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Julia Kristeva : « Pour un intellectuel, dire, c’est faire »

D 25 février 2016     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Le 11 janvier 2015, lors de la marche républicaine en hommage aux victimes de « Charlie Hebdo », de Montrouge et de l’Hyper Cacher. Photo Guillaume Binet. Myop

Interview

Julia Kristeva : « Pour un intellectuel, dire, c’est faire »

Par Robert Maggiori et Anastasia Vécrin

La psychologue et philosophe
hyperactive regrette que « l’université se replie sur
elle-même » et s’inquiète de la toute-puissance
des « idéologues » qui flattent une « opinion publique frustrée et déprimée ».

Après Cet incroyable besoin de croire ou l’Horloge enchantée, Julia Kristeva publie Beauvoir présente (Fayard). Psychanalyste, philosophe, linguiste, écrivaine, elle s’interroge ici sur le rôle de l’intellectuel, sur la croyance fanatique ou le nihilisme.

Soucieuse de la transmission d’œuvres féministes telles que celle de Simone de Beauvoir, quel regard portez-vous sur les agressions qui ont eu lieu à Cologne il y a presque deux mois ?

Ces agressions choquantes montrent l’urgence qu’il y a à défendre nos libertés issues des Lumières, et à investiguer le religieux que l’on a perdu de vue. M’indigner ne me suffit pas, je trouve cela facile. Au-delà de Cologne, la question qui se pose à nous est la suivante : les libertés individuelles, la séparation du politique et du religieux et la garantie des droits des hommes et des femmes par un Etat de droit, appuyé sur le juridique, font-elles le poids face aux « idéaux » théocratiques et aux fanatismes ? Pour Beauvoir, la liberté est « un besoin indéfini de se transcender » qui « doit contester, en son propre nom, les moyens dont elle use pour se conquérir ». Mais beaucoup confondent la liberté, inquiétude existentielle, avec le choix. Toute cette alchimie de valeurs, que nous avons construite et que nous avons crue acquise, reste encore à transmettre.

Quel doit être, selon vous, le rôle de l’intellectuel ?

Le démantèlement du théologico-politique des Lumières a laissé le champ libre aux idéologies, et, depuis, des intellectuels, promus au rang d’idéologues, se disputent le prêt-à-porter politique figé entre droite, gauche et extrêmes divers. Nécessaires, peu crédibles, ils flattent une opinion publique frustrée, déprimée, se réfugiant dans un populisme de souche, qui rejette la sèche gestion sans perspectives.

Néanmoins, les Lumières ont permis l’essor scientifique, dont nous sommes aussi les héritiers. Je reste une pessimiste énergique. Des chercheurs en retrait des médias et rétifs aux idéologies essaient de déplacer sur « l’actuel » leurs travaux, et explicitent les logiques de l’intime et du social, des crises et des utopies. Moi-même, en faisant de la psychanalyse, de la linguistique, de la philosophie… autrement, je me place sur cette crête où dire, c’est faire. Mon pari est que les individus devenus individualistes sont aussi des consciences à éveiller et à responsabiliser. J’ai ainsi créé le Conseil national du handicap, avec des praticiens issus de toutes les communautés. De même, nous avons choisi de donner le prix Simone-de-Beauvoir à la jeune écolière pakistanaise Malala Yousafzai pour valoriser l’éducation des jeunes filles. L’écrivaine russe Ludmila Oulitskaïa fut aussi notre lauréate, car la liberté s’écrit au singulier, et le singulier le plus « étranger » peut être partageable.

On reproche aux intellectuels d’être coupés du réel, de ne pas saisir l’écart qui existe entre les élites et le peuple…

Je crains, en effet, que l’université ne se replie sur elle-même, éludant la recherche beaucoup plus risquée, surtout dans le contexte sécuritaire actuel. D’autant qu’à force de coupes budgétaires, les sciences humaines sont menacées de disparaître. Mais à Paris-Diderot, nous rêvons d’une « université dans la cité », et il reste beaucoup à faire.

Le centre Roland-Barthes ouvre l’analyse de la littérature à celle des nouvelles « mythologies » de notre société. En fondant l’Association internationale de sémiotique avec Umberto Eco, Roland Barthes, Emile Benveniste et Roman Jakobson, notre visée scientifique était intrinsèquement politique : les êtres humains se construisent par leur langage, et ne se réduisent pas aux seules déterminations sociales. Ce travail, apparemment technique, a résonné avec le « printemps de Prague » et le théâtre de Václav Havel… Les revues Tel Quel et l’Infini portent en sous-titre « littérature et politique ». A contre-courant du défaitisme national. Ainsi, pendant que les idéologies se disputent la séduction de l’image, la toxicité d’Internet et l’emprise de l’économie, sur une autre scène, un autre travail, patient, sérieux, suit son cours pour défricher, éduquer et transformer. Deux temps et deux espaces de l’effort de penser et de la présence sociale.

Toute une tradition de gauche a considéré que la croyance était une sous-catégorie de la pensée. Et maintenant, elle se trouve fort dépourvue. Vous ne voulez pas être idéologue, mais négliger l’idéologie, n’est-ce pas laisser la place aux « croyances » qu’elle légitime ?

Depuis une dizaine d’années, je me suis intéressée à la composante anthropologique préreligieuse qu’est « cet incroyable besoin de croire ». Freud le relie au « sentiment océanique » de l’enfant dans les bras de sa mère : la reliance maternelle s’ensuit ; et à la reconnaissance réciproque, affective et protectrice, avec le premier tiers, le père. Le besoin de croire est l’aube du lien, le degré zéro de son écriture. Au départ, croire veut dire : « je donne mon cœur en attente de restitution » ; il a donné credo, foi, et crédit bancaire. Le besoin de croire satisfait, je suis capable de savoir. Les deux mouvements, croire et savoir sur le chemin de l’autonomie, sont nécessaires pour la construction de la personnalité. Mais si l’enfant est un questionneur, l’adolescent est un croyant. Il a besoin d’idéaux. Si cette quête n’est pas reconnue par lui et par les autres, elle s’inverse en punition et autopunition, vandalisme et destruction, en « maladie d’idéalité ». A la Maison des adolescents, à l’hôpital Cochin, une équipe interculturelle et ethnopsychiatrique accueille des jeunes qui tentent le suicide, plongent dans l’anorexie ou adhèrent, secrètement, à des thèses complotistes contre les « impurs », pouvant se pervertir en « mal radical ». Ils trouvent dans l’islam, une revanche, la « pureté » comme seule issue à leur mal-être, avec, « en prime », une communauté offensive et la jouissance morbide de la vengeance par le sacrifice. Pour les aider à investir le goût de la vie, l’équipe réinterroge le religieux, la soumission à l’« orthodoxie de masse » (Abdennour Bidar) qui, en ignorant la personne, en réduisant la femme à une proie, répand dans l’islam une culture de mort.

Contre quoi faut-il se battre ?

Contre le nihilisme. J’appelle ainsi le déni de la personne, la banalisation du raisonnement et le culte intégriste de la pulsion de mort portés par les prouesses de la technique et les ravages de la spéculation financière globalisée. Ce nihilisme culmine dans le mal radical, qui consiste à instrumentaliser le religieux pour déclarer certains humains superflus et les exterminer froidement. J’ose reprendre le mot usé d’« humanisme », à savoir une refondation continue de cette culture des Lumières, qui s’est détachée des religions pour fonder une morale universelle.

Par-delà et avec cette rupture, les sciences humaines affinent, inlassablement, les moyens d’élucider les croyances et les logiques des faits religieux. Mais au nom d’une paix sociale mal comprise, nous n’osons pas dénoncer, dans l’espace public, ces plis de l’islam qui flattent la pulsion de mort. Il est urgent de le faire, sans ostracisme ni caricature, en analysant comment ces logiques et dérives nous concernent. Si nous sommes incapables de les déconstruire, nous sommes complices du nihilisme. Voltaire ne mène pas seulement à Charlie Hebdo, aux feux croisés des idéologies, il mène aussi à Freud… et à Beauvoir. Une réflexion internationale sur les crispations identitaires, le fanatisme, l’éducation est plus que nécessaire. La sécularisation n’est pas une « postreligion », qui se contenterait d’opposer « nos valeurs » à « leurs dogmes ». Notre ultime idéal universel n’est autre que la capacité de penser. La seule « félicité » qui aide à vivre, disait Arendt, face au déferlement du mal radical.

Robert Maggiori, Anastasia Vécrin, Libération du 24 février 2016.

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