ! Votre Sainteté ! Votre Eminence ! Votre Majesté ! » — sort, comme un gargouillement, de ses lèvres émues et empressées et avec une politesse écrasante il accompagne l’hôte vers un siège, qu’il lui avance respectueusement. On ne saurait dire qu’alors s’engage une conversation à proprement parler, car l’esprit vagabond et confus d’Hölderlin est incapable de s’arrêter sur une pensée et de la développer logiquement ; plus il s’efforce convulsivement d’ordonner ses idées, plus ses paroles s’entremêlent en un sourd jaillissement de sons balbutiés qui n’appartiennent plus à la langue allemande, mais qui sont des formations verbales, baroques et fantaisistes. Il comprend encore avec peine certaines questions ; encore luit dans la pénombre de son cerveau obscurci quelque clarté, quand on cite le nom de Schiller ou bien qu’on évoque une figure du passé. Mais, si un imprudent parle d’Hölderlin, aussitôt Scardanelli se met en colère et s’emporte. Peu à peu, si l’entretien se prolonge, le malade devient inquiet et nerveux, parce que l’effort qu’il fait pour penser et la souffrance que lui cause la concentration des idées sont trop grands pour son cerveau fatigué ; et alors le visiteur s’en va, accompagné jusqu’à la porte par une infinité de courbettes et de révérences.
Mais, phénomène étrange, chez cet homme tout à fait plongé dans la nuit, que l’on ne peut plus laisser sortir librement (parce que l’élite intellectuelle de l’Allemagne, messieurs les étudiants, se moquent du malheureux et par leurs plaisanteries de buveurs de bière déchaînent en lui de furieux accès), dans cette cendre inerte d’un esprit effondré reste encore une étincelle qui brille jusqu’au dernier jour : c’est la poésie. Elle seule, par un frappant symbole, survit à la chute intellectuelle. Scardanelli écrit des poésies, tout comme sans doute Hölderlin enfant en a écrit. Pendant des heures il remplit des feuillets entiers de vers et d’une prose fantastique (Morike, qui a dispersé ces manuscrits sans y prendre garde, raconte qu’on les lui a « portés dans des paniers à linge »). Et, quand un visiteur lui demande un autographe comme souvenir, Hölderlin se met sans hésiter à sa table et d’une main assurée (l’écriture, elle aussi, a été épargnée par la destruction), selon ce qu’on désire, écrit des vers sur les saisons ou sur la Grèce, ou bien une « pensée » comme, par exemple, ceci :

Tel le jour entoure les hommes de clarté
Et associe dans la lumière, qui jaillit des hauteurs,
Les phénomènes crépusculaires
Telle est la science qui parvient à la profonde spiritualité.

Et là-dessous, il écrit ensuite une date inexacte (car pour ce qui est des choses réelles, la raison le quitte aussitôt) et il signe « votre humble serviteur Scardanelli ».
Ces poésies d’une intelligence éteinte, ces vers de Scardanelli sont tout à fait différents de ceux du crépuscule intellectuel d’Hölderlin, de l’obscurité empourprée, des larges odes des « Chants nocturnes » : en elles s’opère une mystérieuse régression vers les débuts du poète. Aucune n’est écrite en vers libres, comme les hymnes composés au seuil des ténèbres ; toutes sont rimées (quoique souvent elles soient simplement assonancées) et distribuées en strophes bien distinctes ; toutes ont le souffle court, par opposition aux flots amples et mugissants des odes. Il semble que le poète fatigué et à l’esprit chancelant craigne de se lancer dans l’ode sans frein, dans l’irrésistible cataracte du rythme, et ainsi il se sert de la rime comme d’une béquille. Aucune de ces poésies n’est raisonnable, au sens de la clarté, mais aucune n’est complètement dépourvue de sens ; elles ne sont plus une forme logique, mais simplement une forme euphonique ; elles sont comme la transposition lyrique de quelque chose de vague, dont il ne peut plus démêler le sens logique.
Mais ces poésies de la démence de Scardanelli restent toujours des poésies, tandis que celles des autres poètes déments, par exemple celles de Lenau, à l’établissement de Winnenthal, ne font que serpenter dans le vide à la remorque d’une simple kyrielle de rimes (« Die Schwaben sie traben, traben, traben »). Encore chez Hölderlin s’amalgament des comparaisons, nuageuses et sans transparence ; encore souvent l’âme du poète se révèle dans un cri émouvant, comme dans cet incomparable quatrain :

J’ai joui des agréments de ce monde ;
Les plaisirs de la jeunesse se sont enfuis, au loin, oh ! combien loin !
Avril et Mai et Juin sont passés,
Je ne suis plus rien, et la vie n’a pour moi plus de charmes.

Ce sont là des vers moins d’un aliéné que d’un poète enfant, d’un grand poète dont l’esprit est retombé dans l’enfance ; ils ont la simplicité et l’aisance des pensées enfantines, jamais ils n’ont rien d’abrupt ni de monstrueux , jamais l’exaltation de la folie. Comme dans un abécédaire, les images se rangent l’une à côté de l’autre, et la ligne prononcée à haute voix rime avec la naïveté d’un vers de mirliton. Un enfant de sept ans peut-il voir un paysage avec plus de pureté et d’ingénuité que Scardanelli, lorsque celui-ci écrit :

Oh ! devant ce doux tableau
Où il y a des arbres verts,
Comme devant une auberge une enseigne,
J’ai de la peine à ne pas m’arrêter.
Car décidément, dans les paisibles journées,
Le repos me semble excellent.
Garde-toi de m’interroger,
Si je dois te répondre.

Sans arrière-pensée, poussés seulement par le vent fortuit du sentiment, c’est-à-dire d’une manière absolument improvisée, ces vers déroulent leurs images et leur musique, comme le jeu d’un heureux enfant, qui ne connaît du monde réel que les couleurs et les sons, la libre harmonie des formes. Telle une montre aux aiguilles brisées dont le mécanisme intérieur continue encore son tictac sans signification, Scardanelli-Hölderlin ne cesse d’être poète, dans le vide d’un monde pour lui éteint : respirer, c’est pour lui être poète. Le rythme survit en lui à l’intelligence et la poésie à l’existence : c’est ainsi que s’accomplit encore, dans une désagrégation d’un tragique terrible, le plus profond désir de sa vie, qui était de se livrer entièrement à la poésie et avec tout son être de se dissoudre sans aucune restriction dans l’œuvre poétique. Chez lui l’homme meurt avant le poète et la raison avant la mélodie ; et la mort et la vie, l’une et l’autre, élaborent pour lui, sous forme de destin, plastiquement, ce qu’un jour son désir prophétique a proclamé comme étant la véritable fin du vrai poète : « Etre consumé par les flammes, payer la rançon de la flamme que nous n’avons pu dompter. »

Le texte en allemand

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Hölderlin par Pierre-Jean Jouve

En 1951, sur la Chaîne Nationale, Pierre Jean Jouve proposait une série de trois émissions intitulée "Folie et Génie"  ; la première proposait un portrait du poète italien Torquato Tasso, la troisième s’intéressait à Gérard de Nerval, et c’était à Friedrich Hölderlin qu’était consacré le deuxième volet de cette série.

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Lui-même traducteur, avec Pierre Klossowski, des Poèmes de la folie, Pierre Jean Jouve proposait quarante minutes en compagnie du poète allemand que le psychanalyste Jean Laplanche devait coucher sur son divan, plus d’un siècle après sa mort. Avait-il trouvé les clés de la folie du génial Hölderlin, que d’autres avant lui, et après lui, ont essayé de découvrir ? Cette folie, sans l’élucider, Pierre Jean Jouve nous la raconte ici, notamment à travers le récit qu’a laissé Wilhelm Waiblinger de la visite qu’il rendit en 1822 à Hölderlin, cloîtré dans la maison du menuisier Zimmer de Tübingen.

Production : Pierre Jean Jouve
Réalisation : Roman Kowaliczko
Interprétation : Pierre Jean Jouve
1ère diffusion : 23/10/1951 Chaîne Nationale
Archive Ina-Radio France

Le Printemps, Friedrich Hölderlin
lu par Pierre Jean Jouve

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Le Printemps

Le soleil brille et la campagne est florissante,
Riches de floraisons tièdes viennent les jours,
Le soir fleurit en outre et de clairs jours descendent
Du ciel, de l’endroit où se forment les jours.

L’année paraît avec ses temps et ses saisons
Comme une gloire où seront répandues les fêtes,
Avec un nouveau but l’œuvre humaine reprend,
Tels sont les signes, les miracles manifestes.

AUTRES POÈMES LUS PAR JOUVE

LIRE : La rencontre Hölderlin-Jouve-Klossowski par Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert. Extraits :

« Folie et Génie est le titre du fronton d’une série de trois causeries données à la Radiodiffusion française en 1951, qui paraîtra en 1983 chez Fata Morgana sous le titre de Folie et Génie, avec une introduction de Daniel Leuwers IV. Pierre Jean Jouve, Folie et Génie, éditions Fata Morgana, 1983. Tous les poèmes de Hölderlin que Jouve cite là, de même que les divers témoignages sur le poète dément, étaient déjà présents dès 1930. On remarquera uniquement quelques ajouts qui proviennent de la lecture que Jouve a faite en 1951 dans la Revue Critique d’un important article de Maurice Blanchot intitulé « La folie par excellence ». Maurice Blanchot [6], texte qui servira deux ans plus tard de préface à la version française de Karl Jaspers, Strinberg et Van Gogh, Swedenborg, Hölderlin, publié aux éditions de Minuit [7].
Les Poèmes de la Folie de Hölderlin seront republiés par Gallimard en 1963 [8]. Le livre se subdivise en cinq sous-parties. Tout d’abord, les « Poèmes de plusieurs époques » (pp.19-29), où sont groupées des pièces appartenant à la période romantique des Antiken Strophen et des pièces plus tardives des Freie Rhythmen. Ont été réunis sous le seul titre de « Fragments » des morceaux qui, dans l’édition Zingernagel, sont classés en « Fragments, Projets et Ébauches » (pp. 33-79). La troisième partie concerne la « Poésie des derniers temps » (pp. 83-118), puis « Quelques documents sur la folie de Hölderlin » (pp. 121-151), avec le texte des « Dates » qui a été établi d’après Lange : Hölderlin, Pathographie de 1909. Pour les documents, les traducteurs ont eu recours à l’édition Hellingrath, Pigenot et Seebas, six volumes datant de 1913. La lettre du frère de Hölderlin provient de l’édition Zinkernagel. Enfin, des « Remarques » (pp. 155-156) permettent de se repérer.
Le poète a été particulièrement fasciné par la force poétique de Hölderlin, force poétique qui survit à la folie et qui fait que pendant les trente-six ans de sa démence, il écrit encore « des choses mystérieusement admirables » (Folie et Génie, 51). Mystère que met également en exergue Maurice Blanchot qui confirme Jouve dans ses intuitions essentielles, à savoir que le génie aiguisé par la folie ne peut-être véritablement évalué dans la mesure où il est avant tout « énigme » : « Les mots portent pourtant en eux-mêmes une vérité cachée qu’une interrogation bien conduite peut faire apparaître » [9]. D’où la question posée par Blanchot et reprise par Jouve : « Pourquoi cet Hölderlin était-il en tout semblable aux autres fous, étranger à lui-même, étranger même à la forme poétique qui avait été la sienne sauf sur ce point que la poésie ne cessait de trouver en lui une voix juste et une entente vraie » (Folie et Génie, cité dans l’introduction par Daniel Leuwers). »

Sur Pierre-Jean Jouve, LIRE AUSSI : Marcelin Pleynet, Poésie et psychanalyse.

*

H : Sollers réécrit Waiblinguer

Dans son roman H (1973), Sollers consacre un long passage à Hölderlin (j’en ai parlé dans mon article H comme Hölderlin (1973)). Jean-Louis Houdebine dans un texte susmentionné, Le chant (ou sens vivant) des langues, a relevé la manière dont Sollers avait réécrit des extraits du récit de Waiblinguer.


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Sollers réécrit Waiblinguer.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Dans Les Romantiques allemands Armel Guerne cite L’INTÉGRALITÉ DU RÉCIT DE WAIBLINGUER (traduction de Jouve).

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Nouvelle traduction (Allia, 2010)

“Quand à présent on pénètre dans la demeure de l’infortuné, on pense assurément ne pas y rencontrer ce poète qui chemina volontiers jusqu’à l’Ilyssus en compagnie de Platon ; pour autant, l’endroit n’est pas vilain : c’est la maison d’un aimable menuisier, un homme qui porte un regard inaccoutumé sur sa propre condition et qui, même, parle de Kant, Fichte, Schelling, Novalis, Tieck et quelques autres. On le prie de nous conduire à la chambre de Monsieur le Bibliothécaire – c’est ainsi qu’Hölderlin aime encore être qualifié – et l’on s’avance jusqu’à une petite porte.”
En 1822, le jeune écrivain Wilhelm Waiblinger rencontre pour la première fois Hölderlin avec lequel il se lie d’amitié. Le poète souffre déjà psychiquement. Waiblinger entame à cette date une biographie du poète, construite comme une véritable tragédie grecque mais qui a aussi tous les traits du journal intime. Hölderlin apparaît comme un héros sublime, à l’image des personnages de l’Antiquité qui l’ont tant fasciné. Or, au deuxième acte, il est atteint par la folie. Bien avant l’apparition de la psychanalyse, Waiblinger tente de déceler dans le passé heureux d’Hölderlin les germes de sa maladie mentale. Naturellement enclin au spleen, au sentiment de frustration, aux échecs sentimentaux, à l’excès de la passion, le poète n’a nul contrôle sur ses accès de rage soudains. Mais cela n’entame en rien le profond respect de Waiblinger pour le poète, qui montre à travers ce texte remarquable de clarté comment on peut à la fois admirer et pénétrer avec lucidité les affres de l’âme humaine.

Traduit de l’allemand par Lionel Duvoy.
Image de couverture : Aude Laporte.

LIRE UN EXTRAIT

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Face à la folie : quels moyens de défense ?

France Cuture, 1970.
Émission spéciale, en l’honneur du bicentaire d’Hölderlin, diffusée en 1970. Participants : Jean Laplanche (Hölderlin et la question du père), Pierre Bertaux (Hölderlin, essai de biographie interieure et Hölderlin ou le temps d’un poète) et Georges Charbonnier.

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Collection Bibliothèque de psychanalyse et de psychologie clinique, PUF. 1961. Réédition Collection Quadrige, 1983

La personnalité de Hölderlin, poète-fou, exige, par son caractère exceptionnel, de comprendre dans un seul mouvement son œuvre et son évolution vers et dans sa folie, ce mouvement fût-il scandé comme une dialectique et multilinéaire comme un contrepoint.
A plus d’un moment, la voie la plus directe de la psychose, de l’ÊTRE-PSYCHOTIQUE, se propose à Hölderlin : la question est fermée, bouclée dans cette boucle du rapport duel, et peut-être même peut-on se demander si cette solution ne vient pas remplacer une question qui n’aurait jamais existé, historiquement, pour le sujet.
Or le Poète rouvre, il ouvre la question.
Assurément c’est la question du père, dont il tente de rassembler les débris « chus d’un désastre obscur » : ce n’est pas là un phénomène inconnu dans la schizophrénie.
Il rouvre l’absence du père ? Oui, mais ce n’est pas pour désigner dans cette absence l’origine de ses maux ; c’est pour indiquer que seul ce « défaut » peut « l’aider ».
La poésie et le mythe hölderliniens tentent désespérément d’instaurer cette sorte de troisième pôle, comme chargé d’une énergie négative. Fonction bien précaire, mais qui maintient ouvert un certain temps ce qui chez la plupart des psychotiques s’est fermé en mode d’être.
Dans le cas de Hölderlin, la question : schizophrène parce que poète – poète parce que schizophrène ? perd son sens si elle peut en avoir un. Poète parce qu’il ouvre la schizophrénie comme question, il ouvre cette question parce qu’il est poète.

LIRE AUSSI :
Georg Wolfgang Wallner, Friedrich Hölderlin, période de la tour : 1807-1843. Symptomatologie et hypothèses pour un diagnostic pdf

La folie Hölderlin, de Giorgio Agamben

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Une interprétation (musicale)

Scardanelli-Zyklus

pour flûte solo, chœur mixte, ensemble et bande (1975-1991) .

par Heinz Holliger

« Der Dichter spricht » (Le poète parle)

« Plus on se rapproche de ces strophes qui, avec leur extrême simplicité apparente, ressemblent presque à des chansons (elles comportent des iambes à cinq et six pieds, et les rimes féminines n’ont de pureté que par l’orthographe), plus elles dévoilent l’interdiction qu’elles recèlent : "Noli me tangere". Une paroi de verre semble séparer l’observateur de la nature idyllique, au repos, ainsi que des êtres humains qui s’y déplacent. Rien du "bruissement de l’air doux" ne la traverse pour atteindre l’espace acoustiquement mort. L’"éclat de la nature" devient un rayon éblouissant et douloureux qui heurte la paroi, laquelle agit comme un verre ardent. L’ "homme qui contemple paisiblement" est exclu (un expulsé ?). Pour lui, le "calme de la nature" devient la rigidité cadavérique de la nature, le silence, un silence de mort : une scène idyllique figée et contrainte au mutisme, une véritable "nature morte".

Ces poèmes sobres, dont la paix respire un tel équilibre, ces poèmes contemplatifs, que Hölderlin rédigeait toujours "à la demande" de ses visiteurs "contre une pipe de tabac", sont en réalité des masques verbaux derrière lesquels le poète, "battu par Apollon", profondément atteint, tente de s’abriter. Il demeure caché, avec une telle opiniâtreté qu’il se débarrasse aussi de son propre nom et donne à ses poèmes des millésimes qui placent le lecteur dans une complète confusion. La datation de ces poèmes, écrits entre 1833 et 1843, va du "3 mars 1648" au "9 mars 1940" !

Ils sont le plus souvent signés du nom de Scardanelli, qui était, avec Buonarotte et Rosetti, l’un des pseudonymes derrière lesquels Hölderlin cherchait à se cacher. »

Heinz Holliger, IRCAM.

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Scardanelli-Zyklus comprend :

Die Jahreszeiten (Les Saisons), trois fois quatre chants pour chœur a cappella (1975-1977-1978) ; Übungen zu Scardanelli (Etudes pour Scardanelli) pour petit orchestre (1975-1985), commentaires, miroirs, répliques et notes en marge des Jahreszeiten ; (t)air(e) pour flûte seule (1978-1983) ; ainsi que des parties de Turm-Musik, pour flûte seule, petit orchestre et bande (1984). Ostinato funebre pour petit orchestre (1991) [sur la Trauermusik de Mozart].

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EXTRAITS

AD MARGINEM

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WINTER III

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OSTINATO FUNÈBRE

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LIRE : ManiFeste : Holliger dirige son Scardanelli-Zyklus


Pour les abonnés de Music Premium

WINTER

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SUMMER

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EISBLUMEN

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Friedrich Hölderlin - Un poète absolu

À l’occasion du 250e anniversaire de sa naissance, une plongée dans la vie et l’oeuvre de Friedrich Hölderlin, l’un des plus grands poètes de langue allemande, révolutionnaire et avant-gardiste.

Réalisation : Hedwig Schmutte, Rolf Lambert
Allemagne, 2019.

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En septembre 1806, Friedrich Hölderlin (1770-1843) est enlevé à son domicile de Bad Homburg. Après deux cent trente et un jours d’internement de force à Tübingen, il est recueilli par un menuisier, chez qui il passera les trente-six dernières années de sa vie cloîtré dans une tour. Comment le destin du poète a-t-il basculé ? Né le 20 mars 1770 à Lauffen am Neckar, Friedrich Hölderlin, suivant les desseins maternels, entre au séminaire protestant de Tübingen, où il se lie d’amitié avec Hegel et Schelling. Fasciné par la Révolution française et les idéaux des Lumières, il écrit des hymnes, qui connaissent le succès, à la nature, à la liberté ou à l’humanité. Après un passage par Iéna, où il côtoie Schiller et Goethe, Hölderlin s’installe à Francfort début 1796. Précepteur au service d’un influent banquier, il tombe passionnément amoureux de l’épouse de son employeur, Susette Gontard, qui lui inspire Hypérion. Renvoyé sur fond de scandale, le jeune homme connaît une intense période de créativité, marquée par la publication du second volume de son roman grec – où il critique durement ses compatriotes et les prémices du capitalisme – et la composition de poèmes en vers libres d’une époustouflante – et incomprise – modernité. Isolé, Hölderlin gagne Bordeaux en 1802 et en revient seulement quelques mois plus tard dans un état dégradé. Devenu bibliothécaire au château de Bad Homburg, mais toujours en proie à une immense désolation intérieure, il laisse libre cours à une écriture exaltée et vertigineuse. Le poète avait-il sombré dans la folie ? Ou l’a-t-on interné pour le sauver de la répression visant les fomenteurs d’un complot contre le prince-électeur ?

Radicalisation artistique
Entremêlant scènes de théâtre, éclairages d’experts et séquences d’animation conçues par Ali Soozandeh, le réalisateur de Téhéran tabou, ce documentaire retrace le parcours sans compromis de l’un des poètes allemands les plus traduits dans le monde, dont l’œuvre radicalement novatrice n’a été reconnue qu’à l’aube du XXe siècle.

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[1Entretien avec J.-P. Enthoven, 1981. Cf. L’Infini 126, p. 44.

[2Seuil, coll. Tel Quel, 1965. Réédité dans Les trois livres (Seuil, 1984) avec Provisoires amants des nègres (Seuil, 1962) et Paysage en deux (Seuil, 1963).

[4Idem.

[6« La Folie par excellence », Critique, 1951.

[7Karl Jaspers, « Strindberg et Van Gogh : Swedenborg-Hölderlin », éd. Minuit, 1953, réédition, traduction Hélène Naef, éditions Minuit-Arguments, 1990.

[8Pierre Jean Jouve en collaboration avec Pierre Klossowski, Poèmes de la folie de Hölderlin, Paris, Fourcade, 1930, réédition, Gallimard, 1963. C’est à cette édition que renvoie la mention traduction Jouve, suivie de la page. Cette traduction se trouve aussi dans le tome II de Œuvre (1987, Mercure de France, Édition de Jean Starobinski, p. 1887-2040).

[9Maurice Blanchot, « La parole sacrée de Hölderlin », Critique n° 7, décembre 1946, p. 582, texte repris dans le recueil La Part du feu, Gallimard, 1949.

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5 Messages

  • Claude Neuman | 12 septembre 2020 - 13:41 1

    Le Printemps (IV)

    Es kommt der neue Tag aus fernen Höhn herunter,
    Der Morgen, der erwacht ist aus den Dämmerungen,
    Er lacht die Menschheit an, geschmückt und munter,
    Von Freuden ist die Menschheit sanft durchdrungen.
    Ein neues Leben will der Zukunft sich enthüllen,
    Mit Blüten scheint, dem Zeichen froher Tage,
    Das große Tal, die Erde sich zu füllen,
    Entfernt dagegen ist zur Frühlingszeit die Klage.

    Descend le jour nouveau des hauteurs là-bas au loin,
    Debout est le matin, sorti de ses profondeurs,
    Il vient sourire aux hommes, paré et mutin,
    De joie sont baignés les hommes, avec douceur.
    Une vie neuve désire se dévoiler devant l’av’nir,
    De fleurs paraissent, en signe de jours riants,
    La grande vallée, la terre entière se remplir.
    La plainte, au contraire, est loin au temps de ce printemps.

    It comes, the bright new day, from heights afar descending,
    The morning, which awakes, has risen from the darkness,
    It smiles at all mankind, adorned and cheering,
    In joys is bathing mankind, and in sweetness.
    New life desires to future times to be revealed,
    With flowers seem, as sign of a happy day,
    The large valley, the earth itself to be filled,
    Afar, in contrast, does in springtime bemoaning stay.

    Le Printemps (VII)

    Die Sonne glänzt, es blühen die Gefilde,
    Die Tage kommen blütenreich und milde,
    Der Abend blüht hinzu, und helle Tage gehen
    Vom Himmel abwärts, wo die Tag’ entstehen.
    Das Jahr erscheint mit seinen Zeiten
    Wie eine Pracht, wo Feste sich verbreiten,
    Der Menschen Tätigkeit beginnt mit neuem Ziele,
    So sind die Zeichen in der Welt, der Wunder viele.

    Le soleil brille et la campagne est en fleur,
    Les jours nous arrivent, tout fleurs et en douceur,
    Le soir fleurit aussi, et viennent des jours de clarté
    Descendant du ciel, où sont les jours créés.
    L’année paraît avec ses saisons
    Comme une splendeur, où les fêtes sont à foison,
    L’activité de l’homme à une fin nouvelle s’éveille,
    Tels sont les signes dans le monde, et nombre merveilles.

    The sun shines bright and blossoms the countryside,
    The days are coming, in blossoms rich, and mild,
    The evening blossoms too, and clear are the days falling
    From heavens downward, wherefrom the days did spring.
    The year appears with all its seasons
    As a splendour, where feast is spread and beckons,
    The human task resumes and a new goal discovers,
    Such are the signs out in the world, and many wonders.

    Traductions métrées françaises et anglaises, Claude Neuman
    http://www.traduirelefondetlaforme.com/
    http://www.ressouvenances.fr/epages/62046842.sf/fr_FR/?ObjectPath=/Shops/62046842/Products/268
    http://www.ressouvenances.fr/epages/62046842.sf/fr_FR/?ObjectPath=/Shops/62046842/Products/319


  • Albert Gauvin | 2 avril 2020 - 11:55 2

    « Oui, en mourant il faut chanter », écrit dans les années 1803- 1806 Hölderlin. « Car ferme est le nombril / De la Terre. Or sont captifs de rives d’herbe / À jamais loin de soi / Les flammes et les éléments / Universels ». Singulière conception de la Nature, où ces éléments que sont l’eau, le feu, l’air et la terre ne forment pas une divine harmonie, mais sont à la lisière de deux mondes. Que la matière vivante soit aussi agitée que le chaos, ne sommes-nous pas aujourd’hui invités à le méditer ? « Mieux vaudrait dormir que d’être ainsi sans compagnons, / À ronger son frein, et que faire, entre temps, et que dire / J’ignore, et à quoi bon poètes au temps du manque ? » Temps de détresse ou du manque, où nous fait singulièrement défaut une vision peut-être tragique du monde. Hölderlin [1770-1843] a senti souffler le vent dévastateur de la Révolution française. La tempête d’une raison qui se croyait universelle a bien failli le faire défaillir. Cette raison aujourd’hui algorithmique et qui repose sur la furie statistique autorise confinement et privations de libertés. Raccourci un peu facile sans doute, mais à relire la poésie d’Hölderlin, précurseur en un sens du romantisme allemand, on comprend combien peut être douloureuse l’irréconciliabilité entre le cœur et la raison, le jour et la nuit, l’amour et la haine. Si l’on retrouve ici l’influence qu’eut sur le poète la pensée du philosophe présocratique Empédocle, on mesure surtout combien la confusion est le lot des mortels : « Dans la fièvre et les fers / Apparaît le vivant, comme aussi / De nuit, quand tout se mêle / En désordre et que revient / La confusion archaïque ».

    Comme revient chaque jour cette « confusion archaïque », on ira chercher refuge tout d’abord du côté des Grecs, car, comme le dira plus tard Gérard de Nerval, « la Muse m’a fait l’un des fils de la Grèce ». Les poèmes de jeunesse de 1788-1789 placent cette mémoire grecque sous le signe d’une « allégresse virile » : « Courbez-vous ! nous sommes fils des sublimes ». Hölderlin voue un culte particulier, moins aux dieux grecs de l’Antiquité, qu’aux Titans, ces Géants fils de Gaïa et d’Ouranos – de la Terre donc et du Ciel, tant il est difficile de penser le monde sans considérer le Cosmos –, qui se sont révoltés contre Zeus. On peut s’agenouiller ou se prosterner humblement devant ses Pères ; on peut aussi s’élever toujours plus vers cette virilité de l’esprit et du cœur qu’incarnent les héros tragiques : « Je sors des jardins pour venir à vous, fils de la montagne ! / Je sors des jardins, la nature y vit, patiente et domestique, / Rendant soin pour soin dans la compagnie des hommes laborieux. / Mais vous, seigneuriaux, vous vous dressez, peuple de Titans / Dans ce monde domestiqué, n’étant qu’à vous et au Ciel, / Qui vous a nourris, élevés, et à la Terre qui vous fit. » On pourrait citer Hypérion, père d’Hélios ou Héraklès qui forme dans la pensée du poète une triade avec Dionysos et le Christ. Mais Hölderlin sait rendre aussi hommage aux savants dont l’astronome souabe Képler qui établit les lois de la gravitation des planètes : « Car tu vins, ô magnifique, en éclaireur / Au labyrinthe, et aux rayons ouvris la nuit ». Seuls des hommes de science seraient donc à même de nous sauver ; pensée rassurante. Poète des cimes inatteignables et des abîmes, Hölderlin cherche à fonder ce qui demeure ; au risque d’en perdre la raison même ou la parole. Mais cette perte de raison n’est nullement synonyme de folie ; elle invite au contraire à côtoyer ces « cimes du temps » dont parle le poème « Patmos » : « Et ce n’est pas un mal qu’un peu / Aille se perdre et que de la parole / S’étouffe le son vital. / Car l’œuvre divine est aussi comme la nôtre. / Tout ne veut pas le Très-Haut à tout prix ». Le Très-Haut ; quoiqu’il en coûtât, en somme.

    « ll faut aussi chez les mortels / Que la grandeur s’éprouve », écrit le poète dans « Les Titans ». Qu’un dieu se cherche, qu’un mal se comprenne, qu’un souverain bien reste constamment en retrait. La poésie, telle que la pratique Hölderlin, invite à une introspection qui nous fait tant défaut et à un dialogue ininterrompu avec les anciens. La pensée nous précède et nous échappe sans cesse. On sait que le poète passa les 36 dernières années de sa vie dans la tour de Tübingen où l’hébergeait un menuisier appelé Zimmer. Il y écrivit sans doute ses textes les plus troublants, les poèmes dits de la Tour. « Le Ciel tout simple est-il / Donc riche ? Comme des fleurs, oui, sont / Les nuages d’argent. Mais il pleut de par-là / La rosée et la bruine ». Rien n’est jamais acquis à l’homme, oui et, ajoute Hölderlin : « c’est ainsi qu’un Dieu m’invite à sa paix, du fait de la sensible absence de Dieu que je trouve chez les hommes [...] ». Les éléments dans leur grande confusion, la matière vivante dans toute sa dissipation, la vie même dans son inexorable et quotidienne disparition pourraient nous inciter à penser, comme l’écrivait aussi Pascal, que l’homme est grand de se connaître misérable. C’est sans doute dans cette dialectique impossible que se joue chaque jour la fragilité même de la vie. Lire Hölderlin, une invitation enfin à se souvenir de la beauté radieuse des femmes au bord de la Garonne, non loin des jardins de Bordeaux : « [...] Mais elle ôte / Et donne mémoire la mer, / Et de même l’amour fixe et tend les regards, / Mais la demeure est œuvre des poètes ». Don et privation, éclaircie et retrait ; tel est notre lot...

    Friedrich Hölderlin, Œuvre poétique complète, traduit de l’allemand par François Garrigue, éditions de la Différence

    Olivier Rachet, le 21 mars 2020.

    Le blog d’Olivier Rachet

    PS : Plusieurs traductions des poèmes de Hölderlin peuvent être lues dans mon article Entendre Heidegger — lire Hölderlin. A.G.


  • laure.lootgieter @free.fr | 8 juillet 2016 - 11:18 3

    Cher Albert
    Voici ce que je lis à l’instant et au hasard :"quelques poèmes seulement portent la trace de ces 102. jours en Aquitaine "(p9 Holderlin,journal de Bordeaux (1er Janvier-14 Juin1802) Jean -pierreLefebvre bibliothèque Virgin)
    Intimidée par la pure humilité je ne savais comment vous remercier . Voilà que la chance le fait pour moi
    En toute confiance
    Laure Lootgieter


  • A.G. | 5 juillet 2016 - 12:01 4

    Chère Laure,
    "Pourquoi 102 années s’écoulent-elles entre l’hiver et l’été ?" demandez-vous. Difficile de répondre à cette question plus complexe encore que vous ne semblez le supposer. C’est l’énigme à dé-chiffrer. Entre le 21 janvier 1841 et le 7 juin 1843, date de sa mort, Hölderlin écrit 27 poèmes qu’il signe Scardanelli (pourquoi Scardanelli ?). Quatre d’entre eux s’intitulent L’été, cinq L’hiver, sept Le printemps, un seul L’automne. Tous sont datés de mois ou d’années différentes. Beaucoup sont datés d’un 24 mai. Il y a comme un éternel retour des saisons. La Nature y est plus que présente. L’un des derniers poèmes s’intitule Le génie du Temps. C’est peut-être une des clés de l’énigme. Je le cite dans la traduction de François Garrigue (Oeuvres poétiques complètes, Edition de la Différence, 2005) :

    Les hommes pour la vie se trouvent en ce monde,
    Tels sont les ans, tels les temps plus haut tendent
    Tel qu’est le changement, il reste donc bien vrai
    Que durée vient au divers des années ;
    La perfection à cette vie s’unit si bien,
    Qu’aisé s’y fait le noble effort humain.

    24 mai 1748, En humble serviteur, Scardanelli.

    En toute humilité. A.G.


  • laure lootgieter | 4 juillet 2016 - 15:05 5

    Bonjour cher Albert
    Pourquoi 102 années s écoulent elles entre l hiver et l été ??