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Rentrée littéraire 2013 : David di Nota, Ta femme me trompe

Parution le 5 septembre

D 27 août 2013     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



« On fait toujours l’amour à trois, tel est le postulat comique sur lequel repose la sexualité humaine. On comprend du même coup l’importance de ce genre injustement méprisé : le vaudeville. Dans celui-ci, le lecteur fera la connaissance d’une nymphomane pleine de ressources. Il assistera à la rencontre de l’amant et du mari et il s’apercevra qu’il n’est pas si facile de déterminer qui est le cocu des deux. Il découvrira des vidéos cochonnes, mais également un ministre éminent, des intellectuels engagés, et même une guerre européenne dont personne n’a entendu parler. Ce faisant, il découvrira que la bêtise sexuelle est le véritable moteur de l’histoire — ou de l’Histoire, comme on voudra. »


Les premières pages de Ta femme me trompe

« La grande époque du bouffon est sans doute passée et ne reviendra plus. Tout tend vers d’autres fins, inutile de le nier. Qu’importe, l’institution de la bouffonnerie peut bien cesser désormais d’appartenir à l’humanité et se perdre, j’en aurai tout de même joui jusqu’au bout. »

KAFKA, Journal

1

Lorsque les Soeurs du Saint Sauveur lancèrent leur premier disque a cappella, je me trouvais en Italie afin d’enquêter sur l’actrice pornographique Claudia Koll. Comme la plupart des actrices italiennes, celle-ci s’était reconvertie dans la défense du christianisme. Apprenant par hasard qu’elle tiendrait un meeting à quelques kilomètres de Rome, je m’étais rendu sur les lieux, avide de pratiquer mon italien, et, bien sûr, curieux de voir ce qu’une actrice pornographique pourrait bien nous apprendre sur Jésus.

La campagne s’éveillait à peine, mais le chant des grillons ne fit que m’irriter, d’autant qu’une série de questions touchant la jeune actrice occupait mon esprit. J’espérais renouveler de fond en comble mon sujet (c’était là mon habitude), mais j’ignorais comment raconter cette histoire correctement. Après avoir remercié le conducteur du bus, je pris un chemin de traverse, et fis un signe au premier paysan que le hasard plaça sur ma route. L’homme m’indiqua presque aussitôt, avec cette spontanéité haute en couleur qui rend cette terre si attachante, un bar où il me serait très facile de la rencontrer.

2

Après avoir rejoint le troquet en question, je poussai la porte d’entrée, heureux de l’excitation fort conviviale qui semblait s’être formée à l’intérieur. Claudia était assise ; elle tenait un micro entre ses mains. Son air n’avait rien que de très affable, mais elle évoqua son parcours avec le plus grand sérieux, et je compris immédiatement qu’il me serait impossible de me moquer d’elle. Tout ce sur quoi j’espérais exercer mon esprit caustique (la pornographie, sa conversion subite, son lien aux Soeurs du Saint Sauveur) disparut sur-le-champ. Lorsque je repris mon carnet, je m’aperçus que je n’avais rien annoté, et qu’il me serait impossible d’envoyer à la rédaction le moindre élément tant soit peu rigolard sur cet événement.

3

Comme je m’enquis auprès d’un collègue sur la tenue de sa prochaine conférence, elle glissa le micro sur son support, puis elle descendit de l’estrade. Un homme se précipita pour saisir sa main droite, un autre lui fraya un chemin jusqu’au banquet. Elle accepta une assiette en carton avec une simplicité étonnante, puis elle se mit à picorer ses chips au milieu des convives. Une atmosphère étonnamment raffinée se forma autour d’elle. Bien que sa dernière fellation fût encore dans toutes les mémoires, chacun se mit à parler d’elle avec déférence, comme si la vie n’était qu’une suite de politesses et que nous nous étions tous donné rendez-vous au Jésus Christ Country Club. Si la politesse a du bon, un tel respect pour sa personne ne devait pas beaucoup m’aider à briser la distance qui me séparait d’elle. Lorsque la conférence toucha à sa fin, elle passa devant moi, mais je ne sus comment lui adresser la parole. « Vu C. K. au Bella Roma — Atmosphère déroutante », telles furent mes seules annotations ce jour-là.

4

Je rentrai vers midi et passai à la réception afin de retirer la clé. Comme je m’apprêtais à regagner ma chambre, un homme s’est avancé vers moi, puis il m’a proposé de l’accompagner au bar.

— Je crois savoir que vous réalisez un reportage sur Claudia Koll, m’a-t-il dit. C’est passionnant, oui, tout à fait passionnant. Savez-vous qu’elle a tourné dans un film érotique ?

— Cela ne m’a pas échappé, le rassurai-je.

— Écoutez, j’ai dans ma chambre un certain nombre de films pornographiques qui devraient vous intéresser.

Il détailla leur contenu, avant d’ajouter, comme pour conclure :

— Mon pressentiment est que vous allez vous régaler.

C’était un drôle de pressentiment. Comment devais-je le prendre ?

5

Un croque-mort peut se désintéresser de la victime qu’il enterre, mais un reporter digne de ce nom ne peut pas se désintéresser des hommes qui l’entourent. Il sait que son destin se joue peut-être ici, là, maintenant. Nous montâmes dans sa chambre en empruntant le couloir principal. L’homme marchait d’un pas sûr, comme s’il avait montré des vidéos pornographiques toute sa vie. Sa chambre donnait sur le Tibre, et, en un certain sens, jouissait d’une vue plus agréable que la mienne. Il me fit asseoir sans façon, et, après avoir glissé un premier film dans la fente, il s’installa bien confortablement dans un fauteuil. Ses chemises traînaient par terre et ses chaussures étaient séparées d’un bon mètre l’une de l’autre. Quant aux DVD, ils étaient jetés çà et là, et sans le moindre égard pour les soubrettes qui, au petit matin, devaient sûrement se charger du rangement. Quoi qu’il en soit, nous visionnâmes une série de bukkake (suite d’éjaculations faciales en japonais) sans qu’apparaisse un seul instant le visage angélique de mon héroïne. Comme je m’en aperçus sans mal, sa connaissance de Claudia Koll était quasiment nulle. Il s’était toujours contenté du bas de gamme. En vérité, cet homme détestait se branler tout seul et cherchait simplement un peu de compagnie. Taraudé par ce besoin maladif, il s’était mis à errer dans la chambre d’hôtel, puis, apprenant du portier que je préparais un article sur elle, son visage s’était subitement illuminé. Le reste allait de soi et n’était vraiment pas difficile à comprendre.

6

À l’évidence, ce film pornographique n’était pas bon, et je dus rester un long moment sur l’autre fauteuil afin de trouver les mots justes pour lui signifier mon départ, cependant que des Japonaises, les lèvres recouvertes de sperme, tendaient vers nous leur gentil visage de martyr. Du
moins cette vidéo assez banale me permit-elle d’affiner la théorie de l’amour que je préparais depuis trois mois. J’avais trouvé dans le Gradus des procédés littéraires (édition 10/18) une importante source d’inspiration. La sexualité féminine n’est-elle pas dominée par cette curieuse figure de style que l’on appelle une synecdoque ? Une synecdoque donne la partie pour le tout. Donnez-lui une partie (le regard, les fesses ou les mains de l’homme dont elle est éprise, par exemple) à même de signifier l’Amour, et la femme est contente. La sexualité masculine, quant à elle, est dominée par cette figure de rhétorique que l’on appelle un zeugma. Un zeugma permet d’accoler
deux parties hétérogènes. L’homme n’a nullement
besoin qu’une partie renvoie au tout de
l’Amour. Ce qu’il cherche, c’est le raccourci qui
lui permettra d’accoler deux parties (son propre
sexe sur un visage, par exemple). S’il peut accoler
deux parties, l’homme est content.

*


David di Nota, un vaudeville interdit aux moins de 18 ans

Après des oeuvres plus ouvertement politiques (J’ai épousé un casque bleu et Sur la guerre, mis au programme des concours des officiers de l’armée de l’air en 2008), David di Nota, romancier et docteur en sciences politiques, quitte le champ de bataille pour le terrain non moins miné des relations amoureuses. Dans Ta femme me trompe, un journaliste, qui ne manque jamais de passer déposer son linge chez sa mère, entame une relation sulfureuse avec la femme d’un inconnu dans le coma, croisé une seule fois en Italie dans une chambre d’hôtel, lors d’une scène cocasse de masturbation à plusieurs.

Le titre à lui seul résume bien le ton du livre, qui multiplie les très courts chapitres façon comic strip et où se mélangent trio amoureux pour le moins bouffon et traits d’esprit pleins d’humour. Dans un style indolent, David di Nota multiplie les réflexions et les théories absurdes, comme la sexualité féminine et masculine comprise à la lumière du Gradus, les procédés littéraires et de ses figures de style. On pouffe à toutes les pages face aux déboires d’un héros qui n’en est pas un et qui se laisse porter sans grande conviction là où les événements le mènent jusqu’à la déconfiture finale. "L’homme qui s’est fait avoir peut toujours choisir de rentrer chez lui", conclut-il. Belle philosophie au pessimisme presque joyeux qui rappelle l’importance d’une résignation tranquille face à la bêtise et à l’absurde. Dans un monde où le mari cocu est souvent le plus heureux, rien ne sert de prendre le taureau par les cornes...

Julie Brunet, lepoint.fr, 31-07-13.

*

Adultère de feu

Bonnes manières et jambes en l’air dans une parodie à deux visages de David di Nota.

Il arrive que les hommes et les femmes s’offrent des gâteries comme on offre un verre à un invité, parce que cela se fait. C’est le cas des personnages de Ta femme me trompe. Jouissant « péniblement » quand ce n’est pas carrément le fiasco, le journaliste héros de ce roman bref et drôle se voit proposer « une petite pipe » qu’il décline poliment (« J’ai préféré attendre un peu »). Il « savonne l’entrejambe » d’une partenaire comme il ferait la vaisselle en devisant de tout et de rien, ou demande à une autre, aussi poliment : « Puis-je te lécher ? » Il s’emballe pour des femmes libres et modernes. Pour Isabelle, par exemple, « qui avait une passion pour la vie ». « Chose assez rare pour être signalée, elle regardait des films érotiques toute seule. » Pendant l’amour, elle guide son amant : « Je te préviens, si tu continues comme ça, je vais jouir. » « Quel est le problème ? » lui répond le héros. Oui, quel est le problème ?

Serre-tête. David di Nota, l’auteur, s’amuse, et nous le suivons avec beaucoup de plaisir. Sans massacrer ses personnages, pour lesquels il a de la sympathie, il joue avec les idées reçues et les codes sociaux qui parasitent les rencontres, la sexualité et le discours sur la sexualité que le roman parodie.

Si son héros prépare une théorie sur l’amour que le lecteur découvrira (elle n’est pas mal du tout), David di Nota, romancier né en 1968, évite l’explication générationnelle ou sociologique. Néanmoins, dans la liaison entre ce célibataire « journaliste multicarte » et une bourgeoise à serre-tête mariée, il est souvent question d’humanitaire, d’humanisme et de respect de l’autre. La libération sexuelle et le culte du respect de l’autre semblent faire mauvais ménage.

Lorsque s’ouvre le roman, ce journaliste sans prénom est malin et « rigolard ». Il enquête sur la reconversion chrétienne d’une actrice porno italienne. Elle donne à Rome une conférence sur Jésus que l’assistance écoute d’un air contrit, alors que sa dernière fellation est dans toutes les mémoires. « Comme si la vie n’était qu’une suite de politesses et que nous nous étions tous donné rendez-vous au Jésus Christ Country Club. » Il n’échappe pas au héros que l’on marche sur la tête. Il abandonne son enquête. C’est alors que David di Nota le métamorphose en gentil dadais et l’embarque dans un adultère également « suite de politesses » et d’audaces convenues.

La femme mariée entraîne l’amant dans un restaurant de bord de mer, le Paradis des crustacés. « Viens, a-t-elle fait. Allons manger. » Cette proposition banale suffit au héros pour se demander « d’où elle tirait cette force, cette énergie ». Il lui faut une vie qui ait une allure folle. Il met du lyrisme partout, il est engoncé dans les formules toutes faites. Mais il a des fulgurances. On lui doit le titre, Ta femme me trompe, car c’est l’une de ses répliques. Il le décline en : « Ton épouse me dindonne avec un autre. » Le passage rapide et réversible de l’intelligence à la bêtise chez ce personnage est un autre terrain de jeu pour l’écrivain et le lecteur.

Scoop. David di Nota prend un virage dans les dernières pages et abandonne la parodie. Terminée la comédie des bonnes manières : l’épouse qui délaisse son amant reporter lui vole un scoop et le menace de révéler le sacro-saint secret des sources. L’humour de cette aventure rocambolesque change de registre, les insultes s’échangent du tac au tac. Celui qui se saoule aux figures de style et se raconte des histoires revient à la réalité grâce à des grossièretés, des vraies.

Virginie Bloch-Lainée, Libération, 04-09-13

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David di Nota dans ses oeuvres

David di Nota est diplômé de l’Institut Français de géopolitique et docteur en science politique. Il a déjà publié aux Éditions Gallimard, dans la collection L’Infini, Festivité locale (1991), Apologie du plaisir absolu (1993), Quelque chose de très simple (1995), Traité des élégances, I (prix Mousquetaire, 1999), Projet pour une révolution à Paris (2004), J’ai épousé un Casque bleu (2008), Bambipark (2009). Il a reçu le prix Amic 2008 de l’Académie française pour l’ensemble de ses livres.

David di Nota chez Gallimard
Le blog de David di Nota

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Et puisqu’il est de mode de parler des « non livres de la non collection » L’infini, voici quelques conseils de lecture.

Projet pour une révolution à Paris

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2004

« Or, un jour, comme je regardais couler la Seine (le coude adéquatement soutenu par une colonne en béton), je pris conscience de notre histoire. "Cette fois tu ne peux plus attendre", me dis-je. Et je formai le projet immédiat d’écrire un roman court afin de rendre hommage à ma femme, à Julie, et à ce que je nommerais volontiers leur "petite aventure extra-universitaire". Ayant appris de mon épouse que mon souhait désormais serait de devenir écrivain, Julie Scherer devait m’assurer de son concours plein et entier dans cette nouvelle entreprise. "Cette histoire est cousue de fil blanc", me dit-elle cependant à la lecture du manuscrit. Avant d’ajouter : "Il y a beaucoup trop de sentiments dans ce que vous écrivez. N’oubliez pas que les sentiments ne sont que des raisonnements mal construits". Cette théorie ne devait pas me faciliter la tâche, et je restai un long moment sans avancer. Mais, après des mois d’un labeur acharné, je parvins enfin à remplacer un roman sincère, et certainement autobiographique, par un roman artificiel où tout est faux, celui-ci. »

« Ce roman est d’ores et déjà un livre culte » (Éric Neuhoff)

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J’ai épousé un Casque bleu

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2008

« Bosnie-Herzégovine, septembre 1994. Le commandant Balmer est envoyé sur le terrain afin de maintenir la paix. Intervention étrange, puisque la paix n’existe pas, puisque la guerre se poursuit sans encombre, et puisque cette mission finit par couvrir un génocide sous un voile de bons sentiments humanitaires. Avec un réalisme sans appel, l’auteur signe une comédie sombre sur les penchants criminels de l’Europe bien-pensante. »

« Je ne vois pas ce qu’il y a de fascinant dans le Mal, c’est plutôt le Bien qui est effrayant. Nettoyer un village en crucifiant tout ce qui bouge peut choquer la raison, mais ce qui dépasse l’entendement, c’est l’ingénuité avec laquelle nous avons redécouvert cette vérité de base. S’il s’agit d’une ingénuité feinte, alors notre perversité n’est pas moindre que celle de Mladic, mais si elle est réelle, alors notre inculture face à la guerre est devenue proprement abyssale. »

« Sur la guerre » est une longue adresse à Philippe Sollers.

Le livre a été placé sur la liste des lectures impératives à l’École des officiers de l’armée de l’air.

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Bambipark

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2009

«  Lisez tout de suite le livre de David Di Nota, Bambipark, qui vous fera le plus grand bien dans la description du désastre humanitaire. » Philippe Sollers.

« Serbie, mars 1999. L’OTAN déclenche l’opération Force Alliée afin de faire plier le régime de Milosevic. Le but, dit-on, est strictement humanitaire : il s’agit de faire reculer un dictateur au nom des Droits de l’homme. Mais les choses sont-elles aussi simples ? Et pourquoi rien ne se passe-t-il comme prévu ? Investigation comique et sombre sur les mirages de la morale internationale, Bambipark poursuit, après J’ai épousé un Casque bleu, la description millimétrée des vraies fausses guerres européennes. »

Têtes subtiles et têtes coupées est une « tragi-comédie en deux actes avec morale à la fin ».

*


Sur Marcelin Pleynet

Intervention de David di Nota lors de la projection de Vita Nova [1], de Florence D. Lambert et Marcelin Pleynet, au MK2 Beaubourg, le 8 avril 2010.


Le DVD Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Je voudrais commencer par remercier Florence de me donner l’opportunité de témoigner ici de l’immense affection que je voue à l’œuvre de Marcelin Pleynet, et peut être aussi de faire en sorte que la projection de ce soir soit quelque chose comme une fête.

Puisque nous sommes entre amis, puisque nous ne sommes pas tenus par des contraintes commerciales, puisque que nous n’essayons pas ici de faire avancer notre petit pion social, alors offrons-nous ce luxe de parler uniquement de littérature, offrons-nous cette joie sans complications inutiles. Que la littérature soit la condition sine qua non de la joie, qu’il soit impossible de bien aimer sans bien écrire, et qu’il soit impossible de bien écrire sans bien lire, voilà ce que je retiendrai au premier chef de cette œuvre. J’ai découvert Plaisir à la tempête à dix-neuf ans, pas très loin d’ici, à la bibliothèque de Beaubourg, et je défis quiconque de ne pas considérer ce hasard comme une chance. De quelle chance parlons-nous ? De la chance qui consiste à comprendre au plus vite que la littérature est une machine de guerre contre le malheur et le pathos, qu’elle nous met au contraire à l’école de la grande santé. Première et merveilleuse leçon que l’on découvre disséminée dans l’œuvre entière. J’ai ensuite découvert Fragments du choeur, improvisation musicale sur ce sonnet de Shakespeare : « That every word doth almost tell my name/ showing their birth, and where they did proceed » Si bien que dans les mots chaque mot doit presque redire mon nom/montrant leur naissance et leur origine. Play né. Que nous soyons nés pour jouer, que la grande leçon à retenir de ce nom est que le jeu doit être assumé, entendu, compris, écouté, que la gratuité qu’il implique fait de nous des êtres de gratitude, c’est-à-dire des êtres de lecture, là où la sensation bien comprise semble nous ouvrir une bibliothèque tout entière. Diderot, Stendhal, Montaigne... À vrai dire, toute sensation est une bibliothèque, et toute bibliothèque doit pouvoir s’appliquer sur un point, qui est une sensation. Voilà un deuxième motif musical qui je crois parcourt toute l’œuvre de Marcelin. Aucun des mots prononcés dans ce film n’est de Marcelin et pourtant tout est de Marcelin, parce que la sensation bien comprise porte avec elle le meilleur de la littérature. Voilà pourquoi nous avons quitté le monde des citations, voilà pourquoi nous ne sommes pas ici dans un exercice doctoral, voilà pourquoi les mots prononcés dans ce film nous ouvrent au monde, ou plus exactement à Paris, à Rome, et à Venise.

Vous serez peut-être sensibles aux portes qui s’ouvrent, dans ce film, à la répétition de cette porte verte qui s’ouvre. Ce qui me fait penser que ce film est réussi, c’est que cette répétition est à chaque fois un enrichissement par rapport aux séquences précédentes, et lorsqu’une répétition devient un enrichissement, alors on sait que l’on est entré dans le bon rythme de la vie.

Lire Marcelin Pleynet c’est donc être déjà porteur de ces quelques vérités, que la littérature est une machine de guerre contre la névrose, que la sensation harmonieuse est une bibliothèque, et qu’elle nous ouvre à ce qui se fait de plus haut dans les arts et dans la littérature. Je ne crois pas qu’il soit possible de découvrir quelque chose de plus important à dix-neuf ans, et quelques vingt ans plus tard, je dois bien reconnaître que ces vérités me servent toujours de repère.

J’ai rencontré deux fois Marcelin Pleynet, et de manière très furtive, chez notre éditeur commun. Le simple fait que nous ayons un éditeur commun est pour moi le plus heureux des hasards. J’ai envoyé mon premier livre par la poste, et c’est ainsi que Sollers l’a publié. C’est donc dans le bureau de L’Infini que nous sommes croisés furtivement, et bien que nous ayons échangé quelques lettres, j’aime penser que notre relation est entièrement soumise à la loi du hasard. J’aime aussi penser que nous sommes liés dans un sentiment de gratitude, d’ailleurs tout à fait décomplexé, envers Philippe Sollers, et que, d’une certaine manière, ces deux éléments, le hasard et la gratitude, sont liés.

Je ne peux pas ne pas évoquer, même brièvement, le travail que ces deux écrivains français ont accompli ensemble. Non seulement cette collaboration est à l’origine d’une lecture sans équivalent de Lautréamont, de Dante, de Lacan, de la Psychanalyse, de la Bible, mais elle nous a montré, à travers un texte comme Paradis, ou bien comme Stanze, incantation dite au bandeau d’or I-IV, que la littérature est le seul discours capable de comprendre tous les autres discours. Lorsque je repense aux années que je n’ai pas vécues, aux années 60 et 70, je suis frappé par la pauvreté intellectuelle de ma génération, tant sur le plan de la critique littéraire, moribonde, que sur le plan philosophique — maintenant que les théoriciens si prometteurs de la Mort de l’Homme nous ont fait faux bond, et que les humanistes tiennent le haut du pavé. Je sais bien que les animateurs de la revue Tel Quel furent accusés de terrorisme (et je sais bien qu’un terroriste s’est glissé dans la salle ce soir) mais je n’arrive pas à me sentir solidaire de ce reproche sous prétexte que je suis né trente ans plus tard. Permettez-moi d’utiliser une expression un peu brutale, mais, comparé à notre génération, je trouve que ce terrorisme avait quand même de la gueule. Je me demande si nous saurions ce que peut la littérature si la revue Tel Quel n’avait pas imposé un certain nombre d’auteurs comme Ezra Pound, et je me demande ce que nous saurions de la vie heureuse si nous n’avions que le philosophe Luc Ferry à nous mettre sous la dent. Sur ce dernier point, je pense sincèrement qu’il vaut mieux relire calmement Plaisir à la tempête. Quoi qu’il en soit, vingt ans après cette découverte, je comprends mieux le malentendu dont il fait toujours l’objet aujourd’hui. Il va sans dire qu’il s’agit d’un malentendu profond, complexe, inséparable du plaisir que notre auteur prend, de toute évidence, à écrire. Cher Marcelin Pleynet, permettez-moi d’emprunter la voix de la Société et de vous dire ceci : je pense que votre amitié avec Sollers est inadmissible, ou, si l’on préfère, que cette amitié n’est pas pardonnable. Si la vie d’un écrivain heureux a déjà quelque chose d’insupportable, imaginez ce que provoque dans le milieu des lettres le spectacle de deux écrivains heureux qui s’entendent bien, et depuis cinquante ans. Une deuxième chose sur laquelle je vous demande de réfléchir, c’est à rédiger des romans mieux construits, avec un début, un milieu, et une fin, plutôt que de nous abreuver de citations dont le sens, qui plus est, n’est jamais très clair. On ne voit pas toujours où vous voulez en venir, Monsieur Pleynet, j’espère que vous en avez conscience. La dernière chose qu’il faudrait que vous changiez au plus vite, et vous allez voir que la deuxième accusation n’est pas sans lien avec la troisième, c’est cette manie de faire comme si je n’existais pas, Moi, la Société. Or j’existe, et je serais heureuse de retrouver dans les paysages que vous nous décrivez avec tant de générosité quelques arpents de cette banlieue profonde dont je dois m’occuper au quotidien, et dont vous avez l’air, avec cette manie toute sollersienne de vous échapper à Venise, de faire si peu de cas. Je vous répète que cette amitié est beaucoup plus banale et bien moins importante que vous ne le pensez, et que vous auriez bien tort d’en faire tout un roman. Voilà, Monsieur Pleynet, ce que je pense. Je suis heureuse d’avoir pu vous dire les choses en face.

Pour ma part, et d’une façon peut-être plus modeste, je conclurai mon propos par l’observation suivante. Ce qui rend l’œuvre de Marcelin Pleynet si belle et si exigeante, ce n’est pas la difficulté des référents qu’il mobilise. Tout le monde, ou plutôt chacun peut lire Diderot, Stendhal, Bossuet, Shakespeare, il suffit de s’isoler et de prendre son temps. Ce n’est pas non plus l’hermétisme éventuel de son style, car la poésie de Marcelin Pleynet n’est justement pas hermétique. Ce qui fait de cette œuvre l’objet de tellement de malentendus, c’est qu’il est impossible d’y accéder au moyen d’une petite vie et en accumulant de petites lectures. Il ne s’agit donc pas d’une difficulté littéraire, mais d’une difficulté éthique. Elle présuppose chez celui qui écoute une ouverture de cœur au moins égale à celle de celui qui écrit, ce qui n’est pas peu dire dans ce cas précis. C’est cette éthique, me semble-t-il, qui éclaire chaque séquence de ce film, chaque pan de pierre, chaque fontaine. Mais il est grand temps pour moi de vous laisser apprécier ce qui va suivre.

Merci.

David di Nota, L’Infini n° 112, automne 2010, p. 65-67.

David di Nota a traduit en portugais Les privilèges de Marcelin Pleynet — Os privilegios (Brésil).

*

[1Cf. Vita Nova.

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2 Messages

  • A.G. | 21 octobre 2013 - 09:27 1

    Alain Veinstein reçoit David di Nota : France Culture, 19-10-13.


  • A.G. | 16 septembre 2013 - 20:48 2

    Une flamboyante médiocrité

    Jean Birnbaum

    Qu’on se le dise, les féministes ont tout faux. Les femmes et les hommes, ça n’a rien à voir, et un livre aujourd’hui vient le prouver de façon définitive. A peine était-il arrivé au journal que je l’exhibais devant l’équipe du "Monde des livres". Sur sa blanche couverture se détachait ce titre choc : Ta femme me trompe. Les confrères s’esclaffèrent, les consoeurs point. Le soir, j’en faisais lecture à un couple d’amis. L’homme partit d’un rire gargantuesque, la femme partit tout court — telle une nymphe effarouchée. Dès lors, qui donc contestera les thèses philosophiques d’Eric Zemmour ? N’en déplaise aux bien-pensants, il existe un partage sexuel des tâches, à commencer par celle de l’herméneutique !
    Clichés en cascade, emphase absurde, comparaisons foireuses : les lignes que vous venez de lire essaient de pasticher, mais en beaucoup moins drôle, le bref roman que David di Nota publie (pour de vrai) sous le titre Ta femme me trompe (Gallimard, "L’Infini", 152 p., 15, 90 €). Ce livre est un exercice d’ironie ravageuse, une parodie caustique, quelque part entre Voltaire et OSS 117. David di Nota colle aux mythologies du temps, depuis le train-train pornographique jusqu’à la littérature de gare. Son narrateur, journaliste employé par un quotidien de droite, se targue d’avoir le bras assez long pour bloquer la publication d’un article dans Le Monde. C’est un enquêteur intrépide, qui sait s’attirer la confiance d’un général en fonction comme celle d’une antique diva du X. Un reporter très à cheval sur les principes mais gentiment bidouilleur, n’hésitant jamais à "monter au créneau" afin de restaurer la paix mondiale.

    David di Nota, naguère danseur à l’Opéra, épouse ici les pas d’un imbécile standard. Il colle à chacun de ses mouvements, rend justice à ses pirouettes. Si son roman touche juste, c’est qu’il ne charrie aucune fascination pour la sottise. Di Nota n’essaie pas de donner du sens à la médiocrité, encore moins de sonder ses mystères. Il se contente d’en mimer le triomphe tranquille, l’implacable simplicité.

    Le Monde des livres, 05-09-13.