4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE TIERS » L’abyssale Beauté des Fleurs
  • > SUR DES OEUVRES DE TIERS
L’abyssale Beauté des Fleurs

Extraits

D 15 septembre 2012     A par Olivier-P. Thébault - C 5 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Ce texte d’Olivier-Pierre Thébault — extrait d’un livre sur Baudelaire — est paru dans le numéro 120 (septembre 2012) de L’Infini. A.G.

1ère mise en ligne le 11 mars 2012.

JPEG - 30.2 ko
Baudelaire par Carjat, 1862
À Roland Tournaire, esprit libre, auteur de Genèse de l’Occident chrétien ; L’intuition existentielle : Parménide, Isaïe et le midrash protochrétien ; Modernité de la logique archaïque.
« Le mensonge qui n’est plus contredit devient folie. »

Guy Debord, La société du spectacle

« Ou bien nous apprenons à parler comme nous parle aujourd’hui l’économie de la présence, ou bien ce qu’il y a de prometteur dans la technique sera perdu. Pour le dire négativement : ou bien nous désapprenons la grammaire du pros hen, ou bien le carcan technique nous sera fatal. »

Reiner Schürmann, Le principe d’anarchie

Le premier des contrastes dionysiaques qui surgisse à l’oeil, à l’oreille et à la pensée du lecteur, dans ce livre magnétique où ils abondent, il n’y a pas à le chercher bien loin, c’est le titre, et ce sans forcément tenir compte tout d’abord de l’intention que l’auteur y place. En effet, les fleurs se trouvent généralement associées au Bien, comme tout ce qui est beau, plaisant, agréable, il n’est pas a priori censé y avoir de fleurs du Mal, ces couronnes du règne végétal symbolisant plutôt, dans l’entente immédiate, l’innocence sacrée de la Nature — cf. la divinité latine Flora —, alors que le Mal, inconnu de celle-ci, participe bien plutôt du domaine de l’Esprit, qu’il s’agisse des souffrances spleenétiques de l’âme, de la détresse morale individuelle, du mal social, des vices des bonnes moeurs, des corruptions de toutes sortes, etc., ou encore de tout ce qui tourne autour du satanique, du démoniaque ou du diabolique, ses diverses facettes spirituelles communiquant bien entendu intensément entre elles, comme elles ne manquent d’ailleurs pas de se relier dans la poésie des Fleurs. Je précise qu’à l’évidence, Baudelaire, de sa lumière mentale kaléidoscopique, radiographie le Mal dans toutes ses dimensions, sans en excepter aucune. Ainsi, si la partie intitulée Révolte circonscrit le Mal au niveau de l’absolu pour en puiser les quintessences poétiques, ailleurs il est traité abondamment du mal comme vice moral et social, et même jusqu’à l’expression, le renversement verbalisé et la transfiguration du pire des maux, « la Mort », objet de la dernière subdivision du livre.
Je reviendrai diversement sur ce violent contraste initial entre la Beauté (ou la Beauté naturelle) et le Mal, mais notons déjà que l’ensemble du livre se trouve ainsi placé sous le signe d’un contraste « dionysiaque ». Un autre livre essentiel de la littérature mondiale voit son titre interpeller l’esprit d’une façon comparable et par référence obvie aux Fleurs : Les chants de Maldoror de Lautréamont, où se conjoignent également le Beau (chant) et le Mal (Maldoror), effet qui d’ailleurs se rejoue à l’intérieur même du nom Maldoror si l’on suit la fine interprétation qu’en propose Marcelin Pleynet — dans Lautréamont par lui-même —, comme condensé du Mal et de l’Aurore (la Beauté donc, en se plaçant dans les coordonnées grecques où l’Aurore est déesse, chez Homère... mais bien plus tard aussi, et dans une autre dimension, chez Rimbaud).

JPEG - 24.9 ko
Utagawa Hiroshige (1797-1858)
Gekka Momo ni Tsubakura

Les Fleurs ont pour postulat implicite une nouvelle position esthétique concernant le Mal. Si celle-ci se déploie avec la nouvelle époque s’initiant dans le courant du 19ème siècle social-occulte, soi-disant progressiste, mais en fait insidieusement contre-révolutionnaire (c’est-à-dire contre cette Révolution qui a été faite par les grands Voluptueux du 18ème siècle...), cette approche nouvelle du Mal n’en jette pas moins ses premiers incendies déjà dès la fin du siècle des Lumières avec Sade, Schelling, les débuts du roman noir ou le lumineux satanisme de Goya, premières oeuvres « contemporaines » de « la liberté absolue et la Terreur » [1]. Vous constaterez avec moi que Baudelaire (comme Lautréamont et Rimbaud, et bien que contrairement à ceux-ci il y ait encore chez lui du romantisme, mais que contrecarrent ses propres élans vers la perfection dionysienne annonciateurs d’une énorme bonne nouvelle...) ne tombe ni ne se perd en rien dans les infernales et perverses maremmes — marécages désolés de l’Italie, employés par Dante dans son Inferno, repris par Ducasse pour « loger » certains romantiques, dans Poésies... — de la religion sociale-occulte, alors dominante, celle que décrit avec pertinence, et non sans élégance ni talent romanesque, le brillant essayiste Philippe Murray dans Le 19ème siècle à travers les âges, mais qu’au contraire sa position radicalement catholique, sur laquelle je reviendrai, allant plus loin que les élaborations romaines comme le Syllabus en ce même siècle — quoique venant « avant »...—, et dans la continuation d’un Joseph de Maistre, préserve essentiellement de telles pestilences positivistes qu’escortent les exhalaisons morbides des croyances occultistes, en même temps que d’une certaine naïveté quant au Mal — héritée de certains penseurs libéraux tels Adam Smith, qui croyait en la bonté fondamentale de « la main invisible » du Marché ; et exploitée par l’idéologie libérale, celle du Progrès, puis par le Spectacle —, de celle qui ne manqua pas de grever une bonne part du romantisme. Et si elle préserve ainsi de telles erreurs — qui se traduisent toujours, chez les écrivassiers funestes, en autant de légendes douloureuses —, n’est-ce pas, au premier chef, par son insistance sur l’entrelacement brûlant de la connaissance du Mal et de l’affirmation du Beau, intrication qui n’est pas que rhétorique, composant sa position esthétique nouvelle, plus radicale encore que tout ce qui s’est dit romantique [2], tant concernant la pure Beauté du dire que la profonde science du Mal qui s’exhibe en celui-ci, le structure. Mais, tâchons de faire mieux comprendre la radicale nouveauté des Fleurs, le champ libre qu’elles ouvrent, Baudelaire poursuivant, dépassant et accomplissant une visée fondamentale du romantisme — que Lautréamont résume d’une formule : « parcourir les domaines sataniques » —, et rompant avec la plus grande part de l’histoire admise de l’esthétique en choisissant comme il le fait, en orphique franchisseur des gouffres amers, d’extraire la Beauté du Mal lui-même. Voici un mince extrait de ce qu’énonce Hegel dans L’esthétique au sujet du lien entre le Mal en soi et sa représentation esthétique :

« La sophistique des passions peut bien tenter d’introduire par l’habileté, la force et l’énergie du caractère, des aspects positifs dans le négatif, mais alors elle ne nous met sous les yeux qu’un sépulcre blanchi. En effet, ce qui est purement négatif est en général insipide et plat en soi, de sorte qu’il nous laisse vides ou nous répugne, qu’on en fasse le principe d’une action ou qu’on s’en serve comme d’un moyen pour déterminer la réaction d’autrui. [...] Il n’en est pas moins vrai, en général, que le mal en soi est froid et dénué de contenu, parce que rien ne sort de lui qui ne soit faux, et parce qu’il ne produit que destruction et malheur, tandis que l’art doit offrir à nos yeux l’aspect de l’harmonie. »

Je souligne ce qui pour moi fait l’enjeu ici, à savoir l’impossibilité, généralement partagée par l’esthétique antérieure — même si le Mal a été représenté avec grandeur dans l’Apocalypse ou chez Dante, il reste toujours comme au ban de la Beauté, en lui-même inesthétique au possible —, de relever réciproquement, en une oeuvre d’art, l’harmonie du Beau et le Mal lui-même — ce que le Poète entreprend pourtant en transformant, ou plutôt en transfigurant, celui-ci par l’art, sans pour autant le rejeter ostensiblement du point de vue moral (là est le point important) [3]. Il chante le Mal mais avec art et science parce qu’il chante la liberté en un sens nouveau qui doit comprendre, comme chez Schelling en philosophie (« son concept de la suture originaire du Mal et de la liberté », dixit Mehdi Belhaj Kacem), la liberté jusque dans le Mal dûment médité, pesé, intériorisé (celle de Satan par exemple, ou de l’assassin). Ou pour le dire autrement, il n’y a pas encore de « production positive du Mal » chez Dante ou dans l’Apocalypse, alors que chez Baudelaire oui. Afin d’illustrer cette différence, je pense également à l’Inferno dépeint par Dante et à ce qu’en fit Rodin, présentant positivement le Mal en une oeuvre de beauté unique, ciselant son oeuvre maîtresse, La porte de l’enfer. Si Baudelaire eut été d’accord avec Hegel lorsque celui-ci écrit que « ce qui est purement négatif est en général insipide et plat en soi, de sorte qu’il nous laisse vides ou nous répugne », puisqu’il rejoint lui-même pareille idée lorsqu’il dit que Les fleurs respirent « l’horreur du mal » (c’est-à-dire du « Mal en lui-même » ou du « purement négatif », dont traite Hegel), il n’en reste pas moins vrai que ce génie a su arracher ses fleurs de pure poésie jusque dans le sein du Mal comme il le dit, ou, pour le tourner d’autre manière, il aura fait de la connaissance du Mal le riche terreau bénéfique où laisser germer et croître ses fleurs ; mais quoi qu’il en soit, elles n’en appartiennent en rien au Mal. Celui-ci, d’être traversé et éprouvé, se trouve ici surélevé en tant que connaissance, il devient un moment du Beau auprès duquel il faut avoir séjourné ne serait-ce que pour avoir le droit de parler.

Développons. Baudelaire, ajoutant une ligne mélodique nouvelle en contrepoint rigoureux vis-à-vis de l’esthétique hégélienne — pour qui le Diable se montre « en lui-même une mauvaise figure, esthétiquement inutilisable », par conséquent à délaisser —, dit ne pas pouvoir concevoir « un type de Beauté où il n’y ait du Malheur » (où il faut à mon avis entendre davantage le Mal, et la souffrance profonde qu’il occasionne, que les larmoiements lamartiniens d’un romantisme attardé), concluant que, pour lui, « le plus parfait type de Beauté virile est Satan, — à la manière de Milton » (ceci dans un texte sur Hugo). Mais surtout, plus généralement et outre ces deux expressions que je cite de lui et qui pourraient paraître de circonstance, émises en révolte contre une certaine hypocrisie bourgeoise répandue (celle d’une Sand ou d’un Musset), Baudelaire n’hésite pas, et avec un courage qui laisse sur place la plupart des romantiques, à extraire la Beauté du Mal, selon sa formule. Il s’agit de ne pas faire comme ces légions d’abrutis qui ne voient le beau que dans les belles choses (comme dirait Arthur Cravan), ni bien sûr de tomber dans l’unilatéralité opposée (de s’en tenir à une plate apologie du Mal...), mais bien de faire de la science du Mal un moment du Beau, à la mesure de l’horreur de ce monde (où le « Malheur » heurte et fait mal à chaque pas que nous y faisons et où que nous portions le regard dans cette vallée de la désolation...). Ce n’est pas tant que l’esthétique baudelairienne s’oppose à celle de Hegel, mais bien davantage, elle permet de l’approfondir. En effet, à la lecture des pages lumineuses de L’esthétique, l’on sent bien que la position de celui-ci, parfaitement logique pour la pensée de « l’art romantique » (c’est-à-dire lié au Christianisme) qui est la sienne, ne convient plus tout à fait, du moins quant au traitement de la question du Mal, pour Les Fleurs, et surtout pour l’époque dont ce livre condense la quintessence spirituelle : comme Hegel a su le penser, le monde a changé de base avec le substrat historique correspondant à ce qu’il appelle « la liberté absolue ou la Terreur » — puis « la conscience morale » —, pourtant ce tournant n’opère pas qu’au niveau de l’esprit aliéné de soi ou moral, de l’esprit objectif, ou ne touche pas que religion et philosophie, mais il entre également dans le plein coeur de l’art, singulièrement de la poésie, ce qui s’annonce avec les premières noirceurs d’abîme du romantisme anglais, puis, les besoins nourriciers de l’esprit engagé sur les voies de la connaissance du Mal s’approfondissant, dans les contrées esthétiques considérées comme domaines sataniques, chez certains esprits anglais (Blake, Byron, Maturin, mais déjà ce père de l’humour noir qu’est Swift), allemands (Goethe et son Faust fondateur, Lichtenberg, Hoffmann, et en philosophie Schelling), français (Sade, Baudelaire, Lautréamont, plus tard Jarry, et d’autres). L’harmonie antique, ou celle du 17ème siècle « classique » — le « temps de Quinault » dont parle Ducasse —, en esthétique, ont leur grandeur, mais à l’approfondissement et ressourcement de l’art romantique (au sens de Hegel) qui s’ouvre alors doit répondre une nouvelle harmonie comprenant dans elle — en la transformant et pensant — la dysharmonie du Mal, étant en cela dionysiaque (en une acception « absolument moderne »), allant plus loin et de façon nouvelle dans la compréhension esthétique du Mal que le Christianisme (base de l’art romantique hégélien, où le Mal n’est pas pensé comme une figure esthétique « positive », même s’il en est constamment question, mais plutôt pour l’associer à la laideur et le réprouver...), Dante, et même Shakespeare, héroïque avant coursier éclaireur en la matière, d’ailleurs maintes fois salué par Hegel. Pour bien faire comprendre le saut qualitatif entre l’esthétique antérieure et son radical renouvellement dont Baudelaire se fait l’un des chantres royaux, il me semble crucial de penser ici tout particulièrement à Sade — sans doute, et toutes nationalités confondues, le plus grand précurseur de la connaissance du Mal, au sens baudelairien, génie à propos duquel Sollers n’écrit pas sans ruse ni élégance, dans Sade dans le temps :

«  Ainsi resplendissent pour la première fois les fleurs du mal. » (je souligne)

En effet, ce héros de la raison romanesque n’a-t-il pas écrit, imperturbablement, dans son Histoire de Juliette, reniant le passé hideux de l’humanité pleurarde, que « tout est paradis dans cet enfer », la dysharmonie fondamentale du Mal étant ici comprise, entendue, méditée, systématiquement et très charnellement pensée pour la première fois dans une grande musique de mots vertigineuse et jamais entendue. Par ailleurs, si cette tendance nouvelle de l’art permet à l’art romantique hégélien de s’approfondir, renouveler et parfaire, il ne faut pas perdre de vue que l’auteur de La phénoménologie de l’Esprit est venu sans doute trop tôt pour bien méditer et penser cette nouveauté (quoiqu’on puisse dire que son ami Schelling, au même moment, l’ait autrement pressentie dans sa propre esthétique...). Si dans son Esthétique, Hegel cite et critique en particulier E.T.A. Hoffmann, qui selon lui se complait dans « les plus monstrueuses dissonances » et engendre « un humour macabre, une ironie grotesque », ou dont la poésie « se perd [...] dans le nébuleux, le vague et le vide » [4], pour Baudelaire au contraire, ce Hoffmann, esthète de l’humour noir et parfait maître ès art des dissonances, se montre comme l’un de ses précurseurs essentiels, notamment dans l’art de figurer et penser le Mal en poésie (voir en particulier L’homme au sable inspiré par l’identité secrète de l’automate et du diabolique et par l’idée que la vie quotidienne dans la société moderne est « le produit d’un mécanisme artificiel impie dont l’âme est dirigée par Satan » (W. Benjamin)) [5]. D’autres avant-coureurs sont par exemple Poe, bien que de façon autrement essentielle, ou Milton — quoiqu’il soit du 17ème siècle —, Blake — quoi de plus dionysiaque que de marier voluptueusement dans le dire le ciel et l’enfer ? —, Byron, ou encore Maturin et son corrosif Melmoth [6]. Mais sur la représentation artistique du Mal et le besoin de la subjectivité infinie, le précurseur incontesté d’avant le 18ème siècle d’un Sterne ou d’un Sade — et donc celui avec lequel s’ouvre un grand jeu électrique, un débat interne bouillonnant —, tant pour Rimbaud [7], pour Baudelaire (voir par exemple l’incarnation du « rouge idéal » baudelairien dans « Lady Macbeth, âme puissante au crime »), que pour Ducasse, n’est pourtant autre que Shakespeare, le fondateur de la connaissance dionysiaque, poétique et dramaturgique du Mal (au sens moderne, celui-ci n’étant plus — parce qu’autrement négatif et lié à l’hégémonie de « la conscience », inconnue des Antiques, ou au retournement pervers et mortifère de celle-ci dans « la subjectivité absolue » de l’ère technologique présentement dominante... — celui que connut la tragédie grecque, mais celui qu’a notamment pensé avec clarté l’illustre Schelling, ou, plus tard, Heidegger, puis Schürmann [8]). Ducasse le confie dans Poésies : « À chaque fois que j’ai lu Shakespeare, il m’a semblé que je déchiquette la cervelle d’un jaguar. » ; cruauté féroce, intelligence véloce et noblesse raffinée composent l’intense festin musical, et déjà les ingrédients essentiels, pour que du Mal lui-même, ainsi mis en scène selon une certaine science poétique, jaillisse la fière et ardente Beauté. Dit dans les dimensions rimbaldiennes : « L’élégance, la science, la violence ! ».

Pourtant, je ne voudrais pas, soulignant l’inouïe nouveauté baudelairienne par rapport à L’esthétique de Hegel, paraître unilatéral à l’endroit de celui-ci. Car s’il vise l’aspect inesthétique de la représentation du Mal en soi — et le Poète rejoint Hegel lorsqu’il confie que « dans les régions éthérées de la véritable Poésie, le Mal n’est pas, non plus que le Bien » —, il est à ma connaissance le premier penseur à reconnaître la nécessité d’une plus grande profondeur de la pensée du Mal par rapport au déchirement absolu inhérent à la subjectivité infinie tel qu’il le — et la — conçoit. En effet, voici ce qu’il énonce du Faust de Goethe [9] dans son Esthétique :

« C’est la conciliation, tragiquement cherchée, de la science et de la vie réelle, le spectacle des efforts de l’homme pour arriver, par cette double voie, au bien absolu dans son essence et sa manifestation ; ce qui fournit un sujet d’une ampleur et d’une étendue telles que nul autre poète dramatique n’avait osé auparavant en embrasser un pareil. » (Je souligne.)

Or, cette conciliation en passe par la compréhension de l’abîme le plus terrible — mais il est vrai que Hegel ne développe pas ce qui concerne la pensée du Mal dans le Faust — : entre le Mal personnifié (Méphistophélès, du latin mephiticus et mephitis : « exhalation pestilentielle ») et l’Amour que symbolise Marguerite ou Margarete (dont le nom, désignant également une fleur, vient du grec margarites signifiant « perle » ou « pierre précieuse », et qui en effet incarne bien la Beauté même dans toute sa rareté). La tension des extrêmes se montre déjà ici, et c’est ce qui intéresse Baudelaire, entre le Mal satanique savant et le fleurir féminin de la Beauté — le rapport à l’esthétique de ces deux moments se lisant dans les noms qui les figurent [10] —, mais reste un pas à franchir, révolutionnant par là l’esthétique et comblant (dans tous les sens) les besoins les plus profonds de la subjectivité : affirmer la Beauté jusque dans une inouïe science du Mal — sans en gommer ou diminuer en rien l’âpre noirceur —, faire passer les termes extrêmes de la contradiction l’un dans l’autre, changeant radicalement tant l’un que l’autre, offrant au monde une profondeur de pensée du Mal jamais vue, que redouble une Beauté poétique ensorcelante sans équivalent. Bref, ce que j’ai souligné plus haut dans la précédente citation de Hegel s’avère d’autant plus véridique concernant Baudelaire : nul autre poète n’avait osé auparavant s’aventurer jusque-là (hormis Sade, pour le roman). Lautréamont poursuivra l’exploration.
Dans une lettre à Calonne du 8 janvier 1859, Baudelaire résume sa position esthétique (qui ne vaut pas que pour Les Fleurs, mais pour l’ensemble de son oeuvre, comme de sa vie...) :

« Ce siècle est fou et déraisonne en toutes choses, mais plus particulièrement en matière d’art, à cause de la confusion hérétique du bien avec le beau. » La nouvelle harmonie baudelairienne a pour mission essentielle d’annihiler cette confusion hérétique, en servant de base à cette partie essentielle, mais non la seule, de l’esthétique des Fleurs qui se montre comme une esthétique de la science du Mal, du chaos, de l’horreur. Plus loin, nous étudierons de près sa rhétorique orgiaque et satanique, c’est-à-dire son irréductible logique verbale. »

Mais je reviens aux Fleurs. Concernant la formule « fleurs du Mal », il y a un autre endroit dans ce chef-d’oeuvre baudelairien où l’on trouve fort à propos le même type de contraste violent et poétique, le poème Bénédiction :

« Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! » (Je souligne)

Si je rapproche cette formule, « boutons empestés », de celle de « fleurs du Mal », on pourrait s’interroger sur la pertinence d’un tel parallèle puisque le choix du titre semble n’être venu que tardivement à Baudelaire. Pourtant, en 1855, Baudelaire choisit ces mots, Les fleurs du mal, afin d’intituler dix-huit poèmes paraissant dans La Revue des Deux Mondes, dont Bénédiction, qui fut sans doute écrit assez tard (1856 ?), ne fait d’ailleurs pas partie bien que le liminaire Au lecteur, lui, soit du nombre. Toujours est-il que le lien logique entre ces deux formules chimiques, à mon sens, se rétablit immédiatement, et n’en déplaise à la mère du Poète qui s’exprime ici dans Bénédiction — dans la poésie, pas dans la supposée réalité bien sûr —, les boutons dits « empestés » non seulement poussèrent, mais s’ouvrirent et s’épanouirent, ce qui donna lieu à ce chef-d’oeuvre sacré du vieil océan des Lettres à l’abyssale Beauté efflorescente, Les fleurs du Mal ! Notez au passage que le Poète se compare à un arbre, métaphore universelle déjà connue par exemple du midrash biblique et base de l’assertion évangélique qui veut que l’on reconnaisse un homme (arbre) à ses fruits — ici en l’occurrence à l’opulente beauté odoriférante et contrastée de ses Fleurs —, et notez également que ce qu’apporte ce qui vient fleurir de lui comme poésie n’est autre que la peste, le poète jouant ici implicitement sur le double sens (au moins...) du mot mal, au sens moral, ou à celui d’un fléau ravageur, ce que confirme d’ailleurs la dédicace à Théophile Gautier où Baudelaire parle de « ces fleurs maladives ». La polysémie contamine également avec bonheur le mot « fleur », celui-ci ayant au moins quatre sens : ce qui est excellent, d’une beauté grande mais éphémère, ou vu au temps rare de sa grâce la plus épanouie [11] ; la jeune fille, la femme [12] ou même la jeune lesbienne (les fleurs ou flueurs sont encore les règles des demoiselles, et la métaphore florale sert communément à décrire le sexe féminin depuis les pivoines de la Chine ancestrale jusqu’à des poètes modernes, comme Breton par exemple, parlant du sexe de glaïeul de sa femme...), ce qui explique au passage, par analogie sous-jacente, comment Les fleurs du Mal ont pu, comme titre du tout, remplacer Les Lesbiennes — en passant par Les limbes — ; un poème en général dans le lexique baudelairien (dans sa correspondance, Baudelaire parle de ses poèmes comme de fleurs [13] ; cf. également les fleurs symboliques des péchés qu’il voulait voir dessiner sur la première couverture du livre et qui ne figureront, très imparfaitement, que sur la couverture de l’édition des Epaves...) ; et bien entendu son sens immédiat d’être-là éphémère de la plante de toute beauté. Riche polysémie et contraste dionysiaque dès le titre, voilà qui s’accorde à merveille avec notre sujet !

A propos de la polysémie florale, je m’arrête un instant afin d’éclairer une première analogie dont il me paraît primordial de s’être bien pénétré afin de saisir le sens des Fleurs. En effet, l’analogie entre la fleur naturelle et la métaphore spirituelle de la fleur comme poème (comment aussi ne pas penser à Dante et à la rose jaune et blanche du Paradiso, autour de l’incandescence calme et tumultueuse de laquelle vient tournoyer, se lover et se concentrer le Poème tout entier ?) doit retenir l’examen attentif et philosophique de notre sagacité. Citons La philosophie de la nature du grand Hegel, ouvrage sans doute fort peu lu, mais d’une actualité pourtant extrême, foudroyante même tant quelqu’un qui voudrait connaître la Vie de la Nature jusqu’en les moindres variations, nuances et degrés de son universelle et plurielle orchestration, ne saurait en rien pouvoir se passer de pareil chef-d’oeuvre de précision logique, de pénétration pensante, de finesse :

« La plante est bien le mouvement du feu au-dedans d’elle-même ; la fermentation se produit bien en elle, mais la chaleur qu’elle tire de sa propre nature et qu’elle se donne n’est pas son sang, mais sa destruction. Ce processus plus haut qu’elle en tant que plante, ce processus animal est sa perte. Comme les degrés de la vie de la fleur ne constituent qu’un rapport extérieur, tandis que la vie consiste à se différencier soi-même et être en rapport avec soi-même dans sa différence, ce contact, qui a lieu dans la fleur, et par lequel la plante pose son individualité est la mort de la plante ; car on n’y a plus son principe. » (traduction Auguste Vera)
JPEG - 30.2 ko
Yuanji (Shitao) (1642 - 1707)
Deux fleurs en conversation

Je souligne ce qui va plus singulièrement me retenir ici : la fleur, entre-deux des règnes végétal et animal — ce pourquoi on lui attribue nombre de choses qui sont pourtant du ressort de l’animalité, et donc ne sauraient être présentes en elle autrement qu’en soi, comme la différence des sexes par exemple, etc. ; et ce pourquoi également les pollinisateurs, en libres messagers du règne animal, flirtent avec elle ou la butinent, mais toujours s’engagent dans un curieux procès d’alchimie et d’échange jouant de cette différence entre les règnes, ou plutôt rejouant celle-ci pour le discret bonheur tant de ces insectes régalés du végétal que de ces fleurs animalement fécondées —, se trouve ainsi liée à la mort de la plante, c’est-à-dire symboliquement à la Mort, ce qui intrigue d’autant plus qu’elle incarne par excellence la métaphore de la Beauté. En un sens, on pourrait voir la fleur comme agonie dionysiaque du règne végétal, qui en elle vient se condenser en direction de son dépassement dans le règne animal. Ainsi, quelque éphémère qu’elle soit, la Beauté de la fleur est l’aufhebung [14] de ce qu’est cette même fleur en tant que mort de la plante : elle est à la fois mort et résurrection — et déjà Beauté spirituelle comme promesse de résurrection, même si emportée par le torrent du temps elle se fane et, à son tour, la vesprée de son existence étant venue, inexorablement, tombe. C’est pourquoi l’analogie, dont se réclame Baudelaire, entre la fleur naturelle et le poème vu comme une fleur se signale plus profondément à moi — d’après les lectures qui sont les miennes, la manière dont je les ai vécues, les vis, et dont, ainsi transformées en autant de sources secrètes, elles nourrissent l’humble rivière de mes pensées —, me parle intimement, fait sens pour moi. Peut-être apprécierons-nous mieux ce qu’a de vif et de résurrectif le nectar des Fleurs du Mal, que nous pouvons goûter à chaque fois que nous nous les récitons ou les lisons, en soupesant et pensant pareille analogie ?

En tout cas pour le moment, je développe l’autre notion ici impliquée dans le titre (et dans le livre) : le Mal. Ce n’est pas de n’importe quel mal dont il s’agit, ni dans n’importe quel sens, mais du Mal en l’acception la plus large et universelle. La science ou connaissance de celui-ci mûrit — j’allais dire comme un fruit — en l’âme même du Poète qui se fait le creuset de l’expérience poétique profonde de cette connaissance du Mal — essentiellement spirituel. On comprend que la mère en reste interdite, et à travers elle « ce monde ennuyé », c’est-à-dire « la Société » tout entière, toujours liguée, dans sa fausse naïveté morale positive de grande famille universelle des humains — utopie digne de la logique la plus médiocre —, afin de nier la connaissance du Mal, lors même que la dite « Société » se trouve être le lieu médiateur du plein déploiement destructeur du Mal en tant que guerre redoublée — selon Nature et Esprit —, « guerre de tous contre tous » et « guerre contre la Nature » — ce n’est pas cette époque hystérico-morbide et pornographico-puritaine, noir terreau néfaste d’un immense amoncellement de catastrophes explosives ou lentes, qui viendra me contredire sur ce point. C’est ce que Baudelaire appelle la « sublime subtilité du Diable », fulminante formule qui scintille dans ce passage des Projets de préfaces aux Fleurs du Mal :

« Il est plus difficile d’aimer Dieu que de croire en lui. Au contraire, il est plus difficile pour les gens de ce siècle de croire au Diable que de l’aimer. Tout le monde le sert et personne n’y croit. Sublime subtilité du Diable. » (je souligne)

Ou Kafka en écho, témoignant du même esprit lucide qui, par de vastes éclairs, dérobe le penseur à l’emprise des foules meurtries et meurtrières, tout en comprenant toujours immanquablement le drame qui, fatidiquement, les engendre, les meut, les broie :

« Il peut y avoir un savoir du diabolique, mais non une croyance en lui, car plus de diabolique qu’il n’y en a ici, cela n’existe pas. »

Si la littérature pour finir doit s’avouer « coupable », c’est, à mon sens, de la connaissance — tragique — du Mal, et d’un savoir vivre et être au monde corollaire. Cela la rend essentiellement inutile et absolument innocente, relativement à un monde dévoué tout entier au « dieu de l’utile », respirant désormais sa culpabilité par les pores, au point, littéralement, de s’en asphyxier... Elle donne accès à l’ample et inépuisable dimension de l’indemne ainsi qu’à l’opulence mirifique de la vraie présence fulgurante, alors que la société occidentale mondialisée adhère toujours plus massivement, du moins en apparence et pour son immense majorité constamment leurrée, et parquée dans le camp mortifère d’une fausse présence aveuglante où « le sans distance règne », au refoulé de la connaissance du Mal, refuse par là toute pensée réellement méditante, et s’enfonce ainsi, avec mollesse et hystérie, dans sa fausse conscience du Mal [15] qu’elle appelle couramment, et de façon fort orwellienne, le « bien » commun ou social — selon cet angle, le cadre de cette société peut alors être vu comme ce que Jean-Claude Michéa nomme « l’empire du moindre mal » [16], que je préfère rebaptiser l’empire de la fausse conscience du Mal, mauvais rapport global à la présence dont il s’agit de s’extraire par les racines. Montrez-moi un électeur-consommateur fixé ou branché au réseau-contrôle planétaire qui ne se crût pas bon de servir la présente société spectaculaire... la chose semble impossible — j’ai bien dit semble... —, soit dans un sens, soit dans un autre. En effet, même si certains, plus informés du secret généralisé que d’autres, pressentent — non pas « savent » —, dans une relative mesure, une partie du mal à quoi leur gestion désastreuse s’intègre, mal qu’ils peuvent même sciemment souhaiter, personne n’incarne en tant que tel le maléfique, n’en a la maîtrise complète. D’un autre côté, à l’opposé du précédent point, si certains semblent s’opposer, ou plutôt souhaitent sincèrement s’opposer, à la gestion catastrophique morbide qu’instille le Spectacle régnant, ils restent sans doute bien trop souvent sans langage et plus ou moins perdus dans la forêt toxique de ses monstrueux mensonges, ou du moins, et malheureusement, sans les armes nécessaires — clair langage désensorcelé ; sens endurant et offensif du vrai ; écoute patiente des déplacements anarchiques de l’économie de la présence — pour réellement penser le Mal et vivre, de façon très libre, dionysiaque, errante et messianique, afin de s’extraire de son maelstrom de ravage en demeurant dans le plus luxueux détachement (au sens de l’abgeschiedenheit d’Eckhart ou de Heidegger), ouvert aux fulgurances extatiques et abyssales de l’événement, belles comme la musique plus intense, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres. De plus, il semblerait que la terrible contamination du Mal, globalement constatable, se voit juste de manière plus ou moins évidente selon les humains, envahissant plastiquement l’ ?il, les gestes, les voix — où l’on peut entendre tant de chaînes cliqueter... —, les démarches, les corps, en particulier les visages — car a contrario de ce que présente la société où le visage de quelqu’un doit immédiatement être vu comme son image, sa photo, celui-ci est bien plutôt le lieu de l’expression de l’intériorité, de l’identité profonde, ce qu’un simple coup de sonde dans la vaste littérature juive suffirait d’ailleurs à prouver et à étoffer avec toute la poésie requise —, réduits comme peaux de chagrin à de vides simulacres de visage ou à des masques bouffis, recroquevillés, grevés de tics et de convulsions latentes, sous la dose massive de cosmétiques et de ravissement simulé [17]. Mais, à quelque degré de l’échelle sociale et fatale que vous le preniez, l’électeur-consommateur n’en continuera pas moins d’afficher sa croyance au bien social de la cybernétique gestion démocratique — si essentiellement désastreuse qu’elle se montre pourtant toujours plus visiblement —, même si sa croyance sera toutefois mêlée d’une dose plus ou moins grande de cynisme selon son degré d’avancement dans l’organisation de l’aliénation, ou a contrario d’une semi clairvoyance quant à l’horreur présente ne parvenant pourtant jamais à s’affranchir tout à fait de l’illusion spectaculaire et de « l’arraisonnement » négateur forcené du libre rapport événementiel et itinérant à la présence... Bref, à mesure que la nécessité de refouler la connaissance tragique du Mal, et d’empêcher que soit pensée l’économie de la présence (ou l’être au monde véridique), devient socialement rêvée, le rêve d’un prétendu bien social — mercantile et légal —, étouffant toute possibilité réelle d’une pensée du tragique et d’un libre accueil de ce qui est en vérité, s’avère de plus en plus nécessaire. L’emprise cybernétique du maléfique sur l’entièreté du globe — que les plus lourds instruments de la technique aliénée n’hésitent plus désormais à fouiller, violer et détruire, dévastant tout autour, pour quelques gouttes d’hydrocarbures — est le mauvais rêve industrialisé de la société moderne enchaînée qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectaculaire intégré entré en son plein régime suicidaire, assurant la mainmise de l’emprise jusque dans chaque être humain progressivement numérisé et peu à peu exproprié de toute vie, est le gardien de cet ersatz de présence — le monde comme fantôme et comme matrice — où tout étant est sommé de comparaître dans une transparence glacée, et de ce sommeil massif, monstrueux, mais aussi létal.

Le rapport au monde de l’homme sous l’emprise de ce mal peut être encore déployé comme suit. Ce nihiliste accompli — ou plutôt « la subjectivité absolue » qui le possède — ferme, oblitère, incarcère le monde alors que celui-ci est le lieu même de l’ouvert, de la déclosion ; de même, il veut toujours ouvrir en forçant, éventrer, éviscérer la terre, elle qui figure le lieu du cèlement, du retrait, du secret. L’aveugle fausse conscience du Mal se reconnaît ainsi à sa double relation au monde et à la terre, inversion de ce qu’en médite Heidegger dans son incontournable pensée [18]. Ne sachant plus ce qu’est sa limite (sa finitude), comme d’ailleurs celle de cette planète, ce lombric humain asservi au social, instrument de la prolifération du diabolique, croit pouvoir continuer éternellement à piller la terre comme à « arrêter l’idée du monde », à faire de la première un désert et à reconstituer le second comme une prison, un morne réseau planétaire de zones d’incarcération industrielle ; « Rien n’est vanité ; à la science et en avant ! », s’évertue toujours à crier — malgré l’évident déni permanent de ce sophisme par la réalité tout entière — cet Ecclésiaste moderne, c’est-à-dire Tout le monde [19]. Pourtant, comme l’écrivait Guy Debord dès 1971 dans La planète malade :

« Le vieil océan est en lui-même indifférent à la pollution ; mais l’histoire ne l’est pas. » (je souligne)

Quant à la préservation et à la surrection de celle-ci, gageons que la nouvelle science du Mal que nous prônons ici — et qui introduit un autre rapport, « déshumanisant », à la présence, à « l’être » — en est l’alpha et l’oméga. L’« abolition du travail-marchandise » (et de tout le mensonge réifié qui va avec), si elle en participe comme praxis d’affranchissement vis-à-vis du maléfique nous rendant disponibles pour le grand jeu du temps, n’en est pourtant qu’un moment, mais bien entendu crucial.


Cézanne, Le jardinier Vallier. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

La connaissance tragique du Mal — et par là la littérature — n’est pas devenue par hasard la condition première de tout dessillement depuis la seconde moitié du 19ème siècle, c’est une nécessité vitale pour tout désir d’éveil véritable — et tout usage non soumis aux maléfices et non aliéné, c’est-à-dire libre, de la technique [20]... —, impliquée par le fait que le monde ait essentiellement changé d’axe à partir de cette époque, même si le résultat, selon son versant négatif, ne commence à être réellement visible dans toute son horreur totale — la menace devenant effective de la destruction planétaire de la Vie [21] — que depuis un peu plus d’un demi-siècle.

Je n’en finirais pas de relever les lieux où Baudelaire attaque et démasque cette fausse conscience sociale et diabolique du Mal alors en train de se répandre universellement, et à chaque fois, de but en blanc, de commenter ses propos. Citons par exemple ceux-ci, sur Sand, dans Mon coeur mis à nu : « La Sand est pour le Dieu des bonnes gens, le Dieu des concierges et des domestiques filous. Elle a de bonnes raisons pour vouloir supprimer l’Enfer. » Remplacez ici « l’Enfer » par « la connaissance du Mal » et Sand par qui vous voudrez pour actualiser, car aujourd’hui des images d’enfers en carton-pâte, paillettes et couleurs frelatées, se projettent délibérément partout, d’écrans en réseaux, à longueur de faux temps, dans cette société planétaire du nihilisme accompli. Les citoyens soumis de cette société, comme ses vedettes médiatiques avariées, ne veulent pas tant supprimer l’Enfer que perpétuer inconsciemment la fausse conscience du Mal, commençant donc par « vouloir » à toute force qu’il n’y ait pas de connaissance de celui-ci, c’est-à-dire de véridique éveil dissolvant toute torpeur et ouvrant à la présence en donnant accès à l’art. Je crois qu’il est bon de penser ici à l’Enfer et au Purgatoire au sens où les déploie Dante, c’est-à-dire comme une exhaustion des différents degrés logiques du Mal, figurés métaphoriquement et très concrètement, id est un traité théologico-poétique de la connaissance du Mal, en cela immémorial précurseur des Fleurs, même si le point de vue esthétique ou moral de l’auteur de ces dernières n’est plus du tout le même — car leurs mondes respectifs, en un certain sens, se trouvent radicalement étrangers.
Ou bien, je relève dans des notes de Baudelaire portant sur Les liaisons dangereuses de Laclos :

« En réalité, le satanisme a gagné, Satan s’est fait ingénu. Le mal se connaissant était moins affreux et plus près de la guérison que le mal s’ignorant. G. Sand inférieure à de Sade. »

Le déchirement absolu s’ignorant « est » le Mal, plus il persiste à se méconnaître lui-même plus la laideur, tant morale, physique que globalement spirituelle, gangrène, putréfie et calcine toute réalité. La connaissance de soi se révèle comme l’aller dans soi de la connaissance, qui est d’abord connaissance du Mal ; ainsi seulement, pensant le déchirement absolu, elle se donne la possibilité d’en revenir ; le Soi se libère, devient véridiquement pensant, à loisir, « dans une âme et un corps » et vous pouvez alors entrer, revêtus de ce Soi, dans « le jour spirituel de la présence » (Hegel). Baudelaire est infiniment supérieur à tout écrivain qui, lésinant de penser le Mal, asservit couramment sa plume au bien social. Baudelaire, mais avec lui tout ceux qui pensant le Mal sont les écrivains les plus libres (ou plutôt les seuls), les plus présents : Shakespeare, Swift, Stern, Sade, De Maistre, Poe, Flaubert, Lautréamont, Rimbaud, Kafka, Bataille, Proust, Breton, Artaud, Lowry, Céline, Debord, Dubourg, Sollers, etc.

Enfin, voici un dernier exemple d’incendiaire attaque baudelairienne, dans une lettre à Alphonse Toussenel :

« Toutes les hérésies auxquelles je faisais allusion tout à l’heure ne sont, après tout, que la conséquence de la grande hérésie moderne, de la doctrine artificielle, substituée à la doctrine naturelle, — je veux dire la suppression de l’idée du péché originel. »

Le déni de la connaissance du Mal, et le refoulement de toute réelle pensée de l’aliénation de l’Esprit au temps de l’ère technologique, dans l’accroissement toujours renouvelé de l’artificialité spectaculaire, vont de pair. La puissance de mort et de destruction croît, comme le désert. Ce n’est plus l’amusant et inoffensif canard de Vaucanson, mais la mortifère chimère génétique, ou la centrale nucléaire, produit du cerveau asservi de risibles spécialistes atomisés, avec ses fuites plus ou moins tenues secrètes et ses déchets abominables qu’une autorité mensongère — expression pléonastique — laisse sciemment dévaster un peu plus ce monde à chaque occasion, ou encore l’innommable baudruche nanotechnologique à la part de ravage encore inconnue, bien que certaine ; ce n’est plus l’utile des Lumières, même poussé à son excès dans le régime de la Terreur, mais l’affreux utilitarisme absolu ayant pour possible conséquence ultime de son absence de visée (et de pensée autre que de calcul financier, de sciences séparées et de droit formel) l’extermination de la Vie. Ici, le mauvais vide qui prévaut comme l’essence a radicalement changé, le gaz insipide qu’est le nihil ayant révélé sa vraie nature polluante, asphyxiante et destructrice sur l’entièreté du globe. Telle se montre la réalité noirâtre de ce monde vue dans l’infâme brouet de la sorcellerie marchande : l’humain réduit à l’état de bio-machine, l’échine courbée sous le poids du calcul accepte de plus en plus servilement que la Vie soit séparée d’elle-même et réduite aux moments mécanique et chimique ; le monde s’endort dans une lumière technique glacée, et pour tout homme sensible et pensant — l’un ne va pas sans l’autre — le désespoir se fait réellement abyssal. Le péché originel de n’être plus pensé n’a pas pour autant disparu, sous mille formes s’agençant diversement à la surface futile du temps pseudo cyclique contemplé il vous explose littéralement à la figure.

Bref, concernant Baudelaire, c’est parce que celui-ci a une profonde connaissance tragique du Mal, et sait très bien ce qu’il en est du diabolique et de ses deux ententes antipodiques [22], qu’il se révèle un véritable bacchant de la Beauté, de celle de l’efflorescente grâce de la Nature et de la féminité, comme de celle du Mal dûment médité. Les fleurs du Mal — dès leur titre — sont sans doute l’une des pierres de fondation — saphir, émeraude, rubis ? — des plus éclatantes, vives et opalescentes, avec Les cent vingt journées de Sodome [23] ou Les chants de Maldoror, de cette connaissance dionysiaque du Mal, exigée par les besoins nôtres, dans le monde nouveau qui s’ouvre et se découvre — bien après les époques, les êtres et les pays et les reprenant tous —, pour la grande connaissance que scelle la passion solaire, depuis un siècle et demi.

Voyons maintenant comment se formule cette libre connaissance dionysiaque qui de la connaissance du Mal extrait la Beauté, au fil des Fleurs. Nous irons ainsi vers la source bouillonnante de l’essence poétique de ce livre unique au gré de trois temps rythmiques : le premier, centré sur la méthode des correspondances et le décèlement du sens de l’analogie universelle ; le second, sur la logique bachique et « satanique » du langage qui en exprime l’expérience profonde irriguant toute la poésie du volume ; enfin, le troisième, sur l’Amour — ou la révolution voluptueuse de la Vie —, clef et point cardinal d’aboutissement de tous les renversements, terme ultime rassemblant et accomplissant la totalité de l’expérience poétique qui résonne et foisonne dans Les fleurs du Mal, comme son c ?ur paradisiaque surprenant et secret.

Paris, février 2012

Olivier-Pierre Thébault

À suivre...

Édouard Manet, Pivoines, 1864. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.


[1Cette question est également l’objet de L’esprit du nihilisme de Mehdi Belhaj Kacem. J’y lis cet éclairant propos : « Et c’est précisément en l’absence de Dieu [ce qui renvoie à la Révolution et la Terreur...] que la question du Mal change de base. A partir de Schelling, le Mal ne se pense plus comme manque, mais comme production pleinement positive [...] depuis, « l’art contemporain » au sens le plus vaste n’a cessé de présenter le Mal comme production positive. Sade, Baudelaire (Les Fleurs du mal), Poe, Lautréamont, Céline, Genet, Bataille, Burroughs, Selby, Guyotat... pour nous en tenir à la littérature. »

[2Y compris un Byron ou bien entendu un Hugo qui, comme le lui reprochera fort justement Varlam Chalamov, dans Les récits de la Kolyma, à propos des Misérables, dépeint le mal et en particulier la pègre avec une « véracité artificielle et mensongère » et en quelque sorte les « romantise », c’est-à-dire, contrairement à Baudelaire (c’est moi qui l’affirme), ne regarde pas vraiment le négatif en face. Si « le Mal en lui-même » a toujours été, pour les écrivains comme pour les lecteurs, un livre scellé de sept sceaux, il n’en va pas ainsi pour Hegel, ni pour Baudelaire (mais déjà pour Sade).

[3Pour le dire d’autre façon : les Lesbiennes, Sapho, Messaline, Lady Macbeth, etc., ne se retrouvent pas enfermées à jamais dans un étroit cercle de l’Enfer comme le sont pourtant chez Dante les grandes Luxurieuses (Hélène, Sémiramis, Cléopâtre, etc.), dans le chant V de son Inferno !

[4En fait, comme me l’écrit Roland Tournaire : « On ne peut trouver plus grande opposition qu’entre la solide méthode philosophique de Hegel et la fantaisie (au sens allemand : phantasie) poétique d’Hoffmann : deux mondes inconciliables de la tradition allemande que Goethe a tenté de réunir de manière artificielle, sans trop y réussir à mon avis. » Le choix d’Hoffmann (par Hegel, comme par nous) est donc éminemment symbolique d’une opposition esthétique et philosophique profonde.

[5Cf. Walter Benjamin, Romantisme et critique de la civilisation. Je puise l’expression citée dans un court texte sur E.T.A. Hoffmann et Oscar Panizza où à propos du premier je débusque aussi ce trait de génie : « Pour lui satanique et automatique étaient une seule et même chose et ce schéma ingénieux qui structure ses contes lui permet de réserver entièrement la vie au côté spirituel pur et sans mélange afin de la glorifier dans des personnages comme Julia, Serpantina ou encore Antonia. Il semblerait qu’avec ce conflit moral entre la vie et l’apparence, Hoffmann ait énoncé le thème originaire du conte fantastique par excellence. »

[6Dans Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, dans le chapitre consacré à Théodore De Banville, le Poète note, à propos de Poe, Byron et Maturin : « [...] ils ont projeté des rayons splendides, éblouissants, sur le Lucifer latent qui est installé dans tout coeur humain. Je veux dire que l’art moderne a une tendance essentiellement démoniaque. » Avec Baudelaire (mais déjà avec Sade) cette tendance devient pleinement effective et la science du Mal se dote de son propre fondement poétique.

[7Cf. mon étude Rimbaud à la lumière de Dionysos en sa seconde partie.

[8Je rappelle ici la sentence bien connue du premier de ces trois génies : « car le mal est spirituel, il est même ce qui est spirituel. » Le spirituel au sens où il l’entend, au c ?ur de l’idéalisme, est une conséquence de l’hégémonie de la conscience (pensée philosophiquement par Kant... voir Schürmann, Des hégémonies brisées), et s’y insère. Mais comme je reviendrai sur ces questions vers la fin de l’ouvrage, je ne m’étends pas davantage. Toutefois, j’ajoute encore Mehdi Belhaj Kacem à ces trois penseurs, pour sa pensée du Mal que rassemble l’expression — contraste dionysien d’étonnante fraîcheur — d’« algèbre de la Tragédie » qui est aussi le titre de l’ultime partie de son livre L’esprit du nihilisme. Sur ce contraste rejoignant notre souci dionysiaque, je ne puis que citer l’auteur : « l’Histoire de l’homme comme telle, est aussi harmonieuse dans sa détresse et son horreur même, que la mathématique elle-même : l’algèbre de la Tragédie » ; soulignant que l’emploi ici fait de la mathématique (ou de l’algèbre) est éloigné, par sa remarquable complexité ontologique, de toute entente immédiate et courante des « mathématiques » (que l’on réduit d’ailleurs bien trop souvent, et à tort, à du calcul... pauvre Pythagore !).

[9Hegel ne peut parler ici que du premier Faust, car le second n’est paru qu’en 1832, l’année suivant sa mort... Je m’en tiens pareillement à ce premier Faust.

[10L’union entre Faust et sa dame brille également d’une grande richesse symbolique. En effet, par eux s’unissent le savoir (lui) et la foi ou l’amour (elle), opposition qui hante tout le monde de la culture occidentale...

[11« Fleur, se dit figurément, en parlant de certaines choses, pour signifier le temps où elles sont dans leur plus grande beauté, comme un arbre chargé de fleurs. », ou « Fleur, se dit aussi pour signifier le lustre et l’éclat de certaines choses qui durent peu. », ou encore « Fleur, se dit aussi figurément, pour signifier l’élite, le choix, ce qu’il y a de meilleur, d’excellent. », comme le dit l’illustre dictionnaire de l’Académie française.

[12Je reviendrai plus loin sur cette analogie entre la femme et la fleur présente dans certains poèmes... Cette analogie est aussi un thème éminemment catholique, voir le lys pour désigner Marie...

[13A Poulet-Malassis, en novembre 1858 : « Je commence à croire qu’au lieu de six fleurs, j’en ferai vingt » (à propos du remplacement des six pièces dites « condamnées »).

[14J’entends ce mot, ici comme à chaque fois qu’il apparaîtra dans la suite, en son sens hégélien. On pourrait le traduire en général par suppression, conservation et dépassement, à condition de bien écouter le jeu simultané des trois sens, sans isoler a priori l’un ou l’autre, mais en tenant compte également du fait que, selon le contexte, telle ou telle de ces trois acceptions peut se trouver davantage à retenir que les autres.

[15Un mot célèbre de Napoléon à Goethe (à Erfurt, en 1808) illustre parfaitement celle-ci — à écouter en lien au « déni tragique » dont parle Reiner Schürmann dans Des hégémonies brisées —, et l’implacable remplacement moderne du tragique par l’idéologie libérale, cette dernière s’entendant ici sans peine (ou plutôt avec), derrière « la politique » :

« les tragédies appartiennent au passé, à une époque plus sombre [sic ! Napoléon dit cela alors que la France vient de traverser la Terreur, ou plutôt d’être traversée par elle... étrange aveuglement et dénégation !] Qu’a-t-on à faire aujourd’hui du destin ? Le destin, c’est la politique. »

On voit bien l’usage qui pourrait être fait aujourd’hui de cette ultime formule par une certaine politique spectaculaire décomposée se prenant pour le destin économico-légal du monde, alors qu’il n’a jamais été à ce point évident que seul ouvrir les yeux sur le primat de la connaissance du tragique, en séjournant auprès de son primordial abîme sans fond, permet de commencer à entendre ou réentendre ce que signifie, et déjà pour notre intime singularité, le mot destin (c’est-à-dire vivre de telle manière que l’on soit en mesure de répondre à « l’événement », et à l’économie de la présence qu’il impulse, qu’il rythme). Par ailleurs, dans cette formule mienne de « fausse conscience du Mal », le mot conscience a toute sa place. En effet, ce n’est que par l’hégémonie, propre aux Temps modernes, de « la conscience », que le Mal peut finir, planétairement, dans les suites désastreuses des dits Temps modernes, et parce que sa connaissance tragique reste déniée, par sauter hors de toute mesure. Il est en tout cas bon de repenser à une distinction que posa jadis Georges Bataille, dans L’humanité mexicaine, entre la conscience propre à l’Européen moderne et la noblesse des Mexicains d’avant Colomb, concluant :

« cette humanité mexicaine, dont le propre fut de n’être pas consciente, manque cependant à notre conscience ; notre conscience ne serait pas entière si elle ne s’ouvrait, au moment le plus haut de son éveil, à ce qui fut, dans l’éclat du soleil, l’aveuglement d’une vie démesurée. »

La science poétique du Mal (pensez également à la cruauté, et son théâtre, au sens d’Artaud) n’a pas d’autre ambition que de redécouvrir toujours cette vie démesurée, noble, cruelle, raffinée ; et de contredire le malfaisant mensonge dans sa fausse conscience même.

[17Vous n’avez qu’à regarder de près les photographies disponibles sur le web de certains des P.D.G. (renommez-les comme vous voudrez...) des plus grandes firmes mondialisées de l’industrie régnante, ou de certaines des stars les plus en vue du décervelage panoptique hollywoodien, la tournée ne manque pas d’être édifiante... Ah l’effrayant cloaque d’aliénation sidérante !

[18Voyez par exemple De l’origine de l’oeuvre d’art, puis les traités dits « impubliés », ou plutôt conservés dans le cèlement en vue de leur déploiement ultérieur hors retrait. S’aveuglant quant à sa relation au monde et à la terre, ce que perd ainsi l’homme obsolescent, c’est le jeu conflictuel de la terre et du monde, du retrait et du dévoilement, c’est-à-dire son rapport mondain à l’essence de la vérité (ce que justement présentifie ou manifeste l’art).

[19Comme toujours, sauf exceptions chez ceux pour qui ne pas tomber dans le puits infernal du matricide de Gaïa, préserver la Pacha mama, respecter les vaches sacrées ou ne pas égorger les boeufs du soleil, c’est-à-dire laisser être la terre dans son secret et le monde selon sa présence, peut encore, éventuellement (le cas tend à devenir rare, même s’il y a de forts belles et louables résistances lorsqu’elles ne se laissent pas engluer dans telle ou telle idéologie), avoir un sens...

[20Je n’ai pas dit de tel ou tel gadget nuisible, produit de l’incessant renouvellement nécro-technologique... Si je noircis volontairement le trait dans ces pages car le sujet (le Mal) l’exige, je n’oublie pas un instant que « l’esprit de la technologie » est bifrons, double, et par conséquent je ne peux que souligner tout le possible (au sens de dunamis) qu’ouvre la technique, lequel permet de parler de « ce qu’il y a de prometteur dans la technique » comme le fait l’un des deux exergues de ce texte (sans donner évidemment en rien dans la risible croyance généralement partagée en « la science idolâtre »). Le principe d’anarchie l’énonce : « L’esprit de la technologie est le dieu Ianus, esprit des ianuae et iani, des portes et des seuils. Le “ tournant ” trace la ligne de démarcation entre l’économie du pros hen et l’économie multiple, entre archisme [ce qui sert de base métaphysique à la domination] et anarchisme [ce qui en libère] » (les remarques entre crochets sont de moi).

[21En un sens, la Vie serait comme déjà exterminée, les facteurs y concourant étant nombreux et tous effrayants (O.G.M., nucléaire, pollutions chimiques, érosion massive des sols, nanotechnologies, volonté d’eugénisme, etc.), mais bien au contraire elle subsiste essentiellement et s’affirme en ce qu’elle a de plus pensant, reprenant et rassemblant tous les degrés de sa propre circularité absolue. En cela précisément, elle est « l’indestructible en l’homme » (Kafka). Que les millions de morts (de faim par exemple...) et les disparitions d’espèces sauvages s’accumulent en même temps que les catastrophes planétaires, bref que la Vie de la Nature comme des sociétés se décompose de plus en plus douloureusement sous l’instigation délirante du mauvais esprit de l’aliénation spectaculaire et d’un petit cercle de prétendus décideurs au parfum pourri du secret généralisé, ne change rien à cet inaltérable diamant.

[22Si l’on découvre les propos que je cite sur « la sublime subtilité du Diable », on trouve aussi le diabolique associé au bachique par exemple dans Les litanies de Satan où Satan enseigne « le goût du Paradis » (ce lien est encore plus prégnant chez Rimbaud, dans Parade notamment où vient reverdir le vieux fond diabolique, ténébreux et fleuri, du dionysiaque comme fondement du théâtre lui-même). Ces deux ententes opposées peuvent se résumer ainsi : d’un côté, le diabolique comme savoir dionysiaque essentiel (très présent chez Baudelaire et Rimbaud) ; de l’autre, le diabolique comme « esprit du vide » (formule de François Meyronnis, auteur toujours à l’écoute de la question du Mal, comme Simon Malve le personnage central de ses romans initiatiques) auxquels les humains, ayant pour coutume de prendre pour argent comptant ses miasmes marchands, s’asservissent dans une ignorance et une fausse conscience du Mal de plus en plus abyssales.

[23Sade écrit des 120 journées qu’il est le « récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les modernes ».

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document


5 Messages

  • A.G. | 14 juin 2015 - 10:26 1

    Dans la tête de Charles Baudelaire

    Les épreuves originales annotées des "Fleurs du mal" sont rééditées en fac-similé. Une véritable plongée dans l’âme et le cerveau d’un génie de la poésie. Lire ici.


  • A.G. | 17 mars 2012 - 11:38 2

    Précisions pour "Thelonious" : Pour en savoir plus sur Marc’O, vous pouvez vous reporter à ces commentaires, en marge d’une sympathique polémique sur les rapports Debord-Sollers (vous y aviez d’ailleurs pris part) et le petit hommage que, pas rancunier, j’avais rendu au sus-nommé.


  • thelonious | 15 mars 2012 - 23:26 3

    Marc’O fait son cinéma !

    Il y a un an ou deux, au musée de Serralves de Porto (Portugal), une exposition était consacrée à un membre du mouvement Lettriste, Gilles Wolman. Sur un des documents consacré à l’artiste j’ai trouvé le nom de Marc’O, spécialiste à l’époque de "cinéma nucléaire". S’agit-il du même homme ? Quand on sait le peu de cas que fait Sollers du cinéma, "Au diable le cinéma"... on pourrait comprendre les interventions acides de Marc’O...


  • A.G. | 14 mars 2012 - 00:55 4

    Que ferait Marc’O si Pileface n’existait pas ? Où épancherait-il sa bile ? On se le demande. Ayant jadis échoué à décourager les principaux rédacteurs de ce site — qu’il aurait sans doute voulu voir virer de bord, il lui fallait trouver un nouveau bouc émissaire dans le seul but, n’en doutons pas, de s’en prendre encore une fois, de manière obsessionnelle, à L’Infini, un infini décidément inaccessible. Cette fois, c’est notre ami Olivier P. Thébault qui fait les frais de ce mystérieux ressentiment. La méthode est, hélas, toujours la même : citer deux ou trois phrases extraites de leur contexte et les tourner en dérision. Cette méthode a un avantage cependant : elle ne peut qu’inciter le lecteur curieux à y aller voir lui-même. Rien que pour ça, Marc’O doit être remercié.


  • Marc’O | 13 mars 2012 - 22:02 5

    Le texte du dénommé Thébault est assez magistral. Le cahier des charges est rempli. Non décidément, il n’y a rien à reprocher à sa démarche.

    1) Pour qui souhaite être publié sans "L’Infini", les hommages sont équitablement répartis :

    - (...) la fine interprétation qu’en propose Marcelin Pleynet."
    - (...) à propos duquel Sollers n’écrit pas sans ruse ni élégance (...)."
    - "le brillant essayiste Philippe Murray."

    2) Les multiples références de Thébault ainsi que les concepts développés tout au long de sa démonstration prouvent qu’une culture de seconde main exclusivement puisée à l’index des anciens numéros de "L’Infini" peut produire de fort jolis fruits. La critique du Spectacle est par exemple parfaitement orthodoxe. Pour un peu, on la dirait écrite par Sollers lui-même. Savoureux !

    3) L’impression de salmigondis et de galimatias est bien-sûr voulue. Comme dit l’autre, on doit veiller à ne pas trop instruire n’importe qui, n’est-ce pas ? Finement joué, bravo ! Et ce style d’étudiant sous-doué ! quel masque inattendu !

    4) Je suis reconnaissant à Thébault d’avoir su aussi faire quelques découvertes majeures et personnelles. Parmi lesquelles celle-ci de tout premier ordre : après 150 ans de doute, Thébault tranche enfin dans le vif et n’hésite plus, en évoquant "Les fleurs du mal", à parler d’un ..."chef d’oeuvre baudelairien". C’est un jugement franchement téméraire qui pourrait bien ébranler les dernières certitudes germanopratines. Attendons les secousses qui s’en suivront, immanquablement.