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Faire face à l’ouverture des "Carnets noirs" de Heidegger (I)

Séminaire de Gérard Guest - Trente-troisième séance, 18 janvier 2014

D 20 janvier 2014     A par Albert Gauvin - C 8 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



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Pileface, à mon initiative, a, depuis de nombreuses années, donné à lire et à entendre des textes de Heidegger, prenant résolument parti contre ceux qui ont, en France, de manière récurrente, tenté de réduire la question Heidegger à son engagement fâcheux en tant que recteur de l’Université de Fribourg en 1933-1934 [1]. Il y a cela au moins trois raisons : la première, banale, tient, bien sûr, à la conviction que Heidegger est un des plus grands penseurs du XXe siècle ; la deuxième est liée au fait que les références à certains motifs de sa pensée sont fréquentes dans les oeuvres de Sollers comme de Pleynet (j’en ai pointé beaucoup, je ne peux les rappeler ici) ; la troisième, plus personnelle, est due au fait que j’ai eu la chance de pouvoir lire Heidegger très tôt, dans les année soixante, grâce à l’enseignement d’Henri Birault [2], ensuite, de manière plus "distante", mais non moins exigeante et vigilante, parallèlement à la lecture que Jacques Derrida, dans son interminable explication avec le penseur allemand, en proposait, notamment dans De l’esprit [3], puis, plus tard, en lisant Bernard Sichère (dont il faut lire l’indispensable Seul un Dieu peut encore nous sauver [4]),— un enseignement et autant de textes dont il a toujours été évident pour moi qu’ils n’ont jamais fait preuve de la moindre dévotion à l’égard du penseur allemand, encore moins de complaisance envers ses égarements connus de longue date. Bref, j’ai toujours pensé qu’il fallait lire les textes, et, autant qu’il est possible, tenter de les comprendre. Lire Heidegger n’est pas une mince affaire et il faut bien reconnaître que certains « heideggeriens », dans leurs commentaires, souvent jargonnants, découragent la lecture autant qu’ils y incitent. Gérard Guest m’apparaît depuis longtemps comme l’un des rares, en France, à renouveler cette lecture, non seulement par sa patiente traduction interprétative, chemin faisant, des Traités impubliés, ces Beiträge pré-posthumes qui viennent enfin d’être édités en français [5], mais aussi par le retour aux Grecs antésocratiques (Anaximandre, Parménide, Héraclite) que sa lecture, via Heidegger, opèrent depuis plusieurs années [6]. C’est pourquoi, assistant au séminaire de Guest aussi souvent qu’il m’est possible, j’ai régulièrement donné à voir et à entendre les enregistrements de ce séminaire que Stéphane Zagdanski publie sur le site Paroles des jours.

Il y a donc du nouveau.
Coïncidant bizarrement avec la publication du Dictionnaire Martin Heidegger dont j’ai aussi rendu compte [7], viennent de surgir les prémisses de ce qui sera à n’en pas douter, journalistiquement parlant, une nouvelle affaire Heidegger. Cette nouvelle « affaire » prévisible est due à l’annonce de la publication, au printemps prochain, chez Klostermann, de trois volumes des Carnets noirs de Heidegger, couvrant la période 1932-1941, trois volumes de 1200 pages, traduits par Peter Trawny, à partir desquels le traducteur-éditeur, s’appuyant sur quatorze "fragments" à "connotation antisémite", annonce un livre qui démontrerait « la contamination », à partir de ces "fragments", de toute l’"oeuvre" de Heidegger et donc, essentiellement, de toute la « pensée de l’Être ».
Consternation et ébranlement des « heideggeriens », en premier lieu de Hadrien France-Lanord, auteur de l’article « Antisémitisme » dans le Dictionnaire Martin Heidegger, article qui commence par ces mots : « Il n’y a, dans toute l’oeuvre de Heidegger publiée à ce jour (84 volumes sur 102), pas une seule phrase antisémite, et il arrive même au penseur de tourner en dérision l’antisémitisme qui s’est installé avec le régime national-socialiste [...] ». Phrase dont l’auteur n’a pourtant pas à rougir puisque, au moment où elle est écrite, elle est vraie (« à ce jour »). Mais « ébranlement » de quelqu’un qui, manifestement, n’avait pas imaginé que cette phrase puisse être si vite contredite par de nouvelles publications [8]. Ce qui, évidemment, amène à s’interroger à nouveaux frais, sinon sur l’ensemble de l’"oeuvre" de Heidegger, au moins autant sur le contexte — historique et historial — dans lequel Heidegger a pu se laisser aller à des phrases « à teneur antisémite » (et donc aussi à relire la période aveuglée du fameux « discours du Rectorat » et les années qui suivent), sur la signification de l’ignorance flagrante de la pensée hébraïque dans les écrits jusqu’ici publiés (à cet égard, aucun rapprochement par analogie entre la pensée de Heidegger et celle du judaïsme, aussi séduisant soit-il, ne m’a jamais convaincu [9]), mais aussi sur les conditions actuelles de ces révélations et du choix de leur publication anticipée (programmée par qui et dans quel but ?).

Plusieurs questions me viennent à l’esprit que je vous livre : si Heidegger a tenu des « carnets » secrets de 1932 à 1970 et a voulu qu’on les publie sans les expurger (de nombreux autres volumes — et polémiques — en perspective !), pourquoi a-t-on décidé de publier d’abord les volumes couvrant les années 1938-1941 ? Qui l’a décidé ? Peter Trawny (et lui seul) ? Pourquoi n’avoir pas commencé par publier les volumes correspondant à la période dite du Rectorat ? Faute d’y avoir trouvé des phrases suffisamment accablantes ? Pourquoi a-t-on décidé d’extraire des 1200 pages annoncées quatorze "fragments" (qui tiennent en deux pages) non précisément datés et dont jusqu’ici nous ignorons le contexte ? N’y-a-t-il pas un risque — et un risque pour la pensée elle-même — à présenter ces "fragments" comme un bloc apparent (vous verrez plus bas que Guest, s’il utilise régulièrement le terme de "fragment", estime que les mots de "fragments antisémites" sont inappropriés [10]) ?

Gérard Guest, manifestement « affecté » lui aussi (il le dit) par ces révélations, ne se dérobe pas. Il « fait face ». Et il tient son cap. Quoi de plus logique pour quelqu’un qui nous appris à penser « le Danger en l’Être », et même « la malignité de l’Être » ? Si un détour, imposé par les circonstances, est devenu nécessaire, il s’agit de pouvoir continuer à penser non pas « contre Heidegger », mais « avec Heidegger », nous dit Guest. Même si penser « avec » ne devrait pas, à mon sens, interdire de penser « contre » (les écrits et les dits d’un grand penseur ne sont jamais d’un seul bloc, ils ont plusieurs strates, plusieurs niveaux d’intensité, ils peuvent être traversés de contra-dictions), on sait gré à Guest d’être le premier à prendre le risque public de faire face et à nous y inviter, de manière réfléchie et argumentée, sans tapage.

Avant de tenir ce qui a été, le samedi 18 janvier, à tous égards (par sa rigueur et sa tension même), une longue séance exceptionnelle de son séminaire, Guest avait donné à lire aux participants un texte d’introduction. Il est bon que vous en preniez connaissance avant d’écouter, stylo en main.

*


Séminaire du 18 janvier 2014

1/ La fâcheuse découverte des "Schwarze Hefte" ("Carnets noirs") (9’00)

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2/ 2/ Prendre la mesure de l’étendue du désastre (7’41)

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3/ Champs thématiques des affleurements antisémites des fragments (19’46)

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4/ La pensée de l’Ereignis est indemne d’affleurements antisémites (6’26)

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5/ Statut textuel des Carnets secrets (5’29)

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6/ L’antisémitisme, injure faite à la pensée (13’57)

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7/ La finitude du penseur et la question du Mal (10’52)

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8/ Jeux de langage dangereux (5’15)

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9/ La Machenschaft, fil conducteur des fragments ; critique du manuscrit de Trawny (6’35)

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10/ Ignorance par Heidegger du judaïsme (8’16)

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11/ Critique d’un antisémitisme historial selon Trawny (16’58)

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12/ Récusation de l’expression "fragments antisémites" (5’23)

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13/ Lecture du fragment sur la "rationalité vide" et contre Husserl (15’09)

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14/ Questions sur les "sphères de décision", le "calcul", la "race" (6’02)

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15/ Fragment sur la "prophétie" (15’25)

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16/ La "remarque pour les ânes" (9’00)

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17/ Digressions sur le prophétisme (10’31)

Intervention de Marc Dachy.
En voix off, Stéphane Zagdanski.

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18/ La prophétie d’un point de vue philosophique et spinoziste (5’03)

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19/ Fragment sur "l’aptitude au calcul" (5’37)

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20/ Fragment sur "le combat" et "ce qui n’a pas de sol" (9’12)

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21/ Critique de la "contamination" selon Trawny (13’15)

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22/ Discussion sur les "domaines de décision" envers l’Être (5’07)

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23/ Intervention de Danielle Moyse, discussions sur l’antisémitisme de Heidegger (6’49)


La suite : Faire face à l’ouverture des "Carnets noirs" de Heidegger (II) (séance du 29 mars 2014).

***


Ni accuser ni défendre

par François Meyronnis

Si Heidegger a bel et bien écrit des énoncés hostiles aux Juifs et au judaïsme, on ne peut mettre en doute sa défiance envers le nazisme à partir de 1934. Un spécialiste du philosophe s’exprime.

Marianne : L’antisémitisme de Heidegger décelable dans les Cahiers noirs, dont la publication est imminente en Allemagne, est-il une véritable révélation ?

François Meyronnls : Oui, bien sûr. Jusque-là, il n’y avait aucun affleurement antisémite répertorié dans son œuvre. Et seulement deux dans sa vie. En 1933, le « juif Frankel », écrivait-il dans un rapport, et bien auparavant, dans une lettre à sa femme de 1916, il dénonçait « l’enjuivement » (Verjudung) de l’université allemande. Autant dire bien peu de chose pour un Allemand de l’époque. Par ailleurs, on sait que ses étudiants juifs estimaient qu’il n’avait pas ce genre de préjugés, et également qu’il s’était opposé à l’affichage de placards antisémites — sa première décision en tant que recteur de l’université de Fribourg, dira-t-il. Les propos tenus dans ces Cahiers privés obligent désormais à corriger ce jugement.

Quels sont les énoncés les plus problématiques que l’on découvre dans ces documents de travail inédits ?

F.M. : On y trouve quelques énoncés nettement hostiles aux juifs et au judaïsme, c’est vrai, mais attention on y trouve aussi beaucoup d’énoncés antichrétiens et également antinazis, des choses vraiment très hostiles au régime. Il ne cesse notamment de condamner l’antisémitisme biologique et racialiste des nazis, qui repose sur un scientisme et une métaphysique qu’il récuse l’un et l’autre. En revanche, il a beau se défendre d’être antisémite dans une note intitulée « Remarque pour les ânes », il en vient à soutenir qu’il est très difficile pour un juif de faire le saut de l’étant vers l’être. Il prétend que, pris dans le calcul et l’affairement, celui-ci ne pourrait passer d’un plan à l’autre. En somme, il n’y aurait pas de Dasein juif. Nous sommes là devant une affirmation indubitablement antisémite, et très consternante pour Heidegger. A d’autres endroits, il va jusqu’à dire que, si Husserl [le fondateur de la phénoménologie, son maître, à qui Etre et temps était initialement dédié] n’est pas allé jusqu’au bout de sa trajectoire philosophique, c’est parce qu’il était juif et donc retenu dans l’étant. Il y a aussi des passages où il parle sans ambages du « juif Freud », il est vrai pour dire que les nazis ont tort de le diaboliser, dans la mesure où le soubassement de leur doctrine biologisante participerait exactement du même fonds que le freudisme.

Aussi philosophiquement « flouté » que cet antisémitisme puisse être, il est tristement classique dans son expression. Le « calcul », l’« affairement », tout ça évoque les propagandes les plus anciennes...

F.M. : Il n’y a pas d’antisémitisme raffiné, en effet. Celui de Heidegger est aussi lamentable qu’un autre. Il n’a cependant aucun rapport avec celui des hitlériens, qu’il attaque à mots couverts dans son enseignement, non sans courage. Heidegger est le contraire d’un salaud. La meilleure preuve, c’est qu’il a gardé ses notations antisémites pour ses carnets privés, sans jamais en faire étalage nulle part. A partir de 1934, il prend conscience du caractère criminel du régime et n’a pas mis ses propres préjugés au service de la propagande nazie. L’épisode de la « Nuit des longs couteaux » aura mis un terme définitif à ses illusions sur Hitler. Il démissionne donc de toute charge officielle, détournant ses enfants mais aussi ses étudiants d’adhérer au parti nazi. Par ailleurs il faut tout de même souligner que les affirmations antisémites dont nous parlons ne forment mises bout à bout que 2 pages sur un ensemble de Cahiers qui en compte plus de 1200.

De quelle façon ces révélations rejaillissent-elles sur l’idée que vous vous faites de la pensée de Heidegger ?

F.M. : Ce qu’il y a d’intéressant dans la publication de ces Cahiers, c’est qu’elle ruine toute tentative de blanchiment intégral de Heidegger. Il y a bel et bien chez lui un impensé et il faut l’affronter. Celui-ci n’est pas l’antisémitisme d’ailleurs, mais il a à voir bien sûr avec son allégeance au Parti national-socialiste de 1933 à 1934. Rien n’est plus étranger à Heidegger que l’universalisme français. Il pense qu’il y a un lien direct, très particulier, intime entre la langue allemande et la langue grecque. Cela lui vient essentiellement de Hölderlin. Il pense que le commencement grec se donne de nouveau dans sa propre langue, ce qui fait du peuple allemand un nouveau peuple élu, et ne suppose pas beaucoup d’amitié pour les juifs. L’être se donnerait donc d’abord en grec et en allemand. Evidemment, cette thèse qui tend à envisager le latin et le français comme des sédiments ou des obstacles est liée aux invisibles de la langue allemande au moins depuis le XVIIIe siècle. Aujourd’hui, un penseur a autre chose à faire, me semble-t-il, qu’à endosser ce préjugé heideggérien. Le moment est venu de remettre en question à la fois cet implicite de Heidegger, ce lien privilégié du grec avec l’allemand, et les présupposés universalistes des Français. Sur cela, il faudrait apprendre à penser librement, avec calme. Sans chercher à accuser. Ni à défendre. La pensée de Heidegger reste d’une très grande ampleur. Rien n’est remis en cause à cet égard.

Propos recueillis par Aude Lancelin.

François Meyronnis est écrivain et cofondateur de la revue Ligne de risque. Dernier ouvrage paru : Tout autre (Gallimard, coll. L’infini).

Marianne du 18 janvier 2014.

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Du bon usage de Martin Heidegger

Répliques, 7 décembre 2013.

Hadrien France-Lanord. Professeur agrégé de philosophie, enseigne en Lettres et Première Supérieures à Rouen. Auteur notamment de Paul Celan et Martin Heidegger.
Christian Sommer. Chercheur aux Archives Husserl de Paris (UMR 8547 CNRS/ENS). Sur Heidegger, il a notamment publié Heidegger, Aristote, Luther. Les sources aristotéliciennes et néo-testamentaires d’Être et temps.

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Slogans anti-juifs dans une rue de Berlin en juin 1938. | AFP

Heidegger : une pensée irréductible à ses erreurs

par Hadrien France-Lanord

Heidegger, une philosophie du nazisme ? Des passages antisémites tirés des « Cahiers noirs » dans lesquels Martin Heidegger (1889-1976) a consigné ses pensées les plus personnelles suscitent la polémique. Dérive du célèbre penseur allemand ou légitimation intellectuelle de l’idéologie hitlérienne ? La controverse fait rage avant leur parution, en Allemagne, en mars.

Il faut le dire pour commencer : c’est de philosophie qu’il s’agit. En tant que philosophie, la pensée de Heidegger pose un ensemble de questions à notre époque : quel sens a le fait que le savoir, sous la forme presque exclusive de la science, est sommé de livrer à travers des dispositifs de recherche des résultats les plus efficacement utilisables et rentabilisables ? Que signifie une époque où la politique est la gestion économique d’un pouvoir qui n’a en conséquence pas de garants, mais des administrateurs inféodés à sa budgétisation ?

Quelles sont les implications du biologisme qui somme l’existence humaine de se livrer en tant que processus biologique ? Comment assumer la modernité, c’est-à-dire nous réapproprier l’héritage du coup d’envoi grec à notre époque où « le fil de la tradition est rompu » (Hannah Arendt) ? Comment repenser, hors des cadres théologiques traditionnels, le divin et le sacré à l’époque de la mort de Dieu ? Comment donner accueil à l’espace poétique moderne dont des interlocuteurs privilégiés de Heidegger tels que le poète allemand Friedrich Hölderlin (1770-1843), le poète américain George Oppen (1908-1984) ou Paul Cézanne sont des figures éminentes ?

LE MOUVEMENT NATIONAL-SOCIALISTE

Enfin, que signifie une époque où un de ses plus grands penseurs s’est temporairement engagé dans le mouvement national-socialiste au moment de son émergence au pouvoir ?
Toutes ces questions, intempestives comme le sont les grandes questions philosophiques, ceux qui ont aujourd’hui à cœur de penser ne peuvent se dispenser de les méditer ensemble, pas plus qu’on ne peut ignorer Aristote quand on s’avise de penser le monde grec.

Il faut à présent en ajouter une nouvelle, posée cette fois à la pensée de Heidegger. Ce printemps paraîtront trois volumes de « Réflexions », des notes restées privées dans lesquelles figurent une quinzaine de passages s’échelonnant entre 1937 et 1941, où Heidegger parle des juifs et du judaïsme.

Parmi ces notes de circonstance, plusieurs s’opposent au racisme antisémite nazi ; d’autres plaquent la critique de l’efficience totale (Machenschaft) sur un prétendu « judaïsme international », non sans laisser refluer des clichés antisémites. Dans un autre volume encore se trouve une parenthèse où Heidegger dénonce l’antisémitisme comme « insensé et abject ».

La découverte de ces propos dont plusieurs sont choquants, lamentables voire insupportables n’appelle aucune défense. En toute probité philologique, il faut encore attendre de lire le contexte dans lequel ils sont écrits, et il faut également tenir ensemble tous les aspects du problème.

Tout d’abord, le comportement public de Heidegger qui n’a jamais manifesté le moindre geste antisémite, notamment pendant son engagement en faveur de Hitler alors qu’il était recteur de l’université de Fribourg, entre 1933 et 1934, où il s’est opposé à la propagande du régime et a écrit des lettres de soutien à des amis juifs et des lettres au ministère pour défendre des collègues juifs (le philologue Eduard Fränkel et le chimiste Georg von Hevesy) ; ensuite, les passages problématiques des Cahiers ; enfin la condamnation sans équivoque de l’antisémitisme dans ces mêmes Cahiers.

Tout cela ne peut être simplifié. Mais il faut en même temps prendre acte avec gravité des passages consternants des Cahiers et redoubler d’interrogation, là précisément où Heidegger n’a pas pris le temps de questionner, en appliquant mécaniquement des concepts de l’histoire de l’Etre (le règne de l’efficience totale, le gigantesque) à un prétendu « judaïsme international » dont il n’a pas cru nécessaire d’interroger la fictive existence.

Face à ce défaut de questionnement chez un penseur qui fait de la question l’essence même de la pensée, il faut s’interroger philosophiquement sur le sens de cette faillite momentanée mais grave de la pensée, sur ce qui lie une pensée à un penseur et à une époque, et sur les angles morts de toute pensée.

L’antisémitisme est un cas avéré de non-pensée se nourrissant d’une ignorance de la pensée juive, qui frappe très largement la philosophie occidentale, qu’on songe à Malebranche, Voltaire, Hegel, Marx, ou pire encore Gottlob Frege (1848-1925). Plusieurs propos de Heidegger n’en sont pas exempts, sans fomenter d’imprécations haineuses contre les juifs, mais en ignorant tout ce que peut receler le Talmud pour qui tente justement de penser hors de la métaphysique.

Reste à savoir si une non-pensée contamine une pensée. La logique de Frege est-elle contaminée par de l’antisémitisme ? Il me semble que c’est une manière d’emblée fallacieuse de poser les questions, qui s’inscrit dans une dangereuse perspective d’épuration.

Se demander en revanche comment un penseur peut en arriver jusqu’à un point de rupture avec sa propre pensée est une question qui ne relève pas d’une quelconque « affaire Heidegger ».

Dans ce moment d’ébranlement, c’est une question nouvelle à poser à Heidegger aujourd’hui, où il y va de la finitude de la pensée, mais de la pensée bel et bien, qui a pour nom : Etre et temps, Apports à la philosophie, Acheminement à la parole — autant de livres de philosophie qui font parmi d’autres notre époque et dans lesquels aucune espèce d’antisémitisme n’a de place.

Hadrien France-Lanord (Professeur agrégé de philosophie), Le Monde du 26-01-14.

Hadrien France-Lanord est l’auteur de «  S’ouvrir en l’amitié » (éd. du Grand Est, 2010) et « Heidegger, Aristote et Platon. Dialogue à trois voix » (Cerf, 2011). Il a codirigé le « Dictionnaire Martin Heidegger » (Cerf, 2013).

Lire également : Heidegger, y a-t-il vraiment du neuf ?.

***

[1Précision : « fâcheux » : « qui fâche ». Pénible (Littré).

[3Les « heideggeriens », qui consacrent un article à Blanchot, mais pas à Derrida (sauf indirectement), dans le Dictionnaire Martin Heidegger, ne me le pardonneront peut-être pas, mais on relira avec profit l’Entretien de Jacques Derrida du 6 novembre 1987 : il y est question de la polémique — déjà ! — qui suivit la publication du livre de Victor Farias, Heidegger et le nazisme.

[4Desclée de Brouwer, 2002.

[6Cf. la remarquable présentation de Gérard Guest : G comme Grec.

[9Qu’il s’agisse de la « secrète convergence » dont parle Marlène Zarader dans La dette impensée. Heidegger et l’héritage hébraïque, ou de « l’énigmatique connivence » dont parle Zagdanski dans l’article « Pensée juive » du Dictionnaire Martin Heidegger (p. 981).

[10Il ne s’agit pas de « thèses » et on ne peut lire ces "fragments" comme on lit, par exemple, les Thèses sur Feuerbach de Marx. Et il faut à l’évidence se méfier des compilations posthumes. On sait les désastres qu’a produit un volume comme La volonté de puissance que Nietzsche n’a jamais écrit comme tel et qui a suscité bien des falsifications et bien des interprétations erronées,— et chez Heidegger lui-même qui en fait « l’oeuvre fondamentale » de Nietzsche.

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7 Messages

  • Georges | 13 septembre 2016 - 18:47 1

    Enfin il y a là quelque chose d’extraordinaire, pourquoi certains dont c’est la profession ou en tout cas le gagne-pain de lire et de délivrer la substance de ce qui se dit dans les livres concernés à ceux qui n’ont pas le temps ou qui ont la flemme de se colleter aux textes affrontant d’autres dont c’est aussi le gagne-pain ou le métier ont une lecture radicalement différente des textes ? Comment se fait-il que des experts devant des textes n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la signification de ceux-ci ? Je bénis le temps d’avant internet où pour la première fois j’ai lu un livre de philosophie, il s’agissait d’ "Introduction à la métaphysique", je ne connaissais rien à rien ni en art ni en philosophie et surtout je ne connaissais rien sur la vie de l’auteur ; évidemment je n’ai rien compris et j’ai passé des nuits blanches à essayer de décrypter deux ou trois pages, j’ai acheté un petit dictionnaire de grec car beaucoup de mots sont en grec non traduits et je me suis accroché car il y avait quelque chose là-dedans qui faisait vibrer mes profondeurs, qui me faisait entrer en jubilation, par moments, hallucinations ou pas, j’entendais le ciel gronder en méditant les paroles du penseur ... Depuis lors je me fous comme d’une guigne de ce que peuvent me dire les négatifs sur cet auteur puisque personne n’est d’accord je préfère entendre les paroles d’un Sollers ou d’un Gérard Guest qui me font signe vers le mystère et la poésie, vers une vision enfantine du monde quoi !


  • A.G. | 25 mars 2014 - 10:44 2

    Suite du Séminaire de Gérard Guest
    samedi prochain 29 mars, de 16h à 19h, à Reid Hall
    (4, rue de Chevreuse 75006 Paris)

    Séminaire XXXIV : Heidegger - contre vents et marées (suite)
    Faire face à l’ouverture des "Carnets noirs" de Martin Heidegger, II.

    II. Reprendre la parole - soutenir la cause de la pensée.

    « Après avoir tenté, dans la séance XXXIII du Séminaire, de prendre la mesure de l’étendue du désastre, en prenant acte de fragments, encore à paraître, des Carnets noirs de Heidegger en cours de parution, et donnant lieu à des affleurements de préjugés antisémites ou antijudaïques, la séance XXXIV sera consacrée à soutenir la cause de la pensée en contestant le bien-fondé de la thèse, très-médiatiquement relayée, de Peter Trawny, selon laquelle toute la pensée de l’Être en serait, par là même, "contaminée". » Gérard Guest.


  • A.G. | 14 mars 2014 - 14:31 3

    « Reportage sur Arte consacré aux "Carnets Noirs" de Heidegger, avec interview de Stéphane Zagdanski pour la partie française, très tronquée par la rédaction allemande d’Arte, de sorte que l’ensemble du reportage reste à charge.
    L’audio non retouché précède le reportage, rendant manifeste la manipulation du journaliste allemand M. Wulf, qui a monté le sujet, de manière à faire ressortir que "Ce qui est surprenant, c’est qu’à l’étranger, comme en France, on ressent un besoin de laver Heidegger de tout soupçon... "...
    Qu’on en juge. »

    A signaler que la prochaine séance du séminaire de Gérard Guest aura lieu le 29 mars 2014 à 16h (Reid Hall, 4, rue de Chevreuse 75006 Paris).


  • A.G. | 3 février 2014 - 16:44 4

    Du nouveau sur Heidegger et les « Cahiers noirs »

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    Le "Cahier noir" retrouvé entre le mains de Silvio Vietta.
    DR photo Katrin Binner pour "Die Zeit".
    -------------

    L’émotion suscitée en France et en Allemagne par la parution prochaine (en mars 2014) des Cahiers noirs (Schwartze Hefte), le journal de pensée que le philosophe Martin Heidegger a tenu des années 1930 à sa mort, continue de produire vagues et effets. Il suscite même de nouvelles trouvailles. Ainsi, l’hebdomadaire de Hambourg Die Zeit, dans son édition du 23 janvier, rapporte avoir envoyé ses reporters à la recherche d’un des exemplaires, jusque-là disparu, des 33 cahiers que constitue l’ensemble des ces réflexions, dont certains extraits de nature antisémites ont ému jusqu’aux plus fidèles disciples lorsqu’ils ont été connus, fin 2013.
    Divisant ces textes qu’il comptait bien voir publiés en Überlegungen (« méditations », couvrant la période jusqu’à 1941) et Anmerkungen (« remarques », en gros à partir de 1945), l’auteur d’Être et temps a fait subir à ce cahier de césure un sort pour le moins rocambolesque.
    En effet, ce document n’était en possession ni des héritiers de Heidegger ni des Archives littéraires allemandes de Marbach (où le fonds est déposé). Il était entre les mains d’un professeur de littérature allemande à Hildesheim, Silvio Vietta et conservé à Heidelberg. Là encore, la vie sentimentale agitée de Martin Heidegger a fait son œuvre. Celui-ci en avait fait présent à la mère de S. Vietta, Dorothea Feldhaus puis Vietta (décédée en 1959). Dorothea ("Dory") était devenue une des maîtresses du philosophe, ce qui amena la fin du mariage de celle-ci avec l’un de ses premiers disciples, Egon Vietta, père de Silvio. Ce dernier qui a connu et fréquenté Heidegger après la mort de ses parents séparés à la fin des années 1950, est actuellement en négociation avec Marbach pour la vente de ce manuscrit jusque là manquant, révèle la Zeit.

    RETOUR SUR LE RECTORAT

    Si, aux dires de Silvio Vietta, ce cahier ne contient aucun propos antisémite comme on en a trouvé dans ceux des années 1930, Heidegger y commente en revanche son interdiction d’enseigner à l’université de Fribourg-en-Brisgau dans le cadre de la dénazification et revient sur son expérience en tant que recteur de la même université (1933/1934) après la prise du pouvoir par Hitler. « Dans les passages concernant l’université, explique Silvio Vietta à la Zeit, nous trouvons une critique qui porte justement sur le ’Troisième Reich’ et sa fin et qui lui donne le sens d’un déracinement fondamental de la pensée occidentale. D’autres passages laissent percer même un doute radical sur lui-même, qui peut-être se rapporte à ses positions de 1933-34. »

    Die Zeit reproduit un extrait de ce "Cahier noir" perdu, qui décrit la réaction de Heidegger à sa mise à l’écart de l’université, en janvier 1946 (Anmerkungen I, p. 105) : « Aujourd’hui (...) le recteur de l’université m’a fait savoir que le Sénat avait unanimement accepté ma requête déposée le 8 octobre 1945 de devenir émérite [de partir à la retraite], assortie cependant de ’l’interdiction’ (Versagung) d’enseigner pour un délai illimité. On pourra examiner plus tard, en cas de bonne conduite, si et sous quelle forme mon enseignement pourra reprendre. En même temps m’a été signifié de me tenir à l’écart de l’opinion publique, par quoi on entend aussi de m’abstenir de toute ’publication’. L’université prendra cependant soin que mon domicile me soit conservé dans le but d’y travailler. — Sur la légalité d’une telle procédure, je préfère ne pas me prononcer, sinon sur le bon goût (Geschmack) puisque le Sénat n’a jamais osé me mettre en main rien d’écrit au cours de la procédure, mais a décidé que le recteur devait me faire connaître sa décision oralement. J’ai [assuré ?] le recteur que je n’exercerai aucune activité publique à l’université et que par ailleurs en aucune façon je n’afficherai le rôle de l’offensé en me retirant. » laphilosophie.blog.lemonde.fr.

    Lire également :
    l’entretien avec Silvio Vietta dans Die Zeit du 30 janvier
    l’entretien avec François Fédier dans Die Zeit du 18 janvier.


  • A.G. | 30 janvier 2014 - 10:19 5

    Heidegger : une pensée irréductible à ses erreurs

    par Hadrien France-Lanord

    Il faut le dire pour commencer : c’est de philosophie qu’il s’agit. En tant que philosophie, la pensée de Heidegger pose un ensemble de questions à notre époque : quel sens a le fait que le savoir, sous la forme presque exclusive de la science, est sommé de livrer à travers des dispositifs de recherche des résultats les plus efficacement utilisables et rentabilisables ? Que signifie une époque où la politique est la gestion économique d’un pouvoir qui n’a en conséquence pas de garants, mais des administrateurs inféodés à sa budgétisation ?

    Lire l’article de France-Lanord.


  • A.G. | 21 janvier 2014 - 01:10 6

    Ni accuser ni défendre, un entretien avec François Meyronnis paru dans Marianne du 18 janvier. Lire ici.


  • V.K. | 20 janvier 2014 - 22:28 7

    Des fragments de texte extraits des Carnets noirs !
    « caractère antisémite avéré » reconnaît Gérard Guest, sonné par sa découverte.
    Encore que des fragments, hors contexte, pour le moment. Mais plus qu’une bombe à fragmentation, c’est d’une véritable bombe à hydrogène qu’il s’agit, une bombe H comme Heidegger !

    L’écoute des extraits du séminaire de Gérard Guest joints à l’article s’impose.
    Comme un chirurgien avec son scalpel, Gérard Guest, opère à vif avec précision. Du sang et des larmes. Pas seulement - le chirurgien opère pour circonvenir le mal. Un séminaire exceptionnel, à découvrir absolument.

    Le Monde du jour, accorde aussi une pleine page à la prochaine parution des « Cahiers noirs » :


    Le Monde du 21/01/2014
    ZOOM... : Cliquez l’image.


    • Peut-être est-il bon de préciser que l’article de Peter Trawnny que Le Monde a publié dans son édition du 21 janvier est la traduction d’un article d’abord paru dans Die Zeit (vous pouvez le lire ici dans un format plus lisible) et n’est pas le texte encore inédit que commente Gérard Guest dans son séminaire, texte qui, lui, sera repris dans un volume plus vaste au printemps prochain.
      Quant au deuxième article de Peter Trawny, A Paris, les gardiens du temple s’affolent, également publié par Le Monde, il révèle au moins autant le positionnement délibéré et réitéré du journal que l’affolement des "heideggeriens" (relire ce qu’écrivait déjà Roger-Pol Droit dans Le Monde du 14 octobre 1987 au moment de la publication du livre de V. Farias).