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La Bienheureuse Vierge Marie ou l’effet B.V.M.

De L’Immaculée Conception à l’Assomption

D 15 août 2023     A par Albert Gauvin - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Le couronnement de la Vierge.
Façade Ouest de la cathédrale de Reims (restaurée en 2018).
Photo A.G., 15 août 2019. ZOOM : cliquer sur l’image.


La Vierge reçoit du Christ la couronne divine au fronton du portail central. Aux pieds de Marie se trouve le globe lunaire, et au-dessus d’elle, un soleil rayonnant. Six anges entourent la scène. Référence à l’apocalypse de Saint Jean 12,1 : « Un signe grandiose apparut dans le ciel : une Femme, ayant le soleil pour manteau, la lune sous les pieds, et sur la tête une couronne de douze étoiles ».

Le 15 août, les catholiques fêtent l’Assomption, dont le dogme proclamé en 1950 par le pape Pie XII affirme que « L’Immaculée Mère de Dieu, Marie toujours vierge, après avoir achevé le cours de sa vie terrestre, a été élevée en corps et en âme à la vie céleste. » [...] C’est un jour férié en France depuis 1638, date à laquelle Louis XIII consacra le Royaume de France à la Vierge Marie, pour la remercier de lui avoir donné un fils, le futur Louis XIV.

Comment penser cela, qu’on soit croyant ou pas ? En s’émerveillant de la beauté catholique des oeuvres d’art.


Giovanni Bellini, Annonciation, vers 1500.
Venise, Accademia. Photo A.G., 4 juin 2019. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le Tintoret, Visitation de la Vierge, 1588.
Venise, Scuola Grande de San Rocco. ZOOM : cliquer sur l’image.
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La fête de la Visitation commémore un épisode de l’Évangile selon Luc : la visite que rend Marie, enceinte du Christ, à sa cousine Élisabeth, enceinte de Jean Baptiste.

« En ces jours-là, Marie partit et se rendit en hâte vers le haut pays, dans une ville de Judée. Elle entra chez Zacharie et salua Élisabeth. Or, dès qu’Élisabeth eut entendu la salutation de Marie, l’enfant tressaillit dans son sein et Élisabeth fut remplie du Saint Esprit. Alors elle poussa un grand cri et dit : "Tu es bénie entre les femmes, et béni le fruit de son sein ! Et comment m’est-il donné que la mère de mon Seigneur vienne à moi ? Car, vois-tu, dès l’instant où ta salutation a frappé mes oreilles, l’enfant a tressailli d’allégresse en mon sein. Oui, bienheureuse celle qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur (Luc 1:39-45) !" »

« Dans le récit évangélique, la Visitation suit immédiatement l’Annonciation : la Sainte Vierge, qui porte en son sein le Fils conçu par l’œuvre de l’Esprit Saint, rayonne autour d’elle de grâce et de joie spirituelle. C’est la présence de l’Esprit en elle qui fait tressaillir de joie le Fils d’Élisabeth, Jean, destiné à préparer la voie au Fils de Dieu fait homme. » Jean-Paul II.

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Et, maintenant, petit retour sur ce que Sollers a appelé « l’effet BVM ».

La publication de la conférence de Sollers sur le Diable dans L’Infini n° 111 (Été 2010) est précédée par une photographie de la Vierge Marie sculptée de l’Annonciation de Donatello qui se trouve à Santa Croce à Florence. La Vierge Marie apparaît donc d’entrée de jeu comme le moyen le plus efficace de conjurer le Diable [1]. Une Annonciation, c’est par là, d’une certaine manière, que tout commence, ou, plus exactement, que tout recommence.
Mais avant l’Annonciation, voici l’Immaculée Conception, ce qui veut dire : Marie a été conçue sans péché.

L’Immaculée Conception

Peu après l’annonce de sa démission par le pape Benoît XVI et en plein débat sur le « mariage pour tous », Philippe Sollers, le 15 février 2013, résumait la situation de manière condensée et humoristique (PSA contre PMA) :

« Péché — J’insiste : un pape, à la différence de toutes les autres religions, est tenu de croire en Dieu sous la forme d’une incarnation humaine historiquement située. La Vierge Marie s’en charge, dans une procréation spirituellement assistée. Mais cette Marie a elle-même une mère, Anne, qui a conçu sa fille "sans péché", c’est-à-dire en dehors du péché originel. C’est quoi, "le péché originel" ? La sexualité ? Mais non, le calcul. Le Diable est la négation du gratuit, l’appropriation indue, le profit. Ce n’est pas pour rien que le dogme de l’Immaculée Conception a été défini comme "ineffable", c’est-à-dire au-delà de toute expression et de toute évaluation. Si vous voulez en avoir une idée, allez au Louvre, et restez quelques instants devant le tableau de Léonard de Vinci, La Vierge, l’enfant Jésus et sainte Anne. Si, devant cette douceur bouleversante, vous ne devenez pas sur le champ catholique, je ne peux plus rien pour vous [2]. » (lepoint.fr, 15 février 2013)


Léonard de Vinci, La Vierge, l’enfant Jésus et sainte Anne, entre 1500 et 1515.
Version restaurée. Grande galerie du Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. Zoom : cliquez l’image.
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Léonard de Vinci se signale parmi tous les peintres italiens comme n’ayant jamais peint ni Crucifixion ni Pietà. Très singulier, il a fait ce tableau, et nous devons comprendre comment cela implique qu’on n’entre ni dans la Crucifixion ni dans la Pietà. Il s’agit, bien entendu, d’un défi porté à la Bible. On n’est plus dans l’intervention d’un Dieu qui prélèverait une côte sur un corps masculin pour en faire une femme. Il y a donc eu cette longue incubation du féminin, où du féminin engendre du féminin lequel engendre son principe causal, sans qu’on puisse jamais distinguer une pause par rétroaction entre le corps et l’esprit ou la chair et le verbe, comme vous voulez. Très significative est la position, dans ce tableau, de l’enfant Jésus qui est déposé et comme retenu par sa mère, assise elle-même sur les genoux de sa mère. Les regards sont à analyser de près. Anne regarde en surplomb, la mère a les yeux plus ouverts, et le garçon, car c’en est un assurément, tourne la tête de l’autre côté comme rétroactivement, comme s’il se tournait vers un passé qui ne finira pas d’être toujours présent. En même temps, comme vous le voyez je suppose, il saisit très fermement les oreilles de cet agneau qui se trouve là pas par hasard, l’agneau christique donc, et la jambe gauche — ceci est peu souligné parce qu’on s’attarde, et il ne s’agit pas de vautour, sur les pieds d’Anne et de Marie — de façon très symphonique, la jambe gauche enjambe. Ce garçon enjambe le dos de l’agneau qu’il est. Il s’enjambe.
Cette histoire a suinté à travers les siècles jusqu’à ce dogme, et on peut dire que le dogme a eu lieu au moment où, franchement, on avait atteint le comble de l’absurdité en le promulguant. C’est d’ailleurs Flaubert qui, dans une lettre, s’éblouit d’une telle initiative, « ça c’est vraiment très fort » dit-il, au moment même où ça semble ne plus avoir aucun sens. Dogme de l’Immaculée Conception.

Philippe Sollers, Le Saint-Âne, 2004, Verdier, p. 26-28 [3].
(Fugues, 2012, Folio 5697, p. 741-742).

Le dogme de l’Immaculée Conception ne sera établi que le 8 décembre 1854 par la bulle pontificale Ineffabilis Deus de Pie IX [4] :

« Nous déclarons, prononçons et définissons que la doctrine, qui tient que la bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception par une grâce et une faveur singulière du Dieu tout-puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel, est une doctrine révélée de Dieu, et qu’ainsi elle doit être crue fermement, et constamment par tous les fidèles. »

Nous sommes au milieu du XIXe siècle positiviste, les « calculs » de toutes sortes battent leur plein, les bouleversements historiques et politiques sont considérables, en France comme en Italie, mais 1854 c’est aussi l’année où naît Arthur Rimbaud qui décidera plus tard de « se faire voyant », Rimbaud — «  le plus grand poète de tous les temps », écrit Sollers dans Illuminations, qui le compare parfois à un «  Ange » — qui sera, trente-sept ans plus tard, hospitalisé, puis trouvera la mort à l’hôpital de la... Conception (de l’Immaculée Conception) à Marseille. Je ne me souviens pas qu’on ait jamais noté ces « hasards objectifs » [5].

L’Assomption

La fin de la « vie terrestre » de la Vierge Marie est marquée par un autre « événement », l’Assomption. Nouveau coup de force symbolique. Évidemment, aujourd’hui, personne ne sait plus ce que c’est que l’Assomption. Et il y fort à parier que, si on les interrogeait, beaucoup de gens, si prompts à « changer la vie », seraient dans la même confusion que la Vierge folle dont Rimbaud raconte les délires dans Une saison en enfer [6] ! Pourtant, la fête est ancienne : si on doit à l’empereur Maurice, en 600, d’avoir fixé à la date du 15 août « la Dormition de Sainte Marie » (Koimesis en grec ; en latin dormitio, « sommeil »), on trouve déjà trace de l’événement dans des récits apocryphes, dès les premiers siècles de l’ère chrétienne. Plusieurs traditions s’opposent : en Occident, le pape Grégoire le Grand (540-604) en fait mention, à la fin du VIe siècle. Il parle de la « fête où la sainte Mère de Dieu a subi la mort temporelle, sans cependant connaître l’humiliation de l’esclavage de la mort ». Une autre tradition rapporte que « l’Assomption a eu lieu à Éphèse, dans la maison connue aujourd’hui comme la "Maison de la Vierge Marie" » [7]. Je rappelle cela parce que vous verrez plus loin ce que Sollers dit du célèbre texte de Freud, Grande est la Diane des Éphésiens. Bien entendu, Marie n’a rien à voir avec Diane, déesse de la fertilité. C’en est même la négation...

13 novembre 1950. Le Pape Pie XII signe la bulle de la proclamation du dogme de
l’Assomption de la Sainte Vierge dans son bureau privé, au Palais Apostolique [8]. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Le dogme de l’Assomption, lui, ne sera établi que le 1er novembre 1950, jour de la Toussaint, par la constitution apostolique Munificentissimus Deus de Pie XII : « Glorificazione di Maria con l’Assunzione al cielo in anima e corpo ». « Dans une âme et un corps ». Il situe ainsi Marie dans la communion de tous les saints. Pie XII :

« De cette manière, l’auguste Mère de Dieu mystérieusement unie à Jésus Christ depuis toute éternité dans un même décret de prédestination, Immaculée en sa conception, Vierge dans sa divine maternité, coopératrice généreuse du Divin Rédempteur, qui a remporté un triomphe définitif sur le péché et sur ses conséquences, à la fin, comme couronnement suprême de ses privilèges, obtint d’être préservée de la corruption du sépulcre et ayant vaincu la mort, comme préalablement son Fils, d’être ainsi élevée corps et âme à la gloire céleste, où Reine, elle resplendit, à la droite de son Fils, Roi immortel de tous les siècles [9]. »

A l’évidence, l’Église catholique, par la voix de ses papes, n’établit pas de dogmes à la légère, même si la pression populaire est grande : il y faut le Temps.

Francis Bacon, Le Pape Pie XII, 1955.
Huile sur toile 108,6 x 75,6 cm. Robert and Lisa Sainsbury Collection
University of East Anglia, Angleterre. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Résumons. Sollers, dans Portrait du Joueur (1984) cite tous les papes qu’il «  aime » [10]. Parmi eux, bien sûr, Pie IX et Pie XII :

«  Allez ! Allez !
J’aime Pie IX pour son Innefabilis Deus du 8 décembre 1854, dogme de l’Immaculée Conception. J’aime Pie XII, très grand pape de la pire époque du monde, pour sa bouleversante Encyclique Mystici Corporis, du 29 juin 1943 [11] et, bien entendu, pour la Constitution Apostolique du 1er novembre 1950, Munificentissimus Deus, dogme de l’Assomption : "L’immaculée mère de Dieu. Marie toujours vierge, après avoir achevé le cours de sa vie terrestre, a été élevée en corps et en âme, dans la gloire céleste... Si quelqu’un, ce qu’à Dieu ne plaise, osait volontairement mettre en doute ce qui a été défini par Nous, qu’il sache qu’il a totalement abandonné la foi divine et catholique."
"Ce qu’à Dieu ne plaise..." Est-ce que ce n’est pas charmant ? Exquis ? Formulé avec une courtoisie parfaite ? "Nous déclarons, prononçons et définissons..." Voilà comment un pape s’y prend pour formuler un dogme. Déclarer, ou affirmer, n’est pas le même acte que prononcer. Qui n’est pas non plus la même chose que définir. Tout cela m’enchante. Chacun ses goûts.
 » [12]

Sollers encore, dans L’Assomption :

«  Disons les choses : un dogme, c’est ce que tout le monde est tenu de croire pour n’avoir pas à réfléchir. Mais il n’est pas interdit de réfléchir, d’autant plus que si on réfléchit on s’aperçoit de la justesse des dogmes. Ceux qui y adhèrent comme ceux qui les rejettent sont l’objet d’une même paresse, pas tout à fait la même cependant : ceux qui y adhèrent reconnaissent par là même qu’ils sont incapables ou qu’ils n’ont pas le temps de réfléchir, prouvant par là une humilité estimable. Tandis que ceux qui les rejettent se supposent savoir de quoi il s’agit, et finissent d’habitude dans une vanité atroce qui les condamne à l’enfer de leur propre proximité. »


La Pietà, marbre de Michel-Ange (détail). Basilique Saint-Pierre de Rome.
Photo A.G., 28 juin 2015. Pour voir l’ensemble : cliquez l’image.


Dans son « Angelus » du 15 août 2010, Benoît XVI remarquait :

« Des artistes de chaque époque ont peint et sculpté la sainteté de la Mère du Seigneur en ornant des églises et des sanctuaires. Des poètes, des écrivains et des musiciens ont honoré la Vierge par des hymnes et des chants liturgiques. De l’Orient à l’Occident, la Toute Sainte est invoquée comme la Mère céleste qui soutient le Fils de Dieu dans ses bras et c’est sous sa protection que toute l’humanité trouve refuge par cette très ancienne prière : "Sous ta protection nous cherchons refuge, sainte Mère de Dieu : ne méprise pas nos prières, nous qui sommes dans l’épreuve, mais délivre nous de tout danger, ô Vierge glorieuse et bénie" [13]. »

Non seulement artistes, peintres, poètes et écrivains ont célébré la Vierge Marie, mais ils ont très souvent anticipé sur ce qui deviendra, plusieurs siècles plus tard, un dogme !
Allez-y voir vous-mêmes si vous ne voulez pas le croire !

*

Art, littérature et politique

Lech Walesa et Jean-Paul II. Walesa porte toujours sur le revers de sa veste
La Vierge Noire de Czestochowa, symbole de la Pologne catholique.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Au début des années 80, les régimes de l’Europe de l’Est commencent à vaciller. Un Polonais, Karol Józef Wojtyła, vient d’être élu pape (on tentera de l’assassiner en 1981. Cf. Le Secret). Un mouvement social d’une ampleur considérable naît en Pologne soi-disant « socialiste ». Le leader du syndicat libre Solidarność, Lech Walesa, est un catholique fervent qui voue un culte à la Vierge Noire, symbole de la Pologne catholique. En France, l’élection d’un président « socialiste » va permettre de croire enfin réalisé le rêve secret de beaucoup : accomplir la réconciliation des Français dans le fantôme de la République (Lautréamont l’avait prévu : cela passe par le Panthéon). Philippe Sollers vient de publier Paradis et est dans l’écriture de Femmes et de Paradis II —, c’est le moment qu’il choisit pour parler longuement des deux dogmes catholiques, « L’Immaculée Conception » et « l’Assomption », dans deux textes éponymes, reprenant et développant dans le second ce qu’il n’avait fait qu’effleurer dans le premier. La dimension « métaphysique », logique et théologique de ces deux textes est manifeste (idem pour Le trou de la Vierge [14], la vidéo réalisée en 1982 par Jean-Paul Fargier avec la collaboration de Jacques Henric et pour Godard/Sollers : l’entretien filmé le 21 novembre 1984, jour de la Présentation de Marie au Temple). On ne fait pas plus intempestif. On ne comprend rien à ce qu’écrit Sollers depuis quarante ans — à l’expérience de son catholicisme paradoxalement orthodoxe, sa gravité et son humour — si on fait l’impasse sur ce qui se joue là. De quoi s’agit-il ? De «  nous mettre en acte dans la vérité de l’Une entre Toutes, fort difficile et même la chose la plus difficile du monde » — dans «  l’effet B.V.M., c’est-à-dire la Bienheureuse Vierge Marie », «  un effet de doublure de l’effet majeur qui est l’effet P.F.S.E., Père, Fils et Saint-Esprit, lequel sans cet effet de doublure n’est pas audible. » Ne vous méprenez pas : «  la seule preuve que l’on est rigoureusement athée doit passer par la démonstration théologique. » CQFD.

*

Aucun des Évangiles canoniques ne mentionne l’Immaculée conception de la Vierge, mais on en trouve la trace dans des évangiles apocryphes, le Protévangile de Jacques et l’Évangile du pseudo-Matthieu, Libri de nativitate Mariae. Au Moyen-Âge, le dominicain Thomas d’Aquin, saint Bernard (Bernard de Claivaux) et saint Bonaventure s’y opposent [15]. Mais le franciscain Jean Duns Scot (1266-1308), le « docteur subtil »...

L’Immaculée Conception (Duns Scot)

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John Duns Scot, le « docteur subtil »,
défenseur de l’Immaculée Conception.

Il y a quelqu’un, à la fin du 19e siècle français, qui occupe, pourrait-on dire, le monopole de l’information religieuse, et qui est encore révéré comme tel par la république dans laquelle nous sommes. Il s’agit d’un savant éminent, à la biographie tout à fait remarquable, j’ai nommé Ernest Renan, qui est devenu, après avoir échoué à passer le cap théologique ultime (puisqu’il était prêtre), de plus en plus un chercheur, c’est-à-dire quelqu’un qui a fini par être administrateur du Collège de France. Ernest Renan, que les dictionnaires de la littérature française nous décrivent sous une forme touchante, puisqu’il écrit, non seulement des ouvrages fort remarquables comme L’Avenir de la science, qui a eu une grande influence sur toute la pensée moderne, rationaliste et sceptique, mais encore de remarquables petites compositions, qui sont des drames philosophiques et qui définissent bien le goût littéraire français tel que, aujourd’hui même, il se perpétue dans nos latitude, de façon navrante. Ces drames philosophiques s’appellent Caliban, L’Eau de Jouvence, Le Prêtre de Némi, L’Abbesse de Jouarre. On décrit le style d’Ernest Renan comme celui d’un douteur délié, un style subtil et chatoyant. Sa langue, lis-je dans un dictionnaire de littérature française, est merveilleuse de forme et de précision. Grâce sinueuse, transparence. « Son style se plie aux plus délicates inflexions d’un esprit ondoyant et complexe entre tous. » Miam ! Miam !

Esprit ondoyant et complexe. Ernest Renan, qui occupe à ce moment-là la définition de la prose telle qu’elle doit se trafiquer à la fin du 19e siècle, parle par ailleurs de Duns Scot [16]. Ernest Renan trouve le style de Duns Scot tout à fait étrange. D’abord, il pense que Duns Scot est un théologien qui est d’un « naturel violent », il le traite de « génie inculte et négligé ». Il trouve son ton sévère, rude, tranchant. Il juge que Duns Scot, au cours de ses ouvrages, multiplie les invectives et qu’il est tout compte fait très intolérant. Voilà ce qu’Ernest Renan pensait de Duns Scot. On est bien là, comme aujourd’hui, au degré zéro métaphysique. Au moment où Ernest Renan écrit tout cela, la prose est saisie d’un vertige considérable, comme tout le 19e siècle et sa forme architecturale, celle que Lautréamont appelait la « coupole des Grandes-Têtes-Molles », le Panthéon, qui est encore aujourd’hui la source de l’enthousiasme populaire [17]. Au moment où Ernest Renan écrit, des tas de choses sont en train de changer dans la poésie et dans la pensée du temps.

Il y a à ce sujet l’expérience tout à fait décisive d’un poète anglais, jésuite de son état, qui s’appelle Gérard Manley Hopkins, et qui a écrit un poème à la gloire de Duns Scot, « L’Oxford de Duns Scot », ce dernier étant pour lui l’homme qui le reposait de toute préoccupation.
Voici ce qu’en dit Hopkins :

« de la réalité démêleur du plus fin grain
n’a pas de rival comme sondeur [...]
a enflammé la France pour Marie sans Péché. » [18]

Ce dernier point est une allusion directe au dogme de l’Immaculée Conception.
Il est étrange de voir défini comme « grain de la réalité », celui qui aurait la plus profonde perception de ce qui est intérieur, et que tout ceci nous amène à une spéculation sur l’Immaculée Conception comme si, de la réalité même en tant qu’elle serait prise au niveau le plus intérieur, surgissait cette figure bizarre qu’est la figure de la Vierge Marie. Duns Scot est contemporain de Dante — Dante évidemment n’en parle pas mais il serait tout à fait exclu de comprendre quoique que ce soit à La Divine Comédie de Dante sans avoir en tête la tradition théologique franciscaine, c’est-à-dire celle qui part de Bonaventure pour s’épanouir rationnellement chez Duns Scot.

J’ai entendu parler Jean-Louis Houdebine de ce terme de jouissance rendu en latin par fruitio [19]. Cela a immédiatement évoqué pour moi la prière classique dédiée à la Vierge Marie, à savoir :

« Je vous salue, Marie, pleine de grâces
Le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes le femmes
Et le fruit de vos entrailles est béni. »

— opération mathématique particulièrement délicate d’en bénir une entre toutes, et une pour toujours, et une à jamais, et une, une seule, autrement dit, non pas la Femme, la Grande Déesse, la Diane des Éphésiens, l’Artémis d’Éphèse sur laquelle Freud nous a donné un texte fort éclairant qui s’appelle : Grande est la Diane des Éphésiens, pas du tout Diane, Artémis, donc, pas du tout la grande Déesse Mère adorée de tout temps par tous les peuples qui y voient le principe de la Fécondité incessante, pas du tout cette Diane, dont même Lacan, dans « La chose freudienne », fait l’éloge embarrassé en faisant de Diane et d’Actéon la figure éponyme de l’analyste aux prises avec la vérité qu’il déchaîne [20].

Titien, Diane et Actéon ou La mort d’Actéon, 1562. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Nous restons trop ici dans Diane, Actéon, Artémis, la Femme... C’est ce que j’appellerai le passage à l’actéon, lequel ne suffit pas à nous mettre en acte dans la vérité de l’Une entre Toutes, fort difficile et même la chose la plus difficile du monde.

Eh bien, cette fruitio, on la retrouve dans cette prière (tout à fait oubliée d’ailleurs) : « Jésus, le fruit de vos entrailles ». Le fruit des entrailles, ça n’est pas ce qu’on croit, une pêche Melba. Une grenade, même lacrymogène, ce n’est pas un melon. C’est de la jouissance qu’il s’agit. « Et la fruitio de vos entrailles est bénie », la fruitio, c’est quelque chose qui donne lieu, ô merveille, à un corps qui est différent de tous les autres, en ceci que, sortant de cette matrice par des voies tout à fait inouïes, il n’y retourne pas comme, hélas, c’est notre destin. Et c’est cela qu’on appelle la grande théologie, lorsqu’elle est comprise.
Scot, évidemment, c’est cette histoire d’infini, et dans le passage de Paradis que j’ai lu tout à l’heure :

« ce n’est pas quelqu’un qui parle se parle vous parle mais la voix elle-même qui parle supposons en effet que l’infini ne prenne l’être qu’en passant parlant et de temps en temps que dirait-il à ce moment-là exactement ce qu’il dit toujours la même chose je suis qui je suis ne mélangez donc pas l’être un fini avec l’être infini lequel n’est qu’une modalité du non-être se colorant parfois de fini voilà où le contre-sens nous attend voilà la faute d’accent croyance au général par rapport au très singulier à l’espèce par rapport au seul isolé lequel est différence ultime irrémédiable sauvée ou damnée mais en vérité le comble du réel situé » (Voir Ph. Sollers, Paradis II, Folio n° 2759 [21]).

j’ai même osé dire que, finalement, l’être n’était qu’une des figures des colorations de l’Infini. Ça ne paraît pas hérétique aujourd’hui, encore que, si on sonde cette formule, elle est tout à fait vertigineuse, dans la mesure où, si on pose d’abord l’infini et ensuite seulement, en passant, l’être, ça pose toutes sortes de problèmes pour les gens qui croient évidemment, étant là, que l’être est quelque chose qui les attend.

Donc, la réalité de l’infini en acte est une question qui débouche immédiatement sur le problème du sujet et du langage, et qu’on ne puisse y parvenir que par la voix, voilà qui est en effet très surprenant. L’être infini est l’Infini, dit Scot, et faire de l’infinitas son mode propre, celui qui l’individuel c’est dire que l’infini est cela même qu’il est.

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Rubens, L’Immaculée Conception, 1628-1629.
Le tableau était visible dans l’exposition du Louvre-Lens L’Europe de Rubens,
du 22 mai au 23 septembre 2013.

Il s’agit d’une pensée extraordinairement complexe qui nous met directement en liaison avec ce qui n’a même pu besoin d’être pour être infini, mais qui est bel et bien infini comme je suis en train de le dire. Tout cela me paraît être soigneusement censuré et oublié dans le temps et dans la répétition du temps, pour autant qu’il faut faire du fini avec du fini, pour éviter que la machine de reproduction s’interroge sur la fissure qui la constituerait comme telle. Autrement dit, il s’agit bien toujours de reboucher le trou qui fait que l’histoire dans laquelle nous sommes a l’air de continuer, et même de progresser, puisqu’elle est de toute façon rebouchée. Et d’ailleurs, c’est la raison pour laquelle cette histoire de Vierge Marie est l’enjeu fondamental des rapports entre infini, être et fini, et c’est la raison pour laquelle aussi bien ceux qui y adhèrent à la Vierge Marie (il n’y en a presque plus, donc ne leur jetons pas la pierre) que ceux que le concept même de Vierge Marie révulse sont d’accord sur le fait que de toute façon il s’agirait là de tout sauf d’un trou. Or proposer cette « Une entre Toutes » comme ayant explosé de l’intérieur par la force d’énonciation d’une voix, c’est bien ce qu’on a dit de plus ahurissant dans l’ordre de la pensée de tous les siècles et pour tous les siècles.

Philippe Sollers, 1981 (Fugues, Gallimard, 2012, p. 950-954 ; Folio, p. 1059-1064).

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Tiepolo, L’Immaculée conception

Les représentations de l’Immaculée Conception sont nombreuses, mais je retiens le tableau de Giovanni Battista Tiepolo (1696-1770) qui se trouve au Prado à Madrid. Tiepolo le peint en 1767-69 à la fin de sa vie.

Tiepolo, L’Immaculée conception, 1767-69, 281 cm x 155 cm. Le Prado, Madrid. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Cette toile fut peinte pour l’église Saint Pascal à Aranjuez en 1769. Elle représente la Vierge Immaculée, mère du Christ et personnification de l’Église. La robe blanche, que la Vierge porte sous son manteau bleu, et le lys porté par un des anges, symbolisent la pureté de Marie.
Les attributs figurant dans le tableau sont empruntés à la description de la Vierge due à saint Jean l’Évangéliste dans le livre de l’Apocalypse.
La Vierge est lumineuse, vêtue de la lumière du soleil, et sa tête est auréolée de douze étoiles qui symbolisent les vertus. La colombe blanche figurant au centre est le symbole du Saint Esprit, troisième personne de la Trinité. Marie, triomphant sur le démon grâce à sa conception sans péché, écrase le serpent qui mord la pomme, c’est-à-dire le fruit du péché commis par les aïeux de l’humanité, Adam et Eve. Dans la partie inférieure, on entrevoit la lune, qui symbolise la victoire de la Vierge et de l’Église sur tout ce qui est "muable" et changeant. Quelques anges joufflus en adoration de la Vierge donnent à l’image un ton plus aimable et doux. La Vierge figure au centre du tableau, selon un principe de symétrie traditionnel. La figure est légèrement en retrait, comme on peut le voir aussi d’après la lumière qui frappe seulement les éléments situés au premier plan. Les figures sont disposées le long d’une diagonale parallèle au palmier figurant dans la partie inférieure et qui coupe la toile dans le coin gauche. Cette direction est aussi celle du serpent piétiné.
L’impression de profondeur est donnée par les figures des chérubins qui se cachent entre les nuages, en un léger dégradé vers le fond. En effet, la disposition hardie des angelots représentés dans la partie supérieure permet au peintre de donner l’impression d’un espace infini qui s’ouvre derrière l’image de la Vierge. Cette toile se trouvait dans l’église Saint Pascal à Aranjuez, édifice pour lequel Giambattista Tiepolo avait déjà réalisé d’autres tableaux, actuellement conservés en partie seulement au Musée du Prado, à Madrid [22].

LIRE :
L’Immaculée Conception : une croyance avant d’être un dogme, un enjeu social pour la Chrétienté
Textes théologiques importants pour l’Immaculée Conception de la Vierge.

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Duns Scot a été béatifié le 20 mars 1993 par Jean-Paul II. Son successeur, piètre communicant mais grand théologien, lui rend hommage. En français.

Benoît XVI rend hommage à Duns Scot

Audience générale, 7 juillet 2010

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Lire aussi : Benoît XVI, Jean Duns Scot (7 juillet 2010)
et Le Bienheureux Jean Duns Scot (1266 - 1308)
Voir : Bl. John Duns Scotus (Oeuvres de Duns Scot en anglais).

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Le Titien, L’Assomption de la Vierge

Titien (1488-1576), L’Assomption de la Vierge, 1516-18, huile sur panneau de bois, 6,90m x 3,60m.
Basilique Santa Maria dei Frari, Venise. Photo A.G., 20 juin 2016.
Zoom : L’autel. 22 juin 2014. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

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« L’une des plus folles bulles papales de Pie XII, Munificentissimus Deus, traite de l’Assomption — prendre une femme et l’« assompter » ! Arrêtez-vous devant la Vierge pourpre du Titien qui s’envole dans une transe de luxure... Quand le voile dissimulant la toile fut levé lors de l’inauguration à Santa Maria dei Frari devant la noblesse et le clergé de Venise, ce fut un cri de stupeur. Et de fait, il aurait fallu être aveugle, et même sourd, pour ne pas sentir en cet instant combien le peintre avait mêlé sa vie à son art. J’affirme donc que Lucifer ne dit pas : "Non serviam !", "Je ne servirai point !", mais plutôt (vérifiez, si vous êtes un aventurier ou une aventurière), "Non gaudiam !", "Je ne jouirai pas !". » [23]

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Titien, L’Assomption de la Vierge, Santa Maria dei Frari, Venise. Détails. 20 juin 2016. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

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La Vierge vêtue de rouge, les bras ouverts, au centre d’une lumière resplendissante, s’élève au-dessus des Apôtres s’agitant convulsivement, en montant vers le haut. Le Père Éternel, penché mais toujours en mouvement l’accueille dans l’espace infini. À sa droite, un angelot porte une couronne verte, symbole de la terre, tandis qu’à gauche un autre ange soutient une couronne d’or, symbole du ciel : Marie Reine du ciel et de la terre. Dans ce tableau, de l’avis unanime des critiques, il y a une telle grandeur de style, une telle finesse de composition, une sublime invention, une hardiesse du trait, une telle transparence, une telle prodigieuse magie des couleurs qu’il en résulte un insurpassable chef-d’œuvre. Les couleurs s’éclairent graduellement de façon admirable : les Apôtres sont dans une demi-lumière, les anges dans une lumière de plus en plus vive, jusqu’à la splendeur lumineuse de la Vierge proche du Père Éternel. L’impression de la montée est produite par la disposition triangulaire des quatre grandes masses de couleur rouge qui depuis la terre s’élèvent vers le Père Éternel dont la Vierge est en train de s’approcher. Le scintillement progressif des couleurs est étonnant : le groupe entier des Apôtres bien que portant des vêtements lumineux et richement colorés est cantonné dans une demi-lumière, une atmosphère rayonnante rouge-orangée environne les anges couronnant la Vierge et une auréole resplendissant de l’éclat le plus vif entoure sa tête au voisinage du Père Éternel. Pour Titien la frontière entre terrestre et divin est scandée tant par la disposition semi-circulaire des nuages et des anges que par les différentes tonalités de la lumière concentrant la plus grande intensité vers la figure du Père Éternel. Avant l’arc, parmi les têtes des 56 angelots, le Titien a tracé à gauche les initiales « B V » (Beata Virgo) et à droite « GLO » (gloriosa) en référence à la thématique du tableau. Il faut réfuter le récit selon lequel les moines des Frari et Padre Germano auraient été insatisfaits du travail et exprimé de nombreuses plaintes. Raconté par Carlo Ridolfi ce naïf épisode est écrit en 1648, plus d’un siècle après la composition de ce chef-d’oeuvre. Sanudo, ni aucun chroniqueur de l’époque ne rapporte ces reproches ; au contraire, les commandes des autres communautés franciscaines faites au peintre prouvent l’enthousiasme des frères pour Titien. En bas, au milieu du tableau se trouve la signature du peintre : TICIANUS.
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Basilique Santa Maria Gloriosa des Frari, Centre d’Études Antoniennes, Padoue, 2014.

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En juin 2020, le tableau du Titien était en restauration.

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Quelques représentations de L’Assomption

À Venise, le mieux est d’aller voir, in situ, celles de :

Tintoret dans l’église dei Gesuiti (1555) [24]
Tintoret à la Scuola Grande di San Rocco (1582)
Véronèse dans la Basilica dei Giovanni e Paolo (1558)

Et, à la Galeria dell’ Accademia, celles de :

Palma di Vecchio (1512-1514)
Tintoret (1550-1555)


Tintoret, L’Assomption de la Vierge.
Venise, Accademia, Photo A.G., 19 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Véronèse (1586)


Véronèse, L’Assomption de la Vierge.
Venise, Accademia, Photo A.G., 19 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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VOIR : Giovanni Bellini
Venise et l’Assomption (nombreux liens)...

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art press 55, janvier 1982.

En janvier 1982, la revue art press consacre un dossier à la « théologie ». Sollers y publie L’Assomption, un texte en réponse à des questions de Jacques Henric. L’enregistrement a été réalisé le 28 novembre 1981, jour du 45e anniversaire de la naissance de Sollers. L’Assomption sera republié dans le numéro 91 de Tel Quel (printemps 1982) à la suite d’un extrait de Paradis II [25], puis dans Théorie des exceptions (folio/essais 28, décembre 1985). Des extraits en ont été repris en 2008 dans un numéro spécial d’art press au titre étrange : Le sacré, voilà l’ennemi (mai/juin/juillet 2008).

art press 55, janvier 1982. Zoom : cliquer sur l’image.

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Je ne me lasse pas de m’émerveiller de la logique que comporte la manie théologique. Je ne m’en lasse pas parce que, contrairement à ce que tout le monde pense, il ne s’agit pas d’affirmer dans cette logique quoi que ce soit mais de se livrer, à travers ce raisonnement, à une négation radicale. C’est pourquoi, contrairement à la fausse évidence commune, la seule preuve que l’on est rigoureusement athée doit passer par la démonstration théologique. Je le répète, au cas où il y aurait la moindre ambiguïté là-dessus, et les réactions à l’égard de cette preuve d’athéisme sont révélatrices de l’épouvantable religiosité qui sévit, plus que jamais, aujourd’hui, partout. Pour aller droit, une fois de plus, au maximum de connerie, afin, sans aucune illusion d’être suivi, d’en tracer la limite, je dirai qu’il faut revenir sur l’effet B. V. M., c’est-à-dire la Bienheureuse Vierge Marie.

Duns Scot et l’Immaculée Conception [26]

Contrairement à l’opinion commune, je suis frappé par le côté inventif des dogmes. L’Immaculée Conception, par exemple, qui est un dogme très tardif (1854) me paraît parfaitement logique. Tout comme l’infaillibilité pontificale. Il en va de même pour tous les dogmes fondateurs du christianisme, comme celui de l’Incarnation. Pour moi ce sont des chefs-d’oeuvre et j’adhère à tous les chefs-d’oeuvre. Lorsqu’on demandait à James Joyce pourquoi il ne quittait pas le catholicisme pour le protestantisme, il répondait cette chose sublime : « Je ne vois aucune raison de quitter une absurdité cohérente pour une absurdité incohérente. »
Pourquoi je suis catholique (2006)

Duns Scot, ça commence à peine à être un nom que l’on interroge à nouveau. Ne pas oublier que c’est contre Duns Scot principalement que Luther a cru pouvoir réformer la religion, c’est-à-dire la faire continuer alors qu’il est dans la logique théologique d’arriver à sa négation complète. On a bien raison de se méfier du catholicisme : il est la négation même de toutes les religions. Si j’arrive un jour à vraiment m’expliquer là-dessus et que ce soit admis par tout le monde, on aura fait un grand pas en avant.... L’Immaculée Conception, c’est un effort de négation particulier qui porte du côté de la procréation. Il y a une autre négation très importante qui porte du côté de l’intérieur de la mort et, comme c’est le dernier dogme qui ait été promulgué par l’Église catholique, c’est de lui que je parlerai aujourd’hui, dans la mesure où, affirmée il y a à peine trente ans, cette négation qui aura mis un très long temps avant de se formuler comme dogme, m’intéresse particulièrement. J’insiste sur le fait qu’un dogme est posé lorsque les conditions logiques d’une négation certaine sont remplies. C’est le contraire d’une dénégation. Ou d’une forclusion. Ou d’un désaveu pervers. C’est même le comble de la perlaboration et du dépassement de toute psychose et de toute perversion (raison pour laquelle les psychotiques et pervers en seront toujours épatés dans les siècles des siècles). Il aura fallu six siècles pour que l’Immaculée Conception, pourtant admirablement définie par Duns Scot, prenne la forme d’un dogme ; il aura fallu un siècle de plus pour que l’Assomption, qui découle logiquement de l’Immaculée Conception, prenne son envol définitif. Comme si tout ce long temps de la culture occidentale avait été une sorte de cure particulièrement sévère avant qu’on puisse arriver à la formulation de cette négation. J’essaierai de montrer que ce n’est pas, bien entendu, sans Freud, et je dirai même sans l’aveuglement de Freud qui vaut mieux que n’importe quelle croyance, qu’on peut arriver à y comprendre quoi que ce soit.

L’Assomption (et ses cinq sens)


Photo A.G, 11 mai 2013. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

L’Assomption... Je rêve bien sûr que mon intervention soit illustrée par le tableau qui convient, l’Assomption d’un certain Titien qui se trouve à Venise. Je rêve qu’un jour il devienne clair que c’est à travers l’art que la logique théologique a eu sa force irrépressible de démonstration. Je rêve qu’à l’opposé de la négation philosophique faible, la négation théologique fasse mieux voir l’enjeu de l’art. En tout cas, en partant de ce Titien empourpré, j’affirme qu’à faire tourner en profondeur le langage, on en vient toujours à anticiper sur la logique de la théologie, c’est-à-dire sur ce qui met fin au fantasme de l’existence. Assomption, dans le dictionnaire français, se situe exactement entre le mot assommoir et le mot assonance. Pour une fois, ce qui arrive d’ailleurs assez souvent, le dictionnaire fait assez bien les choses, car pas moyen d’échapper à l’assommant et de comprendre ce qu’il en est de l’assonance sans passer par l’assomption. Assonance, ça veut dire faire écho. L’effet B.V.M. est un effet d’écho, de résonance. L’assomption répond à l’ascension de la résurrection. C’est un effet de doublure de l’effet majeur qui est l’effet P.F.S.E., Père, Fils et Saint-Esprit, lequel sans cet effet de doublure n’est pas audible. D’où l’enjeu brûlant dans l’histoire et dans la pensée de cet effet B.V.M. Sans écho, on ne peut pas être sûr d’un son. C’est le mérite, esthétique, de la folie catholique d’avoir voulu, je dirai acoustiquement, maintenir la possibilité de démonstration de l’écho... Assomption : du latin adsumere. Si je dis adsum, je dis que je suis là, présent. Mais adsumere c’est prendre pour soi, avec soi, user d’un bien pris à autrui et qui ne vous appartient pas en propre. Cicéron, par exemple, dit : « Sacra Cereris adsumpta de Graecia » : le culte de Cérès emprunté à la Grèce. Second sens : adsumere c’est s’approprier, se réserver. Tacite : « conservatoris sibi nomen adsumpsit », il se fit appeler Sauveur. Adsumere c’est aussi prétendre à, revendiquer, « quod est oratoris proprium, si id mihi adsumo », dit encore Cicéron : ce qui est le propre de l’orateur, si je me le réserve. Il y a un troisième sens : prendre en plus, joindre, adjoindre à ce qu’on avait ; et un quatrième sens : poser la mineure d’un syllogisme (entre parenthèses, s’il y a une mineure qui a fait du bruit c’est bien celle-là, la B.V.M.). Poser la mineure d’un syllogisme, c’est crucial, on appelle ça une assomption. Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme... « Or Socrate est un homme », c’est ce qu’on appelle l’assomption. Vous voyez le côté fragile de cet exemple fameux puisqu’il s’agit toujours de prouver que l’un est comme les autres. On ne peut ici que recourir à la mort, c’est-à-dire à la religion fondamentale, pour l’établir, et le nom propre intervient dans la mineure (l’assomption), pour lier ce nom à un ensemble qui n’en a pas. Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme... voilà un coup de force logique absolument fou si l’on veut bien y songer. Cinquième sens : c’est un terme de rhétorique qui définit la façon de prendre !es mots dans un sens métaphorique ; « verba quae adsumpta sunt » (Quintilien), les mots qui sont pris métaphoriquement. Pour essayer de définir ce qu’est l’assomption, il faut comprendre que c’est une façon de juger de la force de la métaphore. L’énorme majorité des êtres parlants, vous le savez, sont enclins à juger tout à la lettre et c’est Freud lui-même qui nous dit que l’hystérie ça consiste à ne pas comprendre la dimension métaphorique d’un énoncé. Son érectibilité, en somme.

Donc, vous voyez que cette façon de prendre, d’emprunter, de dire en plus et de donner au discours sa fonction métaphorique ultime, passe par le mécanisme logique de l’assomption. Pourquoi mettre sous ce nom d’assomption l’effet B.V.M.? On ne va pas dire que Socrate est un homme pour le ramener à la mort, on dit, en théologique, qu’une femme au moins n’en est pas une comme les autres parce qu’elle a donné la vie triomphant de la mort. Disons les choses : un dogme c’est ce que tout le monde est tenu de croire pour n’avoir pas à réfléchir. Mais il n’est pas interdit de réfléchir, d’autant plus que si on réfléchit on s’aperçoit de la justesse des dogmes. Ceux qui y adhèrent comme ceux qui les rejettent sont l’objet d’une même paresse, pas tout à fait la même cependant : ceux qui y adhèrent reconnaissent par là même qu’ils sont incapables ou qu’ils n’ont pas le temps de réfléchir, prouvant par là une humilité estimable. Tandis que ceux qui les rejettent se supposent savoir de quoi il s’agit, et finissent d’habitude dans une vanité atroce qui les condamne à l’enfer de leur propre proximité. On ne dit pas que Socrate est un homme, on pose qu’il y en a une, et une seule, qui ne meurt pas. Que l’on renvoie. Dans le Nom. Subversion ! non seulement du syllogisme en tant que tel, mais de la religion humaine.

La théologie n’est rien d’autre que la logique qui consiste :
1) à rappeler qu’il n’y a pas d’espèce humaine sans religion, la pire étant bien entendu celle qui ne se reconnaît pas comme telle ;
2) à montrer comment on peut arriver à la nier, cette religion.
Pour la nier jusqu’au bout, il faut donc étrangement poser qu’il y en aurait une, et pas la, une qu’on nomme, Marie, conçue sans péché et qui, donc, ne meurt pas.

Sabina Spielrein, entre Freud et Jung

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crédit : wordpress.com

Je parlais tout à l’heure de l’aveuglement de Freud..., cet aveuglement, ai-je dit, est bien préférable à toute voyance. Il vaut mieux s’aveugler sur quelque chose qui reste provisoirement incompréhensible que de prétendre y voir quoi que ce soit quand il fait noir. Freud préfère souvent fermer les yeux. Ça glose et ça va gloser encore longtemps sur l’affaire Jung-Freud, la Jungfraude, comme disait Joyce. Le stéréotype du méchant Jung et du bon Freud est déjà bien ancré dans les consciences mais la conscience ne nous sert pas à grand-chose, surtout pas la bonne, pour comprendre de quoi il s’agit vraiment. Il y a un livre qui vient de sortir qui s’appelle Sabina Spielrein entre Jung et Freud [27], et c’est une fois de plus le témoignage de la passion entre Jung et Freud, entre Freud et Jung, passion dont nous devrions depuis longtemps être sortis de tous côtés... On voit dans ce témoignage de Sabina Spielrein, qui bien entendu est Juive, son rêve d’obtenir de Jung, qui s’est laissé aller à la tripoter, un enfant représentant pour elle le comble du désirable : la mythologie germanique. Tout ça sur fond de Wagner et, bien entendu, l’enfant s’appellera Siegfried. Pour cela, elle n’hésite pas à entrer dans le vif du sujet, pas seulement dans Jung mais intellectuellement dans Freud, suivant en cela l’admirable stratégie hystérique qui consiste à adopter une plasticité indéfinie selon la conjoncture concrète. On aura fait un grand pas aussi le jour où on commencera à se douter que l’effet-femme doit sa plasticité extraordinaire au fait que cet effet repose sur une non-existence répétitive. Le fait qu’on tienne une femme pour existante n’étant dû qu’à l’extrême niaiserie qui consiste dans le fait qu’elle arrive à vous faire croire à sa mère. Ce à quoi, pourtant, rien ne vous oblige puisque, à y regarder de près, de la mère il n’y en a jamais eu autrement que sous la forme d’une fille qui cherchait sa mère et qui ne la trouvait pas. Houhou ! Ce qui n’empêche pas l’effort forcené de faire consister de la mère-en-soi. Eh bien, Spielrein, par exemple, réussit au fond à faire écrire sa mère à Jung pour lui reprocher de pervertir sa fille. Le dérapage de Jung à ce moment-là est savoureux ; il écrit à la mère que si elle souhaite qu’il reprenne son activité d’analyste par rapport à sa fille, il faudra qu’elle, la mère, le paye, lui Jung (alors que la fille jusqu’alors ne le payait pas). Là-dessus tempête dans les bénitiers ! Jung proxénète du divan, dit-on. Soit, soit...

N’empêche que la réponse de Jung n’est pas si bête, pourquoi serait-il tout le temps bête, ce Jung ?, ce n’est pas bête qu’il est, c’est trop physique. La preuve : il y touchait. C’est même ce qui intéressait Freud : qu’il y touchât. Qu’il fût en train d’engendrer. C’est la raison pour laquelle Freud, devant ce corps dit Jung, va jusqu’à s’évanouir. Le désir de Freud est là très émouvant, désir sexuel évident. Vous vous rappelez la petite anecdote de Freud demandant à Jung de lui promettre de ne jamais abandonner la théorie sexuelle, et, dit Jung, « Freud avait alors le ton d’un père qui demande à son fils d’aller à l’Église », et « pourquoi demande Jung ne faut-il pas abandonner la théorie sexuelle ? » « Parce, que, dit Freud, il faut éviter la marée noire de l’occultisme. » Très bien. Éviter la marée noire de l’occultisme..., ça consiste simplement à savoir quand on baise et à ne pas broder là-dessus. Freud s’évanouit, Jung brode. Sabina Spielrein a écrit un texte très intéressant, « La destruction comme cause du devenir » [28]. On la donne comme l’inspiratrice de la pulsion de mort, disons plutôt qu’elle commence à faire sentir au champ analytique quelque chose qui ne va pas forcément de soi et qui est qu’en effet donner la vie, eh bien c’est donner la mort. Il est spectaculaire que cette évidence qu’un poil de théologie suffit à établir, paraisse si obscure à l’être humain. Ce n’est pas en gérant le contracept qu’on pourra avoir devant les yeux que le fait de naître et de mourir c’est strictement équivalent du point de vue logique. Freud, que dit-il à cette Spielrein que Jung hésite à engrosser d’un Siegfried ? Il lui dit : assez de farfadaiseries ! (Elle se marie entre-temps...). Bien entendu, stratégiquement, elle prend parti pour Freud contre Jung, tout en aimant Jung quand même. Freud donc lui dit : très bien de vous être mariée, vous allez avoir un enfant, j’espère qu’il (car il est sûr que ce sera un garçon) sera brun et sera un sioniste inébranlable. Voilà comment Freud tranche ! Racialement !

Autrement dit : revenez à vous, à vous Spielrein, vous Juive, et mettez-vous un peu dans la Loi, et c’est tout, là ! L’enlèvement de Sabine ! Manque de chance : elle a une fille... et après elle disparaît tragiquement en... Russie, en 1937, au cours des purges staliniennes... Tout cela est en effet tragique. Si on fait un peu l’histoire du XXe siècle : on part ici de 1904-1905, Freud et Jung sont aux États-Unis en 1909 alors que l’affaire Spielrein est en train de se dénouer, et on arrive en Russie en 37, en passant par l’épisode wagnérien déchaîné. Puis, de nouveau, la guerre..., etc. Dès le début du siècle, tout est là. L’hébraïsme de Freud est sa bonne façon de fermer les yeux. Cela peut-il nous suffire ? Je ne pense pas, parce que ça ne nous donne pas vraiment l’issue de la non-existence ; ça consiste en effet à dire que, s’il y a lieu d’exister, il vaut mieux exister par cette façon-là de fermer les yeux, mais ça ne nous permet pas d’aller plus loin que le fait de maintenir une mère à sa place. Une mère qui se tient à sa place, c’est la Loi. Inutile de dire que Spielrein, dans son article, cite Nietzsche abondamment et va même jusqu’à s’intéresser à ce qui a pu se passer au Paradis, notamment au fait que dans les mythologies s’y rapportant, Seth aurait rapporté une branche de l’arbre de vie et un anneau avec trois mots hébreux gravés dessus qui serait le même que l’anneau des Nibelungen... et tout, et tout... Elle est là pour ça : manifester la consistance occulte de la religion.

Grande est la Diane des Éphésiens

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Artémis (Diane), symbole de la Vie et de la Fécondité.
Musée d’Ephèse.

Mais revenons à Freud et à un de ses textes fameux qui s’appelle Grande est la Diane des Éphésiens, où il s’est posé la question du culte fondamental, celui de la Grande Déesse. Pourquoi d’ailleurs parler de religion sans parler de celle-là ? Elle est partout, c’est celle qui a le plus d’adhérents... Alors Freud ouvre un moment les yeux et se demande comment la déesse de l’amour qui se présente à la place de la déesse de la mort lui était autrefois identique. Il s’intéresse donc à ce culte fameux de la ville d’Ephèse. Ce n’est d’ailleurs pas loin de là qu’est née la famille maternelle d’Artaud... La mère d’Artaud s’appelait Euphrasie [29]... L’oeuf rassis de cette Euphrasie a produit un très grand poète français qui a bien fait sentir (parce que quand un poète français est grand, il fait vraiment sentir, voyez Villon, Baudelaire, Artaud, les mieux quoi !) ce qu’il en est de la religion primordiale. Artaud, cet œuf rassis qui n’arrêtait pas d’ovuler, de faire des fausses couches, ça l’a suivi dans son génie, au point que tout ce qu’il a écrit de façon fulgurante, bien en avance sur son temps, sur la marmite à faire de la religion, disons en passant qu’il a quelques petites affaires avec l’effet B.V.M., au point dis-je, que jusqu’à sa mort et longtemps après, Euphrasie ne va pas le lâcher comme ça. Euphrasie est toujours parmi nous, je l’ai rencontrée, Freud, donc, s’intéressant à ce culte antique qui lui aussi est toujours parmi nous — ce n’est pas à Éphèse que je suis, là, en ce moment, et pourtant de l’Ephèse j’en ai vraiment plein les poches ! —, Freud qui constate qu’avant le culte de Diane ou d’Artémis, il y avait le culte d’une antique déesse-mère, car il s’agit de faire croire qu’il y aurait une mère alors qu’il n’y en a jamais eu, enfin... c’était une certaine Oupis, qu’adoraient les peuplades asiatiques..., Freud se rend compte qu’il y a là une énormité. Pourquoi pas Isis avec l’effet I.V.G.? Certes, il y a eu l’effort de Moïse : la Loi qui est là pour faire tenir tranquille la place de la mère. Un bon coup de Loi, personnellement je ne suis pas contre. J’ai dit que ça ne me suffisait pas. Freud, qui ouvre un peu les yeux, les referme aussitôt. Lui, il pense que la prolongation du culte de la déesse à Ephèse a été le fait de saint Jean. « L’église fondée par Paul à Ephèse ne lui resta pas longtemps fidèle, dit-il, elle passa sous l’influence d’un homme appelé Jean, dont la personnalité a posé à la critique de difficiles problèmes. Il était peut-être l’auteur de l’Apocalypse qui déborde d’invectives contre l’apôtre Paul... » Entre parenthèses : n’exagérons rien, l’Apocalypse n’est tout de même pas ça, voilà où nous surprenons Freud en pleine hystérie littéraliste — renaniste. « La tradition l’identifie avec l’apôtre Jean qui a écrit le quatrième Évangile » (oui, cet Évangile en effet est bien curieux, qui commence par la formulation : « Au commencement était le Verbe », autrement dit : l’origine n’a rien à voir avec une matrice). Pour Freud, Jean et Marie, à Ephèse, ça donnerait la relance du culte de Diane et d’Artémis. Voilà une erreur fabuleuse. Stupéfiante. Quelle ignorance ! Quel contresens ! C’est comme trop forcer sur le Père : Lacan, variante d’Arius... L’édition française du texte précise que Freud ne parle qu’une autre fois de la Vierge Marie, et c’est dans la Technique psychanalytique. En effet, on peut vérifier dans ce livre que, pour lui, l’effet B.V.M., selon son réflexe littéralisant, c’est Lourdes. C’est-à-dire des apparitions à des jeunes filles, qui s’accompagnent ensuite d’un certain marché local de superstitions. Freud à juste titre dit que, en se montrant très vigilant sur les garanties de ces apparitions, on finit par voir qu’elles disparaissent. En somme, la technique psychanalytique doit permettre de ne pas mettre de l’effet B.V.M. partout. C’est vrai qu’une petite fille, en train d’avoir à l’horizon quelque chose de l’ordre de la menstruation, peut se précipiter sur l’effet B.V.M. Bah, vous savez, moi, ce n’est pas parce qu’il y aurait eu des apparitions de la Vierge que je vais commencer à douter de sa non-existence. Je dirai même : au contraire.

L’effet B.V.M

Pour ma part, je considère que l’effet B.V.M il n’y a rien de plus génial pour traiter la religion fondamentale, celle de la grande déesse ; grattez, grattez le moindre rationalisme et vous la trouverez. Eh bien, il faut l’adsumer, l’emprunter, la retourner, s’en servir, la mettre non pas à sa place mais en plus ; il faut s’en débarrasser. Comment ? En la rendant à sa métaphore fondamentale, en la faisant disparaître, non pas mourir (elle ne meurt pas) mais en l’assomptant, c’est-à-dire quoi ? Qu’elle jouisse ! Ce qui devrait attirer notre attention, c’est qu’une femme qui jouit n’est pas du tout celle qui est en train de vivre. Elle n’est pas ce qu’elle était avant, ni ce qu’elle va redevenir tout de suite après. Cette une-là, Marie, faisant date dans le calendrier, n’est pas un lieu de fécondité (mais elle a engendré une fois « à l’envers » si l’on peut dire) ; elle n’est pas non plus la mère conçue par la Loi, c’est-à-dire celle qui doit perpétuer le fait qu’un jour une totalité sera touchée (judaïsme). C’est pour cela que le forçage qu’elle représente est un effet de trou. Coup dur pour la nature comme pour la lettre. Logique que cela vienne de la voix. Logique aussi que ça entraîne un « Ars Magna » pour reprendre ce titre au Doctor Illuminatus, Raymond Lulle. Poésie, chant, peinture, musique ; la musique, ici, comme par hasard occupant une fonction clé (pour ce qui est de l’écho, Monteverdi a la palme, il est d’ailleurs enterré pratiquement sous l’Assomption du Titien).

Tombeau de Claudio Monteverdi (1567-1643).
Venise, Basilique Santa Maria dei Frari (nef gauche du transept).
Photo A.G., 22 juin 2014. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Le jour où on me dira qu’une jeune personne dans une grotte a vu un trou, j’irai. D’ici là, ça peut attendre. D’ailleurs l’Église, avec subtilité, utilise les apparitions modérément. Ce n’est pas non plus qu’il faut refuser l’apparition, ce serait brutal. Il n’y a pas lieu de ne pas tenir compte du délire des gens : ils ont le droit d’entrer dans la vérité par le délire, ils ont droit à l’hallucination, il ne s’agit pas de leur dire aussitôt « allez vous faire voir ailleurs ». Tout ça se traite, c’est la cure, et la cure, je suis pour. Rendons-nous donc à cette évidence : du trou s’est produit . Autrement dit : si vous proposez de la représentation des corps le maximum de consistance métaphorique, vous aboutissez au trou. La Bienheureuse Vierge Marie — c’est pourquoi, arrivé en ce point de mon discours, je la salue —, est cet effet indispensable de trou dont on comprend bien pourquoi il a fallu si longtemps avant de le distinguer d’une conception naturelle et comment il a fallu encore un peu plus de temps pour que ce trou aille se faire couronner par la Trinité. Dans le Paradis du Tintoret (issu, comme des tas de merveilles, du Concile de Trente), vous avez dans le point de fuite lumineux en haut, le Père, le Fils et le Saint-Esprit couronnant ce quatrième terme si décisif. En effet, si vous n’avez pas ce quatrième terme en écho, en doublure, comme médiatrice, pour parler comme les théologiens, comme corédemptrice, si vous n’avez pas cet effet de réverbération, votre Trinité ne tiendra pas le coup. Sans le trou, vous n’aurez pas les Trois qui ne sont pas de ce monde. Il est à remarquer que dans l’Histoire, ceux qui ont le mieux compris ça sont ceux qui sont partis dans le sens franciscain, celui de la stigmatisation séraphique. On s’aperçoit aussi que, dans cette longue cure pour faire aboutir la meilleure définition du trou comme tel, et surtout pas du corps comprenant un trou, les franciscains ont toujours trouvé appui, bien entendu, chez les jésuites. Les fils de saint François et les fils de saint Ignace ont toujours été alliés face, disons, à la lourdeur parfois papale, parce que le papal est pris souvent dans des compromis multiples, quelque chose comme la pression euphrasique se trouve là parfois dominant. Les franciscains et les jésuites, eux, deux catégories d’existants transitoires bien méconnus, ont tenu bon dans cette affaire, les uns à coups d’extase comme on dit, et surtout à coups d’art, et les autres à coups de mathématique et de subtilités dialectiques. Il est de fait que l’effet B.V.M. a fondé l’ampleur du phénomène esthétique occidental. C’est une banalité, mais précisons que nous ne sommes pas du tout à Éphèse, pas du tout dans le registre de l’art de la grande déesse (même si on l’emprunte), on est dans celui qui doit prouver comment tout ce qui est palpable est susceptible d’aller vers une disparition. C’est trop simple de penser que tout se reproduit dans le palpable ou que l’essentiel est, à jamais, invisible. La vérité est que c’est les deux à la fois. Il n’y a pas lieu de se rouler seulement dans les phénomènes, mais il n’y a pas lieu non plus de se reposer dans un principe qui les surplomberait à jamais.

Je parlais de jouissance... Pas de « la jouissance féminine ! » Dernier leurre... Que le trou jouisse, comme tel, la soi-disant jouissance féminine serait plutôt là pour le cacher. Quant aux hommes, on ne peut pas leur demander grand-chose sur la question, vu qu’ils se satisfont de presque rien. Ils ne voient pas plus loin que le bout de leur gros nez-nez, ils vont le mettre ici ou là, dans des faux trous, et le drôle c’est qu’ils se suspectent les uns les autres de ne pas savoir de quel bon faux trou il s’agit, alors ça fait des Histoires d’envers et d’endroit, et la mécanique marche ! C’est précisément ce que la grande déesse indélogeable attend ; car, à gigoter dans les faux trous, à l’envers et à l’endroit, ça mène toujours à la reconduction de la reproduction et du Saint des Saints, ou encore du Sanctuaire, comme dirait Faulkner dont l’héroïne ne s’appelait pas par hasard Temple... Avec la B.V.M. vous avez le sanctuaire mais en même temps c’est fini ! Donc : Infini ! Eh bien, je souhaite bonne chance à ceux ou à celles qui auront l’audace de venir voir là si j’y suis.

Philippe Sollers, Réponses à des questions de Jacques Henric, 28 novembre 1981 [30].

*

«  Les franciscains et les jésuites, deux catégories d’existants transitoires bien méconnus, ont tenu bon dans cette affaire, les uns à coups d’extase comme on dit, et surtout à coups d’art, et les autres à coups de mathématique et de subtilités dialectiques. »

Saint François d’Assise

La basilique des Frari où se trouve L’Assomption du Titien est typique de l’architecture gothique vénitienne. Elle doit son nom aux Frères Mineurs Conventuels, l’un des trois ordres de la famille des Franciscains [31]. François d’Assise est d’ailleurs représenté par une statue de Bartolomeo Bon érigée sur la gauche de l’arc en ogive de la façade. En 1260, saint Bonaventure fut chargé d’écrire une biographie officielle de François (la première est de Tommaso di Celano). Il raconte l’épisode du « Miracle des oiseaux » accompli par François dans la lagune de Venise à son retour de Palestine :

[François], pendant qu’il traversait avec un autre frère les marais de Venise, rencontra une multitude d’oiseaux qui chantaient dans les branches. Les voyant, il dit à son compagnon : « nos frères les oiseaux sont en train de louer leur Créateur ; aussi, allons au milieu d’eux réciter ensemble les laudes du Seigneur et les heures canoniques », Ils allèrent au milieu d’eux, et les oiseaux ne furent pas effrayés. Puis, à cause de leurs piaillements, comme les frères ne pouvaient s’entendre l’un l’autre réciter les heures, le saint se tourna vers les oiseaux et leur dit : « Frères oiseaux, cessez de chanter jusqu’à ce que nous ayons fini de réciter les laudes prescrites ». Ceux-ci se turent immédiatement et restèrent muets jusqu’au moment où, ayant récité tout à leur aise et terminé les laudes comme il se doit, le saint leur donna l’autorisation de chanter [32].

Qui a entendu, dès l’aurore, le cri incessant des mouettes et des goélands à Venise comprendra de quoi il s’agit.

En 1982, dans Tel Quel, comme, en 1985, dans Théorie des exceptions (Folio essais 28), l’intervention de Sollers sur l’Assomption était suivie d’une déclaration du Parlement européen pour le 800e anniversaire de la naissance de saint François d’Assise. Puisque l’Esprit saint a élu, en 2013, un nouveau pape, un Jésuite, qui a choisi de s’appeler François, le premier de l’histoire de la papauté, rappelons cette déclaration qui reprenait un vieux projet de la Société internationale d’études franciscaines fondée à Assise en 1902.

Le Parlement européen,
— du fait que 1982 est le 800e anniversaire de la naissance de François d’Assise,
— considérant la haute valeur humaine et culturelle que représente le mouvement franciscain depuis sa naissance,
— considérant que le mouvement ne consiste pas uniquement en la recherche de traduction dans les actes des principes du christianisme, lesquels contrastaient avec la structure médiévale de la société de l’époque, mais également en une nouvelle conception de l’homme, de la nature et des formes de la connaissance, encore valable de nos jours,
— considérant que le mouvement franciscain englobe dans ses recherches la philosophie, le droit, la littérature, l’art, la politique et l’action sociale,
1. décide, à l’occasion du 800e anniversaire de la naissance de saint François d’Assise, de contribuer à la création d’une « bibliothèque franciscaine européenne » qui réunirait toutes les œuvres publiées au cours des siècles dans toutes les langues sur les divers et multiples aspects abordés par le mouvement franciscain ;
2. considère que cette bibliothèque devrait être installée dans l’un des bâtiments historiques importants, même à restaurer, existant à Assise, et aménagé comme il conviendra, sans qu il soit porté atteinte au caractère historique et à l’architecture de cet édifice ;
3. propose que pareille bibliothèque fasse office de « Centre historique d’études franciscaines européennes » et jouisse d’un statut et d’un règlement appropriés la liant aux instituts d’histoire des universités européennes ;
4. invite la commission compétente à examiner la question en étroite collaboration avec le ministère italien des biens culturels et la région de l’Ombrie ;
5. charge son président de transmettre la présente résolution à la Commission et au Conseil de ministres.


Ce n’est pas à Assise mais à la Bibliothèque Nationale de Strasbourg que l’on trouve aujourd’hui le fonds franciscain le plus important.

*

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La Très sainte Vierge Marie et son Divin Fils
avec à ses pieds saint François d’Assise
et saint Dominique.
Cimabue. XIIIe.
Basilique Sainte-Marie-des-Anges (Assise).

Sollers écrit dans Du Diable :

« Supposez qu’au lieu de dire Je vous salue Marie — c’est magnifique — les prières sont magnifiques — vous disiez : Je te salue Marie, pleine de grâce : une petite transgression, je dirais même érotisante, d’autant plus que si vous récitez le Je vous salue Marie, vous êtes tout simplement — il faut oser le penser — dans la position de l’Archange. L’italien le fait : Ave Maria, piena di grazia, il Signore è con te. Tu sei benedetta fra le donne e benedetto è il frutto dei tua seno. Vous changez de nature au deuxième paragraphe : prega per noi peccatori, adesso e nell’ora della nostra morte. Tantôt vous êtes archange, tantôt vous êtes mortel. »

Quand François d’Assise tutoie la Vierge, voici ce que ça donne. Le texte original est en latin.

Salutation à la Vierge

Salut, Dame, reine sainte,
Sainte mère de Dieu, Marie,
Qui es vierge faite église
et choisie par le Père très saint du ciel,
toi qu’il consacra avec son très saint Fils bien-aimé
et l’Esprit-Saint Paraclet,
toi en qui furent et sont
toute plénitude de grâce et tout bien.
Salut, toi son palais ;
Salut, toi son tabernacle ;
Salut, toi sa maison.
Salut, toi son vêtement ;
Salut, toi sa servante ;
Salut, toi sa mère, et vous toutes, saintes vertus,
qui, par la grâce et l’illumination de l’Esprit-Saint,
êtes répandues dans les coeurs des fidèles,
pour faire d’infidèles des fidèles envers Dieu.

Saluto alla Vergine

Ave Domina, sancta Regina,
sancta Dei Genitrix Maria,
quae es virgo ecclesia facta
et electa a sanctissimo Patre de caelo,
quam consecravit cum sanctissimo dilecto Filio suo
et Spiritu sancto Paraclito,
in qua fuit et est
omnis plenitudo gratiae et omne bonum.
Ave palatium eius ;
ave tabernaculum eius ;
ave domus eius.
Ave vestimentum eius ;
ave ancilla eius ;
ave mater eius et vos omnes sanctae virtutes,
quae per gratiam et illuminationem Spiritus sancti
infundimini in corda fidelium,
ut de infidelibus fideles Deo faciatis.

François d’Assise, Écrits, Sources chrétiennes 285, Cerf, Paris 1981, p. 275.

LIRE : De François d’Assise au pape François [33].

*

Le pape François célèbre la messe de l’Assomption à Castel Gandolfo.
Photo AFP / Vincenzo Pinto. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

L’homélie du pape François (15 août 2013)

L’homélie du pape François [34], le 15 août 2013, commence ainsi :

À la fin de la Constitution sur l’Église, le Concile Vatican II nous a laissé une très belle méditation sur la Vierge Marie. Je rappelle seulement les expressions qui se réfèrent au mystère que nous célébrons aujourd’hui : la première est celle-ci : « La Vierge Immaculée, préservée (par Dieu) de toute atteinte de la faute originelle, ayant accompli le cours de sa vie terrestre, fut élevée corps et âme à la gloire du ciel, et exaltée par le Seigneur comme Reine de l’univers » (n.59). Et ensuite, vers la fin, il y a cette autre expression : « Tout comme dans le ciel, où elle est déjà glorifiée corps et âme, la Mère de Jésus représente et inaugure l’Église en son achèvement dans le siècle futur, de même sur cette terre, en attendant la venue du Jour du Seigneur, elle brille déjà comme un signe d’espérance assurée et de consolation, devant le peuple de Dieu en pèlerinage » (n. 68). A la lumière de cette très belle icône de notre Mère, nous pouvons entendre le message contenu dans les lectures bibliques que nous venons d’entendre. Nous pouvons nous concentrer sur trois paroles-clé : lutte, résurrection, espérance. Castel Gandolfo, 15 août 2013.

Lutte, résurrection, espérance. Ainsi soit-il.

*

L’étendue musicale


Giovanni Bellini, Vierge aux séraphins rouges (1480-1490).
Venise, Accademia, 19 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Giovanni Bellini, La conversation sacrée (1505).
Venise, Eglise San Zaccaria. Photo A.G., 22 juin 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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A propos des Vêpres Solennelles de la Vierge Marie de Monteverdi

Marcelin Pleynet séjourne à Venise. Dans L’étendue Musicale (Gallimard, 2014, coll. L’infin), il écrit :

Hier, aujourd’hui, demain, c’est le même. Ai-je assez vécu ce même dans une toujours autre musique ? Et la parole qui s’élève et dialogue avec elle-même...

Rien ne passe, tout revient à nouveau dans l’espace qui s’offre gratuitement au passant, à l’habitant heureux d’être là, dans le tableau : Conversation sacrée.

Depuis leurs premières exécutions modernes, voilà quatre-vingts ans, les Vêpres de la Vierge, de Monteverdi, publiées pour la première fois fin 1610, sont devenues l’une des pierres angulaires du répertoire classique. Leur musique, magnifique, solennelle, sensuelle et rythmiquement saisis­ sante, exerce un attrait immédiat, cependant que l’usage du plain-chant, comme base de toutes les mises en musique des Psaumes, ajoute à l’exquis Ave Maris Stella, et au gran­diose Magnificat, conférant à l’ensemble une cohérence et un dessin sans pareil...

Je ferme les yeux, et je vois. Les Psaumes reposent ici sur une technique simple, chaque verset est chanté sur la même phrase musicale... Ce qui est extraordinaire, c’est l’absolue inventivite, l’alternance des deux textures basiques (Dixit Dominus) qui côtoie une serie de variations sur trois lignes de basse differentes (Laetatus sum).

Je rouvre les yeux. Près de moi, à San Zaccaria, le grand Bellini semble emporté par la musique... Conversation de la Vierge Marie avec l’Enfant et quatre saints... Chacun clans son monde... De quoi s’entretiennent-ils, si ce n’est du des­tin depuis toujours déjà joué de l’Enfant-Dieu...

Et a nouveau cet Ave Maris Stella...

Parlons-en... N’en parlons plus ...

Je quitte l’église avec cette image dans le coeur.

« Un coeur calme en son fond, calme devant Dieu comme celui-ci le veut, Dieu le touche volontiers, car ce coeur est son luth. »

*

De Venise à... Versailles

Les Vêpres Solennelles de la Vierge Marie

Basilique San Marco, 1990

Direction : John Eliot Gardiner
The Monteverdi Choir
The English Baroque Soloists
The London Oratory Juniors Choir

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C’est le premier grand chef d’oeuvre sacré du baroque. C’est resté l’une des oeuvres phares du patrimoine musical universel. Succédant au génial Orféo (1607), les Vêpres lui empruntent sa fanfare d’ouverture et positionnent Monteverdi comme le principal compositeur de son temps.
John Eliot Gardiner a dirigé cette oeuvre pour la première fois en 1964, puis l’a enregistré à deux reprises. C’est pour elle qu’il fonda le Monteverdi Choir, l’un des meilleurs chœurs au monde. Sa réputation internationale l’amène aujourd’hui à diriger les plus grandes œuvres du répertoire lyrique (de Mozart à Bizet ou Verdi), mais il désire revenir à Monteverdi, sa source.
Gardiner souhaite, à la Chapelle Royale, retrouver la spatialisation musicale qui caractérisait la musique vénitienne, en utilisant l’architecture spécifique et les différents niveaux de la Chapelle Royale de Versailles ou, rappelons-le, les musiciens et chanteurs se tenaient sur la tribune au premier étage au-dessus de l’autel, autour de l’orgue, au même niveau que le balcon royal qui leur faisait face, et d’où le souverain écoutait les compositions de ses maîtres de Chapelle durant les offices. La division en deux chœurs de l’œuvre de Monteverdi, mais aussi les nombreux dialogues musicaux et les effets d’écho, trouveront à Versailles un écrin architectural propice..

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Versailles, Chapelle Royale, 2014.

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Intonation : Deus in adiutorium - Domine ad adjuvandum
Antienne - Psaume 109 : Dixit Dominus
Nigra sum (concerto)
Antienne. Psaume 112 : Laudate pueri
Pulchra es (concerto)
Antienne. Psaume 121 : Laetatus sum
Duo seraphim (concerto)
Antienne. Psaume 126 : Nisi Dominus
Audi coelum (concerto)
Antienne. Psaume 147 : Lauda Jerusalem
Chapitre. Ave maris stella (hymne)
Magnificat. Verset - Antienne
Magnificat. Magnificat anima mea
Magnificat. Et exultavit
Magnificat. Quia respexit
Magnificat. Quia fecit mihi magna
Magnificat. Et misericordia
Magnificat. Fecit potentiam
Magnificat. Deposuit potentes de sede
Magnificat. Esurientes implevit bonis
Magnificat. Suscepit Israel
Magnificat. Sicut locutus est
Magnificat. Gloria Patri
Magnificat. Sicut erat in principio
Antienne. Benedicamus
Sonata sopra Sancta Maria

Monteverdi, Sanctissimae Virginis missa senis vocibus, 1610.
Venise, Basilique Santa Maria Gloriosa dei Frari (Chapelle des Milanais).
La partition se trouve actuellement à côté de la tombe du musicien.
Au fond, Saint Ambroise et Saints par Alvise Vivarini et Marco Basaiti, 1503.
Sur les marches de l’autel, aux pieds de St Ambroise, deux anges musiciens jouant du luth [35].
Photo A.G., 22 juin 2014. Zoom : cliquer sur l’image.


*

21 mai 2018

Vous l’avez bien entendu remarqué : ce 21 mai 2018, lendemain de Pentecôte, les catholiques célèbrent, c’est une première, la mémoire de la Bienheureuse Vierge Marie, Mère de l’Église. Pourquoi une nouvelle fête voulue par le pape François, alors que dix autres fêtes en l’honneur de Marie sont déjà inscrites au calendrier de l’Église ? Selon le texte du cardinal Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, le pape, par un décret signé le 11 février, a pris cette décision « en considérant l’importance du mystère de la maternité spirituelle de Marie qui, dans l’attente de l’Esprit Saint à la Pentecôte (cf. Acte des Apôtres 1, 14), n’a jamais cessé de prendre soin maternellement de l’Église pèlerine dans le temps ». Le décret précise que « la promotion de cette dévotion peut favoriser [...] la vraie piété mariale. » (zenith.org [36]).

Vous avez écouté hier la cantate de Bach BWV 172 jouée pour la première fois à Weimar dans la chapelle royale le 20 mai 1714, voici la cantate BWV 68 (Also hat Gott die Welt geliebt), créée par Bach le 21 mai 1725, lundi de Pentecôte, à Leipzig, ici interprétée par le Concentus musicus Wien de Nikolaus Harnoncourt.

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[1Cf. Du Diable.

[2Cette dernière phrase appelle une remarque : il ne faut jamais ignorer l’humour de Sollers. Il est ici patent. Il arrive que les meilleurs lecteurs de Sollers l’oublient. Des circonstances récentes l’ont encore montré.

[3Cf. aussi Le Saint Âne et la Sainte Anne. Il faut lire tout le livre qui revient à travers Dante, Baudelaire, Freud, Lacan, sur tous les thèmes, tous les dogmes de ce dossier.

[4Cf. « Ineffabilis Deus ». On doit à Pie IX le plus long pontificat de l’histoire (1846-1878), marqué par le Syllabus (1864) et la proclamation de l’infaillibilité du pape (Pastor Aeternus, le 18 juillet 1870 (deux mois avant la proclamation, en France, de la IIIe République).

[5Par ailleurs, comme le rappelle Marcelin Pleynet, dans Rimbaud en son temps (p. 170), à peu près au même moment (1856) naît Philippe Pétain : une toute autre histoire, un tout autre temps ! Il n’est pas assuré que nous en soyons sortis. Comme il n’est pas assuré que nous soyons sortis de la IIIe république.
Notons que 1856 est aussi la date de naissance de Freud.

[6Cf. Vierge folle. Rimbaud y écrit : « Un jour peut-être il disparaîtra merveilleusement ; mais il faut que je sache, s’il doit remonter à un ciel, que je voie un peu l’assomption de mon petit ami ! » (je souligne). C’est évidemment la « Vierge folle » (Verlaine et non Rimbaud) qui parle et confond l’Ascension et l’Assomption (Sollers le souligne à plusieurs reprises).

[7Cf. entre autres, wikipedia.

La fête de la Dormition dans la liturgie orthodoxe (émission du 15 août 2015)

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[9Cf. sur le site du Vatican, en italien : Munificentissimus Deus. Voir aussi, en français, de Benoît XVI : Angelus du 15 août 2007.

[10Dont Clément V que Dante avait mis en enfer.

[12Folio 1786, p. 288.

[13Cf. Angelus du 15 août 2010.

Comme, en bons élèves de l’école laïque et républicaine, vous ne connaissez sans doute pas très bien l’histoire des papes, des conciles, des bulles et des dogmes, j’en profite pour vous conseiller un petit livre très clair, Histoire de la papauté de Yves Bruley, Perrin, coll. tempus 419, 2008 (complété en 2011). Le livre couvre en 300 pages cette histoire de Pierre à Benoît XVI. Un regret toutefois : si Bruley lave Pie XII des fautes qu’on lui impute depuis les années 60 (avoir été muet sur les crimes nazis contre les Juifs), il ne s’attarde guère sur le dogme de l’Assomption.

[14« Paradis : c’est un trou. Ça n’est rien d’autre qu’un trou... Seulement, voilà : comment peut-on représenter un trou ? », déclare Sollers dans Comment aller au Paradis. Il affirmait aussi : «  Un seul trou : la Vierge Marie ». Vous verrez plus loin ce qu’il en est de ce « trou » et comment Sollers le fait parler.

[16En 1869, Renan écrit un mémoire de 60 pages sur Jean Duns Scot, frère mineur dans le tome XXV de l’« Histoire littéraire de la France » publiée par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. A.G.

[17Allusion à la cérémonie spectaculaire de Mitterrand au Panthéon, après son élection en mai 1981.

[19Jean-Louis Houdebine, « Note radiophonique sur Duns Scot et Cantor », in Excès de langages, Denoël, coll. L’infini, 1984, p. 283. Des extraits avaient été publiés dans art press 55, janvier 1982.

[20Cf. dans « La chose freudienne », le chapitre 4, Parade : « Mais si une métaphore plus grave convient au protagoniste, c’est celle qui nous montrerait en Freud un Actéon perpétuellement lâché par des chiens dès l’abord dépistés, et qu’il s’acharne à relancer à sa poursuite, sans pouvoir ralentir la course où seule sa passion pour la déesse le mène. Le mène si loin qu’il ne peut s’arrêter qu’aux grottes où la Diane chthonienne dans l’ombre humide qui les confond avec le gîte emblématique de la vérité, offre à sa soif, avec la nappe égale de la mort, la limite quasi mystique du discours le plus rationnel qui ait été au monde, pour que nous y reconnaissions le lieu où le symbole se substitue à la mort pour s’emparer de la première boursouflure de la vie. »

Voir aussi ce que dit Sollers plus bas de la Diane des Éphésiens.

[21Le passage intégral sur Duns Scot se trouve dans mon article La question est celle de l’infini. Voir : « changeons d’ère inventons une ère d’une autre ère ».

[24Les Gesuiti, l’église des Jésuites (à ne pas confondre avec les Gesuati), par son style baroque éblouissant, n’a pas d’équivalent à Venise. Elle est l’antithèse de l’austérité du Redentore de Palladio voulue par les Capucins.

[25Extrait lui-même précédé d’une photographie du syndicaliste polonais Lech Walesa, président de Solidarnosc.

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Lech Walesa, Photographie reproduite dans Tel Quel n° 91
(Printemps 1982).

On trouve dans le même numéro le premier texte publié dans Tel Quel par Bernard Dubourg, L’hébreu du Nouveau Testament.

[26Intertitres Pileface.

[27Dossier découvert par Aldo Carotenuto et Carlo Trombetta (Rome, 1980). Aubier, 1981.

[28« La Destruction comme cause du devenir », 1912, in Sabina Spielrein, entre Freud et Jung.

[29Antoine Roi Artaud et Euphrasie-Marie-Lucie Nalpas (famille originaire de Smyrne) eurent huit enfants après Antonin ; dont deux seulement survécurent.

[3028 novembre : jour de l’anniversaire de Sollers (45 ans).

[31L’autre merveille d’architecture gothique est l’église SS. Giovanni e Paolo construite par l’ordre des dominicains.

[32Voir aussi : Parler aux oiseaux.

[33Lire aussi : Benoît XVI, Audience générale sur Saint François d’Assise, 27 janvier 2010.

[34On sait qu’une petite soeur de l’Assomption, soeur Oliva (irlandaise), qui travaillait dans la famille de Jorge Mario Bergoglio, le tenait dans ses bras à sa naissance et lui a donné son premier bain.

[35Sur saint Ambroise, voir Histoire de femme.

[36Plus d’infos sur KTO.

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4 Messages

  • Albert Gauvin | 19 octobre 2019 - 11:03 1

    Réponse. Pas "la Femme", mais celle-ci "bénie entre toutes les femmes" dans sa "radieuse beauté".


    Léonard de Vinci, La Vierge, l’enfant Jésus et sainte Anne, entre 1500 et 1515.
    Version restaurée. Grande galerie du Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. Zoom : cliquez l’image.
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  • anonyme | 19 octobre 2019 - 06:58 2

    Bonjour,
    Permettez quelques éclaircissements au sujet de la vraie personnalité de « Marie » et du principe « d’Immaculée conception », débarrassé du voile de l’ignorance.
    Commençons par rappeler le culte de Marie au Moyen Âge.
    Les siècles qui avaient brillé du Christianisme de Johanna avaient remis en lumière la grande Myriam, et le culte de cette personnalité, entourée du prestige des choses lointaines, s’était répandu dans tout l’Orient (voir l’article du blog sur les origines et l’histoire du Christianisme).
    Il avait une place prépondérante dans les Mystères et devait, par cette voie, arriver jusqu’aux temps modernes.
    Les Catholiques comprirent que, pour faire accepter leur doctrine, il était indispensable d’offrir au peuple la continuation de cette légende mariale, dont on connaissait si peu l’histoire réelle qu’il était facile d’y intercaler la nouvelle légende de la Mère de Jésus devenu un Dieu sauveur. On pensa même que la Mère ferait accepter le fils, et on ne se trompait pas ; le culte de Marie se propagea facilement, et c’est elle qui, pendant tout le Moyen Age, eut dans la religion nouvelle la place prépondérante.
    En 608, le pape Boniface IV consacra le Panthéon de Rome à Marie. C’était rétablir le culte de la Femme. On lui rendait son nom antique « Notre-Dame », si peu en harmonie avec la pauvre femme de Judée de la légende évangélique, si peu Dame.
    Sans cette réintégration de la Femme dans la religion, le culte catholique eût certainement sombré. C’était une imitation lointaine du Paganisme, en laid, car la Sainte Vierge, dont le principal mérite est de ne pas être une femme comme les autres, est présentée sous un aspect qui l’enlaidit ; enveloppée de voiles, elle cache la radieuse beauté de la Femme. Son expression de douleur, sa maternité, qui prime tout, sont des conditions qui vont créer un art spécial, dont le Moyen Age va remplir les églises, la reproduction du laid, les contorsions de la souffrance comme idéal.
    C’est que le mensonge ne peut pas créer la beauté, qui restera toujours le privilège du vrai.
    La suite se trouve dans le lien transmis, si le « Cœur » vous en dit.
    Cordialement.

    Voir en ligne : LA VIERGE MARIE ET LE MYSTÈRE DE L’IMMACULÉE CONCEPTION


  • A.G. | 1er avril 2014 - 23:05 3

    Jacques Le Goff (1924-2014)

    « Le plus grand médiéviste français, Jacques Le Goff, est mort, mardi 1er avril, à l’âge de 90 ans à l’hôpital Saint-Louis. Né le 1er janvier 1924 à Toulon, il a forgé une œuvre de renommée internationale dont témoignent notamment Les Intellectuels au Moyen Age (Seuil, 1957), La Naissance du purgatoire (Gallimard, 1981) ou son anti-biographie de Saint Louis, Saint Louis (Gallimard, 1996), qui fut un grand succès de librairie. » Lire l’article de Nicolas Truong, Jacques Le Goff, mort d’un « ogre historien ».

    A l’occasion du colloque des 1er et 2 octobre 2010 à l’EHESS-Paris, intitulé "L’Immaculée Conception : une croyance avant d’être un dogme, un enjeu social pour la Chrétienté", entretien de Jacques Le Goff avec les organisatrices Eleonore Fournie et Severine Lepape-Berlier. La vidéo de l’entretien.
    Actes du colloque publiés dans L’Atelier du Centre de Recherches Historiques (http://acrh.revues.org/4244)


  • A.G. | 15 août 2013 - 22:57 4

    «  Marie n’est-elle pas, comme Dante le fait dire à saint Bernard de Clairvaux, "vierge mère, fille de son fils" ? » remarque Sollers dans Illuminations à travers les textes sacrés. C’est le début du Chant XXXIII du « Paradis », un chant XXXIII que Sollers analyse dans maintes interventions, notamment dans La Divine Comédie (Desclée de Brouwer, 2000, p. 408 et suivantes).

    Mais connaissez-vous Bernard de Clairvaux, autrement dit saint Bernard (1090-1153), et que disait-il précisément ? S’il ne croyait pas à l’Immaculée Conception, il a prononcé quatre sermons sur l’Assomption.

    Le premier sermon commence ainsi :

    En montant aujourd’hui dans les cieux, la glorieuse Vierge a certainement porté à son comble la joie des citoyens du ciel. Car elle n’est, rien moins que celle dont la voix fit tressaillir de joie, dans les entrailles d’une, mère qu’elle a saluée, l’enfant qui y était encore enfermé. Si l’âme d’un enfant qui n’était pas encore né, s’est fondue de bonheur à sa voix, quelle ne dut pas être l’allégresse des esprits célestes quand ils eurent le bonheur d’entendre sa voix, de contempler son visage ? Et même pour nous, mes frères bien-aimés, quelle fête n’est point le jour de son Assomption, quels motifs de joie et de bonheur n’y a-t-il point dans son assomption ? La présence de Marie éclaire le monde entier, c’est au point que les cieux eux-mêmes brillent d’un plus vif éclat, à la lumière de cette lampe virginale. C’est donc avec raison que les actions de grâce et les chants de gloire retentissent dans les cieux ; mais nous, mes frères, il semble que nous avons plus de motifs de gémir que d’applaudir. En effet, ce monde inférieur ne doit-il pas proportionner son deuil, quand elle le quitte, à l’allégresse même que sa présence répand dans les cieux ? Pourtant, trêve de plaintes chez nous, car, après tout, nous n’avons point ici une cité permanente, nous aspirons, à celle où Marie fait aujourd’hui son entrée ; si nous devons un jour en être citoyens, il est juste que, même dans notre exil, et jusque sur les bords des fleuves de Babylone, nous l’ayons présente à la pensée, nous participions à ses joies, nous partagions son allégresse, surtout à celle qui remplit si bien aujourd’hui même, comme un torrent, cette cité de Dieu, que, même ici-bas, nous en recevons quelques gouttes qui tombent jusque sur la terre. Notre Reine nous a précédés, et le glorieux accueil qui lui est fait doit nous engager à suivre Notre Dame, nous ses humbles serviteurs, en nous écriant : « Attirez-nous à votre suite, nous courrons dans l’odeur de vos parfums. » Notre exil a envoyé en avant une avocate qui, en sa qualité de mère de notre Juge, de mère de la miséricorde, doit traiter en suppliante, mais en suppliante écoutée, l’affaire de notre salut.

    Vous trouverez la suite ici ainsi que les différents sermons de saint Bernard.

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    La guérison de l’oeil de saint Bernard de Clairvaux.
    *
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    « Ne vous faites pas voler votre espérance »

    Messe de l’Assomption à Castelgandolfo, 15 août 2013.

    Homélie du pape François

    Chers frères et sœurs,

    À la fin de la Constitution sur l’Église, le concile Vatican II nous a laissé une très belle méditation sur la Très Sainte Vierge Marie. Je relève simplement les expressions qui se réfèrent au mystère que nous célébrons aujourd’hui. La première est celle-ci : « Enfin la Vierge immaculée, préservée par Dieu de toute souillure de la faute originelle, ayant accompli le cours de sa vie terrestre, fut élevée corps et âme à la gloire du ciel, et exaltée par le Seigneur comme la Reine de l’univers » (n. 59). Et ensuite, vers la fin, il y a aussi celle-ci : « Cependant, tout comme dans le ciel où elle est déjà glorifiée corps et âme, la Mère de Jésus représente et inaugure l’Église en son achèvement dans le siècle futur, de même sur cette terre, en attendant la venue du jour du Seigneur, elle brille déjà devant le Peuple de Dieu en pèlerinage comme un signe d’espérance assurée et de consolation » (n. 68). À la lumière de cette très belle icône de notre Mère, nous pouvons considérer le message contenu dans les lectures bibliques que nous venons d’entendre. Nous pouvons nous concentrer sur trois mots-clés : lutte, résurrection, espérance. Lutte, résurrection, espérance.

    Le passage de l’Apocalypse présente la vision de la lutte entre la femme et le dragon. La figure de la femme, qui représente l’Église, est d’un côté glorieuse, triomphante, et de l’autre encore dans les douleurs. C’est en effet comme cela qu’est l’Église : si, au Ciel, elle est déjà associée à la gloire de son Seigneur, dans l’histoire, elle vit continuellement les épreuves et les défis que comporte le conflit entre Dieu et le malin, l’ennemi de toujours. Et dans cette lutte que les disciples de Jésus doivent affronter — nous tous, nous, tous les disciples de Jésus, nous devons affronter cette lutte — Marie ne nous laisse pas seuls ; la Mère du Christ et de l’Église est toujours avec nous. Toujours, elle marche avec nous, elle est avec nous. Elle marche toujours avec nous.

    Marie aussi, dans un certain sens, partage cette double condition. Naturellement, elle est désormais entrée dans la gloire du ciel une fois pour toutes. Mais cela ne signifie pas qu’elle est loin, qu’elle est détachée de nous ; au contraire, Marie nous accompagne, elle lutte avec nous, elle soutient les chrétiens dans le combat contre les forces du mal. La prière avec Marie, en particulier le chapelet — mais écoutez bien : le chapelet. Vous priez le chapelet tous les jours ? Mais, je ne sais pas... [les participants crient : Oui !] C’est sûr ? Voilà, la prière avec Marie, en particulier, le chapelet, a aussi cette dimension "agonistique", c’est-à-dire de lutte, une prière qui soutient dans la bataille contre le malin et contre ses complices. Le chapelet aussi nous soutient dans la bataille.

    La seconde Lecture nous parle de la résurrection. L’apôtre Paul, écrivant aux Corinthiens, insiste sur le fait qu’être chrétien signifie croire que le Christ est vraiment ressuscité des morts. Toute notre foi se base sur cette vérité fondamentale qui n’est pas une idée mais un événement. Et le mystère de l’assomption de Marie dans son corps et dans son âme est aussi tout entier inscrit dans la résurrection du Christ. L’humanité de la Mère a été "attirée" par son Fils dans son passage à travers la mort. Jésus est entré une fois pour toutes dans la vie éternelle avec toute son humanité, celle qu’il avait prise de Marie ; et ainsi, elle, la Mère qui l’a fidèlement suivi pendant toute sa vie, qui l’a suivi par le cœur, est entrée avec lui dans la vie éternelle, que nous appelons aussi le ciel, le paradis, la maison du Père.

    Marie aussi a connu le martyre de la croix : le martyre de son cœur, le martyre de l’âme. Elle a beaucoup souffert, dans son cœur, tandis que Jésus souffrait sur la croix. La Passion de son fils, elle l’a vécue au plus profond de son âme. Elle a été pleinement unie à lui dans la mort, et c’est pour cela que lui a été fait le don de la résurrection. Le Christ est la prémisse des ressuscités et Marie est la prémisse des rachetés, la première de « ceux qui sont au Christ ». Elle est notre Mère, mais nous pouvons aussi dire qu’elle est notre représentante, elle est notre sœur, notre sœur aînée, elle est la première des rachetés qui soit arrivée au ciel.

    L’évangile nous suggère le troisième mot : espérance. L’espérance est la vertu de celui qui, faisant l’expérience du conflit, de la lutte quotidienne entre la vie et la mort, entre le bien et le mal, croit dans la résurrection du Christ, dans la victoire de l’amour. Nous avons entendu le chant de Marie, le "Magnificat" : c’est le cantique de l’espérance, c’est le cantique du peuple de Dieu en marche dans l’histoire. C’est le cantique de tant de saints et de saintes, certains connus, d’autres, très nombreux, inconnus, mais bien connus de Dieu : des mamans, des papas, des catéchistes, des missionnaires, des prêtres, des sœurs, des jeunes, et même des enfants, des grands-pères, des grands-mères : ils ont affronté la lutte de la vie, portant dans leur cœur l’espérance des petits et des humbles. Marie dit : « Mon âme exalte le Seigneur » — aujourd’hui aussi, l’Église chante cela et elle le chante partout dans le monde.

    Ce cantique est particulièrement intense là où le Corps du Christ souffre aujourd’hui la Passion.
    Là où il y a la Croix, pour nous chrétiens, il y a l’espérance, toujours. S’il n’y a pas l’espérance, nous ne sommes pas chrétiens. C’est pour cette raison que j’aime dire : ne vous faites pas voler l’espérance. Que personne ne nous vole l’espérance, parce que cette force est une grâce, un don de Dieu qui nous fait avancer en regardant le Ciel. Et Marie est toujours là, proche de ces communautés, qui sont nos frères, elle marche avec eux, elle souffre avec eux, et elle chante avec eux le "Magnificat" de l’espérance.

    Chers frères et sœurs, nous aussi, unissons-nous de tout notre cœur à ce cantique de patience et de victoire, de lutte et de joie, qui unit l’Église triomphante à l’Église pérégrinante que nous sommes ; qui unit la terre et le ciel, qui unit notre histoire à l’éternité vers laquelle nous marchons. Ainsi soit-il.

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