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Sans entraves et sans temps morts, avec Cécile Guilbert

SAINT-SIMON, JACK-ALAIN LEGER

D 12 mars 2015     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Cécile Guilbert. © Jacques Sassier (photos d’écrivains). Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.


Sans entraves et sans temps morts II

Cécile Guilbert
Editeur : Grasset, mars 2015.

Quel rapport entre Sade et le Palazzo Fortuny ? Barbey d’Aurevilly et le nain de cour Boruwlaski ? les aventuriers des Lumières et les excentriques anglais, sinon la passion de l’écart, de l’extrême liberté qui fait tout le sel de l’art et de la vie ?
A la suite de Sans entraves et sans temps morts [1], Cécile Guilbert poursuit d’une plume critique et incisive sa traversée personnelle et toujours cohérente de la littérature — de l’âge baroque à la “Société du spectacle” — et des “réseaux”.

S’y dessine un autoportrait au miroir de ses passions anciennes ou récentes, de ses goûts et de ses dégoûts, de ses curiosités d’un jour ou de toujours.
Rien de ce qui est singulier ne lui est étranger : les libertins du XVIIIème siècle, l’usage de la cocaïne dans le roman américain, les théories du baiser, les mémoires du Baron Mollet… Au rayon mythique, le lecteur retrouve Capote, Fitzgerald, Simon Liberati... Aux Lumières, une lettre à Swift, Sade en prison, le corps de Casanova… La « littérature pure » lui évoque Lautréamont, mais aussi Lamarche-Vadel, Boulgakov, les fééries de Nabokov et les délires de Céline… Mais Cécile Guilbert visite aussi des expositions et rend hommage à ses amis disparus.
Un manifeste pour la liberté de pensée.
Un manuel de savoir-lire à l’usage de ceux qui veulent rester vivants.

Le lecteur de Pileface connaît Cécile Guilbert, une des toutes meilleures essayistes littéraires d’aujourd’hui, dont nous avons reproduit de nombreux articles repris dans ce second volume de Sans entraves et sans temps morts. Citons, entre autres (seuls les titres ont parfois changé) :

La rhétorique de l’amour (Crébillon)
Jouissance de l’intelligence (Laclos)
Chateaubriand en trombe
L’insurrection Lautréamont
Arthur Cravan, chimie du verbe
Céline, tempo d’enfer
La sagesse du crabe (Jacques Henric)
Une théorie de baisers

Dans un article sur Jack-Alain Léger qui clôt le volume, elle écrit :

« Comme Philippe Sollers, il aurait pu intituler certains de ses livres La Guerre du goût ou Passion fixe. »

C’est évidemment vrai pour Cécile Guilbert. Ses essais s’inscrivent aussi dans le prolongement allègre d’une Théorie des exceptions fondée par Sollers (Folio 28, 1986). Avec Guilbert, son style et son stylet (si les mots ont un sens, la caractérisant, ce sont ceux-là), nous sommes loin de « la critique d’élevage » et des « "assis" de la profession — personnel éditorial inculte, critiques faux-jetons, copineurs en sous-main, corrompus médiocres, ratés envieux. » (Sollers dirait aujourd’hui : des Fanny.)

Le recueil — une anthologie d’articles ou, pour partie, de préfaces écrites à sa guise (« préfaces » sur lesquelles Guilbert nous livre une belle réflexion « en guise de préface ») — est composé de sept chapitres : « Grand siècle », « Mutations dans la société du spectacle », « Lumières » [2], « Mythiques » (deux chapitres écrits par quelqu’un qui a manifestement lu Barthes et Debord, mais aussi Heidegger), « Littérature pure », « Autour de l’albinos » (Warhol), « Curiosités », « In Memoriam ».
Il s’ouvre avec un texte sur Saint-Simon qui servit de présentation à un numéro spécial du Magazine littéraire. Il est suivi de deux autres articles sur le mémorialiste (L’encre et la foudre, Le duc des piques). N’est-ce pas logique pour une essayiste dont le premier livre fut, il y a vingt ans, Saint-Simon ou l’encre de la subversion (Gallimard, coll. L’infini) ?


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Le Magazine littéraire, n° 515, janvier 2012.

Saint-Simon au firmament du français

Fort petit au physique, M. le duc de Saint-Simon (1675-1755) fut l’âme la plus haute qui fût jamais et, grand seigneur imité de beaucoup, son style égalé de personne. Né Louis de Rouvroy d’une rinçure de vieillard qui devait tout au roi précédent, il rêva la monarchie idéale mais vit Louis XIV et tout d’un règne tourner à la décrépitude, au pêle-mêle des signes, au chaos. Pour l’extérieur, des yeux noirs, vifs, perçants, auxiliaires voraces d’une curiosité insatiable, bien que le regard honnête, franc, trempé souvent d’ironie mais plus encore d’acier. Avec cela, un corps maigre, menu, prodigieusement nerveux, qui ne laissait pas d’étonner ses amis qui l’avaient souvent vu se jucher d’un bond sur un meuble pour mieux subjuguer son auditoire lors de disputes sur les rangs et le roi, qui ne l’aimait point et qu’il admirait peu. Ayant toujours été en sous-main de tout dans ce rien qu’est le monde, nul ne sut la carte de la cour avec plus de passion, de précision, d’assiduité à la sonder et à la percer ; nul donc plus en garde et en manoeuvres contre et pour les ambitions, les vices, les intrigues, les cabales.
Personne en même temps plus enfurié par la corruption, la gabegie, les mensonges, les turpitudes innombrables qui de ce temps le sont de tous ; et en même temps personne plus prompt à s’en enflammer, tout d’une pièce et sans arrière-pensées, toujours fonçant droit au fait et bille en tête. Ne se piquant pas de belles-lettres, son nom fut son renom, sa bonne foi sa foi, ses Mémoires la Mémoire. Et ne visant qu’à viser juste, frontalement, au corps à corps presque toujours meurtrier, il n’inventa rien mais ressuscita tout.
Nul plus fidèle au souvenir de Louis XIII, mais aussi à Rancé, au duc de Bourgogne, au Régent, à Mme de Saint-Simon. Avec cela, jamais tant d’indépendance, de dédain des postes, des charges, des pensions, de mépris de l’argent. C’était un homme qui ne disait pas tout ce qu’il pensait mais jamais ce qu’il ne pensait pas, et que la charité ne tenait pas renfermé dans une bouteille. Car il avait eu le dessein, et ce dès l’âge de 20 ans, dans le plus intime secret de son arrière-cabinet qu’il nomma plaisamment sa « boutique », d’écrire sur tout ce qu’il aurait entendu, vu, observé, mais bien à couvert, et à la condition de demeurer sagement posthume. Entreprendre et réussir fut pour lui la même chose, hallucinante. De là ce monument inégalable et inégalé qui, dans une prose de cannibale hérissée de piques, vibrante de palpite, ruisselle de joyaux taillés baroques dont les éclats électriques fusent, ricochent, foudroient en secousses et diableries.
De là aussi, sous l’alibi de la vertu la plus pure, de la vérité la plus intransigeante, de la légitimité la plus absolue, quoique partiale et colorée d’affectivité subreptice, la plus formidable entreprise de démystification de l’espèce humaine réduite à puces écrasées sous talon rouge. De là cet écho de gloire dorée par-delà les siècles que Chateaubriand, Proust, Céline répercutent sans l’égaler. De là enfin que, si ce nain n’était que son buste, le nom gravé sur son socle est celui d’un colosse, et son oeuvre, solitude continentale, toute-puissance océanique, la plus grandement française.

Dossier du Magazine littéraire coordonné par Cécile Guilbert.

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Le volume se clôt, presque, sur un Adieu à Jack-Alain Léger, publié à la mort de l’écrivain sur le site lefigaro.fr.

Jack-Alain Léger : l’hommage de Cécile Guilbert

Jack-Alain Léger en 2006. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Oui, Jack-Alain Léger était maniaco-dépressif, mal dans sa peau, hyper-névrosé, calciné par la haine de soi, suffocant d’égocentrisme et terriblement casse-pied. Oui, ce gros bébé qui portait parfaitement son pseudonyme dans ses bons jours s’était démultiplié dans cinq hétéronymes par goût du jeu, mais surtout pour échapper au nom paternel comme à l’impossible substitution d’un frère mort étranglé par son cordon ombilical dont il portait le prénom inversé (lourd tribut jamais soldé sur les divans des psychanalystes durant toute son existence).
Oui, ce type impossible ravagé par son impossible demande d’amour, qui ne pouvait baiser qu’avec des hommes mais ne ressentait d’affectivité qu’avec des femmes, « intoxiquait » ses amis, épuisait ses éditeurs (pas une grande maison parisienne qui ne l’ait publié) et se tirait sans arrêt des balles dans le pied tant il était masochiste. Oui, cet écrivain majeur qui à l’inverse de tant d’autres multipliant les jobs dans l’édition, la presse, l’occupation de strapontins médiatiques, n’a jamais (sur)vécu que de sa plume, aura constamment flingué à bout portant la critique d’élevage et les « assis » de la profession — personnel éditorial inculte, critiques faux-jetons, copineurs en sous-main, corrompus médiocres, ratés envieux — mais souvent dans une allégresse d’ironie ravageuse qui prouvait à quel point il était un fin observateur de ses mœurs. Et plus largement des mœurs générales — ce qui en fit un grand romancier impardonnable.
Était-ce par aigreur et ressentiment ? Parce qu’il n’estimait pas son talent reconnu à sa juste valeur ? Parce qu’il n’a jamais été lauréat d’aucun grand prix littéraire ? Sans doute mais pas seulement. Car il possédait aussi l’orgueil de ceux qui se savent grands. Leur souveraineté. Lui, qui ne savait pas résister à la formule-foudre, au trait piquant, vachard, brillant, sans prudence, quelles qu’en fussent les conséquences. « Il m’est absolument impossible de résister à mon génie », disait Sade. Léger non plus. Et du génie, Dieu sait s’il en a eu : caustique, satirique, voltairien. Pétri d’allégresse et de gaîté. De fantaisie et de brio. Car c’était un esprit libre, très libre, un homme des Lumières par son courage intellectuel comme par le soin qu’il mettait dans ses plaisirs. Trop torturé et physiquement complexé pour être un libertin de mœurs, il l’était par l’esprit et la raison, détestant la lourdeur et la laideur, le « politiquement correct », le puritanisme, l’obscurantisme, les dévots, les « idiots utiles » de tous bords et de toutes obédiences. Et s’il a attaqué l’islam dans deux pamphlets, il n’a jamais cessé, parallèlement, de se faire le porte-parole (notamment sous l’identité de Paul Smaïl) d’hommes et de femmes de culture musulmane (français ou maghrébins) revendiquant leur athéisme ou leur attachement à la laïcité. Je me souviens qu’à l’époque des polémiques déclenchées par Tartuffe fait ramadan, il signait comme Voltaire ses lettres de “ECR. L’INF. » (le fameux « Ecrasez l’Infâme ! »). Cela me plaisait beaucoup et me faisait rire…
Par ailleurs, et pour en revenir trente secondes aux malentendus avec le milieu littéraire dont il soulignait toujours le côté « mafieux », très peu d’auteurs de son calibre auront été à ce point vomis, haïs, traînés dans la boue par tout ce que le gotha médiatico-germanopratin compte d’éminences. Là, je ne fais évidemment pas allusion à l’accueil reçu par ses derniers romans ratés — On en est là, Hé bien la guerre, Les Aurochs et les Anges — qu’il publia péniblement à partir de 2003, lesquels, du fin fond d’une dépression submergeante et en dépit de quelques fulgurances-reliquats de son ancienne virtuosité, ne théâtralisent plus que le tarissement de son inspiration et son impuissance à écrire en « milieu hostile ». Non, je veux évoquer, à trente ans de distance, l’invraisemblable bloc de haine (relisez les papiers, réécoutez les tribunes critiques radiophoniques) ayant accueilli son bouleversant Autoportrait au loup (1982), livre douloureux et première occurrence talentueuse de cette fameuse autofiction « trash » en forme d’outing tous azimuts devant laquelle s’agenouilleront vingt ans plus tard et jusqu’à aujourd’hui, tous les encenseurs de Christine Angot et Guillaume Dustan. Quant au torrent d’ordures déversé lorsque son identité a été révélée après la publication d’Ali le Magnifique (Denoël, 2001), chef-d’œuvre incontestable passé à la trappe, la critique s’est comportée de manière si scandaleuse que Le Monde des Livres alla jusqu’à consacrer un article fustigeant le comportement déplorable de ses confrères…
De même, quand l’Académie française, l’Académie Goncourt, toute la profession et le grand public se prosternèrent en 2006 devant Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Léger ne pût s’empêcher de rappeler (comment lui en vouloir ?) qu’il était l’auteur de Wanderweg (1986), excellent roman sur le nazisme d’ambition et d’ampleur tout à fait impressionnantes, dont Françoise Verny (paix à son âme !), alors éditrice chez Gallimard, lui avait demandé de supprimer 300 pages (!) — ce qu’il avait évidemment refusé… D’ailleurs, comment n’en aurait-il pas voulu à la même Françoise Verny qui, cette fois chez Grasset, lui avait renvoyé dix ans plus tôt « à la gueule », le manuscrit de Monsignore qui s’avèrerait son plus grand succès ? À ce propos, sait-on que tout a commencé lors d’une soirée chez des amis le mettant au défi d’écrire un livre qui ferait enfin un carton ? Alors oui, Jack-Alain Léger, l’ultra-doué, le virtuose capable de passer de la prose expérimentale au roman d’aventures, du faux thriller au pavé de plage et du roman intimiste à l’essai, a touché le jackpot avec ce best-seller tiré à 350 000 exemplaires, traduit en 23 langues et adapté à Hollywood façon “blockbuster”. Et parce que toute élection est aussi, toujours, une malédiction, ce conte de fée envié par tous les plumitifs (« le cinéma, ce nouveau petit salarié de nos rêves », écrivait Céline) lui a coûté cher. Très cher. Quoi ? un triomphe qui ne devait rien à la critique française ? Et traduit en millions dilapidés dans une suite ininterrompue de fêtes champagnisées ? Oui, Jack-Alain Léger a mené grand train au début des années 80, dans son appartement somptueux de la rue de Lille, et cela fit bien des jaloux de son fric et de son talent. C’était avant qu’un amant institué son “gestionnaire de fortune” se tire avec la caisse. Avant qu’il refuse de poursuivre dans la voie des livres faciles qu’il savait torcher mieux que quiconque mais qui étaient tellement en deça de l’idée qu’il se faisait de son art et de sa dignité. Mais laissons là sociologie et potins, car l’essentiel n’a pas encore été dit.
Hyper-sensible, très intelligent, immensément cultivé, l’écrivain Léger possédait “la vista” et l’oreille absolues. Frappant dans tous ses livres, son art de l’incipit, attaque et rythme confondus. Un grand sens aussi de la modulation poétique et musicale, la reprise variée des motifs, cette fine trame courant à travers tous ses livres. Sinon, quand je repense à lui (à tout ce qu’il écrivait, aux cartes postales des tableaux qu’il envoyait, aux citations qu’il choisissait, aux anecdotes qu’il racontait), ce qui me frappe le plus est son goût — toujours excellent, sans faille — que ce soit en littérature, peinture ou musique. C’est quelque chose d’inné, on l’a ou pas, et il possédait indubitablement cette « qualité fondamentale qui résume toutes les autres », ce « nec plus ultra de l’intelligence » selon Isidore Ducasse. Comme Philippe Sollers, il aurait pu intituler certains de ses livres La Guerre du goût ou Passion fixe. D’ailleurs, il avait constamment à la bouche le mot joyeux et fatal de la Merteuil — « Eh bien, la guerre ! » — devenu sa devise (et accessoirement le titre d’un de ses romans).
Il portait Lolita aux nues (mais aussi Stendhal et Céline) car il partageait avec Nabokov l’idée que l’art repose sur le jeu et l’artifice, la féérie qu’est capable d’inventer un auteur enchanteur, prestidigitateur et manipulateur ne lâchant jamais des yeux son lecteur. En témoigne son meilleur roman Jacob Jacobi, autre chef-d’œuvre méconnu, et la raison pour laquelle il prisait tant Tristram Shandy de Laurence Sterne et Jacques le fataliste.
Peu d’écrivains français de la seconde moitié du XXe siècle se seront autant amusés avec le genre polymorphe du roman qui autorise de manière si ludique tous les cryptages, tous les brouillages, toutes les transgressions (bien que la question du genre littéraire n’ait jamais été l’obsession de celui qui ne pensait qu’en termes de « livres » bons ou mauvais). Maestranza ? Il est sous titré « Ni essai ni roman ce qu’on voudra ». On en est là ? « Roman (sorte de) ». Ma vie ? « (Titre provisoire) ». Mais mon préféré demeure encore l’ouvrage de lui qu’on ne lira jamais mais qu’il a dévidé toute sa vie à l’oral, cet « impublié(able) Gens de lettres et de maison » qui figurait dans toutes ses bibliographies. J’aime aussi l’épigraphe de Pacific Palisades (1984) qui le résume tout entier dans ses jeux de masques facétieux :

« Je cherche un autobiographe ! »
Du même auteur,
sous un autre nom,
dans un autre livre
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Au privé, c’était un ami attentif, délicat, attentionné, du genre à envoyer des mots manuscrits après une invitation à diner, un article qu’il avait lu, un vernissage d’expo. D’ailleurs, je ne l’ai jamais connu ayant Internet ou un téléphone portable. Pas le genre à perdre son temps et ses sensations par écrans interposés… Parce que rien n’était plus grotesque à ses yeux que la virtualité et la technolâtrie, il continuait de pratiquer l’art de la conversation (très autocentrée, certes) et d’écrire des lettres. C’était quelqu’un de vraiment civilisé, qui savait prendre le temps de vivre et d’aimer. Pas bourgeois pour un sou en dépit de son milieu social d’origine, il aimait flamber quand il était en fonds, sa générosité allait alors jusqu’au fastueux aristocratique.
Une part de lui était très douée pour le bonheur et comme Nietzsche, il aimait et prônait le Sud — l’Italie, l’Espagne et la corrida, Mozart, la commedia dell’arte — signe d’une « santé de fond » qui n’avait rien à voir avec les phases « maniaques » au cours desquelles il pouvait écrire 500 pages en 52 jours (pour Ali le Magnifique) ou 20 chapitres en 20 jours (pour Les Aurochs et les anges, 2007). Rien ne lui plaisait davantage que d’emprunter mentalement l’identité joueuse, cabrioleuse et mystificatrice du valet de comédie. Il y avait aussi en lui du Don Quichotte et du Falstaff, de l’incompris et du bouffon.
Ses dernières grandes joies, il les a connues en « inventant » Paul Smaïl, géniale supercherie digne de la jouissance de Gary fabriquant Emile Ajar : toute la critique s’est retournée comme un gant pour l’encenser, ses amis marocains le traînaient dans les librairies de Casablanca pour lui montrer les piles de ce nouveau talent inconnu, il s’est amusé pendant trois ans comme un fou…
Nous étions brouillés depuis quatre ans mais je veux me souvenir aujourd’hui qu’il entrait naguère dans les librairies comme Fitzgerald à la fin de sa vie, se désolant de n’y plus trouver ses livres alors que des centaines de daubes ont les honneurs du format poche. Being ? Épuisé. Le Bleu le bleu ? Épuisé. Le Livre des morts-vivants ? Épuisé. Selva Oscura ? Épuisé. Jeux d’intérieur au bord de l’océan ? Épuisé. Capriccio ? Épuisé. Prima Donna ? Épuisé. Les Souliers rouges de la duchesse ? Épuisé. La gloire est le deuil éclatant du bonheur ? Épuisé. Ma vie (titre provisoire) ? Épuisé…
Recopier cette liste m’épuise… Car nombreux sont les livres de Jack-Alain Léger qui méritent d’être réédités en “Quarto”, en “Bouquins” ou, pourquoi pas, en “Pléiade”. Après tout, c’est bien Antoine Gallimard qui lui avait prédit en 1986 qu’il serait un « grand écrivain posthume »…

Cécile guilbert est l’auteur de Portrait de l’auteur en artistes, préface à Jack-Alain Léger, Le Siècle des ténèbres, Le Roman, Jacob Jacobi (Denoël, coll. “Des heures durant”, 2006)

Le Figaro du 19-07-13.

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En 2012, Cécile Guilbert publiait Réanimation.

Réanimation

« Blaise vient de fêter ses cinquante printemps. Quelque chose en lui refuse-t-il de naître ? De céder ? De s’ouvrir ? Une délivrance ? Une douleur ? Un remords ? Peut-être. Car soudain tonne le canon qui abat tout, renverse tout, démolit tout. »
La narratrice et Blaise, mariés, vivent comme des adolescents, des Robinson parisiens, artistes accrochés l’un à l’autre, insouciants. Jusqu’au jour où Blaise est atteint d’une maladie rare, la « cellulite cervicale », forme de nécrose parfois mortelle des tissus du cou. Hospitalisé d’urgence à Lariboisière, Blaise se mue du jour au lendemain en « homme-machine » plongé dans le coma. Alors la peur s’installe. De le perdre. De voir le bonheur disparaître. S’installe aussi la curiosité fascinée de la narratrice pour ce service spécial — la « réa » — tandis que son existence se détraque et se ranime elle aussi...
Récit intelligent et sensible, exercice de mise à distance du malheur, méditation d’une grande douceur sur le temps et l’espérance, les pouvoirs de l’art et de la médecine, les pièges de l’image et les sortilèges de l’imagination, le livre de Cécile Guilbert, traversé de mythes et de contes, et aussi — surtout ? — une lettre d’amour à Blaise.

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En juillet 2012, Laure Adler recevait Cécile Guilbert — hors champs.
Retour sur un parcours littéraire de vingt années de Saint-Simon, l’encre de la subversion à Réanimation en passant par Warhol spirit et Sans entraves et sans temps morts (premier volume) (45’30).
Avec les voix de Nabokov, Kerouac et... Edith Piaf.

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« Nicolas Guilbert photographie Cécile Guilbert, écrivain, depuis 1989.
A l’occasion de la parution de son dernier livre (Réanimation, Grasset), voici une sélection de portraits réalisés de 2010 à 2012. » (site du photographe)

Cécile Guilbert. © Nicolas Guilbert (89 Photos). Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.


Nicolas Guilbert a également publié en 2010 un album de photographies accompagné d’un texte de Cécile Guilbert, Animaux & Cie.

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À propos de Réanimation.

Le 29 août 2012, Philippe Lançon écrivait dans Libération [3] .

Zone de coma

Par Philippe Lançon

Aujourd’hui, quand un livre évoque la maladie ou la mort d’un « proche », quand il parle d’une souffrance ou d’une perte, c’est généralement avec des phrases pauvres, courtes, ennuyeuses, sur un ton d’emphase muette que l’ordinaire du public qualifie en s’extasiant de sobre et pudique. L’idée, c’est que les grandes douleurs, il ne faut surtout pas faire de « phrases » avec. Ne comptons pas sur Cécile Guilbert pour jouer de ce violon d’époque à une corde. Elle n’affiche aucun lys de fausse modestie, aucune syntaxe à profil bas. Elle écrit : « L’habitude est un oripeau qui tombe comme un corset délacé au plus fort de l’étreinte. » Réanimation raconte de quelle façon l’habitude d’être, la sienne, tombe au plus fort de l’étreinte, inattendue et peut-être fatale, de la mort.

Mendiants. S’appuyant sur son journal, le recopiant ou non, elle décrit comment elle a vécu, du premier au dernier jour, le coma soudain et incertain de l’homme qu’elle aime, avec qui il lui arrive de travailler, et qui est son mari depuis vingt ans. Mais elle ne l’écrit pas comme la plupart des autres. Cécile Guilbert subit une épreuve qui n’est pas du tout son genre : elle déteste les hôpitaux, les plaintes, les douleurs, les deuils. Elle fait profession esthétique non pas de les refouler, mais de les chasser comme des mendiants hideux et larmoyants. Il ne s’agit donc pour elle ni de s’apitoyer en douce ni de montrer en creux sa souffrance : il s’agit au contraire de réfléchir à haute voix et d’ornementer sa réflexion en affrontant la situation, sans rien céder de ses partis pris de vie et de formes. Je est un autre, et qui en bave ? Armons les plus belles phrases pour accueillir cet autre — quitte à en faire trop.

Auteure d’essais sur Saint-Simon, Guy Debord et Andy Warhol, mariée avec l’artiste Nicolas Guilbert, cette duchesse baroque au visage lisse et osseux, qui dort huit heures par nuit et qui dans l’épreuve, nous dit-elle, ne perd qu’à peine le sommeil, utilise tout ce que les auteurs qu’elle aime lui ont donné d’intelligence, d’éclat, de ton, tout ce qui lui a permis de construire son propre personnage à travers eux, pour refléter, penser et lutter avec ce qu’elle vit : la littérature est un sport de combat. D’ailleurs, à quoi servirait-elle, celle-là, si elle n’était justement présente dans les meilleurs et les pires moments de la vie, pour nous informer sur nos joies et nos peines - leur donner sens, forme, et une grâce qui sans elle viendrait à leur manquer ?

La voici qui approche du corps inconscient de celui qu’elle appelle Blaise :

« Tantôt légères comme les voiles frais des rideaux échouant à masquer la clarté aveuglante du dehors, souvent plus compactes que le carrelage étincelant des paillasses polies comme des miroirs, mes pensées tournoient dans la nouvelle chambre de Blaise qui dispense sa blancheur d’écume et ses sons énigmatiques.
Est-elle magnifique, horrifique ou neutre, cette cellule retranchée à l’intérieur même de l’écart où coagule la distance infinie ?
Je l’ignore.
Comme j’ignore si ce drap fluide dans lequel son corps repose possède l’immaculé d’un lange ou d’un suaire.
Va-t-il guérir ? Y renaître ? Y mourir ?
Ce linge éclatant est sans nom mais j’ai compris pourquoi j’hésitais toujours un peu avant de m’en approcher. Car si l’hôpital, comme la prison, possède le singulier pouvoir de précipiter chaque malade dans cette zone séparée qui pour être profane n’en est pas moins rituelle, qu’il le veuille ou non, qu’il en soit conscient ou pas, fatalement il le consacre. »

Vanités. Passage qui résume le propos, les qualités et débordements formels de l’écrivain, que beaucoup qualifieront de « surécrits », et qu’on préfère appeler risques de guerre et d’apparat. Ces risques sont cohérents : Cécile Guilbert pense et vit la vie comme des moments de joie hautaine, de naïveté flamboyante, qu’il faut représenter dans le miroir de ceux qu’on a lus, vus, assimilés. La léthargie hospitalière de son mari est filtrée par une perception de l’instant propre aux surréalistes, par une réflexion sur la représentation des corps et des vanités, par ses réflexions sur Andy Warhol, qu’elle appelle ici « l’Albinos ». Le livre qu’elle lui a consacré, Warhol Spririt, sort au printemps 2008, au moment même où son mari est victime de cette maladie violente et subite, la cellulite cervicale. Warhol disait : « On dit parfois que les choses se produisent de manière irréelle au cinéma, mais c’est plutôt dans la vie que les choses vous arrivent de manière irréelle. » Cécile Guilbert écrit ce phénomène, en l’écrivant lui résiste, et tout le reste n’est pas littérature.

Philippe Lançon, Libération du 29 août 2012 .

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Coma tonique

Par Lydie Salvayre, écrivain [4]

Cécile Guilbert publie "Réanimation".

« La maladie a deux visages. Et, quand elle ne tue pas, sa machine opère en deux temps : un temps de foudre où elle s’abat, détruit, sidère, puis celui, lent comme une germination, beau comme une naissance, où elle réanime l’esprit, puis l’affûte, le fouette, fait sauter son cran de sûreté et, magnifiquement, l’ouvre. Réanimation est le récit de ce passage du foudroiement à l’ouverture. Un jour de mars, Blaise se découvre atteint d’une cellulite cervicale. Le diagnostic est grave. L’hospitalisation urgente. Blaise plongé dans un coma artificiel. »

Pour la narratrice, c’est un effondrement. Le monde bascule. Ses couleurs s’inversent. L’hôpital n’est pas blanc, il est rouge. Rouge du sang des incisions féroces dont Blaise, dans son fantasme, est l’objet. La nuit bienfaitrice se retourne en cauchemar. L’irréel s’échange en réel. Et Blaise, son époux si fougueux, si frondeur, n’est qu’une masse inerte livrée aux appareils, que le sommeil et la mort âprement se disputent, les deux d’égale force.

Ravagée de chagrin, obsédée par ce corps qui n’est plus que chair morte depuis que les mots l’ont quitté, ce corps en son linceul transpercé de tuyaux, embouché aux machines, inhumain, surréel, la narratrice, que son angoisse fige, se dit juste animée du désir de griffonner, vérifiant ainsi s’il le fallait que l’écriture, toujours, puise dans nos abîmes (Pindare).

Mais qu’on n’aille pas croire que son récit est un chant de douleur. On n’aime pas la douleur, on n’aime pas la maladie, disait Marina Tsvetaeva, que je lis en même temps que Cécile Guilbert (les deux lectures s’aiguisant), mais une fois guéri, on bénit la blessure qui nous a fait homme et on essaie d’en restituer, à vif, la trace.

C’est le projet, me semble-t-il, de Réanimation.

Tout le contraire de doloriste.

Cécile Guilbert plonge dans l’eau froide les mots de la déploration et ceux de la morale, refusant de céder aux sentiments apitoyés auxquels les hommes se sentent, en pareil cas, contraints. Loin de geindre sur elle — le malheur n’est pas son fort — ou de lécher ses plaies — elle n’a pas de ces gourmandises —, elle envoie bouler la dépression, cette chienne qui s’accroche aux malades et à leurs proches, et rejette crânement le sentiment de faute qu’elle devrait ressentir à continuer de vivre.

Ainsi délivrée de ce qui d’ordinaire l’englue, sa douleur n’est pas cette eau stagnante où le poète poitrinaire contemple son chagrin, mais une douleur dénouée, tonique, une douleur qui force les portes, change la nuit en jour, réactive l’esprit, le bouscule, et dans sa bousculade bouscule l’écriture.

JETER AUX ORTIES LE TEMPS AFFAIRÉ

Après le coup de hache, après l’hébétement, la narratrice découvre donc ceci, qui est très inconvenable : si la maladie de Blaise est une épreuve atroce, elle est aussi — bien-pensants à vos niches ! —, indissociablement, l’occasion d’explorer de nouvelles régions en elle, de nouveaux rythmes et de nouvelles forces. Si la maladie de Blaise est le nom de son malheur, elle est aussi celui, imprévu, prodigieux, d’un recommencement, d’une vie plus vivante, plus dense. Une vie où la pensée, comme giflée, s’éveille et se jette à la mer. Une vie où, déroutant ses habitudes, la maladie l’incite à des gestes tout neufs. Lui fournit un prétexte imparable pour couper aux contraintes sociales. L’autorise à jeter aux orties le temps affairé, le temps vorace, au profit d’un autre plus lent, plus abondant, insoucieux de tout gain. Délice.

Une autre vie commence, où le désir reprend ses droits, et les reprend d’autant plus impérieusement qu’elle les croyait perdus. Une vie sans remords ni sanglots, où sa bonne santé par contraste l’enchante, surtout depuis que la mort, à laquelle elle ne croyait pas, fixe le prix de chaque chose. Où elle voit son amour pour Blaise s’augmenter, car il est extensible, et plus secrètement (mais les deux sont liés) grandir sa volupté de s’éprouver vivante.

On peut traverser un séisme sans céder un instant aux passions mortifères et, s’il ne nous tue pas, en dégager des forces ; c’est de ce processus, je crois, élaboré dans le vif de sa vie, que nous parle Guilbert, avec des mots à l’alcool fort, qui réaniment.

Un jour Blaise guérit. Et tout renaît. Le ciel. La lumière. Les deux amants, l’un et l’autre à tout jamais changés. Leur amour et leur joie, plus vastes que ne le fut leur peine.

A la question qu’elle se posait au début — l’existence doit-elle dérailler pour que la pensée s’anime ? —, Cécile Guilbert peut à présent répondre oui. Oui, la pensée a besoin qu’on la force à penser (Deleuze), et le geste d’écrire, besoin d’un mur où se cogner mais pour y mieux creuser sa faille.

Dans la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, Pascal demandait à Dieu son secours afin que la maladie opérât la conversion de son coeur. Sans l’aide d’aucun Dieu et sans l’espoir d’aucun salut, Cécile Guilbert, en jetant aux flammes les morales funéraires du repentir et de l’apitoiement, réussit superbement la sienne.

Extrait

« Alors que l’imagination d’intrigues, d’aventures et de personnages m’a toujours fait défaut, qu’aucune histoire ne me vient jamais à l’esprit et qu’au fond, je n’ai jamais eu envie d’en écrire, toute une cohorte d’historiettes, de sujets de nouvelles, de petits romans, se bousculent dans ma tête depuis quelques jours.
Ils affluent tantôt le matin, entre mon premier coup de fil à la "réa" et mon lever, dans l’intervalle où j’aime rêvasser encore un peu au lit (...).
C’est nouveau, assez excitant et plutôt amusant, cette réquisition de stories obsessionnelles toutes inspirées par la maladie de Blaise, et dont je m’ingénie (...) à dérouler les péripéties comme à choisir les éditeurs, m’autorisant à croire pendant quelques minutes que je vais vraiment les écrire. »
Réanimation, pages 233-234.

Lydie Salvayre, Le Monde du 30-08-2012.

*
Cécile Guilbert at home, 25 novembre 2011, Olivier Garros. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

[1Le premier volume est sorti chez Gallimard en 2009.

[2Cf. Sagesse du libertinage, repris sous le titre Le libertinage, vraie philosophie des Lumières, et De Sapho à Léautaud, Eros en toutes lettres, articles que nous avions mentionnés en 2008 dans Le grand dérèglement.

[3Salut à l’une des victimes de l’attentat du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo dont il était chroniqueur. Philippe Lançon est toujours hospitalisé.

[4Prix Goncourt 2014 pour Pas pleurer (Seuil).

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