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Aliocha Wald Lasowski : Une trilogie philosophique

D 3 juillet 2014     A par Aliocha WALD LASOWSKI - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Tribune libre par Aliocha Wald Lasowski, l’auteur d’un Jean-Paul Sartre une introduction - Philippe Sollers, l’art du sublime - et de souvenirs sur Edouard Glissant évoqués notamment dans la revue La Règle du Jeu, textes en arrière-plan et fondations de cette trilogie philosophique qui nous est proposée là. Tribune libre que nous avons complétée de liens, illustrations, et d’une évocation de Monet à Venise par Philippe Sollers, tous éléments en relation avec le texte d’Aliocha Wald Lasowski
V.K.

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Quels sont les points communs qui mettent en relation Jean-Paul Sartre, Philippe Sollers et Edouard Glissant ? Écrivains et philosophes, ils ont tous les trois marqué leur temps, qu’ils ont tourné vers l’art, l’histoire et l’anthropologie, ouvrant des perspectives philosophiques inédites, réinventant des expériences singulières et collectives, assurant les mutations d’une pensée vivante, multiple, alerte. Avec eux l’écriture devient explosive, brise la narration et les carcans, qu’ils soient esthétiques et idéologiques : tels sont La Nausée de Sartre, La Lézarde de Glissant, Drame de Sollers.

Ici la philosophie recrée l’élan de l’expérimentation : la philosophie de la relation, chez Glissant, n’est pas un nouveau champ de la connaissance, mais, au contraire, imprévisible et tremblante, elle assume l’opacité des vérités changeantes et multiples, bouleverse les conceptions figées de l’identité. Nouvelle pensée du lieu et du devenir, éclairante sur les transformations présentes, la pensée archipélique d’Edouard Glissant renouvelle les concepts, comme la mondialité invite à changer la mesure du monde.

Un livre de Sollers, mais ce sont autant de joies de la langue et de leçons de l’esprit qui porte sa pointe. Musique et féerie ! Entre le règne des idées et la passion du verbe, l’intrigue majeure de ses romans, ce qui intrigue Sollers, est la littérature. D’où le langage tire-t-il ses moyens, ses effets, pour maintenir l’état d’éveil contre les appesantissements ? A travers amours, récits, lectures, le roman relance cette mise en jeu de la langue. Sollers, voyageur du temps ? C’est une question de rythme. Tempo-Sollers. L’œil vif est au cœur du ballet, avec Lautréamont et Rimbaud, Nietzsche et Bataille. Le roman nous entraîne. Cette puissance d’entraînement la fête à laquelle Sollers nous invite.

Avec Sartre, toutes les certitudes sont écartées. Sa pensée fonde un mouvement spéculatif qui conteste l’ordre établi de la représentation. Sa réflexion sur l’imaginaire, constante dans l’ensemble de ses œuvres, comme dans L’Idiot de la famille, suscite des rencontres, provoque des déplacements imprévus. À l’inertie qui englue l’existence, Sartre oppose éclairs et fulgurances, l’infinie liberté du désir et la tension du projet. Comme l’écrit Bernard-Henri Lévy dans Le Siècle de Sartre, « on sent que la pensée sartrienne, affranchie de ses obstacles, va de nouveau se déployer ».

Laboratoire poétique et théorique (mais c’est la même chose), l’œuvre de chacun des trois penseurs se porte à l’assaut, à contre-courant des ignorances et des oublis de notre temps, pour accompagner et éclairer les combats d’aujourd’hui. La série des Situations de Sartre, celle des Poétiques de Glissant et celle des essais de Sollers (comme La Guerre du Goût ou l’Éloge de l’infini) ouvrent une multiplicité de trajectoires et de réflexions, sillonnent les sciences humaines, redécouvrent les sens, les langages et les discours. Un même mot d’ordre pourrait les réunir, cette devise d’Hölderlin : « Plus nous sommes attaqués par le néant, plus la résistance doit être passionnée. »

Sartre, Sollers et Glissant renouent l’échange avec les artistes à travers une esthétique non prédictive : analysant les Venise de Claude Monet, ou la sculpture en mouvement d’Alain Kirili, Sollers révèle l’énergie enfouie, qui enveloppe les éclats du monde. Ecoute amoureuse de l’art et de ses frémissements : l’un des tableaux préférés d’Edouard Glissant est La Jungle (1943) de Wifredo Lam, le peintre cubain aux éclats surréalistes. L’impression de jungle vive convient à Glissant, dont l’œuvre toute entière, romans, poèmes, essais philosophiques et pièces de théâtre, cherche la beauté du monde à travers son chaos, comme le fait Sartre, attentif aux formes esthétiques de son temps, présent dans l’atelier des artistes, Giacometti, Wols ou Masson.

C’est que ces hommes, ces penseurs vivent aussi d’amitiés (Sartre et Camus, Glissant et Deleuze, Sollers et Barthes) et leurs constellations nous offrent autant de leçons de vie.

Aliocha WALD LASOWSKI

Liens

Nota : images cliquables sur lien amazon.fr pour lire le descriptif ou acheter le livre.

Jean-Paul Sartre, une introduction (2011) sur pileface
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Philippe Sollers ou l’art du sublime (2012) sur pileface
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Aliocha WALD LASOWSKI
dans les studios de France Culture
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Édouard GLISSANT (né le 21 septembre 1928 à Sainte-Marie en Martinique et mort le 3 février 2011 à Paris).

Souvenirs d’Edouard Glissant (voir article sur le site de La Règle du Jeu)

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A propos de l’auteur
Aliocha Wald Lawoski sur pileface (autres liens)
Alain Kirili sur pileface
Aussi sur Kirili (mba.caen.fr)
Analyse du tableau « La Jungle » de Wifredo Lam (pdf)

Claude Monet à Venise

Philippe Sollers : Dictionnaire amoureux de Venise
Monet Claude
1840-1926

J’ai utilisé dans La Fête à Venise (1991, Folio 2463), les lettres extraordinaires de la femme de Claude Monet, Alice :

« Claude Monet et sa femme, Alice, arrivent à Venise pour la première et la dernière fois, le jeudi 1er octobre 1908. Ils habitent d’abord le Palazzo Barbaro, chez Mary Hunter, puis à l’hôtel Britannia, celui de Turner (aujourd’hui Europa) en face de la Salute. Le 7 décembre, la veille de son retour en France, Monet écrit à Gustave Geffroy : "Mon enthousiasme n’a fait que croître ... Quel malheur de n’être pas venu ici quand j’étais plus jeune, quand j’avais toutes les audaces  ! Enfin... J’ai passé ici des moments délicieux, oubliant presque que je n’étais pas le vieux que je suis."

« Phrase étonnante. En principe, il aurait dû écrire : " [...] oubliant presque que j’étais le vieux que je suis." Il a soixante-huit ans à ce moment-là. Il mourra à quatre-vingt-six ans, en 1926.

« L’explication est dans la série de toiles qu’il expose en 1912 chez Bernheim. Un esprit curieux se reportera à celle qui est intitulée La Maison rouge.

« Les lettres d’Alice Monet à sa fille, Germaine Salerou, nous renseignent presque heure par heure sur ce séjour. "Je vis dans un rêve, cette arrivée à Venise, si merveilleuse, le calme qui vous gagne, les attentions multiples de Mary Hunter, ce palais admirable, un vrai conte de fées... Ici, comme je m’y attendais, c’est le grand luxe, mais calme et facile... Trop beau pour être peint, dit Monet, j’espère bien qu’il changera d’avis... Monet dit que c’est inrendable et que personne n’a jamais donné l’idée de Venise... Monet désire sortir de si grand matin que je ne peux te griffonner que cette page... Les jours filent, filent, toujours dans le rêve et le ravissement. Ici, c’est toujours le même émerveillement, et Monet bien au travail, notre vie absolument réglée... Il veut revenir l’an prochain... Chaque jour, il commence de nouvelles toiles, tant que le beau temps durera, il ne pensera pas à partir... Aujourd’hui pas l’ombre d’une brume, un soleil radieux, aussi travaille-t-il bien fort. À 8 heures, chaque jour, nous sommes installés au premier motif jusqu’à 10 heures : il nous faut donc nous lever à 6 heures ; puis autre motif de 10 heures à midi. De 2 à 4, dans le canal, de 4 à 6, par notre fenêtre, tu vois que les heures sont remplies et, vraiment, je ne sais comment à son âge, il fait cela sans fatigue... Monet a maintenant 12 toiles en train et se passionne de plus en plus... Pendant que j’y pense, le matin, dans le thé, Monet prend en ce moment de la confiture d’orange anglaise... Vraiment nous avons passé de cruelles heures avec la pluie torrentielle, Monet ne voulant pas bouger de cette chambre d’hôtel et ne pouvant même pas y travailler par la fenêtre... Hier, nous avons eu une journée merveilleuse et même si étouffante que j’avais mis une robe de toile, et j’avais chaud comme en plein été. Ce matin, c’est le brouillard. En ce moment, pendant que je te griffonne ces lignes et que Monet, tout en ronchonnant, s’est mis à peindre, je vois passer un vrai défilé de bateaux de pêche avec ces voiles si admirables rouges ou bleues avec des images de saints ou des chevaux ou même la lune. Voici un grand trois mâts, puis de vrais navires, un qui fait escale ici pour l’Égypte et prend des voyageurs, quel spectacle et les reflets de tout cela dans l’eau nacrée... Tu sais la peine qu’il vous fait quand on le voit ainsi douter de lui-même... Nous avons été ravis des nouvelles de Renoir et espérons bien le trouver tout à fait valide, Monet se fait une fête de le revoir... Tu me demandes, ma Germaine, ce que je fais pendant les heures de travail de Monet. Tu vas être bien étonnée car, à part le courrier, qui me prend la matinée, pendant les séances à San Giorgio où je peux être assise près de Monet sur la terre ferme, je passe le reste du temps à côté de lui en gondole, nous laissant bercer par les flots de bateaux qui passent, vapeurs pétrole, etc., et ne peux rien faire ni bouger pendant que Monet peint. Les heures passent dans cette contemplation, depuis le déjeuner, c’est-à-dire 2 heures, jusqu’à 6 heures 30 ; alors nous faisons un tour à pied chez le marchand de couleurs ou de tabac ou aux cartes postales... Hier soir, nous avons eu un coucher de soleil merveilleux, comme j’aimerais te le faire admirer : le ciel tout rouge et bleu, mais si doux, les flots de feu et de nacre, le croissant de lune apparaissant dans les lagunes silencieuses et nous deux bercés dans la gondole... Notre vie est réglée comme du papier à musique... Il me faut, je t’assure, un grand courage pour supporter de pareils moments d’emballements ou de désespoirs, n’en voyant pas la fin... Ma foi, avec Monet, vraiment, c’est à ne jamais savoir ce qu’on fera. Combien souvent m’a-t-il dit de faire les malles, qu’il ne toucherait plus à un pinceau et une heure après il travaillait et quelquefois même commençait une autre toile... Je suis bien de ton avis pour ne rien dire à Mme Renoir, si potin et bavarde... Je suis heureuse ici de voir Monet si plein d’ardeur, et faisant de si belles choses et, entre nous, autres que les éternels nymphéas, et je crois que ce sera un bien grand triomphe pour lui... Le soir, nous avons été aux marionnettes, quelle chose curieuse ! Il y avait des ballets où vraiment ces marionnettes font des pointes comme de vraies danseuses. Monet a trouvé cela merveilleux... 28 novembre, deux mois de notre départ de Giverny : vraiment nous faisons de grandes noces, je crois que cela aussi annonce le départ... Hier, nous avons voulu faire une petite noce... Monet travaille, il travaillait encore à 8 toiles hier... C’est trop, car c’est sans arrêt depuis 8 heures du matin jusqu’à 5 heures, sauf une heure pour le déjeuner. Hier soir, il était si fatigué que cela me tourmentait, mais il est si heureux... " »

Monet, à Venise, a peint trente-sept toiles. Contrairement à ses prévisions et à son désir, il n’y reviendra pas. Alice meurt trois ans après, le voilà enfermé à Giverny avec ses « éternels nymphéas ». Alice Monet, on vient de le comprendre, était une femme sublime. Très belle, pas du tout esclave, écriture ferme, éclatante sur une photo de Nadar, en 1900. Le commentaire SPA habituel (SPA : Sentimental-Puritain-Angoissé), sur cette fabuleuse suite vénitienne, est le suivant : « La peinture qui naît, ou qui renaît, sous le pinceau du vieux Monet, dit la mort de Venise » (sic).
Et voilà. C’est du fanatisme.
Comme quoi on pourrait imprimer désormais le dictionnaire des idées modernes et post-modernes, dogmes de la nouvelle religion négative, aussi obsédée que butée.
Pour Venise, on dira donc à la fois : ville livrée au tourisme et à la marchandise spectaculaire, mort évidente et lente par effondrement, transformation en musée pour esthètes.

La Maison rouge (65 x 81 cm) est à côté de l’endroit où j’habite. Pour avoir le sens de cet endroit, surtout pas de photographie ou de plan de film, mais le petit pan de mur rose, à droite, dans le Rio de la Salute (100 x 65 cm), signé bien lisiblement en noir, en bas, à gauche : Claude Monet 1908.
Cézanne : « Le ciel est bleu, n’est-ce pas ? Eh bien, ça, c’est Monet qui l’a trouvé ! »
Les Venises de Monet se trouvent aujourd’hui à Londres, Cardiff, Chicago, San Francisco, Boston, Washington, New York, Indianapolis, Berne, Tokyo, Nantes, ou dans les collections privées. Le tableau de Nantes est le cadeau d’adieu, le 3 décembre 1908, gondole amarrée à des piquets, noire et mauve, deuil ct foi, vite vue, force chinoise. Nymphéas ou pas, il s’attache là et il reste là. Les deux Crépuscules, bleu, jaune et rouge sur San Giorgio, sont éclatants et fous. Le deuxième (maintenant au Japon) est le plus réussi, je trouve.

On sent que, dans cet éventail de plein air, Monet a voulu vérifier sa vie entière à toute allure : peupliers, bords de Seine, meules, verticales, horizontales, cathédrales, changements de bassins, reflets de reflets, remontées à l’envers, brassées de fleurs, enfants, robes, ombrelles, chapeaux, coquelicots, déjeuners, chaleurs et fraîcheurs, diffusions, buées, explosions, buissons d’atomes. « Les Vénitiens » : l’expression revient sans cesse, à la fin, dans les propos de Cézanne. Ils avaient, Monet et Cézanne, la certitude de retrouver fiévreusement la vérité obscurcie par un déluge de conformisme et de mensonge. Gloire au lieu pour le lieu. Ici.
C’est en 1908, dans un de ses Carnets, que Proust trouve la révélation de sa Recherche. Il est venu à Venise huit ans auparavant.

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1 Messages

  • A.G. | 3 juillet 2014 - 12:33 1

    Claude et Alice Monet, place Saint-Marc, octobre 1908. Crédit : Philippe Piguet, Monet et Venise, Herscher, 2008. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

    Alice Monet par Paul Nadar, vers 1900. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

    Lettre d’Alice Monet à Germaine Salerou, 2 octobre 1908.
    « Je vis dans un rêve, cette arrivée à Venise, merveilleuse, le calme qui vous gagne, les attentions multiples de Mary Hunter, ce palais admirable, un vrai conte de fées... »
    Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

    Grand Canal avec vue sur le Palais Barbaro.
    Carte postale d’Alice Monet à sa petite fille, Simone Salerou, 10 octobre 1908.
    « Ma chérie, je t’envoie le Palazzo Barbaro d’où Bonne* pense bien à toi et t’envoie de bons baisers,
    à partager avec maman et papa... »
    * Bonne est le surnom affectueux donné à Alice par ses petits-enfants.
    Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

    Le Grand Canal. Au second plan, le Palais Barbaro. Au fond, la Salute.
    Photo A.G., 24 juin 2014 (sous le pont de l’Accademia).
    Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

    A gauche, San Giorgio. A droite, le Palais ducal. Au centre, le remorqueur Neptune.
    Photo A.G., crépuscule du 21 juin 2014.
    Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.