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Profond Marivaux

Du marivaudage au Loft

D 10 mai 2016     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Antoine Watteau, Pélerinage à l’île de Cythère, 1717.
Huile sur toile. 129 cm x 194 cm. Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017.
Ce tableau valut à Watteau d’être reçu à l’Académie.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Antoine Watteau, L’Embarquement pour Cythère, 1718.
Huile sur toile, 129 × 194 cm. Berlin, Château de Charlottenburg.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.


« Il fait très beau, ce matin, à Berlin, et Hegel m’emmène voir son tableau préféré, L’Embarquement pour Cythère, de Watteau. Je l’observe, lui, du coin de l’oeil. Il est extatique. Il me donne en exemple la légèreté prodigieuse de ce présent, enfin devenu présent, en réalité très sadien. "Vous devriez republier La Phénoménologie de l’esprit, avec cette couverture, me dit-il, ça lui donnerait un coup de jeune inattendu. — Et pourquoi pas un portrait de Mozart ? — Pas mal non plus, dit-il. »
« "Regardez cet acacia, me dit Hegel, en sortant du musée. Vous le voyez pour la première fois si vous avez vécu cette peinture, mais vous n’avez aucune chance de pénétrer dans ses branches, si vous croyez à une réalité submergée par la publicité." »
Mouvement, Gallimard, 2016, p. 215.

Profond Marivaux

Allez à Berlin, désormais ville ouverte : vous circulez d’Ouest en Est, vous vous demandez pourquoi, depuis presque un siècle, a eu lieu ce grand théâtre massacrant, ces hurlements bruns, ces rafales rouges. Tout est calme, maintenant, électronique, technique. Vous entrez dans le palais de Charlottenbourg, vous montez, et la réponse est là, puissante, insolente, discrète : l’Enseigne de Gersaint, l’Embarquement pour Cythère.

Watteau avait donc raison à ce point ? Oui, il n’y a rien d’autre à voir à Berlin. En quelle langue parlent donc ces petits personnages de tableaux, vifs, fragiles, passionnés, indestructibles ? Pourquoi semblent-ils soudain si réels ? Regardez, écoutez. Voilà, les voix vous parviennent. C’est du Marivaux. Le Marivaux est une langue en soi, ce qui prouve bien qu’un grand écrivain est inséparable de la peinture et de la musique de son époque, et que cette époque, justement, saisie comme il faut, n’est pas du passé, mais du présent intégral, du temps à l’état pur.

Marivaux n’écrit pas une langue donnée, il écrit en plus dans la langue de tous les écrivains de cette langue. Il s’agit du français ? Eh oui, on n’y peut rien. Le pacte germano-soviétique a oublié ce détail. L’anglais publicitaire n’y change pas grand-chose. Du français, donc, qu’il faudrait apprendre aux Français comme à tout le monde. Nous avons là une preuve : qui aurait pu imaginer que Watteau triompherait à Berlin ?

En 1697, Louis XIV, poussé par la pieuse et morne Maintenon, chasse les comédiens italiens. Ils sont trop mobiles, ironiques ; ils risquent d’entraîner des désordres. Le Régent les rappelle dès 1716. On ne dira jamais assez de bien de la Régence. On n’insistera jamais assez sur le fait que le fond des choses se joue sans cesse entre puritains et libertaires, le puritanisme se manifestant bien entendu aussi par l’utilisation de la caricature pornographique. Question de goût.

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Profond Marivaux
Photogramme de For ever Mozart.

D’un côté, tragédie, pathos, religiosité, morbidité, grands sentiments, brutalité, folie, confusion, lourdeur. De l’autre, improvisation, égalité spontanée des sexes, conversations rapides, échanges complexes et précis, profondeur par légèreté, relativité, plaisir. Le théâtre français était endormi : attitudes conventionnelles, diction pesante, vanité des acteurs (Marivaux les décrit ainsi : « Ils ont mieux aimé commettre dans leur jeu un contresens perpétuel qui flattait leur amour-propre que de ne pas paraître entendre finesse à leur rôle » ).

Les Italiens, eux, sont d’abord des corps. Ils ont des mimes, des acrobates, ils partent de la féerie des gestes, ils inventent des répliques, ils ne sont pas prisonniers du texte. Marivaux surgit dans cette contre-offensive physique. Arlequin trouve sa philosophie : « Je cours, je saute, je chante, je danse. » C’est à Paris, et nulle part ailleurs, qu’Arlequin se met à penser l’espace comme une nouveauté de chaque instant. Picasso, plus tard, ne dira pas autre chose.

Oui, oui, Saint-Simon, Watteau, Marivaux, Fragonard, Voltaire, Diderot, Laclos, Sade — et tous les autres : rien à faire, l’histoire tragique de l’Europe ne les touche pas. Et ne dites pas que c’est du passé, seuls les programmes de mort passent. C’est le Triomphe de l’amour qu’il fallait aller jouer à Sarajevo, et non pas En attendant Godot, comme a cru bon de le faire un écrivain-femme américain, avec autant de perversité inconsciente que d’indécence [1]. Hitler et Staline ont cru Watteau sans pouvoirs ? Ils ont eu tort, comme ont tort aujourd’hui Milosevic, l’intégrisme islamique ou le déluge publicitaire populiste. Une dirigeante féministe ralliée à Tapie [2] ? Sans commentaire. Ou plutôt : ce qu’il fallait démontrer.

Dans tous les cas de figure, et quelle que soit la rage à se débarrasser de l’intelligence incarnée, l’extrême profondeur de la légèreté jouée est inaltérable. Dans le Spectateur français, Marivaux écrit : « Penser naturellement, c’est rester dans la singularité d’esprit qui nous est échue... Avec ce génie-là, on est nécessairement singulier et d’un singulier très rare. »

Démontrer le corps par la langue, et réciproquement, voilà la grande affaire. Nous ne savons pas d’avance ce que nous pensons, croyons, ressentons : il faut le dire, il faut répondre à ce qui est dit. Enchaînons les titres des pièces publiées dans ce deuxième volume de "la Pléiade", nous obtenons un roman : la Réunion des amours, le Triomphe de l’amour, l’Heureux stratagème, la Méprise, les Fausses confidences, la Joie imprévue, l’Épreuve, la Dispute, le Préjugé vaincu. Au fond, peu importent les situations, les variations, les personnages. Tout se passe dans une ivresse lucide de parler, d’insinuer, de simuler, de dissimuler.

C’est ici le jeu même de la vérité, c’est-à-dire du hasard, c’est-à-dire d’une nécessité plus forte que la prétention humaine. On trouve devant soi « de la jalousie, du calme, de l’inquiétude, de la joie, du babil et du silence de toutes couleurs ». Le dialogue est la pierre de touche de la justesse cachée, celle qui lève la malédiction du prétendu abîme entre les sexes (le fascisme, au fond, n’a pas d’autre cause).

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Watteau, Arlequin, Pierrot et Scapin (1716)
Photogramme de For ever Mozart.

Un garçon dit à une fille : « J’ai beau être près de vous, je ne vous vois pas assez. » Elle répond : « C’est ma pensée ; mais on ne peut pas se voir davantage, car nous sommes là. » Marivaudage ? Mais non, petites unités de désir, division des pulsions, art de la touche qui disqualifient les mauvaises natures en encourageant les dons. « Je ne les endors pas, je les réveille, dit Cupidon ; « ils sont si vifs qu’ils n’ont pas le loisir d’être tendres ; leurs regards sont des désirs ; au lieu de soupirer, ils attaquent ; ils ne demandent pas d’amour, ils le supposent. Ils ne disent pas : faites-moi grâce, ils la prennent. »

La civilisation de la raison passe par ce feu qui favorise, bien entendu, certaines femmes. Liberté féminine élue égale liberté tout court. Il faut lire la Colonie, la pièce la plus "féministe" de Marivaux. Faire confiance au langage et à ses nuances est la seule loi. Tout le reste s’ensuit : une faute de langage est une faute d’amour. « Accoutumez-vous à penser que vos soupirs ne m’obligent pas à les accompagner des miens », dit durement la Comtesse dans l’Heureux stratagème. C’est la même, d’ailleurs, qui lance le merveilleux « Ce n’est pas ma faute », dont Laclos, dans les Liaisons dangereuses, se souviendra si bien.

Silvia, la célèbre actrice italienne dont Marivaux exploitera toutes les finesses, se plaint, au début, de ne pas bien entrer dans le rôle qu’on lui donne à jouer. Elle ne connaît pas encore Marivaux. Il va dans sa loge et lui dit des morceaux de la pièce. « Ah ! dit-elle, je comprends tout. Mais vous, vous êtes le diable ou l’auteur. » Marivaux répond : « Je ne suis pas le diable. » Il est beau, je trouve, que ce soit elle qui l’ait reconnu à la voix comme étant l’auteur.

Philippe Sollers, Le Monde du 20.05.94.

Les photogrammes qui illustrent l’article de Sollers sont tirés du film For ever Mozart, de Jean-Luc Godard. Pourquoi ? Lisez Godard à portée de main.

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Antoine Watteau, L’Enseigne de Gersaint, 1720.
Huile sur toile, 163 × 306 cm. Berlin, Château de Charlottenburg. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

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Marivaux et ses personnages

Conférence donnée par Béatrix Dussane (1888-1969), sociétaire de la Comédie Française, première diffusion sur France Culture le 2 mars 1964.

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Marivaux, cet inconnu

France Culture, 2 au 5 mai 2016.

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Portrait de Marivaux par Louis-Michel Van Loo.
Crédits : Domaine public - Radio France

Marivaux (1688-1763) de son vrai nom Pierre Carlet de Chamblain est un des plus grands dramaturges français, dont la vie nous reste encore méconnue. Qui était vraiment Marivaux, l’auteur malgré lui du terme "Marivaudage" ? Quelques éléments de réponse à l’encontre des idées reçues.

Marivaux a apporté un langage nouveau, avec une réinvention du théâtre et de sa forme littéraire creux du siècle des Lumières. Il reste l’un des auteurs les plus joués, les plus étudiés dans tous les parcours scolaires. Son répertoire varie du feuilleton à la comédie sentimentale, du roman parodique à la chronique journalistique. Alors qu’il était destiné à devenir avocat, suite à l’obtention d’un diplôme de droit à 22 ans, il se lance dans l’écriture dès son arrivée à Paris et publie alors son premier roman à 24 ans et ne s’arrêtera plus ensuite, que pour produire une oeuvre prolifique et protéiforme.

Auteur des grands classiques Le Jeu de l’Amour et du Hasard (1730), Les Fausses Confidences (1737) et son roman inachevé La Vie de Marianne (1726-1741), panorama introductif d’’un auteur moderne, à l’oeuvre charnière et la vie indéterminée avec Françoise Rubellin, professeur de littérature française (XVIIIe siècle) à l’Université de Nantes, auteur notamment de Lectures de Marivaux, La Surprise de l’amour, La Seconde Surprise de l’amour, Le Jeu de l’amour et du hasard, au PUR en 2009, Marivaux dramaturge, La Double Inconstance ; Le Jeu de l’amour et du hasard, au éditions Champion en 1996 (2009) ou encore Le Bilboquet de Marivaux, aux Presses Universitaires de Saint-Etienne et CNRS Editions en 1995.

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Un romancier du présent

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La Vie de Marianne,
adapté au cinéma par Benoît Jacquot en 1995.
Crédits : Benoît Jacquot

Marivaux (1688-1763) est surtout connu pour son œuvre théâtrale, aux dépens d’une production romanesque constituée de sept romans, dont deux inachevés : La Vie de Marianne, écrit entre 1727 et 1740 et Le Paysan Parvenu (1734). Reconstitution de son ensemble romanesque pour ce deuxième épisode.

En première partie, nous recevons Christophe Martin, professeur de littérature française et spécialiste du roman au XVIIIème siècle à la Sorbonne, auteur notamment de Mémoires d’une inconnue. Étude de La Vie de Marianne de Marivaux aux éditions PURH en 2014.

Et en deuxième partie, Jacques Guilhembet, professeur agrégé de littérature française à Paris Sorbonne, ancien membre de la Société Marivaux et auteur notamment de L’œuvre romanesque de Marivaux, le parti pris du concret aux éditions Classiques Garnier en 2015.

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Pratiquer Marivaux

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Les Acteurs de bonne foi, de Marivaux, mis en scène par Jacques Lassalle en 1987.
Crédits : Joël Malerba

Rencontre avec le grand dramaturge Jacques Lassalle, qui a fait voyager les textes et la langue de Marivaux de la scène d’Avignon à celle de Pékin, de la Comédie Française à Varsovie. Itinéraire d’un metteur en scène marivaudien pour ce troisième volet consacré à Marivaux (1688-1763).

Lorsqu’on pense aux mises en scènes de Marivaux, on pense inévitablement à Jacques Lassalle, metteur en scène, dramaturge, professeur et ancien directeur du Théâtre National de Strasbourg et sociétaire de la Comédie Française. Il commence sa carrière avec une mise en scène de Marivaux en 1967 : La Seconde Surprise de l’amour. Sa passion pour l’auteur continuera sur scène jusqu’en 2009. Un grand nombre des textes de Marivaux sont montés à la Comédie Française mais aussi en Chine où il monte en 2005 Le Jeu de l’amour et du hasard en langue chinoise au Théâtre Chaoyang de Pékin, ou encore au Teatr Narodowy à Varsovie en Pologne où il met en scène La Fausse Suivante. Il est également l’auteur d’Ici moins qu’ailleurs en 2011 et L’Amour d’Alceste en 2000 chez POL.

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Loft et Marivaudages

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Arlequin poli par l’amour de Marivaux, mis en scène par Thomas Jolly.
Crédits : La Piccolia Familia

Dernier volet d’une semaine entièrement consacrée à Marivaux (1688-1763) en deux parties : Théâtre, marivaudage et Loft Story.

Marivaux metteur en scène mais aussi journaliste, une part de son écriture très souvent oubliée, réhabilitée aujourd’hui avec en première partie Jean-Paul Sermain, professeur de littérature à la Sorbonne, spécialiste de la rhétorique au XVIIIème siècle, auteur notamment de Marivaux et la mise en scène aux éditions Desjonquères en 2013 mais aussi éditeur des Journaux de Marivaux chez Atlande en 2011. Il vient également de préfacer l’ouvrage de Suzanne Dumouchel : Le journal littéraire en France au dix-huitième siècle : émergence d’une culture virtuelle aux éditions Voltaire Foundation.

Puis, nous mettons en regard Marivaux et le Loft, cette ancienne émission d’M6 qui avait tant fait parler d’elle au début des années 2000, en inaugurant la télé-réalité en France, télé-réalité qui ne pose aujourd’hui même plus la question de son existence tant elle nous paraît normal et télé-réalité dont on retrouve pourtant quelques fois les principes chez Marivaux, l’écrivaine Catherine Henri nous dira pourquoi dans la seconde partie de cette émission, auteur en 2003 De Marivaux et du Loft chez POL.

On lit dans Mouvement : « Une chose étonnera les lecteurs d’aujourd’hui (s’il en reste), c’est l’attention soutenue que Hegel porte à la télévision, cet empire des simulacres. Là, il m’épate. Il sait quoi trouver, où le trouver, à quel moment le trouver. [...] Il est très amusé par tout ce qui se présente comme "priorité au direct", et enchanté par la bêtise publicitaire. » (Gallimard, 2016, p. 180)

De Marivaux au Loft ? En tout cas, de Marivaux à Sollers. En 2001, Sollers a analysé, à plusieurs reprises, « l’effet "Loft Story" » dans ses chroniques du JDD et dans Paris Match. Depuis quinze ans, le culte du "direct", l’"information" en continu (la désinformation) et la télé-réalité ont tout envahi ou presque [3]. Voici, en différé, le décryptage du système. Il reste on ne peut plus actuel.

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Loft story. Saison 1. A gauche Kenza. Au centre Loana.

Kenza

OUI, la meilleure du Loft, c’était sans aucun doute Kenza, la plus équilibrée, la plus intelligente, la plus jolie, la plus dissimulée, la plus menteuse, la plus vicieuse. Elle ne pouvait pas aller plus loin, elle a été démasquée [4]. Comme on comprend ce pauvre Steevy pleurant comme un veau dans son cou lorsqu’elle a été virée ! Quelle émotion en la voyant sortir du laboratoire avec sa petite valise, embrasser dehors, sur le plateau, sa mère et sa sœur, reprendre aussitôt ses esprits, croiser ses jambes nues, affirmer que si c’était à refaire, sérieux, elle le referait !
Que lui reprochaient ses cama­rades cobayes de l’intérieur ? D’être trop « femme d’affaires ». Mais justement ! Tout le charme est là ! Bien supérieur à celui, médiocre et bavard, de Laure ! Et Aziz qui n’a rien compris ! Et le public qui a voulu pénaliser un danger sexy ! Kenza, la plus mûre et avertie des candidates, avec déjà un air d’autorité naturelle, une enveloppe maternelle (allons, allons, Steevy, ce n’est pas si grave), un sourire en coin expéri­menté... Que va-t-on lui propo­ser ? Que va-t-elle devenir ? On sent déjà que le Système ne l’aime pas, ne veut pas vraiment la mon­trer, l’habiller, la mettre en scène. Elle ne souffre pas assez, elle n’est pas assez naïve, son tempé­rament est trop apparent...
Delphine, ça va, hop, Cannes, robe, bijoux, Match. Loana, le drame inespéré, l’enfant aban­donné, les coulisses du malheur, le courage. Pourtant celle qui devrait aller le plus loin et obtenir la Maison, c’est sûrement Julie, l’aimable Julie, la pure Julie, notre nouvelle Héloïse... La vertu, vous verrez, sera récompensée, et tout finira dans le meilleur des mondes confortables possible. Mais Kenza ? La rusée, l’astu­cieuse, la retorse Kenza ? Ah, je m’inquiète pour elle, je la verrais bien, au fond, comme un person­nage de roman, et c’est même la raison pour laquelle la télévision n’aura pas envie d’elle pour faire grimper l’Audimat, les parts de marché, l’horizon radieux fami­lial. Je vais être clair : Kenza tu m’appelles, on parle. Je sens que tu as un minois d’écrivain.

Avant Loft, après Loft

Que voulez-vous, le reste de l’actualité paraît dérisoire.
Que nous importe que l’extrême gauche, mécontente de Jospin, finisse par faire réélire Chirac ? Que Berlusconi soit devenu pré­sident-directeur général de l’Ita­lie ? Que le général Aussaresses parte avec Christine Deviers-Jon­cour ? Que Chirac, encore lui, invente « l’écologie humaniste » ? Que le pape soit entré dans une mosquée piégée ? Que Mitterrand ait de nouveau envahi les écrans à titre posthume pour ne rien dire ? Que Le fabuleux destin d’Amélie Poulain déplace des foules ? Que le manuscrit du Voyage au bout de la nuit, de Céline, ait été adjugé 12 millions de francs, avant Kafka, Proust et Joyce, mais attention, voilà Kerouac et son Sur la route, ça y est, Céline est dépassé (en argent, pas en style).
Puisqu’il est question du Voyage, voici un rapide portrait du personnage de Sophie qui convient très bien à Kenza : « Une nature excellente, pas protestante pour un sou et qui ne cherchait à diminuer en rien les occasions de la vie, qui ne s’en méfiait pas par principe. Tout à fait mon genre. » Bon, où en étions-nous ? Au Loft, toujours au Loft. Le Festival de Cannes en est perturbé, tous les films (à part Apocalypse Now new look) ont l’air de sortir de la préhistoire, les acteurs et les actrices ayant un nom sont furieux de cette apparition brutale des lofteurs, de ce déferlement de prénoms. Où va-t-on si n’importe quel amateur ou dilettante peut devenir plus célèbre que vous en dix jours ? Les lofteurs et les lofteuses sont jeunes, toujours plus jeunes, en pleine santé, ils n’ont qu’à être eux-mêmes, c’est tout. Qu’ils disent des conneries n’a aucune importance. Pourquoi Jérôme Clément, au nom d’Arte parle-t-il de « fascisme rampant » ? Ne vaut,il pas mieux que le fascisme rampe ? L’important est de l’empêcher de se dresser, et là on peut faire confiance au système de surveillance financier.
D’ailleurs, les lofteurs s’indignent : nous sommes volontaires, disent-ils, nous ne voulons pas être traités de victimes. Nous choisissons librement la servitude nous avions déjà une caméra dans la tête, pourquoi ne pas en mettre partout, et jusqu’aux toilettes ? Et puis, il y a cette merveille néo-catholique : le confessionnal. Des millions de voyeurs, curés écoutent le désarroi plus ou moins simulé des cosmonautes du Loft. En voilà une qui pleure. Enfin. Parfait. Elle est humaine. Comme nous, comme les grands patrons, comme les pauvres.
Qui se plaint du Loft ? Les chaînes concurrentes, les privilégiés du spectacle, qui craignent pour leur emploi, les humanistes (mais ce sont souvent les mêmes). Et la « dignité humaine » dans tout ça ?, dites-vous. Mais il y a longtemps que la « dignité humaine » a été passée par profits et pertes, regardez le fonctionnement général. Vous ne voulez pas contempler le vide de votre existence et de celle de vos enfants dans le miroir du Loft ? C’est votre problème. Allez-vous pour autant vous mobiliser pour soutenir la révolte kabyle qui, dans l’irréalité globale, sauve pour ainsi dire l’honneur ? Ce serait étonnant, avouez que vous préférez votre emploi du temps très popote.

Un peu d’Elf

Loik Le Floch-Prigent a eu une réflexion de bon sens. On lui demande s’il n’est pas gêné par les versements de commissions occultes et les emplois fictifs, bref par les pratiques frauduleuses. Il répond, massif : « Il s’agissait tout simplement des pratiques de la République. » Voilà un mot historique. On croyait savoir que la République évoquait la vertu. On n’imagine pas un fonctionnaire britannique disant : ce sont les pratiques du Royaume. Le sympathique député Montebourg n’a, me semble-t-il, qu’un défaut : il se croit en République au point d’en proposer une sixième version. C’est bien, mais c’est fatigant. Ses enfants le comprennent-ils encore ? On le souhaite.
L’inondation Loft Story, par ail­leurs, ne doit pas enthousiasmer beaucoup les républicains souve­rainistes, les partisans de la Mère-­Patrie une et indivisible, les profes­seurs, les proviseurs, les « responsables ». Or le Loft, qu’on le veuille ou pas, est la véritable école d’aujourd’hui. Les familles ne transmettent plus de valeurs, l’enseignement non plus, va pour l’uni­versité pratique lofteuse, sorte de service militaire pour les deux sexes d’aujourd’hui. C’est un jeu et ce n’est pas un jeu : il s’agit d’éducation expérimentale.
Par la même occasion, le Spec­tacle commence sa sélection, son tri, sa formation des élites. Le pré­nom d’abord, le nom plus tard. Valse des visages, tourbillon des cœurs, grande partouze chaste de la marchandise. Vous êtes nominant !
Nominé ! Vous êtes anonymisé ! La prophétie d’Andy Warhol (« Tout le monde sera célèbre pen­dant un quart d’heure ») est en cours de réalisation accélérée. Pas étonnant si l’excellent livre de Catherine Millet, La vie sexuelle de Catherine M., obtient aujourd’hui un si grand succès. C’est le contre-Loft absolu : ce qu’on ne vous montrera jamais, en clair, à une heure de grande écoute enfantine.

Toujours plus

D’ailleurs, depuis le départ de Kenza, je ne regarde plus Loft Story, ça me barbe. J’attends des innovations. Baby Story ne serait pas mal, par exemple, des mères filmées avec leurs bébés pendant six mois (on pourrait réintégrer Loana). Ou encore Pacs Story, car il est inadmissible que le couple hétérosexuel soit sans cesse présenté comme la seule issue possible à la solitude. Des homosexuels, hommes et femmes, ou hommes puis femmes, parleraient ainsi de leurs problèmes (le « confessionnal » deviendrait plus chaud)­. Ou encore des couples mariés seraient à la merci des tentatives de séduction de célibataires.
Trouble, scènes de ménage, divorces en perspective, ce serait le pied. De toute façon, nous ne sommes qu’au début d’une longue histoire, elle est encore provinciale, hexagonale, mais elle va s’élargir. L’euro va frapper. Un Loft où l’on parlerait simultanément français, italien, espagnol, allemand, anglais est envisageable. Ne pas oublier, chaque fois, les parents à l’extérieur. Ce sont eux qui assurent le suivi éducatif, qui réagissent plus ou moins bien aux comportements de leur progéniture.
Tiens, c’est curieux, les mères de fils ont l’air plus embarrassées que les mères de filles. Les pères de filles aussi sont hésitants. Les seules à être rayonnantes et fières sont les mères de filles. On doit leur faire confiance. L’avenir du marché est là. Encore un peu de Voyage au bout de la nuit (12 millions pour le manuscrit, j’insiste) :
« Grand nombre de rencontres étrangères et nationales eurent lieu à l’ombre rosée de ces brise-bise parmi les phrases incessantes de la patronne dont toute la personne substantielle, bavarde et parfumée jusqu’ à l’évanouissement, aurait pu rendre grivois le plus ranci des hépatiques. » Ou si vous préférez : « Après tout, quand l’égoïsme nous relâche un peu, quand le temps d’en finir est venu, en fait de souvenir on ne garde au cœur que celui des fem­mes qui aimaient vraiment un peu les hommes, pas seulement un seul, mais tous. » Je sais, voilà une espèce en voie de disparition, mais tant pis, chacun ses goûts, je n’impose les miens à personne. Préférer Kenza à Aziz n’est pas forcément un défaut.
Pendant que je vous parle, un certain nombre de compliments à mon sujet n’arrêtent pas de me parvenir. « Ayatollah de l’ordre amoral » est exquis. Mais il y a mieux, dans L’Express, journal sérieux s’il en est, curieusement obsédé par Mai 68, cause de tous nos égarements (notre décadence n’est pas la faute des marchés financiers mais de Cohn-Bendit devenu Madelin trompeur). Qui suis-je pour ce magazine publici­taire ? « Un ancien mao balladu­risé. » « Comme un coucou suisse, il pousse régulièrement son cri au nom de l’amicale des anciens soixante-huitards ayant réussi et auxquels de jeunes cons réactionnaires ambitieux man­quent de respect. C’est leur coquetterie : détenteurs d’un pou­voir confortable, les soixante-hui­tards voudraient qu’on continue à les traiter de gauchistes, d’enne­mis de l’ordre public. » Bien dit.
« Coucou suisse » me plaît beau­coup. Le journaliste qui a écrit ces lignes est sûrement suisse. Et je peux bien avouer aujourd’hui que je dirige en sous-main M6 et que l’idée de Loft Story a été concoc­tée, la nuit, dans une réunion de la redoutable amicale soixante-hui­tarde. C’était chinois, il suffisait d’y penser. Ça n’apparaît peut-être pas au premier coup d’œil, mais Loft Story est en réalité une production gauchiste.

Morale

Vous avez besoin de reprendre des forces et du jugement. Prenez donc cette nouvelle édition des Maximes et Mémoires de La Rochefoucauld, vous m’en direz des nouvelles [5]. « L’approbation que l’on donne à ceux qui entrent dans le monde est bien souvent une envie secrète que l’on a contre ceux qui y sont établis. » Ou encore : « La gravité est un mys­tère du corps inventé pour cacher les défauts de l’esprit. » Ou encore : « Il y a des gens qui res­semblent aux vaudevilles que tout le monde chante un certain temps, quelque fades ou dégoûtants qu’ils soient. » Ou bien : « Dans toutes les professions et dans tous les arts, chacun se fait une mine et un extérieur qu’il met en la place de la chose dont il veut avoir le mérite, de sorte que tout le monde n’est composé que de mines et c’est inutilement que nous travaillons à y trouver rien de réel. »

Philippe Sollers, Le Journal Du Dimanche, dimanche 27 mai 2001.

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Déloftisation

BON, ça commence à bien faire, on s’ennuie, il est temps d’en sortir. C’est entendu, je me suis trompé, Julie a été virée, Loana va sans doute l’emporter, c’est-à-dire, avec elle, l’image magazine absolue. Elle est blanche, blonde, enveloppée, sucrée, elle sourit tout le temps, elle n’a plus pour concurrente que la méchante sorcière Laure, on est dans un conte de fées, les deux chevaliers restants ont l’air fourbus, cette histoire tourne au cau­chemar mal climatisé, il faudrait un acte de violence inouï pour nous réveiller, n’y comptons pas, le Radeau de la Méduse va aller jusqu’au bout de sa course. Et alors, vous, là, avec Kenza ? Vous l’avez vraiment rencontrée ? Vous avez déjeuné avec elle ? Elle va écrire un livre pour la rentrée ? Vous l’interrogez ? Vous la rewri­tez ?
Eh bien, c’était un moment par­fait, percutant, bien enlevé. Kenza est rapide, intelligente, elle pourrait avoir autant de talent que des tas de filles qui continuent à publier des romans inutiles. Sa vie, d’ailleurs, est un roman. Père irakien, mère algérienne, enfance à Bagdad sous les bombes, que voulez-vous qu’elle fasse sinon se libérer de cette réalité plombée. Père religieux, mère courageuse : premier chapitre. Ensuite, le hasard, la sélection pour le Loft, les tests, l’apprentissage des coulisses de la caméra universelle, le désir naturel de devenir célèbre, de présenter un jour, pourquoi pas, le journal de 20 heures sur une grande chaîne.
Qu’est-ce qui intéresse vrai­ment Kenza ? Le journalisme. Elle y serait compétente, charmante, dure, douce quand il faut, on verra bien. Pour l’instant, je garde son numéro de portable, on reprendra contact à la rentrée, rien ne presse, je l’introduirai peut-être en profil perdu dans un prochain livre, ça pourrait être la fille de Loft Story à qui j’avais dit qu’elle avait « un minois d’écrivain », et qui avait trouvé ça gentil, qui m’avait appelé pour me remercier, etc. Tout cela transposé, bien sûr. Remarquez ma discrétion : je ne vous dis rien de ce qu’elle m’a raconté de ses partenaires. Non, non, no comment. Il faudra atten­dre mon prochain roman. J’ai déjà d’autres personnages en cours, j’étudie la façon dont ils vont réa­gir les uns sur les autres.

Philippe Sollers, Le Journal Du Dimanche, dimanche 1er juillet 2001.

Vous n’en saurez pas plus. Mais voici Kenza, deux ans plus tard, le 12 avril 2003.

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Histoire de l’oeil. Logo de Loft story. Saison 1.

Le succès du Loft : les Français parlent et ça les amuse.
Car dans la réalité se parle-t-on encore ?

par Philippe Sollers

Les concurrents de M6 sont furieux, les intel­lectuels méprisants et pincés, les traditiona­listes et les intégristes affolés, les fonction­naires culturels débordés, la grande légion coincée, déprimée : voilà l’effet « Loft Story » sur le marché des images. Télé-poubelle, pourriture, idio­tie, viol, inquisition, exploitation, fascisme rampant, on a tout lu et tout entendu pendant que la nouvelle émission était plébiscitée par un public jeune et moins jeune [6]. Qui sont ces millions d’imbéciles et de ratés qui peuvent regarder le « Loft » ? Pourquoi le font-ils, provoquant parfois la colère ou le sourire apitoyé de leurs proches ? La réalité est-elle deve­nue une poubelle ? Et si oui, pourquoi ? Faut-il crier à la fin du monde, à l’Apocalypse ? Est-ce parce que Bernard Pivot arrête « Bouillon de culture » que le livre va disparaître de notre civilisation ? On croit rê­ver. Tout se passe comme si la télévision était jusque-là une entreprise vertueuse, formatrice de valeurs, dirigée par un clergé humaniste et bon en­fant, ne cherchant le profit que par hasard et presque sous la contrainte. Eh bien ! non, le coup de poker de M6 vieillit toute une époque d’hypocrisie plus ou moins dissimulée. « Loft Story » montre la télévision telle qu’elle est : le double financier per­manent de la réalité elle-même devenue spectacle. C’est l’ensemble des forces agissantes de la société qui devait en arriver là, et il est particulièrement intéressant que cela se produise avec un maximum d’effet en France.
Il y a quelque temps, j’avais provoqué un scan­dale en publiant un court article intitulé « La France moisie ». Je m’étais fait traiter de tous les noms pen­dant des mois, et ça dure encore. On a l’impression que ce sont les mêmes indignations qui recommencent, mille fois plus fort, à propos des lofteurs. Ces derniers, très professionnels, refusent la main se­courable qui leur est tendue, ne se sentent nullement victimes, sont très contents de s’être prêtés à cette expérience, empochent les contrats, entrent dans la carrière alors que leurs aînés l’occupent en­core, sont devenus acteurs en un temps record. Ils sont le pur produit de leur époque, et seuls peuvent s’en effrayer ceux qui n’ont rien voulu savoir alors qu’une énorme mutation se déroulait sous leurs yeux. La France était en retard, elle vient de mettre les bouchées doubles dans une normalisation pla­nétaire. C’est d’ailleurs un Français, Guy Debord, qui a défini, en 1967, les nouvelles caractéristiques du fonctionnement dans lequel nous sommes en­trés : « Le caractère fondamentalement tautolo­gique du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. Il est le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne. Il recouvre toute la surface du monde et baigne indéfiniment dans sa propre gloire. » Et plus concentré : « Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même. » C’est comme ça, et pas autrement. On ne reviendra pas en arrière. Il s’agit plu­tôt de comprendre de quoi il s’agit.
Voici donc la première vague de vedettes qui n’ont rien à faire d’autre que de se montrer en train de vivre. David, Delphine, Aziz, Kenza, Steevy ; Julie, Phi­lippe, Kimy, Fabrice, Laure, Jean-Edouard, Chris­tophe, Loana, les prénoms ont envahi la scène. Et la scène est un intérieur coupé de la télévision, de la ra­dio, des journaux, du téléphone, du fax et de toute in­formation. Premier effet pour le spectateur voyeur : que deviendrais-je si je cessais d’être à chaque instant traversé par l’extérieur ? Que m’arriverait-il si j’étais enfermé jour et nuit avec des inconnus ? Je ne suis plus relié au-dehors, on me regarde, les caméras sont là, c’est un jeu, évidemment, mais il y a beaucoup à gagner si je joue bien mon rôle d’être humain sédui­sant et normal. Bien entendu, toute l’attention se porte d’abord sur les filles. Ce sont elles qui garantis­sent le succès de l’opération. On est dans une maison, on veut gagner une maison avec tout ce que cela comporte de sécurité et de marchandises. On veut être comme maman, en mieux.
Le rôle des mères, dans cette affaire, est pri­mordial, elles sont d’ailleurs là sur le plateau, ainsi que des psychologues, pour commenter les perfor­mances de leur progéniture à l’assaut de l’idéal d’écran. « Loft Story » est une grande émission éducative, un service militaire paritaire, un projet fami­lial, une université sur le terrain de l’existence concrète, un cours d’art dramatique, une leçon de maintien et d’expression. Cuisine, salle de bains, sa­lon, chambre, polochons, couettes, piscine, confes­sionnal, surtout, où les vrais sentiments seront cen­sés s’exprimer. Le choix du terme « confessionnal » ne doit rien au hasard, c’est un coup de génie, récupérateur de tout un passé enfoui dans les églises. Que chuchotaient, autrefois, les arrière-arrière­ grand-mères au curé caché dans sa boîte ? Si nous avions l’enregistrement de ces confidences, que n’entendrait-on pas ? Enfin, la machine à exclusion : d’abord à l’intérieur, ensuite à l’extérieur, par vote des spectateurs, peu à peu, nous entrons ainsi dans le Loft, il n’y a plus ni dedans ni dehors, et c’est à ce résultat qu’il fallait arriver : le Loft est partout, nous sommes tous des lofteurs et des lofteuses, nous jouons tous dans un film publicitaire, l’argent afflue et baigne 24 heures sur 24 dans sa propre gloire, ce qu’il fallait démontrer.
Tout est à vendre. Les meubles, les objets, les fringues, les cassettes et, bien entendu, les corps. Oh, en tout bien tout honneur, cela va de soi, et ce ne sont pas les flirts plus ou moins poussés dans les coins de lit qui vont déranger la mise à prix générale. Une jeune spectatrice de­ mande à Fabrice s’il a fait « crac-crac » avec Laure ? Ce dernier lui répond dignement que cela ne concerne qu’eux. « Crac-crac » : l’expression, proche de fric-frac, est charmante et montre bien à quel point ce qu’elle recouvre est sans importance. Ce n’est pas pour rien que la concurrence de « Loft Story » annonce pour bientôt « un jeu familial, jeune, sans sexe, et positif ». Il s’agira d’un jeu créatif dans toute la France, il s’appellera « La star de demain ». Mais demain est loin, le système a besoin de la star d’aujourd’hui, là, tout de suite. On est en direct, il doit se passer quelque chose, une crise de jalousie sur­montée, quelques larmes, un baiser appuyé, des par­lotes à n’en plus finir.« Ça parle. » Voilà l’essentiel. Les Français parlent. Et ça les amuse de parler.Voilà une des explications du succès du Loft. Car dans la réalité des intérieurs, dehors, se parle-t-on encore ? Non. Tout le monde regarde la télévision ou grogne un peu, de-ci de-là, dans un ennui profond. La France s’ennuie, mais elle aime se regarder s’en­nuyer. « Ma vie est plate, bornée, sans intérêt la chair est triste et lasse, et je n’ai envie de lire aucun livre. Je me soumets donc à celui qui voit tout je peux anticiper sur le destin de ces jeunes gens promis, bien­tôt, au même ennui accablant. » Tant pis, il faut que ça fonctionne. D’ailleurs, regardez : ces débutants de la vie nouent des liens d’amitié sincères, ou du moins ils savent qu’il leur faut simuler cette solidarité de cosmonautes, la base les observe, tout doit se dé­rouler finalement dans la gentillesse et la bonne hu­meur. Car le retour à la base est féerique. Les contrats pleuvent, le spectacle a besoin de sang neuf, la publicité se recharge, la chaine a gagné son pari. Peu importe si ce paradis est artificiel et si le terme d’ex-lofteur ou d’ex-lofteuse se profile déjà à l’hori­zon. Les acteurs seront-ils démodés dans six mois ? C’est plus que probable. Mais il y a déjà des rêves à aménager pour le futur : le bébé de Loana, les aven­tures de Laure, la trahison de Christophe, enfin ce que vous voudrez avant la prochaine arrivée d’autres prénoms qui assureront la rotation générale.
Apprentissage du marché dans un mo­ment de transition monétaire (on est déjà dans l’euro), énergique proposition démocratique expropriant, pour les re­fonder, les vieux romans familiaux,voilà la tornade « Loft Story ». On comprend le désarroi de tout un clergé à l’ancienne qui se reconnaissait dans la fa­mille traditionnelle, l’école, le mérite, l’armée, la pa­trie, le bas de laine, les décorations, les institutions, les académies. Le clergé en question crie à la bar­barie, à l’immoralité, à l’inculture, mais sa force d’attraction est si faible que le retour à l’ordre qu’il pré­conise n’aura pas lieu. C’est terrible, pensent certains. C’est la fin de l’Histoire, s’exclament d’autres. Mais non, il s’agit simplement d’un pro­blème de réglage dans l’illusion qu’est, de toute fa­çon, un projet collectif, c’est-à-dire économique. Paradoxalement, dans cette explosion à fort coef­ficient de nullité irradiante, la solitude et l’intimité prennent un nouveau relief. Plus la servitude du Loft s’accroît, plus la liberté des idées augmente. Cela demande un nouveau type de système ner­veux. Il se formera, il aura lieu. Le XXIe siècle, contre toute attente. trouvera ses penseurs, ses écrivains, ses poètes. Comme toujours, ils surgiront sans être programmés, définiront les enjeux, criti­queront les clichés ambiants, décriront la souf­france ou le bonheur de vivre. Ils auront résisté à la loftisation générale, qui ne sera plus qu’une routine et même un vieux souvenir. Pour l’instant, place à la révolution des apparences. Tout est pour le pire dans le pire des mondes possibles ? Peut-être, mais c’est le seul que nous connaissons. Et qui voudrait revenir à Staline, à Hitler, à Milosevic, aux mas­sacres, aux tortures, au noir et blanc, aux hurle­ments, aux cadavres transportés dans des camions frigorifiques, aux camps, aux cuves d’acide pour faire disparaître les corps ? Personne. Il fallait un lif­ting historique. C’est le Loft. La réalité passagère, désormais, c’est la télé. Le réel, lui, est une autre af­faire. Bonne chance aux aventuriers de l’inenregis­trable : un immense continent s’ouvre à eux.

Philippe Sollers, Paris Match, n°2720, 5 juillet 2001.

Et aujourd’hui, c’est-à-dire quinze après ? Ils ont tout essayé et on en parle encore. Steevy a fait une partie de sa "carrière" avec Laurent Ruquier, aux côtés d’un Gérard Miller jadis très critique de Loft Story. Quant à Loana, disons qu’elle a pris de... l’épaisseur. Sans commentaire.

*

Bon. Quoi qu’on ait pu dire, on est loin de Marivaux, question femmes et rapport entre les sexes. Question langage et conversation. « Démontrer le corps par la langue, et réciproquement », n’est pas la vocation des lofteurs et des lofteuses. Et Le spectateur français, qu’il s’appelle Marivaux ou Sollers, n’est pas le spectateur, désormais planétaire, que décrit Debord dans la Société du Spectacle.

Debord (1967) : « L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir… C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout. »

Marivaux (1721, 1722) : « On ne saurait s’imaginer le droit que ces bagatelles-là ont sur l’esprit humain, ni toute la corruption de goût dont elles le pénètrent, ni toute l’industrie machinale qu’elles lui donnent pour se falsifier à lui-même ce qui lui passera devant les yeux, pour diminuer, augmenter, arrêter, détourner le plaisir ou le dégoût des sentiments qu’il reçoit. » Ou encore : « Enfin, c’est ainsi que je pense, et j’ai toujours agi conséquemment ; je suis né de manière que tout me devient une matière de réflexion ; c’est comme un philosophie de tempérament que j’ai reçue, et que le moindre objet met en exercice. » Et enfin : « Tout ce que je dis là n’est aussi qu’une réflexion que le hasard m’a fournie. » C’est vrai.

*

[1Il s’agit de Susan Sontag qui mit en scène la pièce de Beckett à Sarajevo en 1993.

[2Il s’agit d’Antoinette Fouque, fondatrice du MLF, décrite sous les traits de Bernadette dans Femmes et dans Les samouraïs. A.G.

[3Sans parler des « réseaux sociaux ». Un journal annonce aujourd’hui même : « C’est une (nouvelle) affaire dont Periscope, développée par le réseau social Twitter, se serait bien passé. Mardi à Egly, dans l’Essonne, une jeune femme de 19 ans s’est jetée sous une rame du RER C. Le tout en se filmant en direct sur Periscope. Selon France Info, une centaine de personnes auraient assisté au suicide "grâce" à l’application. »

[4Éliminée le 17 mai 2001.

[5Rivages poche/Petite bibliothèque.

[6On pouvait lire dans Le Nouvel Observateur du 18 mai 2001 :

Voici le texte d’une tribune libre que nous a accordé le psychanalyste Gérard Miller à propos de l’émission Loft Story diffusée par M6.

INFAME !

« Quand on me demande ce que je pense de Loft Story, le premier adjectif qui me vient à l’esprit c’est « infâme » et un fois que je l’ai pensé ou que je l’ai dit, je me dis automatiquement évidemment !!
C’est à dire que si les participants du Loft sont sur un scénario objectif, même si leur propos ne sont pas écrits mot à mot il est clair que c’est scénarisé, à partir du moment ou vous mettez des gens dans des conditions aussi particulières, que vous avez un casting aussi précis, tout ce qui se passe est scénarisé, même ce que je dis actuellement, l’indignation qui est la mienne, le sentiment que c’est infâme est scénarisé par M6. C’est à dire qu’ils ont prévu et intégré dans la gestion de leur machinerie l’ensemble des protestations et donc c’est très compliqué de se décaler par rapport à cette scénarisation. Certains ont essayé, je vois par exemple que quelqu’un d’aussi brillant que Schneiderman, le chroniqueur éminent du Monde et qui fait « Arrêt sur image » a essayé de dire que c’était formidable simplement pour ne pas se faire prendre au piège d’M6, simplement pour qu’on ne le trouve pas là où on l’attendait. Une semaine plus tard, il a du rendre les armes et lui aussi trouve que c’est infâme, donc je crois qu’il ne faut pas jouer au plus malin, il faut dire les choses comme on les ressent : c’est une émission INFAME, une émission qui avilie les gens, une émission qui, dans le cadre de notre démocratie fait exactement ce qui se passe dans le cadre des dictatures. Comme Jacques Julliard le disait, fort justement, dans l’Observateur, dans les dictatures on enlève aux gens leur dignité de force et ici on leur enlève leur dignité, mais avec leur plein gré. L’argument massif qui est : « ils l’ont voulu, ils l’ont souhaité, ils sont des millions, si cela se trouve, à vouloir être dans le Loft », est un argument de chien ! Pourquoi ? Parce que c’est effectivement dire que ce qui arrive à ces gens là c’est quelque chose qu’ils méritent.
Moi je crois que sur ces questions il faut être tout à fait tranquille avec sa conscience, je ne suis pas pour dire que c’est le pire de la télévision car je crois que le pire soit devant nous, mais c’est vrai qu’on a atteint un degré jamais atteint à la télévision, française en tout cas. On a jamais vu des gens placés dans des conditions d’avilissement de ce type là, supposés en plus s’en réjouir, et tout les signifiants de l’avilissement sont là : on les nourrit mal, ils n’ont l’eau chaude que pendant une heure, tout est fait pour qu’on comprenne que notre jouissance soit sollicitée par l’abjection.
Alors, une fois qu’on a dit cela , on dit que cela ne sert à rien de l’avoir dit et qu’il faudra attendre un petit peu, mais on rajoute, quand on est psychanalyste comme moi que tout cela finira mal !
Je ne souhaite de mal à personne mais j’ai entendu que dans telle émission en Allemagne l’un des candidats s’était suicidé. Je ne sais pas s’il se serait suicidé s’il n’avait pas participé à cette émission, mais j’ai vu en France des manifestations très violentes, une violence inhabituelle notamment chez les gens qui protestent contre Loft Story et cela ne s’arrêtera pas là ! Je suis convaincu que la plupart des dirigeants d’M6, y compris le charmant Castaldi, sont actuellement protégés par des vigiles. C’est à dire qu’on est dans un contexte ou l’on sent monter la violence et je ne serait pas rassuré à la place des parents sur leurs enfants parce que je pense que la télévision doute de sa puissance sur un point, c’est qu’elle est tout à fait capable de fragiliser et de détruire psychologiquement un certain nombre de ceux qui mettent la main dans la machine. On le saura très vite et on verra si je me trompe, car je souhaite que tout finisse bien, mais je pense que les apprentis sorciers d’M6 ne sont pas au bout de leurs peines, s’ils ne mettent pas un peu plus la pédale douce. »

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