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Chien de lisard

par Gérard Farasse

D 1er octobre 2014     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



De gauche à droite : Philippe Bonnefis, Aliocha Wald Lasowski, Dolores Lyotard et Gérard Farasse.

Lille, 18 novembre 2009. Hommage à Philippe Bonnefils (Photo : A. Gauvin)
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Gérard Farasse est mort le 28 septembre. Une cérémonie a lieu ce mercredi 1er octobre à 14h30 à l’Eglise du Coeur Immaculé de Marie, à Lille.
J’avais appris il y a peu que Gérard avait été hospitalisé, souffrant d’une maladie du sang. Quand j’ai reçu un mail, lundi, de son fils, que je ne connais pas, j’ai compris tout de suite que c’était fini.
J’avais revu Gérard Farasse il y a cinq ans à l’occasion d’un hommage rendu à Philippe Bonnefis à Cité-philo, à Lille. Comme Philippe Bonnefis, décédé en mai 2013, je ne l’avais pas revu depuis plus de trente ans et mon départ de Lille pour Reims. Nous nous étions, comme on dit, perdus de vue, tout en poursuivant, par bien des aspects, des lectures parallèles (ne dit-on pas que, dans une géométrie non euclidienne, les parallèles se rejoignent à l’infini ?). J’ai connu Gérard Farasse à la fin des années soixante, alors que nous étions étudiants, lui en Lettres, moi en philosophie. Nos affinités furent immédiates, une fois dépassée l’attitude ironique que nous affections volontiers tous les deux. Elles passaient par la lecture de Tel Quel mais, surtout, par une commune admiration pour le poète Francis Ponge et le grand intérêt que nous portions alors aux écrits de Roland Barthes. Je me souviens encore de l’exposé que Gérard fit au séminaire de Barthes, sur Ponge précisément. Cela devait être en 1971. Ce fut un bon moment (pendant le séminaire et après). En 1972, il m’avait dédicacé un fac-similé d’un texte sur L’abricot de Ponge, La portée de l’abricot, publié dans la revue Communications. « A Albert Gauvin, fumeur de pipe, c’est-à-dire penseur » [1]. Cet exposé fut repris dans sa thèse de 3eme cycle : « Paraphrases pour Francis Ponge », qu’il soutint le samedi 26 mars 1977 à 14h30 à l’université de Paris VIII (Vincennes). Le jury était « composé de Monsieur Barthes, Monsieur Genette, Monsieur Richard » (j’ai le carton d’invitation manuscrit sous les yeux).
Nous nous sommes vus beaucoup dans ce début des années soixante-dix et, notamment, en 1972, à chaque fois qu’une « perm » me permettait de rentrer à Lille pour me ressourcer, loin des contraintes abrutissantes de la vie militaire. Les souvenirs, avec l’émotion, me reviennent en vrac.
Les lectures de Farasse étaient très étendues. La passion de sa vie était, bien sûr, l’oeuvre de Francis Ponge dont il était ami et sur lequel il a beaucoup écrit, y revenant sans cesse, des choses décisives. D’ailleurs, lors de l’hommage à Philippe Bonnefis dont je parlais plus haut, il avait lu (d’une manière curieusement absente) un de ses textes sur l’auteur du Parti pris des choses, et, en 2011 encore, publié Francis Ponge, Vies parallèles [2]. Mais Farasse aimait flâner de textes en textes et de lectures en lectures, sans a-priori, sans dogme, sans esprit de chapelle. Distant par rapport à la politique du Tel Quel des années soixante-dix (plus distant que moi), fuyant toute prise de parti, il n’en lisait pas moins avec constance les écrits, les vrais écrits, de la revue, par exemple ceux de Philippe Sollers et Marcelin Pleynet. Peut-être avait-il compris, à sa manière, que, si les enthousiasmes politiques d’un moment passeraient, les écrits, eux, resteraient. C’est ainsi qu’on lui doit deux textes importants sur Sollers : Sur les « Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers », publié dans L’Infini n° 68 (hiver 1999) et Aimé des fées, publié dans L’Infini n° 98 (printemps 2007). C’est à l’occasion de ce dernier article que j’avais repris contact avec Farasse. Il m’avoua qu’Aimé des fées lui avait « coûté bien du travail ». On y trouve cette phrase lumineuse — après qu’il a parlé de « Picasso, ce demi-dieu élu par la déesse peinture » : « Le hasard de la langue veut que le nom même de Sollers semble engendré par celui du peintre dont le nom lui fournit sa première syllabe (Picasso-Sollers), comme une incitation à prendre la relève. » Il fallait y penser.
Aimée des fées est repris dans Usages du livre que Farasse m’avait fait parvenir en juillet 2013 (Presses Universitaires de Paris Ouest) et que j’avais reçu avant même qu’il eût reçu son propre exemplaire (il en fut très étonné et amusé).
J’ai dit, en commençant que Gérard Farasse, professeur à l’Université du Littoral, critique, poète discret, était avant tout un grand lecteur, un de ces lecteurs bénévoles, si rares aujourd’hui, qu’affectionnait Stendhal. Il s’en explique dans la merveilleuse introduction qu’il fait à Usages du livre. Plus d’un amateur, mot qu’il affectionnait, s’y reconnaîtra. Nous continuerons désormais à dialoguer avec Gérard Farasse comme il le faisait avec les écrivains qu’il aimait, morts ou vivants. Non, ce n’est pas fini.

*

Gérard Farasse à la Bibliothèque anglophone d’Angers en 2011. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Chien de lisard

Voici un livre qui ouvre sur d’autres livres, qui donne, ainsi qu’on le dit d’une fenêtre, sur bien d’autres, qui, à leur tour, débouchent sur des ouvrages qu’il n’avait été nullement prévu d’évoquer, comme il en va lorsqu’on cherche un mot dans le dictionnaire qui fait rebondir d’article en article, — et s’y égarer. On est entré dans un labyrinthe dont on ne trouvera pas l’issue. Mais existe-t-elle ? Sort-on jamais du livre une fois commencé ? Celui-ci, en somme, est à lui seul une bibliothèque : voilà un merveilleux paradoxe dont il ne convient pourtant pas de s’étonner, d’autant plus que la littérature ressemble à un kaléidoscope où se composent et recomposent sans cesse de nouvelles images, combinant depuis toujours les mêmes débris de verres colorés, à ce que prétend aujourd’hui la vulgate.
Cette bibliothèque est celle d’un amateur. On y trouve des poètes — André Breton, Blaise Cendrars, Pierre Dhainaut —, des romanciers et des essayistes — Thomas Bernhard, Pascal Quignard, Philippe Sollers —, des peintres ou des collagistes — Edward Hopper, Philippe Lemaire —, mais aussi des critiques — Philippe Bonnefis ou Jean-Pierre Richard. À les énumérer ainsi, on se rend bien compte qu’ils ne forment pas communauté, tant ils sont dissemblables, mais convient-il de s’en affliger ? Les différences et les différends ne sont-ils pas susceptibles de provoquer quelque illumination ? Au reste, n’est-ce pas leur disparate qui permet de les réunir et de constituer ce petit cercle, un cercle doté de cette étrange propriété : il ne compte que des singuliers. Tel est leur seul laissez-passer. Il aurait été loisible, pour les ranger, de respecter l’ordre alphabétique des patronymes, qui n’est jamais, cependant, qu’un désordre dissimulé, ou encore d’adopter l’ordre chronologique, qui, en matière d’art, se révèle bien illusoire. On a préféré obéir à une autre logique en suivant un motif insistant, celui des figures du lecteur.
« Chien de lisard » : on se souvient que c’est ainsi que le père Sorel apostrophe Julien qui, juché au faîte de la scierie familiale, est absorbé dans sa lecture. Quel lecteur, plongé dans Le Rouge et le Noir, n’a pas sursauté sous cette insulte ? Il se reconnaît. De celui qu’est aussi l’auteur de ce livre, il serait loisible d’esquisser le portrait ou, à tout le moins, de repérer certains de ses goûts : il se plaît, par exemple, sinon se complaît, à dresser des listes, et, lorsqu’il en rencontre chez les auteurs, à feindre de les analyser alors qu’il ne prend peut-être plaisir qu’à les recopier avec application. Il manifeste un penchant pour les catalogues de toutes sortes, de la Bibliographie de la France qui contient tous les livres, aux albums Mariani, qui réunissent tant de célébrités de la Troisième République. Il est doté d’une inclination pour les images ainsi que pour cet impossible exercice qui consiste à tenter d’en rendre compte avec des mots. Ce n’est pas un hasard, sans doute, s’il a paraphrasé le livre que Claude Esteban a consacré à Hopper. Il témoigne d’une prédilection pour la variété comme s’il désirait, à chaque lecture nouvelle, entrer dans un autre univers. Il a fait, à maintes reprises, cette expérience que l’interprétation des œuvres est instable et que celles dont il se croyait le plus assuré n’étaient, à tout prendre, que des hypothèses vraisemblables qui laissent toujours une place, plus ou moins grande, à un ombilic d’obscurité, à une zone d’inconnaissable qu’il s’agit pour lui de délimiter. On constate que, toujours tenté d’emprunter un chemin buissonnier, il aime à digresser, ou plutôt à se laisser dériver au fil des pages. Le commentaire n’aime guère la ligne droite. C’est, en somme, à des promenades littéraires qu’il nous convie, ainsi que Remy de Gourmont aurait appelé les pages qui suivent, ou encore à des divagations, ainsi qu’aurait préféré dire Mallarmé, plutôt qu’à des démonstrations en bonne et due forme.
Possède-t-il une méthode ? Sans doute, à condition qu’on entende par ce mot, conformément à l’étymologie, une certaine façon de cheminer voisine, ici, de la flânerie, où l’on va à l’aventure. Plus qu’une méthode, à dire vrai, c’est d’une certaine forme d’attention, qui est, au dire de Kafka, l’un des autres noms de l’amour, que ses écrits relèvent : attention fine aux détails, notamment, aux bonnes et aux mauvaises rencontres que font les mots dans la phrase, aux surprises de la langue et aux caprices des récits. Rien ne lui semble insignifiant et surtout pas ce qui, dans une page, risque de passer inaperçu ou reste tenu à l’écart, bien à l’abri d’une parenthèse, par exemple.
Amour du détail, mais aussi du paradoxe. En bien des occasions, c’est par une porte dérobée qu’il entre dans la lecture des textes, par une porte, à première vue, sans issue : est-ce pertinent de ne s’intéresser, chez Nicolas Bouvier, ce vagabond, qu’à ces voyages immobiles que permettent les livres ? L’est-ce d’entreprendre une enquête sur les relations qu’a entretenues et qu’entretient Philippe Sollers avec le surréalisme dont il semble si éloigné ? L’est-ce encore de recenser les objets, si peu nombreux, susceptibles d’être trouvés dans les romans d’un Thomas Bernhard en proie à la rumination mentale ? C’est, en tout cas, la seule façon qu’il connaisse pour aller au plus vif des œuvres. Un goût du paradoxe inséparable de celui du défi, un tantinet provocant, ou de la prouesse à accomplir.
Mais ce livre, pour tout avouer, n’obéit qu’à un seul principe, le principe de plaisir, qui n’a pas toujours bonne presse. Il n’existe guère de vrais lecteurs, toutefois, sans cette révélation qui, un jour, leur a été offerte, que la lecture se présente d’abord comme un bonheur et un bonheur intense. Enfant, l’auteur a eu cette chance d’être condamné à garder la chambre ce qui lui a permis de découvrir la lecture : condamné au lit et au livre. Depuis, ce dernier ne l’a plus quitté, à commencer par ceux de la collection du « Livre de poche », dont il ne remerciera jamais assez le fondateur, qu’il achetait tous les samedis, accompagnés de ceux qu’il empruntait à la bibliothèque municipale ou qu’il louait dans ces boutiques d’autrefois où l’on vous les confiait quelque temps moyennant deux sous. Qu’aurait été sa vie sans cette rencontre ? Lire, feuilleter, consulter, copier, pasticher, cocher, citer, annoter, commenter, écrire : voilà ce qu’aura été l’essentiel de ses activités.
Peut-être y a-t-il là quelque névrose, mais une névrose heureuse (rose ?), à supposer qu’il en existe de telles. Est-il victime d’une frustration, il lui faut, de toute urgence, se précipiter chez un libraire pour se procurer un livre, comme d’autres achètent des pâtisseries. En trouve-t-il un à son goût, il en fait l’emplette aussitôt, l’emporte : le voilà délivré. Longtemps, il n’a pu sortir dans la rue qu’un livre à la main qui lui faisait office de talisman. On imagine aisément combien il a pu en accumuler, pas autant que Valery Larbaud, certes, mais ils suffisent à encombrer sa maison et s’empilent dans son bureau au point qu’il voit venir le jour où il ne lui sera plus possible d’y entrer pour travailler. Comment se séparer d’un livre ? Voilà un crime qu’il n’a jamais pu commettre. En sorte qu’il s’est toujours demandé quel objet perdu celui-ci venait remplacer, quel manque il venait combler, ce qu’il avait pour rôle de réparer et, pour tout dire, quelle personne disparue trop tôt il représentait : une mère peut-être. C’est à cette encre, maternelle sans doute, qu’il a été allaité. Quoi qu’il en soit, l’auteur a souhaité écrire un éloge du livre. Car ce dernier est aussi, à ses yeux, l’un des rares espaces de liberté qui subsiste aujourd’hui, où puisse se manifester et s’affirmer la subjectivité : Usages du livre est écrit à la première personne du singulier.
Parmi ces usages, mettons à part celui du libraire de L’Écume des jours « assis sur les œuvres complètes de Jules Romains qui les a conçues pour cet usage », tout de même que celui du détective de Manuel Vasquez Montalban, Pépé Carvalho, qui brûle tous les soirs une partie de sa bibliothèque pour allumer sa cheminée. Philippe Lemaire, quant à lui, préfère allier destruction et création puisque, profitant de la prolifération des lithographies au XIXe siècle, il les découpe et les mêle pour former d’autres images ouvrant sur des espaces improbables. Ce n’est pas sans effroi qu’on l’imagine, armé de ses ciseaux, entamant sans vergogne le corps d’une illustration à la façon d’un dissecteur, à moins qu’on ne soit sensible, comme Nicolas Bouvier, aux Vénus écorchées. Ce dernier, pour faire contrepoids à l’étrangeté cinghalaise et à sa féerie maléfique, choisit de se retrouver en terrain familier : il se replonge dans Montaigne propre à lui rappeler qu’il lui faut bien s’accommoder de la diversité des mœurs. On ne lit pas seulement pour découvrir le monde, comme on l’a écrit à satiété : on lit aussi pour lui résister. Sollers évoquant les surréalistes, ici et là, les situe en fonction de son évolution. Cherchant à trouver sa place dans la littérature, il éprouve d’abord le besoin de s’en prendre à eux, puis, l’ayant trouvée, nuance un jugement polémique à l’excès. C’est une critique d’écrivain qu’il développe et qu’il développe depuis son œuvre. Tous les auteurs construisent ainsi leur panthéon, éliminant l’un, sauvant l’autre, et élaborent leur propre histoire de la littérature. Quant aux critiques, Philippe Bonnefis ou Jean-Pierre Richard, ils ne peuvent lire que la plume à la main et nous donnent à lire leur lecture. Lectures de lectures de lectures... Bien des chapitres de cet essai prennent pour objet des livres qui parlent d’autres livres. L’écriture ne cesse de miroiter. Jean-Pierre Richard commente Michon qui écrit à son tour en prenant appui sur son commentateur ; Claude Esteban compose des récits qui font écho aux tableaux d’Edward Hopper et nous en propose une version ; Thomas Bernhard hérite de la machine à écrire de son grand-père, anarchiste et écrivain, et n’a jamais utilisé que celle-ci pour déployer ses somptueuses vaticinations ; Blaise Cendrars dresse des inventaires tout de même que le capitaine du paquebot sur lequel il navigue établit le rôle d’équipage.
Autant de lecteurs, autant d’usages du livre.
Tout lecteur est un Prince. Le voici descendant dans la crypte enténébrée et poudreuse de la bibliothèque. Il avance la main vers un ouvrage oublié. Il s’en saisit, il l’ouvre, il en parcourt quelques lignes au hasard. Le livre endormi se réveille. Le lecteur vient de toucher un corps : celui de la Belle au bois dormant.

Gérard Farasse, Usages du livre, 2013.

Bibliographie de Gérard Farasse
Voir aussi Usages du livre par Gérard Farasse.

*

[1Cf. cette note.

[2Cf. Francis Ponge, Vies parallèles et l’entretien de Farasse avec Alain Veinstein.

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2 Messages

  • Philippe Lemaire | 4 mai 2015 - 18:03 1

    Merci pour cet article chaleureux qui restitue en pointillés des moments du parcours de Gérard Farasse, écrivain si naturellement discret que sa disparition semble laisser place à un grand silence. Non, ce n’est pas fini et nous pouvons continuer à dialoguer avec lui car il reste présent non seulement dans nos mémoires, mais aussi dans ses textes critiques et ses divers "exercices de rêverie".


  • A.G. | 23 octobre 2014 - 13:22 2

    J’ai reçu ce courriel de Myriam Boucharenc :

    « Le dernier livre de Gérard Farasse, L’Egyptienne couchée, est sur le point de paraître.
    Ci-dessous le lien avec les éditions Le Temps qu’il fait, qui vous permet d’en passer commande dès à présent et de faire connaître autour de vous l’oeuvre toujours vivante de l’ami disparu. »

    Le Temps qu’il fait.