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Où est le vrai Kafka ?

Archive radiophonique inédite : Philippe Sollers, Kafka libertin empêché

D 27 février 2012     A par Albert Gauvin - C 19 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Franz Kafka enfant.

Dernière mise à jour le 25 avril 2021.


La revue La Règle du Jeu organise des séminaires tous les dimanches à 11 h au cinéma Saint-Germain-des-Prés, 22 rue Guillaume-Apollinaire, Paris 6ème [1].

Le séminaire littéraire de Yann Moix est consacré à Franz Kafka. La première séance — « l’intranquilité » — eut lieu le dimanche 18 décembre 2011 avec l’écrivain Régis Jauffret. La séance du 29 janvier 2012 portait sur « La mémoire » (voir ici). L’invitée était Christine Angot.


La Lettre au père

Lors de ce séminaire, Christine Angot lut des extraits de La lettre au père de Franz Kafka [2].


Début du manuscrit de la Lettre au père Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Très cher père,

Tu m’as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d’habitude, je n’ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m’inspires, en partie parce que la motivation de cette peur comporte trop de détails pour pouvoir être exposée oralement avec une certaine cohérence. Et si j’essaie maintenant de te répondre par écrit, ce ne sera encore que de façon très incomplète, parce que, même en écrivant, la peur et ses conséquences gênent mes rapports avec toi et parce que la grandeur du sujet outrepasse de beaucoup ma mémoire et ma compréhension.

En ce qui te concerne, les choses se sont présentées très simplement, du moins pour ce que tu en as dit devant moi et, sans discrimination devant beaucoup d’autres personnes. Tu voyais cela à peu près de la façon suivante : tu as [travaillé durement toute ta vie] [3]

*


La séance du dimanche 26 février

Kafka : La Parole

La séance du dimanche 26 février portait sur « La Parole ». L’invité spécial était cette fois Philippe Sollers.

L’exposé « brillantissime » de Yann Moix

Sur la relation entre La Lettre au père et La métamorphose de Kafka dont la première phrase est :

« Als Gregor Samsa eines Morgens aus unruhigen Träumen erwachte, fand er sich in seinem Bett zu einem ungeheueren Ungeziefer verwandelt. »

Je ne traduis pas cette phrase car Yann Moix s’y emploie dans son exposé en contestant toutes les traductions existantes. Écoutez.

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Sur le site de la Règle du jeu

L’intervention de Sollers et le débat

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(durée : 43’27" — La Règle du jeu)
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Voir aussi : Yannick Haenel, pourquoi aimez-vous La Métamorphose de Kafka ?

*

Photographies des trois soeurs dont parle Sollers.

La soeur préférée de Franz Kafka, Ottla (à droite sur la photo), de neuf ans sa cadette, se maria en 1920 avec un juriste tchèque catholique Josef David dont elle divorcera, à l’apogée du nazisme, pour ne pas lui créer d’ennuis. Elle a été déportée à Theresienstad (Térézine) et est morte à Auschwitz, après s’être portée volontaire pour accompagner un convoi d’enfants vers la mort.

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Les soeurs de Kafka : Elli (Gabriele) , Valli (Valerie), et Ottla (Ottilie), sa préférée .
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Franz Kafka et sa soeur Ottla en 1917.
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La veille de l’écriture

Sollers parle fréquemment de Kafka dans son oeuvre. Dès 1965, dans Le roman et l’expérience des limites, il insistait déjà, dans les mêmes termes que son intervention du 26 février 2012, sur « la veille de l’écriture » et, après avoir évoqué Proust et le Finnegans Wake de Joyce, citait Kafka :

Cette veille de l’écriture [...], on peut dire qu’un écrivain comme Kafka l’est entièrement devenue , lui qui se définissait ainsi : « Je suis une mémoire devenue vivante, d’où l’insomnie. » C’est cette écriture sans sommeil, extérieure au monde comme au rêve, et pourtant établie en leur centre et les entraînant à sa suite interrogative, que Kafka a voulu vivre, dénonçant lucidement et jusqu’à la mort, en fonction de la mort, la mainmise invisible dont nous sommes l’objet : « Qui cherche ne trouve pas ; mais qui ne cherche pas est trouvé. » « Dans la littérature, écrit-il, j’ai vécu des états (peu nombreux) qui, selon moi, sont très proches des états illuminatoires — et pendant lesquels j’étais entièrement et absolument dans chaque chose qui me venait à l’esprit, mais sans que cela m’empêchât d’accomplir chaque idée, tandis que je me sentais parvenu non seulement à mes propres limites, mais aux limites de l’humain en général. » Et voici un autre passage où se trouve ramassé de la façon la plus simple et la plus énigmatique, tout ce que nous essayons [...] d’indiquer — et d’abord ce rapport de l’écriture et de la lecture poussé jusqu’à une limite où il semble se redoubler et se renverser :
« Trois maisons se heurtaient et formaient une petite cour. Cette cour contenait cependant deux ateliers installés dans des remises, et un grand tas de petites caisses dressé dans un coin. Une nuit de tempête extrêmement violente — le vent chassait brutalement les trombes d’eau dans la cour par-dessus la plus basse des maisons —, un étudiant qui veillait encore dans une mansarde, penché sur ses livres, entendit distinctement un son plaintif venant de la cour. li tressaillit et écouta, mais tout restait silencieux, indéfiniment silencieux. "C’est sans doute une erreur", se dit l’étudiant, et il se remit à lire. "Pas d’erreur", dirent les lettres au bout d’un instant en composant la phrase dans le livre. "Erreur", répéta-t-il, et, les guidant de l’index, il vint en aide aux lignes qui commençaient à s’agiter. » (je souligne)

Essayez d’être comme l’étudiant de Kafka (il n’y a pas d’âge).

Sollers ajoutait, associant expérience intérieure et expérience des limites :

Nous disons donc ceci : écrire ne fut pas, pour les individus dont nous avons parlé [4], une activité pour raconter plus ou moins bien ceci ou cela, pour exprimer, imaginer (« fantasmer ») ou produire ceci ou cela, mais au contraire une expérience abrupte et par définition inachevable qui ne pouvait qu’engager leur vie dans un risque fondamental ; un acte qui ne consistait pas seulement à tracer des mots mais à renverser la perspective du monde où ils se trouvaient, à en toucher concrètement par eux-mêmes les limites (je souligne) ; — action qui peut s’énoncer de la triple façon suivante : « Qui écrit a affaire au tout. » « Qui n’écrit pas est écrit. » « Qui écrit rencontre la mort. » [5]

Tout le reste est « littérature ».

*


C’est dans un entretien radiophonique de 1985 et dans Kafka tout seul, le texte repris dans La guerre du goût en 1994 — cité à plusieurs reprises par Yann Moix dans sa conférence —, que Sollers parle de Kafka de la manière la plus explicite et détaillée. Voici ces deux interventions, orale puis écrite.

Kafka, libertin empêché

Le 17 septembre 1985, Sollers parlait de Franz Kafka et lisait des extraits des Lettres à Milena et du Château (23’22")

Archive inédite A.G.

Le début

«  C’est depuis le libertinage qu’il faut essayer d’interroger l’oeuvre de Kafka. Je crois même que les faits massifs, mythologiques, que son oeuvre a produits dans le genre sombre, métaphysique, vertigineux, fondamental, radical, — et tous les commentaires qui se sont développés à ce sujet ont pour principal objet de ne pas poser la question de Kafka, libertin empêché.
En ne posant pas cette question, on évite du même coup de se demander de quelle effroyable misère, non pas métaphysique, non pas vertigineuse, non pas prophétique, non pas messianique, non pas religieuse ou pré-religieuse, mais sexuelle, Kafka a témoigné pour son temps, un temps d’effroyable misère qui fait que Casanova ou Don Juan que Kafka, bien entendu, a toujours rêvé d’être, se trouvent cantonnés dans le désespoir et l’absence de perspective qui est celle de tout le siècle où il se trouve et les habitants de ce siècle.
Le Château, ça n’est rien d’autre que le constat de l’impossibilité désormais de pouvoir agir le libertinage. Tout autre lecture est évidemment erronée et intéressée. Il y a une lettre à Milena, donc, qui est la suivante — elle écrit, ça fait partie du commencement de la littérature féminine. Il lui écrit ceci, un mercredi : « Connais-tu l’histoire de Casanova ? » [...]
 »


L’extrait du Château lu par Sollers

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Édition originale, 1926

À ce moment la porte s’ouvrit. Pepi en eut un frémissement. Ses pensées l’avaient trop éloignée du débit. Mais ce n’était pas Frieda, c’était l’hôtelière. Elle fit semblant d’être étonnée de trouver encore K. dans la salle. Il s’excusa en lui disant qu’il était resté pour l’attendre et la remercia en même temps d’avoir pu passer la nuit là. L’hôtelière ne comprit pas pourquoi il l’avait attendue. K. dit qu’il avait eu l’impression qu’elle voulait encore lui parler, et lui demanda pardon si c’était une erreur ; d’ailleurs, maintenant, il devait partir ; il avait abandonné trop longtemps l’école où il était concierge ; c’était l’invitation de la veille qui avait été la cause de tout ; il lui manquait l’expérience de ces choses, maintenant on ne le reverrait jamais causer de tels ennuis à Madame l’Hôtelière. Et il s’inclina pour partir. L’hôtelière le regarda comme si elle le voyait en rêve. Et ce regard le retint plus qu’il n’eût voulu. D’autant plus qu’elle sourit un peu et ne revint à elle que devant son étonnement ; on aurait dit qu’elle avait attendu qu’il répondît à son sourire et qu’elle s’éveillait faute d’écho.

— Je crois, dit-elle, que tu as eu hier le front de parler de
ma toilette ?

K. n’en avait aucun souvenir.

— Tu ne te rappelles rien ? dit-elle. Après la lâcheté, l’effronterie ?

K. s’excusa sur sa fatigue de la veille ; il avait bien pu lui échapper une parole inconsidérée, mais il n’en avait pas mémoire. Qu’aurait-il d’ailleurs bien pu dire de la toilette de Madame l’Hôtelière ? Qu’il n’en avait encore jamais vu d’aussi belle. Ou du moins qu’il n’avait jamais vu d’hôtelière ainsi vêtue pour travailler.

— Cesse tes réflexions, dit l’hôtelière. Je te défends de dire un seul mot sur mes vêtements. C’est un sujet qui ne te regarde pas. Je te l’interdis une fois pour toutes.

K. s’inclina de nouveau et se dirigea vers la porte.

— Que veux-tu dire, lui cria l’hôtelière, quand tu racontes que tu n’as jamais vu une hôtelière ainsi vêtue pour travailler ? Que signifient ces remarques absurdes ? Car elles sont complètement absurdes ! Qu’entends-tu par ces réflexions ?

K. se retourna et pria l’hôtelière de bien vouloir ne pas s’irriter ; sa remarque n’avait aucun sens ; il n’entendait d’ailleurs rien aux vêtements. La moindre robe propre et sans reprise, dans sa modeste situation, lui faisait déjà l’effet d’une toilette magnifique ; il avait été étonné, la nuit passée, de voir Madame l’Hôtelière apparaître dans le couloir en si belle robe du soir au milieu de tous ces hommes encore à peine vêtus ; il n’y avait pas d’autre mystère.

— Eh bien ! tu vois, dit l’hôtelière, tu as l’air de finir par te souvenir de ton observation d’hier soir. En y ajoutant de nouvelles âneries. Que tu n’entends rien aux vêtements, ça c’est exact. Mais alors, je t’en prie sérieusement, cesse de juger de ce qui est une riche toilette ou une robe du soir déplacée et autres détails du même genre. D’une façon générale — elle eut un frisson — cesse à jamais de t’occuper de ma toilette. Tu as entendu ?

Puis, K. se taisant, prêt à faire demi-tour, elle lui demanda :

— Où as-tu pris ta science des costumes ?

K. haussa les épaules ; il n’avait pas de science.

— Non, en effet, tu n’en as pas, dit l’hôtelière. Ne t’avise donc pas de t’en attribuer une. Viens au bureau, je te ferai voir quelque chose qui rabattra, je l’espère, ton caquet pour longtemps.

Elle passa devant ; Pepi rejoignit K. d’un bond, et sous prétexte de lui faire régler sa note, convint lestement avec lui d’un rendez-vous pour la soirée ; ce fut facile, K. connaissant la cour dont le portail donnait sur une rue latérale ; à côté de ce portail il y avait une petite porte ; Pepi serait derrière dans une heure, K. n’aurait qu’à frapper trois coups pour se faire ouvrir.

Le bureau personnel des patrons se trouvait en face du débit, il n’y avait que le couloir à traverser ; l’hôtelière était déjà dans la pièce éclairée et regardait K. avec impatience. Mais ils furent encore dérangés. Gerstäcker était dans le couloir, attendant K. pour lui parler. Il ne fut pas facile à chasser. L’hôtelière dut intervenir et lui reprocher son importunité. La porte était déjà refermée qu’on entendait le malheureux crier encore. « Où donc ? Où donc ? », demandait-il, et ses paroles se mêlaient hideusement à ses soupirs et à sa toux.

La pièce où se trouvait le bureau était petite et surchauffée. Contre les murs les plus courts il y avait un pupitre (un pupitre à écrire debout), et un coffre-fort en métal ; contre les plus longs une ottomane et une armoire. C’était l’armoire qui prenait le plus de place ; car non seulement elle occupait toute la longueur de l’un des murs, mais elle avançait dans la pièce au point de la rendre très étroite ; il fallait trois portes à glissière pour pouvoir l’ouvrir complètement. L’hôtelière pria K. de s’asseoir sur l’ottomane et s’installa elle-même sur un fauteuil tournant qui était placé devant le pupitre.

— Tu n’as même pas appris le métier de tailleur ? dit-elle.

— Jamais, répondit K.

— Quelle est ta profession ?

— Arpenteur.

— Qu’est-ce là ?

K. le lui expliqua, l’explication la fit bâiller.

— Tu ne dis pas la vérité. Pourquoi ne la dis-tu pas ?

— Tu ne la dis pas non plus.

— Moi ! Voilà que tu recommences avec tes insolences ? Et quand bien même je ne dirais pas la vérité, ai-je à t’en rendre compte ? Et en quoi ne la dis-je pas ?

— Tu n’es pas une simple hôtelière, comme tu le prétends.

— Voyez-vous ça ! Le beau je-sais-tout. Et que suis-je d’autre à ton avis ? Ton toupet commence réellement à passer l’imagination.

— Ce que tu es d’autre je n’en sais rien. Tout ce que je vois c’est que tu es hôtelière et tu portes des toilettes qui ne sont pas faites pour ce métier et que personne ne porte au village.

— Nous en venons donc tout de même au fait ! Tu ne sais rien taire. Peut-être n’est-ce pas effronterie ; tu es peut-être seulement comme un enfant qui a appris quelque sottise et que rien ne peut empêcher de la dire. Eh bien, parle ! Qu’ont mes toilettes ? Que leur trouves-tu de particulier ?

— Tu m’en voudras si je le dis.

— Non, j’en rirai ; on rit des propos d’un enfant. Alors
qu’ont-elles ?

— Tu veux le savoir ? Je trouve leur tissu excellent ; la matière première est parfaite, mais elles sont démodées, surchargées, retouchées, râpées, elles ne conviennent ni à ton âge, ni à ta silhouette, ni à ta situation. J’en ai été frappé dès notre première rencontre ; dans ce couloir même ; il y a huit jours.

— Ainsi, nous y voilà. Mes robes sont démodées surchargées, et puis quoi encore ? Et d’où le sais-tu ?

— Je le vois.

— Tu le vois ; tu le vois tout court ; il te suffit de tes yeux ; tu n’as besoin de demander nulle part, tu sais d’instinct ce qu’exige la mode. Sais-tu que tu vas m’être précieux ! Tu vas me devenir indispensable, car j’ai un faible, je l’avoue, pour l’élégance. Que vas-tu dire en voyant cette armoire pleine de robes ?

Et, ouvrant le meuble tout grand, elle en découvrit une armée, serrées, pressées l’une contre l’autre, qui occupaient toute la profondeur et toute la longueur de l’armoire. Des robes foncées pour la plupart, grises, brunes ou noires, pendues avec grand soin et sans aucun faux pli.

— Voilà mes robes, ces toilettes démodées, ces habits surchargés suivant ton expression. Et il n’y a là que celles qui ne peuvent pas tenir dans ma chambre ; j’en ai encore là haut deux armoires qui sont pleines, deux armoires dont chacune est presque comme celle-ci. Tu es étonné ?

— Non, lui répondit K., je m’attendais à quelque chose de ce genre. Je disais bien que tu n’es pas une simple hôtelière ; tu cherches autre chose que l’hôtellerie.

— Je ne cherche rien ; je ne cherche qu’à être bien mise, et tu es un fou ou un enfant, ou un homme méchant et dangereux. Va-t’en, et dépêche-toi de filer.

K. était déjà dans le couloir, où Gerstäcker l’avait rattrapé par la manche, quand l’hôtelière cria encore :

— Demain j’aurai une nouvelle robe, je t’enverrai peut-être chercher.

«  Je voudrais insister sur un point, c’est que, comme Le séducteur, beaucoup mieux que Kierkegaard [6], bien sûr, Kafka est avant tout quelqu’un qui sait comment les femmes sont divisées, c’est-à-dire combien elles ne s’aiment pas, comment elles ont conscience d’être un néant habillé d’autre chose, c’est-à-dire de pouvoir, mais, comme il ne peut pas jouir de ce savoir, sa technique d’intervention consiste à présenter cette conscience de la division comme si il était à la place féminine justement. Et c’est ce qu’on voit bien ici. »

*


Kafka tout seul

On ne s’étonnera jamais assez des constructions mythologiques transformant un écrivain en référence obligatoire pour définir ce qui échappe à la réalité, surtout lorsqu’elle devient de plus en plus réelle. « Biblique », « homérique », « dantesque », « shakespearien », « sadien », « balzacien », « kafkaïen »... Cependant, il arrive assez rarement que la référence, d’obligatoire devienne aussi contradictoire : des tonnes d’interprétations de Kafka semblaient le cantonner dans le cauchemar, l’absurde, l’horreur quotidienne administrative — et voici qu’on nous dit de plus en plus souvent que la bonne clé serait le comique. Kafka devient un joyeux garçon athlétique, un simulateur expert en canulars, un plaisantin à dormir debout. Le Procès, Le Château, La Métamorphose, mais c’est à se tordre de rire, d’ailleurs Kafka lui-même riait aux éclats en les lisant à ses amis... D’une exagération à l’autre ? Appelons Kafka , en effet, ce point d’excès et d’incertitude, cette vibration inquiète de la critique, tantôt déprimée, tantôt trop gaie pour être gaie. Où est le vrai Kafka ? Prophète du malheur indicible des camps, comme de la ruine de l’Europe centrale ? Théosophe ? Kabbaliste ? Intelligence suprême du roman inutile ? Fonctionnaire de l’absurde ? Farceur ? Juif honteux ? Juif essentiel ? Malade ? Tranquille employé d’assurances ? Habitué des bordels ? Amoureux transi ? Séducteur rusé, serpentin ? Halluciné complet ? Analyste froid et lucide ? Kafka bouge, s’évanouit, revient ; son regard vous transperce, vous hante : yeux brûlants des photos, dandy noir lumineux...


Franz Kafka, « dandy noir lumineux » Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Mon hypothèse est qu’on ne veut rien savoir de Kafka. Ou le moins possible. C’est un déclencheur automatique de perturbations d’identités. Par rapport à lui, nous nous sentons immédiatement coupables, « nous l’avons tous tué », son histoire nous dépasse, vertige, migraine, amnésie, nausée. Rire nerveux. Frisson angoissé. Personne ne veut d’un Kafka simple dans sa complication apparente, ni d’un Kafka compliqué parce que sa simplicité touche à une évidence toujours niée : la littérature. Vous vous intéressez à la littérature ? Mais non, ce n’est pas vrai, JAMAIS. Ce qu’est venu dire Kafka, c’est cela, rien d’autre. La Bible, tenez, est une énorme opération de littérature qui, d’ailleurs, se continue sous nos yeux. Attention, pas n’importe comment ni à travers n’importe qui. Kafka est le dossier brûlant de QUI a écrit la Bible — ou plutôt de qui continue à écrire malgré elle. Il a gagné d’être presque un nom imprononçable (bien que répété sans cesse), sous la forme d’une initiale : K. C’est Monsieur Bible en cavale : « Dieu ne veut pas que j’écrive ; mais moi, je dois. »

Bien sûr qu’il est complètement désespéré, Kafka — et à juste titre. D’abord, il y a la bêtise de toujours, indéracinable et pyramidale. On imagine très bien les littérateurs lents de son temps, à Prague, lui disant sans arrêt : « Vous êtes trop intelligent pour être romancier. » Sa famille, elle, le trouvait déjà trop intelligent pour être normal. L’ennui, avec l’intelligence (c’est Flaubert qui parle), c’est qu’elle a des limites, tandis que la bêtise n’en a pas. Or, précisément, la littérature pratiquée de façon intensive rend de plus en plus intelligent parce qu’elle peut jouer d’un océan de bêtises, il s’agit d’une malédiction qui ne laisse rien dans l’ombre, surtout pas le fait, par exemple, que Dieu ne semble pas avoir envisagé la bêtise comme étant une dimension radicale de sa créature. Dieu lui-même est-il bête ? Voilà une possibilité rarement évoquée. On le trouve existant, inexistant, inconscient, absent lorsqu’il devrait être là, ou ayant réponse à tout depuis toujours — mais bête  ? « Dieu n’est pas romancier », disait Sartre pour embêter Mauriac. Que voulez-vous, il y a des gens béats d’admiration devant l’histoire humaine. Quelle richesse, pensent-ils, quelle invention ! Ce n’est pas le cas de Kafka. Il trouve tout ça filandreux, glauque, empêché, vulgaire, et lent, et lourd — d’une lenteur ! d’une lourdeur ! On dirait un mauvais rêve, et je vous le prouve en détail . Des romans ? Mais j’en ai des milliers dans mes tiroirs, je peux vous en faire autant que vous voulez, il n’y a qu’à démarrer et la suite vient toute seule, lisez Préparatifs de noces à la campagne, le laboratoire de Monsieur K., le recueil de ses préparations subtiles et empoisonnées, son studio de métamorphoses. Le narrateur a vraiment, en un tour de phrases, la possibilité d’emprunter telle ou telle apparence, telle ou telle intériorité, il est éveillé en rêve, il rêve en pleine rue, parmi vous, il se retrouve dans un buisson incompréhensible ou bien en voyage, il change de fonction, de formes, c’est beaucoup plus grave qu’une banale histoire d’insecte, il peut se dire de tous les points de vue à la fois.

Exemple 1 :

« C’est ma vieille ville natale et j’y suis revenu. Je suis un bourgeois aisé, je possède dans la vieille ville une maison qui a vue sur le fleuve. C’est une vieille maison à deux étages avec deux grandes cours. J’ai une entreprise de charronnage et, dans ces deux cours, on scie et on tape toute la journée. Mais dans mes appartements, sur le devant de la maison, on n’entend rien de tout cela, un profond silence règne, et la petite place qui borde la maison et qui, fermée de tous côtés, ne s’ouvre que vers le fleuve, cette petite place est toujours vide. Les pièces que j’habite, de grandes pièces parquetées un peu obscurcies par des rideaux, sont meublées avec de vieux meubles ; enveloppé dans une robe de chambre ouatée, j’aime bien aller et venir entre eux. »

(On s’y croirait, n’est-ce pas, inutile de continuer, Kafka s’arrête là. Vous avez bien lu « tout un roman » en dix lignes ?)

Exemple II :

« Don Quichotte dut émigrer, toute l’Espagne se moquait de lui, il s’y était rendu impossible. Il voyagea dans le sud de la France où il rencontra çà et là de braves gens avec lesquels il se lia d’amitié ; en plein hiver, au milieu des pires fatigues et des plus grandes privations, il franchit les Alpes, puis il parcourut les basses plaines de l’Italie du Nord, où toutefois il ne se sentit pas à son aise, et arriva enfin à Milan. »

C’est tout. Un mauvais écrivain en aurait fait un livre. « Je suis une mémoire devenue vivante, dit Kafka, d’où l’insomnie. » Il faut lire Cervantès et Kafka ensemble. Kafka est du Cervantès accéléré. S’il parle si souvent, dans son Journal ou ses lettres, de son sentiment d’effondrement, d’incapacité, de paralysie ; de sa sensation permanente d’être « guetté » — c’est qu’il a mis en marche un engrenage d’une grande rapidité (Le Verdict écrit en une seule nuit) et qu’il redoute la vengeance de l’esprit de pesanteur, le Diable lui-même (digression, frein, retard, allusions incompréhensibles et sans doute stupides, malentendus, maladies et malveillances comme organisées, on n’arrivera jamais, il neige, « il y a un but mais pas de chemin, ce que nous nommons chemin est hésitation »). Quelqu’un de né pour la vitesse pure et condamné au métier d’arpenteur ? Un séducteur inné obligé de penser au mariage ? Un voyageur tous terrains forcé de vivre à Prague — horloge arrêtée ? Un juif tchèque parlant le yiddish et virtuose de l’allemand entendant par avance dans l’allemand sa propre destruction programmée par la chape de plomb philosophique ? Tout cela, tout cela, et bien d’autres choses encore. L’expérience de K. est urgence. « L’évolution humaine : une croissance de la puissance de mort. »

Kafka est le romancier du péché originel (qui n’est pas du tout un péché courant). Qu’on l’appelle, avec Freud, « refoulement originaire » ne change que la manière de le percevoir. Les gens, les habitants, les passants pourraient peut-être faire un effort de conscience ? Se réveiller ? Briser l’envoûtement ? Prendre une décision ? Mais non. Ils ne mentent pas, ils sont mensonge. Et pourtant : « Tout le monde ne peut pas voir la vérité, mais tout le monde peut l’être. » Mais comment ? « Il me semble parfois que je comprends le péché originel mieux que personne. »

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Milena Jesenská

La réponse se trouve dans les Lettres à Milena, elle est fantastique, comment personne n’y a-t-il pensé avant lui ? Ève, dit K., a cueilli la pomme et l’a montrée à Adam parce qu’elle la trouvait belle. Le péché a seulement été de la mordre. « Jouer avec n’était sans doute pas permis, mais n’était pas interdit non plus. » Il fallait jouer, et non pas avaler la pilule de reproduction mortelle. Milena n’arrête pas de psychologiser sa relation avec Kafka (son mari, etc.), mais il est imbattable en psychologie, et pour cause, c’est un tacticien et un stratège de première grandeur, et, parfois, le jugement tombe : « Ta jalousie, au bout du compte, n’est qu’un souhait de mort. » Manger la pomme et souhaiter la mort sont une seule et même passion. Préférer la mort, n’est-ce pas étrange ? Pourquoi ? Parce qu’elle égalise. Et ceci, qui est terrible : « Une chose, pourtant : n’oublies-tu pas, parfois, quand tu parles de l’avenir, que je suis juif ? [Ici, Kafka écrit deux mot en tchèque : jasné, nezapletené, ce qui signifie : simple, clair.] Il reste dangereux d’être juif, même à tes pieds. » (Milena, l’audacieuse et progressiste Milena, mourra à Ravensbrück le 17 mai 1944 à la suite d’une opération du rein pratiquée trop tard.) Le jeu de Kafka ou de K. avec les femmes (inoubliable Frieda du Château) est le suivant : ce sont des alliées parce qu’elles sont internes à la mécanique, mais ce sont en même temps des ennemies parce qu’elles ne peuvent pas — ne peuvent pas vouloir — en démasquer le fonctionnement. Et voilà pourquoi le crime est innocent et interminable, tandis que l’innocence est criminelle par définition. C’est tragique, en effet. Et aussi, mais en abîme, très comique. Et d’ailleurs, cette histoire de Paradis serait à reprendre de fond en comble (espérons que quelqu’un s’en occupera un jour) : « Si ce qu’on prétend avoir été détruit dans le Paradis était destructible, ce n’était rien de décisif. Si c’était indestructible, nous vivons dans une fausse croyance. » Kafka se prenait-il pour le Messie ? Mais bien sûr. Aucun grand écrivain ne peut d’ailleurs faire autrement, c’est logique : « Parfois, dans son orgueil, il a plus peur pour le monde que pour lui. » Comme j’aime cette phrase griffonnée comme par hasard : « Nous sortons des tombeaux et nous voulons aussi parcourir le monde, nous n’avons pas de plan précis »...

Que pouvait penser Milena en recevant des lettres de ce genre : « J’ai été envoyé comme la colombe de la Bible ; je n’ai rien trouvé de vert, je rentre dans l’Arche obscure » ? Trouvait-elle, malgré son amour pour K., qu’il exagérait peut-être un peu ? Et nous ? Savons-nous lire ? N’avons-nous pas besoin de nos imbéciles romans ? Notre vie n’est-elle pas un roman impubliable ? Comparable à tous ceux qui se publient pour rien ?

Il est là, Kafka, comme d’habitude, immobile, mais sa main court sur le papier, dans la nuit. La chambre de l’Arche l’emporte au-delà de nous, ce n’est pas demain qu’il y aura quelque chose de vert dans les parages. Sauf... Peut-être...

« Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi. »

La guerre du goût, p. 557-567.

*


Kafka, « un voyageur tous terrains forcé de vivre à Prague — horloge arrêtée » ? Le voici, quinze ans plus tard, dans Les voyageurs du Temps. C’est une des figures que peut prendre la Bête (Dieu lui-même ?) en butte à la bêtise de ses Parasites — qui travaillent pour Elle, mais ne comprennent pas ce qu’est sa joie. La Bête peut prendre la forme d’un choucas, cet oiseau dont on dit qu’il affectionne les tours, les clochers, les ruines, les châteaux, les grands arbres et ignore... le dimorphisme sexuel [7].

« Franz Kafka, autrement dit François Choucas... »

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Franz Kafka et Felice Bauer, deuxièmes fiançailles, Juillet 1917.

Nous sommes le 15 septembre 1917. Vous me dites tout de suite que l’année 1917 est essentielle pour comprendre l’Histoire mondiale, qu’il y a encore une guerre et des massacres épouvantables, suivis, en octobre, d’une révolution dont on a longuement parlé. Mais, ce jour-là, un voyageur qui a une lésion des poumons note les conseils de ses médecins : lumière, air, soleil, repos. Il pense que tout cela est un symbole. Il vit donc selon une loi personnelle, très personnelle, et, d’emblée, symbolique, ce qui est à l’opposé de tout réalisme ou naturalisme social et humain. Pourtant le plus étonnant est ce qu’il écrit juste après :
« Majestueuse apparition, prince de l’Empire.
« Ô belle heure, magistral saisissement, jardin inculte. Tu sors en faisant le tour de la maison, et sur le chemin du jardin vers toi s’élance la déesse de la chance. »

Vous l’avez reconnu, c’est Franz Kafka, un virtuose de la lutte anti-parasitaire, mort au champ d’honneur intérieur. La déesse de la chance s’élance vers lui, et il est lui-même le prince de l’Empire qui s’écroule.

Je sors en faisant le tour de la maison, je prends le chemin du fond du jardin, celui qui ne va nulle part et qui est toujours favorable. Je rentre, et je lis, à la date du 18 octobre 1921 :
« Temps éternel de l’enfance. À nouveau un appel de la vie.
« Il est parfaitement concevable que la magnificence de la vie soit répandue autour de chacun, et cela toujours dans sa plénitude, mais voilée, dans la profondeur, invisible, fort loin. Elle se trouve là-bas, pas hostile, pas réfractaire ni sourde.
« Si on l’invoque par le mot juste, par son nom véritable, alors elle vient. C’est là le caractère de la magie qui ne crée pas mais qui invoque. »
Arranger les fleurs, là, tout de suite, les bleuets dans le petit vase sur la table de nuit : dernière joie, un jour, du mourant.
Le 16 janvier 1922, voici ce que pourrait être la littérature (« je ne suis que littérature ») :
« Une nouvelle doctrine secrète, une nouvelle Kabbale. Il est vrai que cela exige un génie on ne sait combien incompréhensible qui, à nouveau, pousse ses racines au sein des vieux siècles, ou bien qui recrée les vieux siècles, et qui ne se dépense pas en tout ceci, mais qui, à présent, commence seulement à se dépenser. »

Franz Kafka, autrement dit François Choucas (oiseau proche de la corneille, plumage noir et nuque grise, vivant dans les clochers ou les tours), a tenu son Journal jusqu’en 1923. Il est mort en 1924. Son héroïsme anti-parasitaire n’est pas assez connu :
« Je lutte, personne ne le sait ; plus d’un le sent (c’est inévitable), mais personne ne le sait. J’accomplis mes devoirs quotidiens, tout au plus pourrait-on me reprocher quelque légère distraction. »
Les Parasites font de Kafka un martyr, c’est dans leur logique qui s’applique immanquablement à tout animal leur ayant faussé compagnie au dernier moment. Dérision ou martyrologe : c’est la parade habituelle. Les Parasites, bien entendu, ne comprennent rien à l’immense joie de la Bête. Elle lutte, soit, mais dans la joie, au point que Kafka peut écrire : « Ce n’est pas à la lutte mais à la joie que je finirai par succomber. »

Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ! Millions de morts, ossuaires, charniers et fumée. La mémoire collective refait le film dans la bonne direction commémorative, pour qu’il ne soit pas dit que la bataille d’hommes a eu lieu pour rien. Le sang invisible coule à l’envers (regardez ce grand fleuve rouge), mais c’est quand même, sans fin, la joie. Kafka, un des voyageurs les mieux informés des siècles, laisse finalement tomber : « La vermine est née du néant. » Le néant engendre donc quelque chose ? Mais oui, la vermine, la venimeuse vermine.

« J’ai puissamment assumé la négativité de mon temps », dit encore K. « Je suis un terme ou un commencement. »
Un commencement, à coup sûr, que l’Église parasitaire voudrait décrire comme un terme. Un grand commencement, comme tous ceux qu’ont vécus les vrais voyageurs du Temps. Une seule erreur à ne pas faire (combien de bateaux sombrent en vue du port) : finir dans le mépris, le dégoût, la haine, l’autodestruction programmée par les Parasites lorsqu’ils ont pris possession d’un corps. Là, c’est le terme, qui, d’ailleurs, peut avoir sa grandeur, sa beauté barbare. Dante n’a pas écrit L’Enfer pour rien, et c’est là où vont les Bêtes abattues par elles-mêmes. Allez au chant 13, coupez une branche d’arbre, et vous aurez aussitôt un gémissement et du sang. Ce sont les suicidés, pauvres bois pendus en dehors de leurs corps, dans les ténèbres.

Dans le combat spirituel incessant, toute arme est une élection, un mandat du Ciel :
« C’est un mandat. Je ne peux assumer de par ma nature autre chose qu’un mandat que personne ne m’a donné. »
Le moindre incident le prouve. Tout ce qui arrive est mandaté. C’est la guerre sous direction symbolique. K se tutoie beaucoup lui-même, comme Rimbaud dans Une saison en enfer. Le mandaté a une âme et un corps, une âme qui est la guerre de son corps, et on peut l’amputer, l’égorger ou le censurer, ça ne change rien à l’affaire. Cette phrase est de Franz Kafka :
« J’ai le poignet d’un vieux pêcheur, infatigable et heureux. »

À propos de l’enfer et du paradis, question étrangement actuelle, Kafka donne la réponse suivante : le paradis est toujours là, il n’a pas bougé, et l’expulsion a été, et reste, la punition la plus douce. Il pourrait y avoir pire : la destruction du paradis, ou, plus effroyable encore, l’inaccessibilité définitive à la vie éternelle. L’époque y prétend. La Bête, qui ne fait l’Agneau que d’un oeil, sait à quoi s’en tenir sur son Anti-Bête. L’Anti-Bête des derniers temps est la Bête devenue entièrement Parasite. Elle n’est rien, mais veut être tout.
Le faux sens commun sent ce danger. La Bête est très à l’aise avec ceux dont la vie est simple, paysans, ouvriers, techniciens de base, elle est, d’instinct, très bien acceptée par ces catégories de ce que George Orwell appelle « la décence ordinaire ». En revanche, elle est très mal vue de l’intelligentsia en général, intellectuels, professeurs, universitaires, journalistes. La Bête comprend et approuve, de façon innée, la réalité quotidienne. Encore une fois, elle est tranquille et ne dérange pas les oiseaux. Sa langue est aussi celle des oiseaux.

Comme les gens les plus ordinaires, la Bête n’entre pas dans les mémorials, les cimetières sous la lune, les ossuaires, les listes, les panthéons. Seul signe distinctif : on ne trouvera pas ses restes dans les sous-bois, les fourrés, ou au bord de l’eau. Ils sont là, sans doute, mais personne ne s’en doute. Pas de tombeau grandiloquent, pas de sépulcre blanchi, pas d’inscription, pas de stèle. Pas non plus de gestes romantiques : cendres jetées dans un fleuve ou dans l’océan, dispersion dans l’espace et autres fadaises. La Bête était là pour rien, il n’en reste rien.
À la rigueur, des mots, des récits, des livres, des peintures, des sculptures, de la musique, mais rien d’obligatoire, au contraire de la prétendue « histoire de l’art », ou « histoire des idées ». De l’art ? Des idées ? Donnez des détails concrets, qu’on s’amuse.

La Bête est favorable à la Science quand celle-ci la libère, mais n’aime pas être délimitée ni définie. Ce qui l’occupe, c’est de sortir des limitations d’époque, de sauter par-dessus ce qu’on lui présente comme étant son temps, bref d’aller plus loin dans la trame . Elle sera vite traitée d’« élitiste » par l’Église parasitaire, ce qui, désormais (comme Orwell le prévoyait), est considéré comme un crime. La Bête reste indifférente à la mascarade de l’art dit « contemporain » comme à la bouillie du « débat d’idées » et autres brouillages. Elle ne cherche pas, elle trouve. Quoi ? L’or du temps.
La Bête fait travailler ses Parasites. En un sens, elle a besoin de leur activité de fourmis. Les hallucinés de l’arrière-monde, comme les sociolâtres, sont ses employés à leur insu. Plus la Bête grandit spirituellement, plus elle a de Parasites. Elle peut ainsi mesurer ses progrès avec l’augmentation du nombre de ses meurtriers.

Les Voyageurs du Temps, Gallimard, 2009, p. 48-53, Folio, p. 50-56.

*


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Ph. Sollers : « son regard vous transperce, vous hante : yeux brûlants des photos »
J.-M. Lou : « Les grands yeux noirs ouverts de Kafka. D’une grande douceur mortifère. »

Ils ont lu Kafka

Kafka a fait l’objet d’études multiples. Impossible de toutes les citer, ce qui n’aurait d’ailleurs aucun intérêt. Dès l’été 1964, Tel Quel publie, dans son numéro 18, Franz Kafka et le "procès" de la littérature de Marthe Robert. Il faut, bien sûr, rappeler les lectures de Maurice Blanchot, de 1947 à 1968, réunies dans de Kafka à Kafka (idées/gallimard, 1981) [8] ou celle de Gilles Deleuze et Félix Guattari (Kafka — Pour une littérature mineure, Editions de Minuit, 1975) [9]. Par parti-pris, je recommande celle de Georges Bataille — Faut-il brûler Kafka ? — qu’on trouve dans La littérature et le mal (Gallimard, 1957), celle d’Andy Warhol et celles de deux écrivains contemporains très différents, Stéphane Zagdanski et Jean-Michel Lou.

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Georges Bataille

Faut-il brûler Kafka ?

Bataille évoque la figure de Kafka — « son enfantillage » —, en mai 1958, dans le seul entretien télévisé qu’on ait de lui :

« Kafka a considéré qu’en écrivant, il désobéissait aux siens et que, par conséquent, il se mettait dans une situation de culpabilité. Il est vrai que sa famille lui faisait sentir qu’il était mal de consacrer sa vie à écrire, que le bien c’était de suivre l’exemple que l’on avait toujours suivi dans la famille, d’avoir une activité commerciale, et qu’en se soustrayant à ce devoir, on agissait mal. [...] Je crois qu’il y a quelque chose d’essentiellement puéril dans la littérature. [...] On ne peut pas comprendre ce que signifie la littérature si on ne la situe pas du côté de l’enfant. Ce qui ne veut pas dire qu’on la situe d’une façon inférieure. » Cf. Bataille parle de La littérature et le mal.
*

Andy Warhol

Franz Kafka (from Ten portraits of Jews of the 20th century), 1980.

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Stéphane Zagdanski

Kafka à Reims ou Écrire contre le monde (Reims, Lycée Marc Chagall, 1er avril 2010)

Kafka et la Kabbale

Signes du Temps, Essai sur la temporalité dans la littérature rabbinique et dans Le Château de Kafka, (cf. Fini de rire, Pauvert, 2003, p. 419)

et surtout :
Écrire comme forme de la prière (sur La colonie pénitentiaire, Montréal, colloque Sacrifiction, 14 avril 2010)
Le texte de la conférence

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Jean-Michel Lou

Le petit côté — Un hommage à Franz Kafka, Gallimard, coll. L’infini, octobre 2010.

Résumé

Cet essai, issu d’une lecture de Kafka dans sa langue d’écriture, tente de montrer la résonance de son oeuvre dans l’actualité sociale à propos de l’identité, des rêves et des désirs.

Quatrième de couverture

« Kafka n’est pas seulement le grand écrivain que l’on sait, mais aussi, et peut-être surtout, un aventurier de l’expérience intérieure. Rien d’abstrait chez lui, toujours des situations concrètes qu’il faut savoir écouter en vivant soi-même ces expériences.

C’est par « le petit côté » que Kafka nous touche au plus près, à une époque comme la nôtre, où le Procès est plus que jamais permanent.

Ce livre, issu d’une lecture de Kafka dans sa langue d’écriture, l’allemand, prouve que, sans cesse, il apparaît dans l’actualité sociale, nos angoisses identitaires, nos rêves, nos désirs. » Ph. Sollers

LIRE : Alice Granger Guitard, Le petit côté, Jean-Michel Lou

*


Polémique : Les manuscrits de Kafka

Juillet 2010.

Les héros des romans de Kafka étaient souvent pris dans des situations absurdes.
C’est aussi ce qui arrive aujourd’hui aux manuscrits de l’écrivain. Ils sont au centre d’une épique bataille judiciaire. Il y a quelques jours des coffres ont été ouverts sur ordre de la justice israélienne. Ils contiennent de précieux manuscrits de l’auteur du Procès. Ces écrits vont-ils rester en Israël ou seront-ils vendus en Allemagne par les héritiers ? C’est un reportage en Israël signé Stéphane Amar (arte).

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Au sujet de cette « affaire des manuscrits de Kafka », on lira les propos surprenants de Markéta Malieová, directrice de l’Association Franz Kafka à Prague (« Pour ce que je sais, le mot Juif n’apparaît dans aucun de ses écrits, qu’il s’agisse des manuscrits ou des romans. ») sur Český rozhlas. La suite est là. Qui aura le dernier mot ? Il n’y a pas de dernier mot.

***


Supplément du 10 avril 2013.

Kafka, le dernier procès

Réalisé par Sagi Bornstein

(Israël/All., 2011, 52 min)

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Max Brod et Franz Kafka

Franz Kafka avait chargé Max Brod, son éditeur et ami, de brûler après sa mort toute son oeuvre inédite, en l’occurrence des livres, des dessins et des lettres.
Or, celui-ci n’a pas respecté ses dernières volontés, ce dont la postérité devrait lui être éternellement reconnaissante.
Il a ainsi sauvé des oeuvres majeures de la littérature du XXe siècle, permettant à Kafka d’être reconnu comme l’un des grands écrivains germanophones.
Mais l’auteur du Procès et de La métamorphose se retournerait probablement dans sa tombe s’il savait ce qu’il est advenu de ses archives, à moins qu’il n’en eût fait un roman, car leur histoire riche en péripéties est... kafkaïenne.

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Voir ici : Kafka, Le dernier procès

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Décidément, il n’y a pas de dernier mot.

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Voir en ligne : KAFKA (ENCYCLOPÉDIE LAROUSSE)

Portfolio


[2Rappelons que Christine Angot est l’auteur de L’inceste, Stock, 1999 ; Livre de Poche, 2001.

[3LIRE : Lettre au père pdf .

[4Proust, Joyce, Kafka, mais aussi Lautréamont, Mallarmé, Artaud. A.G.

[5Le roman et l’expérience des limites. Publiée dans le n° 25 de Tel Quel (hiver 1966), reprise dans Logiques (Seuil, 1968), cette conférence de décembre 1965 n’a été rééditée qu’en 2006 dans Logique de la fiction (éd. Cécile Defaut) avec une présentation de Philippe Forest.

[6Søren Kierkegaard, Le Journal du séducteur, 1843.

[7Le dimorphisme est l’existence de la même espèce sous deux formes distinctes.

[9Lire : Chloé Hunzinger, Kafka : Trois terriers pour un auteur.

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19 Messages

  • Albert Gauvin | 17 mai 2022 - 17:27 1

    « Je sais aussi rire, Felice »

    Les journaux et la correspondance de l’écrivain pragois paraissent en Pléiade dans une édition nouvelle. Elle permet notamment de lire dans un mouvement autre les lettres aux êtres aimés. LIRE ICI.


  • Albert Gauvin | 2 mai 2020 - 16:56 2

    Nuit Kafka sur France Culture. 9 épisodes.

    En compagnie de Jean-Pierre Lefebvre, Mathilde Wagman vous propose de redécouvrir la Nuit Kafka, diffusée pour la première fois en mars 2019. A ECOUTER ICI.

    À propos de la série

    En 1984 se tint à Paris au Centre Pompidou une exposition intitulée « le siècle de Franz Kafka ». Dans un texte rédigé pour son catalogue, Marthe Robert expliquait comment, dans les tout premiers temps de la découverte de son œuvre dans notre pays, dans les années 1930, on avait tout ignoré de son existence, des conditions de rédaction de ses textes et même de sa langue.

    « En dépit de sa longue carrière et de la gloire incomparable dont il a joui chez nous, écrivait-elle alors, la véritable histoire de Kafka en France ne fait peut-être que commencer ».

    Cette véritable histoire, toujours en cours, a connu à la fin 2018 une étape décisive avec la parution d’une nouvelle traduction de ses récits et romans dans la Pléiade. Occasion que nous avions saisie pour passer une nuit à l’écoute de quelques-uns de ces textes, en entendre la singularité absolue, la force, la drôlerie aussi... Ce en compagnie de Jean-Pierre Lefebvre, maître d’œuvre de cette nouvelle édition.


  • Albert Gauvin | 3 février 2020 - 23:03 3

    A qui appartient Kafka ?

    Par Frédérique Roussel — 31 janvier 2020 à 17:51

    L’épopée des archives
    Kafka avait rendu l’âme depuis bien longtemps. De tuberculose, au sanatorium de Kierling, près de Vienne, le 3 juin 1924 à 40 ans. Née une décennie après sa mort, Eva Hoffe ne l’a pas connu. Son existence se trouve pourtant indissolublement liée à l’auteur du Procès. Ironie de l’histoire, c’en est un, de procès ultime, qui voit la vieille dame le 27 juin 2016 assise les mains crispées sur un banc de l’immense salle des pas perdus de la Cour suprême israélienne, à Jérusalem. Elle attend la décision d’un trio de juges. Deux ans plus tard, elle meurt à 85 ans. Le verdict ce jour-là ne sera pas en sa faveur. Il a clos en tout cas une histoire rocambolesque de succession, menée par des personnages pittoresques à travers des frontières et des démêlés… kafkaïens. (LibérationL’article en pdf )


  • Viktor Kirtov | 18 janvier 2020 - 10:56 4

    Voir aussi la traduction parallèle des Journaux de Kafka, par un autre germaniste émérite, en accès libre sur « Œuvres ouvertes ».

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    Laurent Margentin présente ici son travail autour de Kafka

    PLUS ICI


  • Albert Gauvin | 17 janvier 2020 - 23:42 5

    Les Journaux de Kafka : voici, enfin, la première traduction intégrale en français des 12 cahiers, écrits de 1910 à 1922, que cette édition reproduit à l’identique, sans coupes et sans censure, en rétablissant l’ordre chronologique original. La traduction de Robert Kahn se tient au plus près de l’écriture de Kafka, de sa rythmique, de sa précision et sécheresse, laissant « résonner dans la langue d’arrivée l’écho de l’original ». Elle s’inscrit à la suite de ses autres retraductions de Kafka publiées aux éditions Nous, A Milena (2015) et Derniers cahiers (2017).

    Les Journaux de Kafka, toujours surprenants, sont le lieu d’une écriture lucide et inquiète où se mêlent intime et dehors, humour et noirceur, visions du jour et scènes de rêves, où se succèdent notes autobiographiques, récits de voyages et de rencontres, énoncés lapidaires, ainsi qu’esquisses et fragments narratifs plus longs. Dans ce battement entre vie écrite par éclats et soudaines amorces fictionnelles, les Journaux se révèlent être le cœur de l’œuvre de Kafka : le lieu où les frontières entre la vie et l’œuvre s’évanouissent.

    « Il est plus clair que n’importe quoi d’autre que, attaqué sur la droite et sur la gauche par de très puissants ennemis, je ne puisse m’échapper ni à droite ni à gauche, seulement en avant animal affamé le chemin mène à une nourriture mangeable, à de l’air respirable, à une vie libre, même si c’est derrière la vie.  »

    Editions Nous


  • Albert Gauvin | 8 août 2019 - 07:48 6

    La bibliothèque nationale d’Israël vient de faire trembler les murs, en annonçant la mise en ligne de la dernière partie des manuscrits de Franz Kafka. Au terme d’une bataille juridique qui avait contraint de reporter leur diffusion, l’établissement sort finalement vainqueur. Et le public avec lui. LIRE ICI.


  • Albert Gauvin | 1er février 2019 - 00:25 7

    Kafka était en état de révolte permanente

    La parution des « Œuvres complètes » de l’écrivain praguois dans la Pléiade fait événement. Cette nouvelle édition est dirigée par Jean-Pierre Lefebvre, lauréat du Prix lémanique de traduction de l’Université de Lausanne. LIRE ICI. pdf


  • Albert Gauvin | 20 octobre 2018 - 16:57 8

    A l’occasion de la publication en Pléiade des Oeuvres complètes de Kafka, Matthieu Garrigou-Lagrange a consacré, sur France Culture, quatre émissions à l’auteur du Procès. Le 16 octobre, l’invité était Jean-Pierre Lefebvre qui a traduit et dirigé cette publication.

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    LIRE AUSSI : Jean-Pierre Lefebvre : « Kafka, un style incroyable de clarté » pdf

    Les autres émissions :
    Une métamorphose continuelle
    Le Procès et Le Château
    Kafka sociologue
    Fiction - feuilleton : Le Procès de Kafka


    Photographie de Franz Kafka en octobre 1923.
    Crédits : Ullstein Bild - Getty. ZOOM : cliquer sur l’image.
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  • Albert Gauvin | 15 octobre 2018 - 01:46 9

    Kafka en appel : seconde édition dans la Pléiade

    par Mathieu Lindon


    Franz Kafka, photo de passeport, vers 1915–1916, avec la signature de l’écrivain.
    Akg-images. Archiv K. Wagenbach. ZOOM : cliquer sur l’image.
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    Voici donc une nouvelle édition Pléiade des Œuvres complètes de Franz Kafka, ou du moins sa première moitié puisqu’il y aura en définitive quatre volumes. Le premier tome regroupe les Nouvelles et récits, y compris ceux que Jean-Pierre Lefebvre a extraits des journaux (où ils reparaîtront le moment venu) et le deuxième les trois Romans inachevés. Les tomes III et IV seront consacrés aux journaux et aux lettres qui seront éditées par ordre chronologique et non par correspondants comme ce fut longtemps l’usage (à Milena, à Felice, à Max Brod, à sa sœur Ottla qui, comme Milena et les deux autres sœurs de Kafka, mourut dans les camps nazis).

    Y a-t-il un mot tabou dans ces Pléiade ?

    Sauf erreur, un mot n’y apparaît jamais. Cette nouvelle édition était nécessaire à plus d’un titre. La précédente, établie par Claude David, datait de 1976 et était fondée sur les traductions d’Alexandre Vialatte, « le premier traducteur de Kafka » à qui « revient l’honneur d’avoir révélé l’écrivain au public français », ainsi que l’indiquait Gallimard dans une note liminaire. « Cette considération » ainsi qu’« un jugement du tribunal de Paris, en date du 25 septembre 1974 », imposèrent à la Pléiade de publier ces traductions que sa mort interdit à Alexandre Vialatte de corriger et dont son héritier refusa qu’il soit changé un mot, de sorte que les innombrables modifications de Claude David se trouvaient en notes, rendant la lecture difficultueuse. En outre, la dernière décennie du XXe siècle vit paraître une nouvelle édition allemande des Œuvres complètes qui modifia l’établissement des textes, spécialement des romans, le Procès, par exemple, n’étant plus découpé exactement pareillement et l’Amérique s’appelant désormais le Disparu.

    Jean-Pierre Lefebvre a dirigé cette édition. Professeur émérite à l’Ecole normale supérieure, il a déjà traduit Paul Celan et Hegel, Kant et Stefan Zweig, Freud et Rilke, Hölderlin et Marx. Ce profil particulier lui permet de remarquer dans son introduction : « On signale en outre chez Kafka, surtout dans les romans, une pratique décomplexée de la répétition, plus habituelle dans les textes philosophiques. » Et comme ces volumes paraissent six ans avant le centenaire de la mort de l’écrivain tchèque né en 1883, ils autorisent des lectures différentes de celles qui se sont abattues sur Kafka au fil des années déjà anciennes. « Il est probable que l’intérêt massif pour Kafka et pour les contradictions qui l’habitent sera bientôt étudié pour lui-même comme le symptôme éloquent d’un état mental, plus qu’intellectuel, des lecteurs du XXe siècle, d’une époque qui, bien souvent, ne parvient à dire son mal qu’à l’aide de l’adjectif construit sur le nom de Kafka, comme en écho à la façon dont lui-même n’avait trouvé que l’écriture pour dire le mal-être qu’il éprouvait et percevait autour de lui, une écriture en quelque sorte littérale et affranchie des convenances réalistes qui faisaient écran à la perception du vrai, et dont beaucoup d’écrivains se sont ensuite inspirés. »

    « Kafkaïen » semble bien aujourd’hui un mot d’un autre siècle. On sait que le testament de l’écrivain réclamant à son ami Max Brod de détruire ses inédits et de ne rien rééditer a été trahi dans les grandes largeurs, élément central dans la difficulté à établir l’édition des textes posthumes qui sont l’immense majorité (ce que Kafka a publié représente moins de trois cents pages du premier tome). Sa volonté n’a pas été faite, son nom a été plus maudit que béni par cet adjectif presque caricatural, ce qui n’empêche pas un élément religieux de s’attacher biographiquement et littérairement à l’écrivain juif, Jean-Pierre Lefebvre déterminant l’antisémitisme qui régnait à l’époque à Prague comme un thème majeur de l’œuvre. Kafka explicite aussi son lien à la psychanalyse dans une lettre à son ami l’écrivain Franz Werfel à qui il reproche d’utiliser un meurtre d’enfant : « Quand on n’a pas plus de choses à dire que la psychanalyse, on ne devrait pas se mêler de ça. Ce n’est pas du tout une joie que d’avoir à faire à la psychanalyse, et je me tiens à la plus grande distance possible d’elle, mais elle existe elle-même bel et bien autant que cette génération. » Jean-Pierre Lefebvre commente aussi les quelques photos de Kafka qui participent de sa légende, en particulier celle où il est « avec son chapeau melon au côté d’un chien et de la serveuse de bar Julie Szokoll, entraîneuse que l’on fait le plus souvent disparaître des reproductions, pour éviter le mauvais genre ».

    En quoi se métamorphosent les personnages ?

    Gregor Samsa, le héros de la Métamorphose, est le prototype le plus célèbre des transformations subies par les créations de l’écrivain. Remarquons que c’est le fondé de pouvoir de la banque où il travaille qui est au départ l’être dont il faut le plus se protéger et que Josef K., le héros du Procès, sera lui-même fondé de pouvoir de sa banque. Rapport pour une académie, également paru du vivant de Kafka, est l’histoire d’un singe devenu humain. C’est « son passé d’être humain » qu’oublie Gregor Samsa que les meubles de sa chambre empêchent de « ramper absurdement » tandis que le narrateur d’un texte posthume dit « je tombe absurdement et c’est le mieux à faire », tant l’absurdité peut se transformer en raison. La métamorphose est éventuellement grammaticale, élocutoire. Dans Préparatifs de noce à la campagne (version A) : « Et tant que tu dis "on" au lieu de "je", ce n’est rien, et on peut le raconter comme une histoire, mais dès que tu t’avoues que c’est de toi-même qu’il s’agit, tu te sens littéralement transpercé et tu es atterré. » Non moins terrible que celle de Gregor Samsa, la métamorphose qui n’a pas lieu. Texte de 1917 : « Parfois, je crois expier tous mes péchés passés et futurs par la souffrance de mes os, lorsque je sors de l’usine de machines et que je regagne mon domicile le soir, ou même le matin, après avoir travaillé dans l’équipe de nuit. Je ne suis pas suffisamment robuste pour ce travail, je le sais depuis longtemps, et pourtant je ne change rien. »

    A l’Office d’assurance contre les accidents du travail pour le royaume de Bohême où il entre en 1908, Kafka fut très efficace et connut diverses promotions. Extrait de Nouvelles Lampes, texte de 1917 : « Quant à toi, porte le message suivant à tes camarades au fond de la mine : "Nous ne connaîtrons pas le repos tant que nous n’aurons pas transformé votre boyau de mine en un salon, et nous le connaîtrons encore moins si pour finir vous ne mourez pas chaussés de chaussures vernies." » Le héros du Terrier, animal aussi indéterminé que celui en lequel s’est métamorphosé Gregor Samsa, évoque la possibilité d’« une mauvaise expérience, mais une expérience bénéfique », comme si toutes les transformations morales étaient dans la nature. On pourrait prétendre que les personnages de Kafka se muent en coupables, s’ils ne le sont de naissance, or ce n’est pas du tout ce qu’avance Josef K. dans le Procès : « Mais je ne suis pas coupable, dit K. C’est une erreur, comment donc un être humain peut-il tout simplement être coupable ? Nous sommes quand même tous des êtres humains ici, les uns comme les autres. » Peut-être que celle qui habite l’œuvre de Kafka est la métamorphose d’un écrivain en écrivain, cette affreuse manière de devenir ce qu’il est. Août 1914 : « Du point de vue de la littérature, mon destin est très simple. Le sens de la présentation de ma vie intérieure onirique a fait passer à une place secondaire tout le reste, qui se réduit de manière effrayante et ne cesse de se réduire. […] Mais moi je vacille là-haut, hélas, ce n’est pas une mort, ce sont les tortures éternelles du mourir. »

    Comment interpréter cette œuvre ?

    « La pureté de l’écriture de Kafka », sa « transparence absolue » (Jean-Pierre Lefebvre) donnent en définitive une œuvre si mystérieuse que le corpus lui-même en est indéterminable. Les deux pages de « Devant la loi », texte extrait d’Un médecin de campagne, recueil publié en 1920, sont sans doute les plus lues de Kafka. « Devant la Loi, il y a un gardien. » Un homme veut entrer mais jamais la porte ne s’ouvrira pour lui, elle n’est pourtant destinée qu’à lui, il n’apprend rien et se voit reproché d’être « insatiable ». Le texte est repris dans l’avant-dernier chapitre du Procès, « Dans la cathédrale », suivi de discussions presque talmudiques quant à son interprétation. « Ne tiens pas trop compte des opinions. Le texte est immuable, et les opinions ne sont bien souvent que l’expression du désespoir que cela cause », dit le religieux du roman, et le lecteur moderne ne peut voir que de l’ironie dans cette prétendue immuabilité alors que le texte de Kafka change au fil des éditions. On sait que l’auteur avait parfois le fou rire en lisant ses propres œuvres à ses proches alors que ce n’est pas l’événement le plus courant chez ses lecteurs, même si l’humour de Kafka apparaît à tout bout de champ.

    « Le sens » est presque en tant que tel un sujet du Procès. C’est Franz qui « lança sur K. un long regard sans doute lourd de sens, mais indéchiffrable ». Josef K. lui-même : « Mais qui donc êtes-vous ? Vous voulez que les choses aient un sens alors que vous donnez le spectacle le plus insensé qui soit ! » L’avocat : « Tu sais que les opinions des uns et des autres s’accumulent autour de la procédure jusqu’à devenir impénétrables. » Dans le Château aussi, les choses sont fluctuantes : « Elle avait, il est vrai, les mains petites et délicates, mais on aurait pu aussi les dire faibles et insignifiantes. » Les aides rient « à leur manière habituelle, qui signifiait à la fois bien des choses et rien du tout ». Le héros arpenteur se perd dans sa propre interprétation. « Si j’interprète tout de travers, dit K., j’interprète peut-être mal aussi ma propre question, peut-être n’est-elle pas si grossière que ça. » Olga à propos de sa sœur Amalia : « Ce n’est pas facile de comprendre exactement ce qu’elle dit, parce que souvent on ne sait pas si elle parle avec ironie ou sérieusement ; la plupart du temps c’est sérieux, mais ça a l’air ironique. » Dialogue entre K. et ses aides : « De quoi vous plaignez-vous donc ? demanda K. - De ce que tu ne comprends pas la plaisanterie. » Fin d’un bref texte posthume de 1920, à propos d’un « rassemblement politique » au bord d’un fleuve : « L’un et l’autre, le consensus et la clarté, oppressaient le cœur, la pensée était paralysée par tant de consensus et de clarté, parfois on aurait voulu entendre seulement le fleuve et rien d’autre. »

    Loin de récuser les interprétations biographiques de tel ou tel texte pour lesquels il donne au contraire mille informations, comme les diverses fiançailles avec Felice Bauer ou le lien avec le père ou avec Milena, Jean-Pierre Lefebvre n’en écrit pas moins : « L’histoire de la relation complexe de Kafka avec Felice Bauer a fait couler plus d’encre sans doute que de larmes. » Il cite aussi la fameuse phrase de l’écrivain, dans son agonie épouvantable, à son médecin Robert Klopstock : « Tuez-moi, ou alors vous êtes un assassin. » Retour au Château : « "Cordonnier… commandes… Brunswick", s’écria K., rageur, comme s’il rendait chacun des mots à jamais inutilisable. »

    A quoi servent les livres ?

    L’écriture est utile, c’est l’évidence, mais à quoi ? Préparatifs de noce à la campagne (version B) : « Car quand on a le projet d’entreprendre quelque chose, ce sont précisément les livres qui n’ont rien de commun avec cette entreprise qui sont les plus utiles. […] Mais comme le contenu du livre lui est précisément tout à fait indifférent, le lecteur n’est nullement gêné dans ces pensées et il traverse avec elle le livre de part en part, je dirais volontiers comme jadis les Juifs la mer Rouge. » Dans le Cahier du « Virtuose de la faim »(texte qu’Alexandre Vialatte avait intitulé « Un champion de jeûne »), il est question d’un livre « difficile à comprendre » : « On avait du mal à en suivre le déroulement car, pour reprendre l’expression tout à fait pertinente figurant dans une critique de l’ouvrage, l’auteur tenait son sujet tout contre soi de la même manière que le père qui chevauche dans la nuit tient son enfant. »

    Le recueil le Virtuose de la faim, dont Kafka corrigeait encore sans doute les épreuves le matin de sa mort, le 3 juin 1924, regroupe quatre de ses textes majeurs (dont « Josefine la chanteuse ou le peuple des souris ») où on peut lire l’idée qu’il se faisait de l’art et de l’écriture. Même passé de mode, le virtuose de la faim ne trompe personne, « c’était le monde qui l’escroquait de son salaire ». Suffit-il que « de temps à autre on parle d’art et d’artistes, c’est tout » pour que, dans « Recherches d’un chien », s’évapore le mystère des « chiens volants », qui laissent « leurs pattes, la fierté du chien, s’atrophier » et sont « coupés de la terre nourricière » ? Récit d’Olga dans le Château : « Seemann n’arrive pas à dire quoi que ce soit, il n’arrête pas de tapoter l’épaule de mon père, comme s’il voulait en faire tomber les mots qu’il est censé dire lui-même et qu’il ne peut pas trouver. » Les mots sont précieux et souvent inaccessibles, leur recherche est une aventure et une brutalité.

    Mais leur puissance est indéniable. Seconde lettre testament de Kafka à Max Brod en novembre 1922 (où il lui demande de brûler ses textes) : « Mon cher Max, peut-être bien que cette fois je ne me relèverai plus, il est assez probable que la pneumonie va survenir après ce mois de fièvre pulmonaire, et même le fait de l’écrire ne l’empêchera pas, bien que cela ait un certain pouvoir. » Jean-Pierre Lefebvre écrit que, contrairement à Josef K. dans le Procès, K., dans le Château, « prend les mesures de la réalité pour la combattre. Et qu’est-ce qu’écrire sinon cela ? » « Description d’un combat », dont il existe deux versions, est un des premiers textes de Kafka mais ce titre pourrait s’appliquer à l’ensemble de son œuvre. Dans la Liasse de 1920 : « Tout un chacun combat, naturellement, mais je combats plus encore que d’autres personnes, la plupart des gens combattent comme dans le sommeil, de la même manière que dans un rêve on remue sa main afin de chasser une apparition, mais moi je me suis avancé en première ligne et je combats en exploitant toutes mes forces de manière réfléchie et particulièrement minutieuse. […] Une autre vie ne me semblait pas digne d’être vécue. L’histoire militaire qualifie les gens comme moi de "natures soldatesques". Et pourtant il n’en est rien, je n’espère pas la victoire et je ne me réjouis pas du combat pour le combat, je ne m’en réjouis que dans la mesure où il est la seule chose à faire. En tant que tel, il est vrai, il me procure une joie bien supérieure à celle que je saurais savourer en réalité, et à celle dont je saurais faire don, peut-être mon anéantissement ne sera-t-il pas causé par le combat, mais par cette joie. »

    La « joie » est le mot qu’utilise Kafka pour décrire la fameuse nuit de « la Sentence » (anciennement « le Verdict ») du 22 au 23 septembre 1912 où il écrit en quelques heures ce texte qui le fait écrivain à ses propres yeux et qui décrit la condamnation d’un fils par son père, le héros sautant par-dessus une de ces « rambarde », « balustrade » ou « parapet » dont Jean-Pierre Lefebvre signale la prolifération dans l’ensemble de l’œuvre. Dernière phrase de « la Sentence » : « Au même instant, il y avait sur le pont un trafic proprement interminable. » Max Brod a raconté que Kafka lui a dit avoir pensé, en écrivant ces derniers mots, « à une forte éjaculation ».

    Mathieu Lindon, Libération du 12 octobre 2018.


  • Albert Gauvin | 12 octobre 2018 - 00:18 10

    La Pléiade propose une redécouverte des œuvres de l’écrivain praguois Franz Kafka au travers d’une nouvelle édition de ses ouvrages qui paraît jeudi. Les lecteurs francophones habitués à la traduction d’Alexandre Vialatte, son découvreur en France à la fin des années 1920, vont pouvoir lire "La métamorphose", "Le procès" ou encore "Le château" dans des traductions totalement revues. LIRE ICI.


  • A.G. | 7 décembre 2017 - 16:25 11

    Robert Kahn : « La voix des derniers textes de Kafka est très marquée par la maladie qui va l’emporter »


    Derniers Cahiers. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

    Donner « pour la première fois la possibilité de suivre dans toutes ses ramifications le processus d’écriture de Kafka », telle est l’intention explicite de cette traduction par Robert Kahn des Derniers Cahiers de Kafka que viennent de publier les éditions Nous.

    Attentif aux récents états de la recherche, s’appuyant sur le texte original établi par l’édition critique à partir des manuscrits conservés à la Bodleian Library d’Oxford, le projet est superbe et il est magistralement réalisé. Avec cette édition, le lecteur francophone a en effet désormais accès, non sans surprise ni émotion, à un ensemble cohérent (quel que soit son aspect composite), restitué dans une langue « sèche, précise, rythmée ».

    Sur une période allant de la fin janvier 1922 au début du mois d’avril 1924, en proie à de sévères difficultés matérielles tandis que s’aggrave la tuberculose qui l’emportera le 3 juin 1924, Franz Kafka poursuit son œuvre en consignant sur toutes sortes de supports — cahiers in-quarto, feuilles volantes, dossiers divers — des textes, des ébauches d’histoires, des notes, des semblants d’aphorismes, des fragments qui seront ses derniers. Refusant l’artifice du montage autant que la convention de l’anthologie, Robert Kahn nous donne à lire ici l’intégralité du travail d’écriture du Kafka de ces années-là, dans « la matérialité du processus de production ». LIRE ICI.

    Lire un extrait des Derniers Cahiers.


  • Albert Gauvin | 10 juin 2015 - 00:23 12

    Franz Kafka, une inquiétante étrangeté, 1/2.
    Comment expliquer le malaise qui nous saisit à lecture de l’œuvre de Franz Kafka ? Pour comprendre ses écrits aussi étranges que passionnants, Monserrata Vidal reçoit Sylvie Toucheboeuf. Ecoutez sur RCF


  • A.G. | 6 juin 2014 - 14:10 13

    « J’aimerais définir la beauté de Kafka, mais je n’y arriverai jamais »

    Le Pragois est mort il y a 90 ans, laissant derrière lui des romans qui ne ressemblent à aucun autre.

    « On a écrit un nombre infini de pages sur Franz Kafka qui, pourtant, est resté (peut-être justement grâce à ce nombre infini de pages) le moins compris de tous les grands écrivains du siècle passé. « Le Procès », son roman le plus connu, il s’est mis à l’écrire en 1914. C’est-à-dire exactement dix ans avant la publication du premier « Manifeste » des surréalistes, qui n’avaient pas alors la moindre idée de la fantaisie « sur-réelle » d’un Kafka, auteur inconnu dont les romans ne seront publiés que longtemps après sa mort. Il est donc compréhensible que ces romans qui ne ressemblaient à rien aient pu paraître comme hors du calendrier de l’histoire littéraire, cachés dans un lieu qui n’appartenait qu’à leur auteur. » Par Milan Kundera.


  • A.G. | 19 mai 2013 - 23:35 14

    « Joseph K. est-il coupable ? » , de Coralie Camilli, une remarquable et innovante interprétation du Procès de Kafka à la lumière de l’étude juive et du droit hébraïque.
    Cet article est paru dans le n°33 des Cahiers philosophiques de Strasbourg.

    On peut le lire sur paroles des jours.


  • A.G. | 10 avril 2013 - 23:59 15

    Une affaire kafkaïenne ? Elle concerne les manuscrits de Kafka que la Bibliothèque nationale d’Israël veut obtenir d’une vieille dame, Eva Hoffe, propriétaire des manuscrits autographes de l’écrivain enfermés dans un coffre-fort. En 2011, Sagi Bornstein a mené l’enquête sur cette étrange querelle d’héritage. Voir Kafka, le dernier procès, le film diffusé sur Arte ce mercredi 10 avril (prochaine diffusion le jeudi 18 avril à... 3h45).


  • A.G. | 2 mai 2012 - 19:19 16

    Séminaire de Yann Moix, 5ème séance : LE MAL (29 avril 2012)


    Kafka : Le Mal - Séminaire de Yann Moix par laregledujeu


  • A.G. | 27 mars 2012 - 17:47 17

    Séminaire de Yann Moix, 4ème séance : LA LUMIÈRE (25 mars 2012)


    Kafka : La lumière (épisode 4) par laregledujeu


  • A.G. | 5 mars 2012 - 23:38 18

    Je le connaissais. Je n’avais pas pu le retrouver. Stéphane Zagdanski me signale un texte (et une vidéo qui y correspond) important lu à Montréal, en avril 2010, lors d’une conférence consacrée à La colonie pénitentiaire.

    Vous le trouverez sur Paroles des Jours :
    _ "Écrire comme forme de la prière"


  • A.G. | 3 mars 2012 - 13:20 19

    Stéphane Zagdanski, dont je rappelle quelques interventions sur Kafka dans l’article ci-dessus, vient de mettre en ligne sur son site « Signes du Temps, essai sur la temporalité dans la littérature rabbinique et dans Le Château de Kafka », un de ses tout premiers textes, paru dans la revue Les Temps Modernes en octobre 1989. Cf. paroles des jours.