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Bourdieu, tel quel, tel qu’en lui-même, enfin

D 5 janvier 2012     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Dix ans après sa mort, le 23 janvier 2002, la presse revient, à l’occasion de la publication d’inédits du sociologue, sur l’oeuvre de Pierre Bourdieu. Libération, ce 5 janvier 2012, met sa photo en pleine page de sa Une et lui consacre son Édito et les trois premières pages du journal.
Il y a quelques années, Philippe Sollers déclarait dans Médias (n° 11, décembre 2006) :

La presse écrite s’adresse désormais à des clients plutôt qu’à des lecteurs, c’est-à-dire des gens qui lisent vraiment avec un esprit critique. Il est aisé de constater que ce lectorat averti, exigeant, est en constante dilution. D’un autre côté, il est vrai que dans la presse dite « de gauche », l’influence de Bourdieu a été considérable. La mort de Bourdieu, qui nous paraît déjà si lointaine, presque préhistorique désormais, a été solennellement célébrée. J’étais alors éditorialiste au Monde et Le Monde en avait fait la une, comme pour un événement planétaire, alors qu’aujourd’hui l’assassinat d’Anna Politkovskaïa n’a valu qu’une modeste manchette. Ce seul détail devrait porter à réfléchir.  [1]

Libération a pris la relève du Monde qui n’est plus que l’ombre de lui-même.
Le site Médiapart consacre, lui aussi, plusieurs articles à Bourdieu et à ses « héritiers et gardiens du temple » [2], non sans qu’Edwy Plenel, ancien directeur de la rédaction du Monde, ait rappelé les critiques qu’il formula jadis, avec justesse, au Monde diplomatique, dans le faux procès du journalisme [3]. Ce sont des « pièces à conviction » qu’il est bon de lire ou de relire.

Il n’est pas question pour nous d’entrer dans le détail des analyses — controversées par de nombreux sociologues — de celui qu’on présente aussi volontiers comme l’une des références fédératrices de ce qu’on appelle aujourd’hui la « gauche radicale » (?) [4] ; ni, bien sûr, de faire le « procès » de la sociologie, bourdivine ou pas, en général.

Mais il y a d’autres pièces que Pileface, « dans son champ spécifique » (pour reprendre le lexique bourdivin), se doit de verser au dossier. Pierre Bourdieu, en effet, et certains chercheurs en sciences sociales de son obédience se sont aussi intéressés, il y a maintenant vingt ans, à l’aventure de la revue Tel Quel et, plus précisément aux écrits de Philippe Sollers, avant que Bourdieu lui-même — bien avant le violent pamphlet publié par Régis Debray dans Marianne en avril 1999 [5] —, ne s’en prenne, dans Libération, à « Sollers tel quel », peu avant les présidentielles de 1995.

*

Il est légitime d’attendre de ses ennemis une compréhension qu’il est rare de trouver parmi ses alliés. Un ostracisme violent est TOUJOURS très bon signe.

Philippe Sollers, Heidegger en passant [6].

C’est, en septembre 1991, dans Les Actes de la Recherche en sciences sociales, la revue fondée par Bourdieu en 1975, que la critique de Tel Quel s’effectue. Sous la plume de Louis Pinto, le projet est ainsi, symptomatiquement, résumé :

La revue Tel Quel (1960-1983) a été créée par de jeunes écrivains désireux de réaliser, à rencontre de la doctrine sartrienne de la "littérature engagée", un "retour à la littérature". Issus de fractions dominantes de la bourgeoisie et, en même temps, dotés comme Philippe Sollers — l’un des fondateurs et animateurs de la revue — de diplômes d’écoles occupant, comme HEC ou l’ESSEC, un rang inférieur dans les hiérarchies scolaires et un rang élevé dans les hiérarchies mondaines externes, ces prétendants ne pouvaient se faire reconnaître comme intellectuels qu’à condition de subvertir les hiérarchies intellectuelles en mettant fin au règne des philosophes et à celui des intellectuels de gauche désignés comme "idéologues". Or, si des dispositions sociales jusqu’alors marquées comme bourgeoises ont pu être dotées de valeur positive, c’est parce qu’elles ont réussi à trouver une expression euphémisée (le "texte", l’"écriture") grâce au langage savant dont l’essor des sciences humaines avait rendu possible la diffusion. La combinaison de formes littéraires présumées novatrices et de l’apparat de la scientificité dernier-cri a été l’un des aspects principaux d’un style intellectuel inédit. La fortune de ce style repose en grande partie sur la certification mutuelle d’avant-gardisme dont ont pu bénéficier, d’une part, des écrivains à prétentions savantes et, d’autre part, des universitaires en quête de reconnaissance hors du cercle des pairs. La disparition de Tel Quel pourrait bien être l’une des conséquences de la consécration obtenue : les membres les plus éminents de la revue sont devenus suffisamment sûrs de leur réussite pour pouvoir, sans risque, dénoncer l’illusion parodique à laquelle ils ont pris une part déterminante quoique non exclusive [7].
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DÉTOURNEMENT

Dans L’Infini n° 39 (automne 1992), un jeune écrivain qui publie, au même moment, le premier essai d’importance sur Philippe Sollers [8] et qui prépare une Histoire de Tel Quel qui fera date, prend « la Défense de "Tel Quel" ». Il s’appelle Philippe Forest. Dans un texte dont le titre reprend sciemment le titre d’un article de Sollers écrit vingt-quatre ans plus tôt (« Le réflexe de réduction »), il analyse tous les malentendus passés (sociologiques, historicistes, journalistiques, etc.) — et, n’en doutons pas, à venir (les mêmes avec, en plus, les malentendus philosophiques et métaphysiques, etc.). Lisez-le. Il est toujours — et pour longtemps — d’actualité. Vous comprendrez pourquoi, malgré les tentatives répétées, Sollers ne se laisse pas si facilement encadrer.


L’ÉTERNEL RÉFLEXE DE RÉDUCTION

par Philippe Forest

En tête du numéro de septembre dernier de la revue Actes de la recherche en sciences sociales, Pierre Bourdieu met en garde le lecteur : celui-ci sera sans doute à la fois déçu et choqué par les analyses consacrées au « champ littéraire » qui lui seront proposées. Déçu, tout d’abord, car, en sociologie, l’audace de la démonstration n’irait pas sans la lourdeur du style et le pédantisme de l’expression. Choqué, ensuite, car, en ayant recours au « langage suprêmement désenchanteur de l’économie et de l’activité industrielle », et en appliquant ce langage à la littérature et à la culture, le sociologue irait à l’encontre de l’un des tabous les mieux défendus de la société actuelle.
Nous ne serons pourtant sortis ni déçus ni choqués de la lecture de l’article de Louis Pinto qui, sous le titre de « Tel Quel. Au sujet des intellectuels de parodie », figure au sommaire de cette même revue. Pour qu’une analyse déçoive ou choque, encore faut-il déjà qu’elle surprenne, que le déroulement de son argumentation ne corresponde pas trait pour trait à ce que l’on en attendait. Or, il n’est rien dans le texte de Louis Pinto qui ne constitue le prévisible ressassement des critiques et des calomnies qui, tout au long de son histoire, ont accompagné Tel Quel : A cet égard, rien de neuf. C’est la même entreprise de méconnaissance, de dénégation qui, sous le masque de la sociologie, se poursuit aujourd’hui. S’il y a déception et choc, ceux-ci ne peuvent donc naître que de ce constat tristement répété : alors même qu’elle se présente sous les traits de l’analyse scientifique, la paresse intellectuelle laisse intacts les moins justifiés des préjugés, les plus discutables des stéréotypes. Une fois encore, l’histoire de Tel Quel n’aura pas été écrite. Une fois de plus, le procès de Tel Quel aura été instruit. En vain.

Résumons avec un peu de brutalité une thèse qui d’ailleurs ne s’embarrasse ni de précautions ni de nuances. L’histoire de Tel Quel aurait été celle d’une gigantesque imposture intellectuelle. Louis Pinto esquisse une analyse de la stratégie mise en oeuvre par la revue pour s’établir dans le champ culturel. Guidés par Philippe Sollers, les Telqueliens auraient réussi avec une remarquable rapidité et une prodigieuse efficacité à s’imposer en s’investissant eux-mêmes d’une autorité suffisante pour intimider toute concurrence et pour désamorcer toute critique. S’affirmant comme l’organe exclusif de la véritable avant-garde, Tel Quel aurait réussi ainsi à occuper un véritable carrefour, une position dont on pourrait dire en langage militaire qu’elle commandait l’accès à tout ce que la pensée française des années 60 compta de riche et de novateur.
Qu’il y ait eu une stratégie de Tel Quel, cela est une évidence et quiconque le nierait se condamnerait à ne rien comprendre à l’une des pages les plus décisives de l’histoire intellectuelle récente. Jouant avec une indéniable adresse de la logique des rapports de force, passant d’une alliance à l’autre pour mieux se soustraire à toute forme de subordination, sachant concilier ce que la culture du temps comptait de plus audacieux mais aussi de plus contradictoire, Tel Quel put s’engager dans une passionnante entreprise d’appropriation, de débordement et finalement de subversion du discours théorique dont le coeur véritable et l’ambition constante furent, en un temps de négation et de réduction, de conserver grande ouverte la question « littéraire ».

Sollers l’affirme on ne peut plus clairement dans sa préface à la réédition de Théorie d’ensemble :

l’essentiel de ce livre porte sur un rêve : unifier la réflexion et déclencher à partir de là une subversion généralisée. Cette" unification" venait d’une conscience aiguë des pouvoirs possibles de la littérature qu’un refoulement habituel s’attache à minimiser, à freiner, à subordonner.
Non pas : la littérature au service de la théorie (comme presque tout le monde semble l’avoir cru de Tel Quel) mais très exactement le contraire. Les sciences du langage, la philosophie, la psychanalyse aidant à dégager un tissu de fiction à proprement parler infini.

Cette entreprise qui, ouvertement, se caractérise par sa volonté de remettre en question la géographie ordinaire de la culture, avec ses frontières et ses douanes, Louis Pinto choisit de l’analyser en fermant totalement les yeux sur ce que furent les intentions théoriques proclamées du mouvement. Sollers parle d’une volonté de «  questionner le savoir à partir d’une subjectivité effervescente » et dans cette perspective s’éclaire très aisément le face-à-face complexe de Tel Quel avec la philosophie, le structuralisme, le marxisme ou la psychanalyse. Louis Pinto, quant à lui, affirme que si les Telqueliens entreprirent de « subvertir les hiérarchies intellectuelles en mettant fin au règne des philosophes et à celui des intellectuels de gauche », c’est parce que l’horizon social et culturel dont ils venaient leur interdisait toute autre forme de stratégie intellectuelle : n’étant ni normaliens ni agrégés ni universitaires, ne disposant d’aucune des formes traditionnelles de la légitimité intellectuelle, Sollers et les siens ne pouvaient s’imposer qu’à condition de remettre en cause les structures trop rigides d’une intelligentsia fort soucieuse de se reproduire elle-même en vase clos.
Les deux analyses pourraient n’être pas incompatibles. Elles devraient ne pas l’être. Rien n’interdit en effet de penser que si l’apport de Tel Quel — mais aussi bien, à la même époque, celui de Barthes ou de Lacan — sut être si novateur, c’est justement parce qu’il fut le fait d’individus miraculeusement préservés d’une certaine doxa philosophique et contraints, pour cette raison même, à une expérience plus aventureuse de la pensée. En ce sens l’atypie de l’ ?uvre s’expliquerait — au moins en partie — par la position socialement et intellectuellement excentrée de son auteur.
Telle n’est pas cependant l’analyse double que formule dans son article Louis Pinto. Raisonnable, celle-ci consisterait à articuler l’ ?uvre et la trajectoire sociale de celui qui en est l’auteur, à les éclairer réciproquement pour mieux en comprendre le jeu. Nul doute que Louis Pinto n’adhère à cette vision fort simple. A refuser celle-ci, on tomberait dans la plus mécanique des visions déterministes de l’activité intellectuelle : la position sociale déterminerait entièrement le contenu de la pensée.
Si Louis Pinto ne risque pas une proposition aussi difficilement défendable, il croit avoir trouvé avec le cas de Tel Quel et celui de Sollers l’exemple idéal pour illustrer la mécanique du champ littéraire fonctionnant à l’état pur. Nul besoin ici, selon lui, de s’engager dans une complexe démonstration qui tenterait de saisir ensemble le déroulement de l’oeuvre et la trajectoire calculée d’insertion de cette oeuvre dans le tissu collectif d’une époque. La raison en est que, dans le cas de Sollers et de Tel Quel, l’oeuvre serait tout simplement inexistante. Nous tiendrions là l’exemple limite d’une stratégie intellectuelle qui, par son habileté et son efficacité, aurait su se déployer en l’absence même de toute pensée authentique. Les textes produits par la revue n’auraient rien été de plus que les moyens de cette stratégie. Par leur pompeuse complexité et leur indéchiffrable emphase, ils auraient été la poudre jetée aux yeux des lecteurs par une bande d’arrivistes de la littérature. Dans cette entreprise, tout le monde aurait été dupe : au premier chef, les Telqueliens eux-mêmes dont Louis Pinto laisse entendre qu’ils furent moins de machiavéliques manipulateurs qu’ils ne se laissèrent prendre eux-mêmes au jeu de leur inexplicable notoriété ; les véritables intellectuels ensuite (Barthes, Derrida, Foucault...) qui préférèrent un instant se convaincre de la qualité de Tel Quel pour mieux prendre appui sur la revue dans le cadre de la stratégie propre à laquelle les obligeait leur position marginale au sein de l’Université française. Ces derniers se seraient servi de Tel Quel tout comme Tel Quel se servait d’eux. Et de ce qu’on peut interpréter aussi bien comme un double jeu de dupes que comme de subtiles stratégies croisées au sein du champ intellectuel serait née l’imposture de Tel Quel.
Mais pour prouver l’imposture encore faudrait-il mettre en évidence un décalage entre l’être et le paraître : derrière le rideau de fumée de leurs déclarations, les Telqueliens auraient réussi à dissimuler la profonde indigence de leur oeuvre et de leur pensée. Or c’est bien là que ce que Louis Pinto présente comme sa démonstration s’écroule entièrement. Car de l’oeuvre de Tel Quel ou de celle de Sollers, il n’est en réalité jamais question. Leur nullité certes est sans cesse affirmée avec une condescendance pour le moins déplacée, mais le début du commencement d’une preuve n’est jamais avancé.
Ou plutôt : certains arguments sont bien proposés mais leur caractère fantaisiste est tel qu’on peut se demander quel lecteur de bonne foi pourrait y souscrire. Nous sommes ici dans l’ordre du règlement de comptes et non dans celui de l’analyse. Louis Pinto, d’ailleurs, semble tout ignorer de l’histoire de Tel Quel et de l’oeuvre de Sollers. A en croire les nombreuses citations et références qui émaillent son texte, toute sa science, il la tire, plutôt que de la lecture de la revue, d’un travail resté totalement inconnu sinon des collaborateurs de Actes de la recherche en sciences sociales : la thèse publiée à Helsinki l’année dernière par un certain Niilo Kauppi. N’ayant pas pu avoir accès à ce travail, nous ne porterons sur lui aucun jugement : rien n’interdit après tout de penser que Louis Pinto ait fait un usage partial d’une étude honnête et objective. Le titre même de la thèse — Tel Quel : la constitution sociale d’une avant-garde — et les éloges qui lui sont adressés semblent cependant indiquer que celle-ci — tout comme l’article qui s’en inspire — procède d’un véritable aveuglement sociologique à ce qui constitue le fait littéraire.
Sur quoi Louis Pinto se fonde-t-il pour proclamer l’inexistence même de la production de Tel Quel ? L’argument clé revient à plusieurs reprises, sous des formes très proches. Enonçons-le dans son invraisemblable crudité : ni Sollers ni les autres membres de Tel Quel ne peuvent être tenus pour de véritables intellectuels car ils n’ont pas suivi le cursus scolaire et universitaire qui seul autorise l’accès à l’intelligence authentique de la culture. Citons ici Louis Pinto qui écrit notamment : « Quoiqu’ils aient tenté de maîtriser les mouvements du champ intellectuel avec les seuls moyens du bord, et sans le détour par les lieux qui y préparent — khâgnes et Sorbonne —, ces autodidactes de luxe étaient voués, comme tous ceux qui nourrissent la folle prétention d’exceller dans un univers étranger, à commettre toutes sortes de faux pas et de bévues auxquelles s’attache un effet irrésistiblement comique. » C’est l’argument — sous-jacent à l’ensemble de la démonstration — qui prête plutôt à rire. Penser serait donc une « folle prétention » pour quiconque n’aurait pas appris à le faire sur les bancs de la Sorbonne ? L’agrégation et le doctorat seraient indispensables à tout intellectuel ? A ce compte-là, autant rayer tout de suite — et pour des raisons différentes — de l’histoire de la pensée contemporaine et Barthes et Camus, et Lacan et Bataille.
Louis Pinto règle en une phrase le sort de Pleynet, Ricardou et Thibaudeau « qui, d’origine sociale peu élevée et dépourvus de titres scolaires importants, s’attachent d’autant plus à la revue qu’elle constitue pour eux un raccourci inespéré pour la notoriété intellectuelle ». Mais, visiblement, c’est la trajectoire de Sollers qui l’agace au plus haut point. Celui-ci aggrave en effet son cas : non content de s’être permis de penser sans attendre les autorisations délivrées rue d’Ulm ou rue Victor-Cousin, il a commis la faute de goût fatale qui consista, aux alentours de sa vingtième année, à passer quelques mois dans les locaux de l’E.S.S.E.C. Louis Pinto peut donc risquer cette hypothèse qui a tout l’air d’une condamnation : « La fréquentation, plus tard dissimulée ou minimisée, des écoles où s’enseignent le marketing et la gestion d’entreprises, pourrait bien avoir doté ces intellectuels venus de loin d’un sens des bons placements, des" coups" et des scoops qui implique une désinvolture (plus tard reconnue) envers les contenus intellectuels, considérés comme foncièrement périssables. » On rêve aux brillantes et iconoclastes analyses de A la Recherche du temps perdu et du Soulier de Satin que la sociologie sera à même de nous proposer lorsqu’elle se sera avisée que Proust et Claudel sont tous les deux diplômés de Sciences Po.
L’argument a beau surprendre par son inconsistance : il scande l’article de Louis Pinto dans son ensemble. S’interrogeant ainsi sur les raisons qui ont pu pousser de vrais intellectuels (entendez des universitaires) à ce compromettre avec Tel Quel, il écrit encore : « S’il est vrai que par nombre de leurs propriétés sociales et scolaires, les auteurs de Tel Quel sont éloignés du pôle du prestige intellectuel auquel ils prétendent néanmoins accéder et se faire reconnaître, on peut se demander quelle forme de compétence sociale leur était nécessaire pour dissimuler les limites de leur compétence intellectuelle, notamment auprès d’universitaires consacrés appelés, par profession, à déceler en autrui les ignorances autant que les bluffs » (c’est moi qui souligne).
La démonstration pèche non seulement par l’invraisemblable présupposé relatif à la compétence intellectuelle qu’elle se donne mais encore par son total manque de rigueur. Les mêmes éléments sont retenus ou écartés selon qu’ils servent ou desservent la conclusion qu’on a choisi de proposer. Si Barthes, Foucault, Lacan et Derrida reconnaissent tour à tour (comme ils l’ont fait) dans Sollers le seul écrivain contemporain avec lequel un dialogue soit à la fois possible et nécessaire, leurs déclarations sont sujettes à caution : l’importance de l’oeuvre de Sollers ne saurait être la cause des éloges que lui adressent ces intellectuels ; il convient de lire derrière ceux-ci les sombres motivations d’universitaires qui ne choisissent de fermer les yeux sur l’inculture et la nullité de Sollers que dans le but d’utiliser Tel Quel comme un tremplin pour leur promotion universitaire.
Mais s’il se trouve maintenant un « normalien et agrégé de philosophie » (en l’occurrence Jean-Pierre Faye) pour se permettre quelque remarque facile sur le compte de la culture philosophique de Sollers, Louis Pinto s’empresse de le citer — ou plutôt de citer Niilo Kauppi le citant. Il écrit, évoquant les rivalités qui sont nées au sein de Tel Quel : « Les empoignades (verbales) se multiplient pour un profit de plus en plus incertain et les concurrents autrefois complices deviennent cruels sur le tard à défaut d’avoir été clairvoyants à temps. Les "universitaires", comme il les appelle avec ironie, retrouvent toute leur raideur mandarinale pour rappeler à Sollers qu’il n’est pas agrégé et ferait mieux de prendre d’abord des vacances studieuses : "Pour quelqu’un comme Philippe Sollers, qui n’a aucune idée de ce qu’est la philosophie de Kant et de Hegel, parler de Marx est une occupation qu’il devrait réserver à ses vacances." » Il ne semble pas venir à l’esprit de Louis Pinto que la déclaration citée ci-dessus puisse ne pas être exempte d’arrière-pensée au moment même où la revue Change tente de se constituer pour ravir à Tel Quel son leadership. Lorsque Faye dénonce l’inculture de Sollers, il énonce une évidence qui ne saurait être questionnée. Mais lorsque Barthes, avec une fidélité jamais mise en défaut, accompagne d’articles élogieux chacun des livres de Sollers, il ne peut qu’être le jouet plus ou moins lucide d’une imposture intellectuelle. Deux poids, deux mesures.

Sur la foi d’extrapolations sociologiques très hasardeuses (« un ex-étudiant de l’ESSEC ne saurait être un intellectuel véritable ») et de racontars hautement suspects (calomnies de rivaux littéraires), l’oeuvre de Tel Quel se trouve donc condamnée sans appel sans même avoir été examinée.
On pourrait m’objecter que l’article de Louis Pinto, à grand renfort d’encadrés, cite de larges extraits de l’oeuvre de Sollers, laissant ainsi au lecteur la possibilité de juger sur pièces de l’imposture intellectuelle de Tel Quel. Quelle est cependant la fonction de ces encadrés ? Ceux-ci ne proposent que des citations fragmentaires, empruntées aux textes les plus complexes de Sollers et détachées de tout contexte si ce n’est celui que rétablit de manière partiale Louis Pinto lui-même. Le propos de celui-ci n’est pas, à travers ces encadrés, d’introduire à la pensée de Tel Quel pour mieux pouvoir la discuter et éventuellement la réfuter : il s’agit seulement de tailler au sein des textes pour en extraire un certain nombre de formules qui seront désignées au lecteur comme autant de symptômes. Louis Pinto ne cherche nullement par exemple à comprendre les notions de « texte » ou d’« écriture » mais, affirmant péremptoirement qu’elles ne sont que des expressions creuses derrière lesquelles se dissimule mal la plus éculée et la plus bourgeoise des conceptions de la littérature, il nous invite à lire toute l’histoire de Tel Quel comme la ridicule aventure de nouveaux Bouvard et Pécuchet passant du « bricolage intellectuel » à l’« autocritique récupératrice ». Il taille dans les textes, défigure les démonstrations en isolant en leur sein remarques, formules et exemples : non content de massacrer ainsi une oeuvre, il voudrait que nous prenions le résultat de cette entreprise de falsification pour le reflet fidèle de ce que Tel Quel a été. Le procédé est grossier.
La fonction des encadrés introduits par Louis Pinto est donc claire. A un lecteur au fait de ce que fut l’aventure intellectuelle de Tel Quel, ceux-ci rappelleront de façon très fragmentaire certains des grands débats théoriques et politiques qui se développèrent au sein de la revue. Mais à quelqu’un qui ignore tout de cette aventure — sinon les stéréotypes et les mensonges que monnaye et véhicule la doxa —, ces mêmes encadrés ne pourront qu’opposer une surface absolument indéchiffrable. Les textes cités sont si complexes et si brutal le traitement auquel ils sont soumis, que leur compréhension véritable est tout bonnement interdite. Mais il est clair que Louis Pinto ne se propose nullement d’aider son lecteur à comprendre l’oeuvre de Sollers : il veut seulement que ce lecteur s’esclaffe et se scandalise avec lui d’une pensée qui ne peut, bien entendu, être si déroutante que parce qu’elle est totalement inconsistante : « Si je n’y comprends rien et si une revue sérieuse m’assure qu’il n’y a en réalité rien à comprendre, me voilà rassuré : Tel Quel n’aura donc pas existé ! » En ce sens, les encadrés de Louis Pinto illustrent bien la mécanique d’un article qui ne vise qu’à rassurer le philistinisme du lecteur en jouant sur son instinct le plus spontané et pour tout dire le plus poujadiste : l’anti-intellectualisme.
Un argument vient conclure ce que Louis Pinto nous présente comme sa démonstration : que Tel Quel ait disparu suffirait en un sens à démontrer que Tel Quel n’a jamais existé. L’évolution de la revue, sa mort puis sa renaissance sous le titre de L’Infini révélerait enfin au grand jour la vérité de la gigantesque imposture sur laquelle elle était fondée. Les années 80 auraient été celles de 1’« éternel retour de l’habitus » : entendons par là une sorte de retour du refoulé esthético-bourgeois. En ce sens, des premiers pas de Tel Quel aux premiers pas de L’Infini, la boucle serait bouclée : « La phase ultérieure de la trajectoire — la période de maturité — correspond à un retour vers les aspirations premières qu’il avait fallu déguiser — ou mieux : travailler — mais en y ajoutant ce qui faisait initialement défaut, la garantie d’un capital littéraire important. »
Cette analyse ne convainc pas. D’abord parce qu’elle sous-entend que l’épisode Tel Quel n’aurait eu d’autre raison d’être que de permettre à Sollers d’accumuler un « capital littéraire important » dont il était privé. Or, c’est exactement l’inverse qui est vrai. Ce « capital littéraire », Sollers l’avait conquis d’entrée avec ses trois premiers livres — Le Défi, Une curieuse solitude et Le Parc — qui firent unanimement reconnaître en lui l’un des plus grands romanciers de sa génération. Nul doute que si Sollers s’était contenté de réécrire à l’infini ces premiers livres, nul ne lui contesterait le statut de « grand écrivain » que, plus qu’aucun autre, il mérite aujourd’hui. Il jouirait de cette morne et internationale renommée qui est celle même des plus médiocres représentants du nouveau roman ; on le respecterait comme on respecte tous les littérateurs talentueux qui ont eu la prudence de n’écrire qu’un seul livre ; il ne serait pas la victime de ce perpétuel et prévisible procès que raniment et relancent chacun de ses ouvrages et chacune de ses déclarations. C’est contre cette image trop parfaite de lui-même dans laquelle il avait été fixé que Sollers s’est par la suite révolté et Tel Quel fut l’un des instruments de cette révolte : pari risqué dans lequel un écrivain déjà consacré acceptait de miser sur un seul coup ce que Louis Pinto nomme son « capital littéraire ». Certains pardonnent mal au joueur d’avoir récupéré plus que sa mise.
Mais la raison principale pour laquelle la conclusion de Louis Pinto n’est pas satisfaisante est autre. Elle méconnaît entièrement ce que fut hier l’esprit de Tel Quel et ce qu’est aujourd’hui celui de L’Infini ; elle pousse le lecteur à se méprendre sur le sens de certaines des déclarations les plus récentes de Sollers.
On a beaucoup interprété le passage de Tel Quel à L’Infini ainsi que le retour de Sollers à une esthétique romanesque moins offensivement avant-gardiste comme une forme de reniement et de régression. Ici, Louis Pinto ne fait qu’emboîter le pas à une infinité de chroniqueurs et de journalistes qui, alors même qu’ils ne trouvaient pas de mots assez durs pour stigmatiser l’hermétisme de Paradis, s’offusquèrent de la trop grande lisibilité de Femmes. Il se saisit de ce revirement pour en faire la pierre de touche de son argumentation : si Sollers ne se réclame plus aujourd’hui de l’avant-garde, c’est qu’il n’a jamais véritablement appartenu à celle-ci [9]. Dénoncer l’imposture de Tel Quel ne revient donc plus à révéler une sombre entreprise dont les acteurs refuseraient d’assumer la culpabilité mais à prendre acte de l’autocritique de Sollers et de la lecture même que celui-ci propose désormais de son itinéraire.

Or, il va de soi que lorsque Sollers parle, par exemple, de «  supercherie » pour qualifier l’aventure de Tel Quel, le mot a un tout autre sens que celui que lui attribue Louis Pinto. Si ce dernier a tout à fait raison de souligner que nous sommes ici dans un registre autre que celui du « mea culpa », il ne s’agit pas davantage pour Sollers de renvoyer au néant tour ce qu’a été Tel Quel, de rayer d’un trait de plume toute son ?uvre antérieure, pour ne plus proposer à l’admiration du public que « ce chef-d’oeuvre qu’il est lui-même devenu ». On touche là au coeur de la question.
Si « supercherie » il y a eu, ce n’est pas au sens plat et vulgaire où le laisse entendre Louis Pinto. Ce n’est pas — pour mettre les points sur les i — en ceci que Sollers, par son adresse, aurait réussi à faire croire à des universitaires compétents qu’il avait lu Hegel et Marx alors qu’il en ignorait jusqu’au premier mot. L’obsession véritablement scolaire qui anime l’article de Louis Pinto ressemble à la rage de certains correcteurs furieux à l’idée qu’ils auraient pu laisser passer dans une copie de baccalauréat une citation inventée de toute pièce par un candidat débrouillard : se trahit ici la peur petite- bourgeoise d’avoir été « roulé » c’est-à-dire volé. L’enjeu se situe ailleurs et — reconnaissons-le — à un autre niveau. Seule une histoire de Tel Quel serait en mesure de le cerner véritablement dont, en quelques lignes, on esquissera l’un des points essentiels.
Tout tourne ici autour de la question des rapports entre savoir et écriture. Deux discours se font face dont chacun a sa logique propre : d’un côté, la maîtrise et le sens, de l’autre, la mise en jeu de ce sens par le biais de l’écriture. Toute l’entreprise de Tel Quel — qu’elle se soit exprimée sur le mode romanesque (Sollers), poétique (Pleynet) ou strictement théorique (Kristeva) —, si on se risque à la définir en une phrase — aura consisté dans la confrontation de ces deux discours dans l’espace variable du texte : ni l’écriture sans le savoir, ni le savoir sans l’écriture. Evoquant la « multiplicité de textes » que fait fonctionner ensemble l’écriture chez Sade, Pleynet notait :

N’en lire qu’un seul, ce n’est pas lire Sade, Sade alors est illisible. Ne lire que le texte de fiction, de posture = névrose. Ne lire que le texte didactique, refuser ou ne pas pouvoir lire le texte de fiction = névrose. La lecture de Sade passe de l’un à l’autre sans jamais se laisser prendre au piège culturel qui consiste à réduire chaque texte à une unité et à additionner les points. Sade n’est lisible que pour une lecture qui pense l’articulation multiplicative des contradictions textuelles et qui se pense dans l’ordre de ces contradictions [10].

Proposant, lors du colloque de Cerisy [11], un texte dans lequel se répondaient et s’entrelaçaient de manière dialectique le récit fictif et la démonstration théorique, Sollers, en écho, mettait en cause :

... ce face-à-face bougon ou boudeur du savoir et de la fiction, qui fait que l’un se sait comme savoir et s’en fout pas mal qu’il y ait de la fiction dans le monde, et que l’autre a sa petite fiction et par conséquent il se moque pas mal qu’il y ait du savoir.

Lire Nombres ou Paradis, La Révolution du langage poétique [12] ou n’importe lequel des autres grands ouvrages publiés par Tel Quel, c’est comprendre comment ce face-à-face peut être transformé en une véritable confrontation dont l’écriture devient le lieu.
Derrière la malveillance de ses insinuations et l’incohérence de sa démonstration, il est clair que l’article de Louis Pinto ne vise qu’à tour mettre en ?uvre pour que ce face-à-face se perpétue inchangé et que soit respectée une stricte distinction entre le domaine du savoir et celui de l’écriture. Louis Pinto admire indéniablement les intellectuels, surtout lorsque ceux-ci sont munis, pour penser, des lettres de créance que délivrent ces institutions que l’on désignait autrefois sous le nom d’Appareils Idéologiques d’Etat. Il éprouve sans doute de la sympathie pour les écrivains, à condition toutefois que ceux-ci consentent au rôle pathétique et inoffensif de pitres (cf. les remarques formidablement condescendantes là encore sur la « bouffonnerie géniale à la façon de Jean-Edern Hallier »). Mais qu’un écrivain se mette à penser sans y avoir en bonne et due forme été autorisé et qu’il reçoive de plus la caution des représentants les plus prestigieux de l’Université, voilà qui ne saurait être toléré.
Telle est pourtant l’ambition de Tel Quel et de Sollers. Ce dernier le rappelait dans un entretien publié sous le titre de « Socrate en passant » : la littérature a partie liée avec la philosophie dont elle peut et doit intégrer le discours. Il déclarait :

Je parle de philosophie parce que le geste de la littérature est maintenant de montrer que le discours philosophique est intégrable à la position du sujet littéraire pour peu que son expérience soit menée jusqu’au bout de l’horizon transcendantal. Ce qui produit un renversement culturel considérable, à savoir que la philosophie se trouve non pas niée, mais intégrée dans un discours tout simplement supérieur qui fait que, dans cette position d’énonciation, on peut à tout instant traiter les différents systèmes philosophiques qui ont eu lieu au cours des temps comme un naturaliste vous montrerait des vertèbres...

On comprend mieux maintenant que le terme de «  supercherie » introduit par Sollers est à entendre comme un synonyme de celui de « subversion ». Pour reprendre une formule introduite dans Paradis, c’est parce qu’il se «  déguise en losophe » que Sollers « passe pour un mauvais philosophe ». La « supercherie » ne consiste donc pas à se prétendre doté d’une compétence universitaire qu’on ne détient pas mais à convoquer la voix du savoir dans l’espace d’une écriture qui scandaleusement s’énonce au singulier et, de ce fait, ne mime le discours philosophique que pour mieux parvenir par rapport à lui à une position de surplomb. Une fois que l’on a compris cela, les enthousiasmes successifs de Tel Quel pour Dante, Bataille, Joyce ou Duns Scot apparaissent clairement pour ce qu’ils sont en réalité : non pas des effets de mode, des engouements énigmatiques et frivoles — qu’on m’explique d’ailleurs en quoi parler de Dante, par exemple, relèverait aujourd’hui de la mode — mais les signes cohérents d’un intérêt constant pour cette posture dans laquelle le savoir — par le roman, la poésie, l’expérience intérieure voire l’infini — se trouve non pas nié mais mis en jeu. Le texte littéraire s’affuble du discours philosophique non pas pour le redoubler inutilement et se soumettre maladroitement à sa loi mais pour le déplacer et l’emporter dans un mouvement autre ; il devient le lieu où se met en musique tout savoir. Prenez, par exemple, un extrait de Paradis et vous en aurez l’indéniable démonstration. Ecoutez encore ce texte parmi les plus récents dans lequel Sollers fait voir et entendre on ne peut plus clairement que ce sont Heidegger et Freud qui sont les contemporains de Rodin et non l’inverse : vous en aurez alors la plus actuelle des vérifications et pourrez constater — sans doute, à votre plus grande surprise — la singulière constance des préoccupations de l’auteur [13].
On ne contestera pas que la thèse exposée par Tel Quel est ambitieuse et prête à discussion. On soulignera cependant le point suivant à l’intention de tous ceux qui ne prennent au sérieux un écrivain que lorsque leur vient le soupçon que les questions qu’il pose sont celles-là mêmes que la littérature consacrée — celle à laquelle la sociologie n’oserait plus aujourd’hui s’en prendre — avait déjà posées. Le geste dont Sollers dit ici la logique n’est pas fondamentalement différent de celui de Proust affirmant en un texte célèbre que le style de Flaubert a davantage changé notre vision du monde que le complexe système de Kant (« Mais, au fait, Proust avait-il vraiment pu comprendre Kant, lui qui n’avait connu que les bancs de la rue Saint-Guillaume ? » s’inquiétera certainement Louis Pinto). Il est le geste même de Bataille dont le système du non-savoir suppose le savoir absolu de Hegel pour le mettre en jeu et ouvrir à ses côtés l’espace de l’impossible (Mais, insinuera sans aucun doute Louis Pinto, Sartre n’avait-il pas raison de condamner Bataille, cet « autodidacte de luxe » qui parle de Hegel et de Heidegger en amateur, mais ignore tout de ce qu’est la philosophie ?).
Cette confrontation entre savoir et écrire, Louis Pinto choisit donc de n’y voir que la manoeuvre de risibles Rastignac pour infiltrer avec culot ce domaine sérieux de la pensée que tout devrait leur interdire. Personnellement, je ne suis pas gêné à l’idée qu’on présente Sollers comme un « raider » de la culture française lançant ses O.P.A victorieuses sur le marché intellectuel des années 60. Je soupçonne même que cette image ne serait pas pour lui déplaire. Il me semble seulement important de préciser que c’est le même individu qui est l’auteur de quelques-uns des plus grands romans de la littérature française la plus contemporaine. Mais, significativement, de Drame, de Lois, de Paradis ou de La fête à Venise, il n’est nulle part question dans l’article de Louis Pinto. L’oeuvre d’avant-garde n’est pas même évoquée. Serait-elle d’un accès trop ardu pour que Louis Pinto et Niilo Kauppi aient pris seulement le risque de s’y aventurer ? Les romans les plus récents sont ramenés à une hallucinante caricature faite de stéréotypes tellement éculés que même le plus médiocre des chroniqueurs littéraires n’oserait plus en faire la matière de ses articles : aujourd’hui chez Sollers, tout ne serait plus que « séduction », « luxe », « raffinement », « parfum », souci exclusif de se monter « chic » et « dans le vent ». Les derniers ouvrages de Sollers auraient-ils si mauvaise réputation que, pour les condamner, on puisse se dispenser de les avoir lus ?
Notons également que, dans cet article qui en principe traite non de l’oeuvre de Sollers mais de celle de Tel Quel, il n’est pas davantage question de Stanze et de Comme (Pleynet), de La Révolution du langage poétique (Kristeva), du Mécrit (Roche) ou de Jeu (Risset). Tout ce sur quoi l’analyse devrait se fonder passe systématiquement à la trappe sans même avoir été examiné. Toutes proportions gardées — mais la question est ici de principe et de méthode, non de jugement littéraire — que penserait-on d’un sociologue, dénonçant l’imposture de Proust, sans avoir lu une ligne de A la recherche du temps perdu et en se fondant sur quelques citations de Pastiches et mélanges et quelques confidences malveillantes glanées au hasard de la correspondance de l’époque ?
Car — et pour en finir avec l’article de Louis Pinto — tout se ramène bien à cela. On est tout à fait en droit d’élaborer une analyse strictement sociologique de l’histoire de Tel Quel et ceci en fermant les yeux, par incompétence ou par parti pris méthodologique, sur la dimension littéraire et intellectuelle de cette histoire. Mais dans ce cas, il est scandaleux et risible d’affirmer ou de laisser entendre qu’une oeuvre — que l’on n’a pas examinée dans sa démonstration et que, selon toute vraisemblance, on n’a même pas lue — ne relève que de l’incompétence, du bluff et ne traduit que l’indigence intellectuelle de son auteur.
Terminons-en avec cette remarque simple. La trajectoire d’un écrivain et d’un intellectuel est à la fois construction d’une oeuvre et stratégie sociale pour que cette oeuvre puisse être entendue. Les deux parcours se tressent et se répondent si bien qu’ils ne peuvent être saisis chacun que dans le jeu réciproque qui les réunit. Cependant, si l’on échoue à maîtriser d’une manière globale l’intelligence de cette trajectoire, on peut faire porter son intérêt soit sur la dimension littéraire soit sur la dimension sociologique de celle-ci. La malhonnêteté commence lorsque, au nom d’une analyse — d’ailleurs sommaire et inexacte — de la stratégie sociale d’un écrivain, on croit avoir eu raison de son oeuvre. Le réflexe de réduction opère là : dans l’effort du sociologue pour dire la vérité entière de la littérature. On y reviendra.

La principale qualité de l’article de Louis Pinto n’est certainement pas l’originalité. Celui-ci ne fait que reprendre sur le mode sociologique un lassant refrain qui ne séduit le lecteur que parce que, de l’histoire de Tel Quel, il ne lui dit que ce qu’il souhaite entendre et lui tait exactement ce qu’il préfère ignorer. Tout au long de son histoire, Tel Quel a été l’objet d’une systématique entreprise de dénégation. Les acteurs en semblent curieusement interchangeables qui déclinent à l’infini les mêmes arguments, usent perpétuellement des mêmes procédés. Dans La Quinzaine littéraire de janvier 1968, Bernard Pingaud publiait un article intitulé, « Où va Tel Quel ? ». Sollers y répondit en un texte — « Le réflexe de réduction » — qui, dans une large mesure, constituerait encore la meilleure réplique au numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales. Il écrivait :

L’article de Pingaud est un exemple de l’aplatissement" synthétique" auquel peut être soumise une recherche complexe lorsqu’elle est traitée sans préparation et dans un but exclusivement polémique. Comme d’habitude, la méthode est simple : citations tronquées, amalgames, dramatisation accélérée, sommation d’avoir à choisir entre deux positions dites "contradictoires", condamnation sans appel. Le travail de Tel Quel qui s’étend sur plus de sept ans à partir de commencements étroitement esthétiques — travail qui demanderait une lecture minutieuse des textes, de leur progression et de leurs relations — se voit ramené à quelques slogans superficiels, à une série de "bonds" incohérents, à une "escalade" (nous laissons à Pingaud la responsabilité de cette métaphore militaire) faisant défiler le "nouveau roman", Saussure, Lacan, Lénine, dans une sorte de mimodrame intellectuel aux numéros hâtifs et improvisés. Ce que devient, dans ces conditions, le travail théorique et pratique d’un groupe — et non pas seulement de tel ou tel — apparaît dérisoire et, pire que simpliste, banal.

Le réflexe de réduction est éternel. Cependant, lorsqu’on le compare avec celui de Louis Pinto, l’article de Bernard Pingaud, rétrospectivement, apparaît presque comme un modèle d’honnêteté intellectuelle. Les vraies questions y sont posées sinon résolues. L’auteur, comme la plupart des commentateurs de l’époque, passe complètement à côté de la notion d’« écriture » telle que celle-ci se trouve alors au centre des romans de Sollers, des analyses de Kristeva ou de Baudry, des poèmes de Pleynet ou de Roche. Cherchant à dénoncer dans le travail de Tel Quel un « analogisme » qui rapproche indûment les théories d’Althusser, de Derrida, de Lacan et une pratique originale de la littérature, il fait bien porter son analyse sur le point essentiel : la légitimité de la synthèse théorique à laquelle la revue travaille et la nature du face-à-face entre savoir et littérature qui l’accompagne.
De tout cela, comme on l’a vu, il n’est plus question que de manière caricaturale dans l’article de Louis Pinto. Depuis 1968, les temps ont changé : sous la fausse apparence de ce que certains ont cru pouvoir définir comme un « dégel » et qui se présente davantage sous les traits d’une « débâcle », le climat intellectuel s’est durci. De théorie ou de littérature, il n’est plus question : marché, rapports de force, lutte pour occuper le devant de la scène, tout se dit désormais dans le langage clair et brutal de la société du spectacle. Revenant sur l’histoire de Tel Quel, Sollers déclarait en 1980 :

L’heure était à la théorie, à la recherche d’une synthèse, peut-être trop. C’est ce qu’on a beaucoup dit par la suite : pas de théorie, la vie ! Halte au terrorisme intellectuel, et le reste. La théorie reviendra, comme toutes choses, et on redécouvrira ses problèmes le jour où l’ignorance sera allée si loin qu’il n’en sortira plus que l’ennui. Le moment est peut-être proche. Encore un peu d’ignorance ? Pourquoi pas ?

L’ignorance et l’ennui ? Et leurs corollaires obligés : la médiocrité et l’envie ? Plus besoin désormais d’aller chercher plus loin. Nous y sommes.
A tout observateur lucide, les années 80 auront donné une hallucinante impression d’enfermement, de resserrement : et pour tout dire de régression. Des intellectuels auront bâti leur fragile réputation philosophique en endossant la défroque d’un nouveau Pangloss pour lequel tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes démocratiques et individualistes possibles. D’autres — les mêmes — seront revenus à Kant ou à qui vous voudrez pour mieux oublier Marx, et fournir ainsi la caution pseudo-philosophique de leurs thèses au lâche soulagement de tous ceux qui n’espéraient pas être si facilement quitte du « spectre » qui, depuis 1848, hantait leur nuit. D’autres encore — les mêmes — auront dénoncé l’imposture d’une « pensée 68 » qui, sans même avoir eu le mérite de l’originalité, se serait livrée à un effroyable crime théorique sur la personne de l’Homme. Tous enfin auront trouvé les mots les plus durs et les plus méprisants pour cet « hiver » intellectuel dans lequel quelques penseurs et écrivains auraient plongé la culture.

En 1984, Jean-Paul Aron avait ouvert la voie avec un livre intitulé Les Modernes. Ce méchant pamphlet avait été relayé avec opportunisme par la télévision et la fin tragique de son auteur ne saurait, bien entendu, en faire oublier la consternante médiocrité. L’éditeur de cet ouvrage, rapidement repris en poche, nous le présentait comme « l’oeuvre subversive d’un esprit libre » qui, « mémorialiste dans la tradition de Saint-Simon et de Chateaubriand », « se livre à une critique acerbe de la modernité ». On serait plutôt tenté de définir l’entreprise de Jean-Paul Aron comme un fielleux, facile et prévisible règlement de comptes. Au nombre de ses « victimes », on comptait bien entendu Tel Quel.
Avec ses insinuations et ses simplifications, la thèse de Louis Pinto était déjà tout entière contenue dans celle de Jean-Paul Aron. Ce dernier ne manquait pas bien entendu l’occasion de tracer un portrait de Sollers en dérisoire Rastignac de la culture, fonçant « à la conquête de l’espace culturel parisien, reniant son passé par une perception aiguë des circonstances, cynique, n’ayant foi qu’en son intérêt, insensible aux valeurs, dispensé de sentiments et coiffé de modes, toujours prêt à les remercier pour d’autres en sacrifiant sans pitié les niais qui lui font cortège ».
Quelle est la clé de ce pénétrant portrait psychologique ? L’inévitable argument pseudo-sociologique vient mécaniquement trouver sa place dans la démonstration de Aron : « ... Issu de l’E.S.S.E.C., établissement formateur de cadres (Sollers) semble destiné aux affaires. Mais le chemin est court en 1960 de la consommation sauvage aux discours bannissant le sens : ici et là des objets s’ébattent dans le simulacre... A cette école pathétique, l’apprentissage de Sollers est une longue épreuve, presque un calvaire. Acharné à l’étude, il débouche sur n’importe quoi. Il y a de l’autodidacte chez ce zélé comme en maints petits clercs qui, faute d’imposer des bornes à leur appétit de savoir, sont acculés à s’instruire eux-mêmes, s’embrouillant dans les références. »
Le retour systématique de ce même argument devrait, il me semble, intriguer les sociologues, et surtout ceux qui se réclament de la pensée de Bourdieu. On aimerait que Actes de la recherche en sciences sociales consacre un nouvel article au cas Sollers. On y montrerait peut-être alors que le mépris voire la haine que vouent tant d’intellectuels à l’auteur de Paradis n’est que la traduction mécanique et dérisoire de ce formidable esprit de caste qui, en France, habite « maints petits clercs », effrayés tout à coup à l’idée que pour penser l’on puisse se dispenser de cette agrégation, de ce doctorat ou de cette Ecole Normale Supérieure qui font toute leur fierté et toute leur existence.
Moins expéditif que Louis Pinto, Jean-Paul Aron s’essayait bien à retracer l’itinéraire intellectuel de Tel Quel, s’embrouillant à son tour dans les références et les dates, croyant que la caricature et la charge pourraient suppléer à l’analyse et à la démonstration. Le cas Tel Quel était cependant bouclé en quelques pages sans que, là non plus, ne soit mentionné aucun des livres — littérature ou théorie — qui furent publiés dans la collection. Pourquoi lire Nombres, d’ailleurs, s’il suffit de consulter l’annuaire de l’E.S.S.E.C., pour marquer contre Sollers un point décisif ? A quoi bon s’astreindre aujourd’hui à l’écriture d’une véritable critique, lorsque le pur rapport de force au sein du champ littéraire vous donnera raison au vu de la simple fiche de police que vous produirez ? Lorsque le débat intellectuel en arrive là, le champ est libre pour que, sûre d’elle, se déploie tranquillement une doxa, convaincue d’avoir raison à bon compte de toute entreprise littéraire ou théorique d’envergure, c’est-à-dire subversive. Le 14 janvier dernier, un sociologue déclarait au journal Le Monde :

Ce que je défends avant tout, c’est la possibilité et la nécessité de l’intellectuel critique, et critique d’abord, de la doxa intellectuelle que secrètent les doxosophes. Il n’y a pas de démocratie effective sans vrai contre-pouvoir critique. L’intellectuel en est un, et de première grandeur. C’est pourquoi je considère que le travail de démolition de l’intellectuel critique, mort ou vivant — Marx, Nietzsche, Sartre, Foucault et quelques autres que l’on classe en bloc sous l’étiquette" pensée 68" —, est aussi dangereux que la démolition de la chose publique et qu’il s’inscrit dans la même entreprise globale de restauration.

On ne peut qu’adhérer à la thèse soutenue par Pierre Bourdieu et s’étonner de ce que la revue qu’il dirige, à travers l’article de Louis Pinto, prête la main à cette « entreprise globale de restauration » en s’attachant à « démolir » par des procédés aussi peu convaincants que peu respectables ce qui fut l’un des lieux les plus dynamiques et les plus stratégiques de cette « pensée 68 » : Tel Quel. Car l’enjeu est bien là. S’il faut s’intéresser aujourd’hui à l’histoire de Tel Quel, s’il faut prêter attention à l’oeuvre et à la trajectoire infiniment subtile de Sollers, ce n’est pas dans le souci un peu vain d’actualiser les manuels de littérature et de boucler définitivement un dossier encombrant. C’est parce que les questions qui sont ici soulevées sont de nature à empêcher cette « restauration » à laquelle travaille aujourd’hui la doxa. C’est parce qu’en ce lieu a été pensée et continue à se penser une forme de résistance à cette mise en place de la grande et invisible tyrannie dont chacun des derniers romans de Sollers constitue à la fois la radiographie et la mise en échec. L’affaire est donc politique. Elle est aussi esthétique. Il suffit de lire La fête à Venise pour comprendre que les deux questions n’en font qu’une.

Insistons pour conclure une fois encore sur ce point central.
Au projet théorique qui anime le numéro de septembre de Actes de la recherche en sciences sociales, il n’est rien que l’on puisse objecter. Il s’agit, en effet, de lire, derrière les plus sophistiquées des débats théoriques et des oeuvres littéraires, les stratégies conflictuelles d’agents qui, forts de leur propre capital intellectuel, cherchent à convertir celui-ci, au meilleur de leurs intérêts, sur le marché fluctuant et complexe de la culture. Le scandale ne commence que lorsqu’on affirme ou laisse entendre, sans le moindre commencement de preuve, que l’oeuvre se résorbe entièrement dans la stratégie qui la double.
Or, toute oeuvre véritable est indissociablement texte et stratégie. La stratégie porte le texte et vise — selon des modalités variables, à en assurer l’inscription dans le champ social, le passage à l’intérieur du temps.
Cette évidence mérite d’autant plus d’être rappelée que, dénaturées et diffusées, des thèses telles que celles sur la « mort de l’auteur » se sont cristallisées en une conception idéaliste de l’art qui bloque désormais l’accès à l’intelligence entière de celui-ci : en marge de toute histoire, l’oeuvre déploierait l’ordre superbement indifférent de sa structure. Un « contre-sainte-beuvisme » de convention se diffuse alors même que, symétrique et complice, le marché de la culture procède aujourd’hui à une vaste entreprise qui, sans paradoxe aucun, relève tout à la fois de la fétichisation des artistes (d’Amadeus à Van Gogh en passant par Rimbaud) et de la liquidation de l’art (liquidation étant ici à entendre aussi au sens de « transformations en liquidités »). D’un côté, l’oeuvre sans l’homme. De l’autre, l’homme sans l’oeuvre. Dans un cas comme dans l’autre, l’articulation est absente.
Or, du caractère décisif de ce qui se noue précisément en ce lieu, toutes les grandes oeuvres sont là pour témoigner. A cet égard, le « contre-sainte-beuvisme » — qui pose la stricte séparation du « moi social » et du « moi créateur » — est sans doute moins à comprendre comme la doctrine poétique de Proust que comme l’un des stratagèmes par lesquels l’auteur cherche à égarer l’interprétation à venir de son texte. Ainsi à l’intérieur d’elle-même, l’oeuvre délègue sur le devant de la scène interprétative une thèse qui constitue autant une subtile manoeuvre de diversion qu’une clé véritable. Le moi créateur et le moi social peuvent feindre de s’ignorer ; ils se savent solidaires face à l’immense conspiration du dehors. Ils simulent leur division pour mieux assurer leur règne. Chaque écrivain est secrètement averti de la partie qui, entre lui et la société, se joue et aucun ne saurait se désintéresser de celle-ci. Et il n’est pas bien entendu jusqu’à l’oeuvre d’un Blanchot, d’un Beckett ou d’un Michaux qui, dans le calcul de son retrait, dans la préméditation de son silence, ne soit volonté de se faire entendre et de résonner jusqu’au c ?ur du tohu-bohu collectif.
Dans ce jeu qui ainsi se joue, on aurait tort de distinguer deux opérations successives : création littéraire et stratégie sociale sont simultanées. L’oeuvre — dans la logique la plus intime de son projet — est déjà calcul de son écho social. Et la gestion de cet écho est encore littérature car elle vise à ne pas abandonner à l’adversaire ce champ de bataille interprétatif où se joue le destin de l’oeuvre qui est aussi son sens. Paul Valéry — pourtant peu suspect de « sociologiser » la poésie — avait parfaitement compris la nature de cette indissociabilité lorsqu’il présentait ainsi la genèse des Fleurs du mal : « Le problème de Baudelaire pouvait donc — devait donc —, se poser ainsi : "être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset". Je ne dis pas que ce propos fut conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, — et même, essentiellement Baudelaire. Il était sa raison d’Etat. Dans les domaines de la création, qui sont aussi les domaines de l’orgueil, la nécessité de se distinguer est indivisible de l’existence même. » Qui se risquerait à séparer, dans les premiers poèmes de Rimbaud, ce qui relève du « génie créateur » et ce qui n’est que manège d’un jeune inconnu aspirant à se voir publié « chez le bon éditeur » ? Aussi choquant que cela puisse paraître à certains, l’ambition parnassienne n’est pas l’envers de l’écriture poétique mais elle en est — serait-on tenté de dire — l’instrument obligé. Qui nierait que certains passages de Finnegans Wake ou certains tableaux de Picasso disent d’abord l’habile navigation de leur auteur guidant sa barque entre mécènes et mégères ? Si l’oeuvre moderne se fait réflection d’elle-même et réflexion sur elle-même, ce n’est pas par pur narcissisme littéraire mais parce que, comme l’écrit Keats, l’oeuvre du poète est précisément le commentaire de cette allégorie perpétuelle : l’existence de banni à laquelle le condamnent les lois de la République. Soulignons la portée de cette proposition en pensant par exemple aux derniers romans de Céline : la littérature est le commentaire de cette lutte à mort que l’écrivain engage contre le groupe qui l’exclut et le condamne. Le texte ne peut être compris en dehors de la stratégie sociale de son auteur car il est lui-même le dispositif clé qui en assure la réussite.
En ce sens, l’oeuvre est manoeuvre. Elle est ce geste par lequel l’écrivain impose sa signature indélébile sur le registre collectif où le flux des générations efface toute inscription. Joyce l’a formidablement exprimé dans son Portrait de l’Artiste, faisant déclarer à son héros :

Je ne veux pas servir ce à quoi je ne crois plus, que cela s’appelle mon foyer, ma patrie Ou mon Eglise. Et je veux essayer de m’exprimer, sous quelque forme d’existence ou d’art, aussi librement et complètement que possible, en usant pour ma défense des seules armes que je m’autorise à employer : le silence, l’exil et la ruse.

Telle est l’indispensable panoplie de l’écrivain : le silence ou l’exil ou la ruse. Mais comme les trois termes de cette trinité forment aussi procession, toutes les combinaisons se déduisent logiquement : le silence comme forme de l’exil, l’exil comme vérité du silence, la ruse comme manière de coucher le nerf de cette double expérience dans le simulacre de l’existence en apparence la mieux rangée, la plus sociable.
Si l’oeuvre et la stratégie sociale de l’écrivain vont inévitablement de pair, ce n’est donc pas parce que tout littérateur serait un arriviste qui aurait fait des lettres l’outil de sa réussite. Loin d’être l’émanation du champ social, l’itinéraire de l’écrivain dessine, de celui-ci, la fonction de négation. Citons à nouveau Joyce :

Quand une âme naît dans ce pays-ci, on lance sur elle des filets pour empêcher son essor. Tu me parles de nationalité, de langue, de religion. J’essaierai d’échapper à ces filets.

C’est en ce lieu que, bien entendu, le contresens guette toute démarche strictement sociologique qui, attentive aux réseaux qu’elle scrute, reste aveugle à la spécificité de la démarche artistique. La science du filet, la connaissance de ses noeuds ne vouent pas l’écrivain à s’y perdre ou ne signifient pas qu’il en est déjà prisonnier. Tout à l’inverse, elles sont les conditions nécessaires de l’effort, de l’envol qui lui permettra d’y échapper. Telle est la « ruse » du romancier, averti du relief social dont son oeuvre doit anticiper les méandres, non pour se soumettre à celui-ci mais bien pour s’y soustraire. La stratégie sociale n’est pas le substitut de l’oeuvre, le signe de son inexistence. Elle en est l’écho obligé qui la rendra audible.

Philippe Forest, L’Infini 39, automne 1992 [14].
Repris dans De Tel Quel à L’Infini. Nouveaux essais, éditions cécile defaut, 2006.

*


Louis Pinto n’est pas Bourdieu, dira-t-on. Soit. Il n’en est qu’un épigone. Laissons donc la parole au Maître.

En pleine bataille d’investiture entre les deux candidats du RPR pour les présidentielles de 1995, Philippe Sollers, « écrivain », donne sa préférence dans L’Express du 12 janvier 1995 : « Balladur tel quel » (la référence à Saint-Simon, d’entrée de jeu, aurait dû faciliter la lecture). Deux semaines plus tard, Pierre Bourdieu, « sociologue et professeur au Collège de France », lui répond dans Libération. A l’humour et l’ironie du premier (les lecteurs du Journal du mois y sont désormais habitués [15]) répond la gravité et l’esprit de sérieux (seulement ?) du second... lequel, pourtant, en 1981, avait soutenu l’éphémère candidature à l’élection présidentielle de Coluche et écrira en 1999 :

j’évoquerai simplement l’usage que certains hommes politiques font de l’accusation d’irresponsabilité lancée contre les profanes qui veulent se mêler de la politique (que dire des écrivains ? A.G.) : supportant mal l’intrusion des profanes dans le cercle sacré des politiques, ils les rappellent à l’ordre comme les clercs rappelaient les laïcs à leur illégitimité (je souligne) [16].

Comparez les deux portraits. Est-ce la même main qui les a croqués ? Bien sûr que non.

Balladur tel quel

par Philippe Sollers



La plupart des historiens en conviennent : la France a parfois une idée, ou une ruse, qui échappe, à ceux qui se croient ses représentants ou ses possesseurs. Si nous étions contemporains de Saint-Simon, nous dirions que la providence est toujours maîtresse absolue des temps et des événements. Mais la France, la providence, ne sont-ce pas là des mots creux capable de faire ricaner ? Employons-les, cependant, forçons les contemporains à grogner, hausser les épaules ou pincer les lèvres. Il y a ceux qui utilisent hypocritement le mot « France » : en réalité, populisme, rancoeur, racisme, morale, conformisme, terroir, grosses vieilles valeurs, moisissure agitée. Il y a ceux, au contraire, qu’un tel mot rend sourds ou porte aussitôt à la nausée. Au fond, ces deux camps s’entendent très bien ; ils ne demandent qu’à se haïr en toute bonne conscience. Quant à « providence », n’en parlons pas, le terme est décidément préhistorique. Nous sortons pourtant de quatorze ans de règne providentiel et présidentiel, Panthéon, coulisses, retournements obscurs, Tonton, Dieu, apathie populaire, évaporation des gauches, triomphe de l’affairisme, sacre du mourir sans remords ni regrets, forces de l’esprit, Jean Guitton, sable, pétrification, Sphinx. Allons-nous maintenant quitter cette longue Egypte ? Peut-être.

Balladur, quel nom ! C’est quand même mieux que Pompidou, de même que l’Orient de Smyrne fait plus rêver que l’Auvergne de Montboudif. Giscard d’Estaing, pour s’excuser de sa coloration aristocratique, s’était voulu « moderne ». Quelle erreur ! Le voilà maintenant devenu dérisoirement romancier dans la plus niaise tradition du XIXe siècle. On sourit, on passe, on ne va pas pour autant s’attarder en Vendée afin d’assister au cirque de M. de Villiers. Pompidou, en bon banquier professoral, aimait Aragon et Eluard. Pour de Gaulle et Mitterrand, les boussoles auront été Péguy ou Barrès. Malraux n’a rien pu y changer, et Jack Lang non plus. Balladur, lui, vient d’abattre ses cartes : Pascal, dit-il, Voltaire, Proust, Rimbaud. Oh ! oh ! c’est plus dur, les prix montent !
J’imagine qu’Edouard Balladur est un homme sensible, pudique, obstiné. Il est sincèrement dégoûté par la brutalité et la vulgarité du monde où il a choisi de vivre. Tous les matins, en se levant, il doit se dire : « Quelle barbe ! » Sa popularité vient de là. Il semble incapable de faire le coup du fraternel, virilité spontanée, club des Jacobins, bourrade de chambrée militaire. Dîner avec Tapie, Charasse, Hue, Le Pen ? Plutôt pas. Il déplaira donc souverainement au style « copain » de droite ou de gauche, mais aussi au clergé intellectuel, qui aime que l’homme politique soit : une force informe à laquelle on peut s’imaginer donner des conseils. Chirac, tenez, à défaut du pâle et casanier Delors, aurait fait l’affaire. Qui d’autre ? Barre ? Mais il paraît que sa culture se limite aux westerns ! Les socialistes ? Hélas ! ils doivent désormais suivre une cure de désintoxication sévère. Balladur annonce le style solitaire et sobre. De quoi désespérer ceux (et ils sont légion) qui espèrent régner sur l’ébriété des autres.
Pas de démagogie, pas de fièvre politicienne servant à couvrir la disparition spectaculaire de la politique ? Ce serait nouveau. Les Français observent : ils voient un individu resserré, poli, têtu, temporisateur, distant, calme, violent rentré, encaisseur de coups, impassible en surface, mais évidemment émotif. L’argent tourbillonne en tout sens ; sa tête ne bouge pas. Il est au courant : l’argent étant l’autre nom de la mort vivante, il suffit , d’être mort à cette mort-là. Cela fait un regard très noir, en garde. Qu’on fasse appel, ici et là, à la volonté, à l’énergie, au changement, aux lendemains qui chantent va laisser les populations plutôt froides. L’inflation de l’« humain » ne convainc pas davantage. Bla-bla, bla-bla. « J’éprouve une méfiance instinctive envers tout pouvoir qui se transforme en prêcheur. » Pas mal. Et aussi : « Je n’aime pas la sensiblerie, surtout lorsqu’elle est intéressée. » Bon. « J’ai toujours pensé qu’il n’appartenait pas au pouvoir politique d’intervenir dans la sphère de la vie privée et des comportements intimes. » Soit.
Balladur, Français dans le style britannique et vaticanesque ? Sans doute, et les Français, épuisés, le sentent si bien qu’ils vont préférer faire là une « pause ». On laisse tomber Jeanne d’Arc et le catéchisme de masse, le passé Vichy en même temps que le passé Moscou. Voici enfin le passeport pour l’Europe, dont la capitale est, bien entendu et plus que jamais, Paris. En 1981, les esprits chagrins , croyaient que ]e « socialisme » allait amener une apocalypse. En 1995, il paraît que Balladur une fois élu, l’explosion sociale sera terrible, la rue en feu. Si cela était, Balladur se révélerait être un révolutionnaire objectif. Mais, dans le cas contraire, pareil.

Philippe Sollers, L’Express du 12 janvier 1995, p. 47.

*


Sollers tel quel

par Pierre Bourdieu

Sollers tel quel, tel qu’en lui-même, enfin. Étrange plaisir spinoziste de la vérité qui se révèle, de la nécessité qui s’accomplit, dans l’aveu d’un titre, « Balladur tel quel », condensé à haute densité symbolique, presque trop beau pour être vrai, de toute une trajectoire : de Tel Quel à Balladur, de l’avant-garde littéraire (et politique) en simili à l’arrière-garde politique authentique.

Rien de si grave, diront les plus avertis ; ceux qui savent, et depuis longtemps, que ce que Sollers a jeté aux pieds du candidat-président dans un geste sans précédent depuis le temps de Napoléon III, ce n’est pas la littérature, moins encore l’avant-garde, mais le simulacre de la littérature, et de l’avant-garde. Mais ce faux-semblant est bien fait pour tromper les vrais destinataires de son discours, tous ceux qu’il entend flatter, en courtisan cynique, balladuriens et énarques balladurophiles, frottés de culture Sciences-Po pour dissertation en deux points et dîners d’ambassade ; et aussi tous les maîtres du faire semblant, qui furent regroupés à un moment ou à un autre autour de Tel Quel : faire semblant d’être écrivain, ou philosophe, ou linguiste, ou tout cela à la fois, quand on n’est rien et qu’on ne sait rien de tout cela ; quand, comme dans l’histoire drôle, on connaît l’air de la culture, mais pas les paroles, quand on sait seulement mimer les gestes du grand écrivain, et même faire régner un moment la terreur dans les lettres. Ainsi, dans la mesure où il parvient à imposer son imposture, le Tartuffe sans scrupules de la religion de l’art bafoue, humilie, piétine, en le jetant aux pieds du pouvoir le plus bas, culturellement et politiquement — je pourrais dire policièrement — tout l’héritage de deux siècles de lutte pour l’autonomie du microcosme littéraire ; et il prostitue avec lui tous les auteurs, souvent héroïques, dont il se réclame dans sa charge de recenseur littéraire pour journaux et revues semi-officiels, Voltaire, Proust ou Joyce.

Le culte des transgressions sans péril qui réduit le libertinage à sa dimension érotique, conduit à faire du cynisme un des beaux-arts. Instituer en règle de vie le « anything goes » postmoderne, et s’autoriser à jouer simultanément ou successivement sur tous les tableaux, c’est se donner le moyen de « tout avoir et rien payer », la critique de la société du spectacle et le vedettariat médiatique, le culte de Sade et la révérence pour Jean-Paul II, les professions de foi révolutionnaires et la défense de l’orthographe, le sacre de l’écrivain et le massacre de la littérature (je pense à Femmes).

Celui qui se présente et se vit comme une incarnation de la liberté a toujours flotté, comme simple limaille, au gré des forces du champ. Précédé, et autorisé par tous les glissements politiques de l’ère Mitterrand, qui pourrait avoir été à la politique, et plus précisément au socialisme, ce que Sollers a été à la littérature, et plus précisément à l’avant-garde, il a été porté par toutes les illusions et toutes les désillusions politiques et littéraires du temps. Et sa trajectoire, qui se pense comme exception, est en fait statistiquement modale, c’est-à-dire banale, et à ce titre exemplaire de la carrière de l’écrivain sans qualités d’une époque de restauration politique, et littéraire : il est l’incarnation idéaltypique de l’histoire individuelle et collective de toute une génération d’écrivains d’ambition, de tous ceux qui, pour être passés, en moins de trente ans, des terrorismes maoïstes ou trotskistes aux positions de pouvoir dans la banque, les assurances, la politique ou le journalisme, lui accorderont volontiers leur indulgence.

Son originalité, parce qu’il en a une : il s’est fait le théoricien des ­ver­tus du reniement et de la trahison, renvoyant ainsi au dogmatisme, à ­l’archaïsme, voire au terrorisme, par un prodigieux renversement auto-justificateur, tous ceux qui refusent de se reconnaître dans le nouveau style libéré et revenu de tout. Ses interventions publiques, innombrables, sont autant d’exaltations de l’inconstance ou, plus exactement, de la double inconstance — bien faite pour renforcer la vision bourgeoise des révoltes artistes —, celle qui, par un double demi-tour, une double demi-révolution, reconduit au point de départ, aux impatiences empressées du jeune bourgeois provincial pour qui Mauriac et Aragon écrivaient des préfaces.

Pierre Bourdieu, Libération, 21 janvier 1995.

*


La guerre se poursuit dans le numéro 67 de L’Infini (automne 1999). Après un article de Bernard Sichère consacré au « Cas Debray » dont les attaques ne sont pas sans rappeler celles de Bourdieu [17], la parole est donnée à de jeunes internautes antibourdivins (mais que sont-ils donc devenus ?).

Internautes contre Bourdieu

Sur le web, un collectif de jeunes universitaires de gauche vient de lancer un appel irrespectueux contre la pensée bourdivine.

L’ACERBE [18] et le groupe TOSPASCOMSI [19] déclarent la guerre à la machine de guerre bourdivine. Une pensée morte depuis la fin des années 70 est présentée dans les médias et dans les librairies comme une pensée d’avant-garde qui aurait non seulement le monopole de la « scientificité », mais constituerait la seule forme légitime de critique sociale et politique. Tous pourris sauf un : Pierre Bourdieu. Érigé au rang de grand gourou de la sociologie scientifique, entouré d’une poignée d’intellectuels ratés, à peu près aussi qualifiés pour la vie et la recherche qu’une escouade de pitbulls, le justicier du Collège de France assène ses vérités sans coup férir (...).
Suite à la publication de l’infâme brûlot intitulé Le décembre des intellectuels français, nous sommes déterminés à rendre la vie intellectuelle impossible aux hourdivins de tous poils. Rédigé par une « bande de jeunes », immatures et déjà si vieux, voués à se réfugier dans un anti-intellectualisme primaire, cet ouvrage est un acte de mépris sans précédent à l’égard de tous ceux qui, assumant les difficultés et les incertitudes inhérentes aux sciences humaines, s’efforcent de sauver la possibilité de recherches libres et indépendantes. Prise à la lettre, la mécanique d’« objectivation » bourdivine satisfait parfaitement le cynisme médiatique ambiant qui se nourrit de la réduction des personnes à l’état de petits commerçants du symbole.

Persée contre Gorgone

A l’image de Persée contre la Gorgone, nous nous emploierons à retourner les mauvaises énergies contre ceux qui les produisent : les actes publics des bourdivins seront accompagnés de proclamations, de gags, de mises en garde visant à faire cesser ce qu’ils nomment impunément « violence symbolique » et sur laquelle ils font preuve d’une cécité phénoménale (...). De nombreux témoignages montrent comment la théorie des lois de la domination sert à recouvrir des comportements microfascistes. Le micro-fasciste inhibe la critique en reliant tous ses actes à une grande cause inattaquable...
Nous ne pourrons jamais oublier la manière dont les bourdivins ont traité l’affaire du sang contaminé, affichant une morgue inacceptable à l’égard des victimes. D’ailleurs, Anne-Marie Casteret a récemment rappelé le traitement odieux dont elle a fait l’objet par le grand sociologue et ses sbires. Il est clair que le sort des « dominés » n’intéresse guère les bourdivins dès lors qu’ils sont représentés ou défendus par d’autres, toujours suspects d’accumuler du « capital symbolique ». On n’a pas oublié non plus la manière dont les journaleux bourdivins ont tenté d’intimider leurs éventuels accusateurs lors de la sortie du livre de Verdès-Leroux qui a eu le courage de rompre le silence la première [20]. Désormais il va leur falloir compter avec une guérilla coriace et avertie.

*

On lira aussi de Daniel Cohn-Bendit la Lettre ouverte à Pierre Bourdieu après que ce dernier a refusé un débat contradictoire sur Arte en décembre 1998.

*


La guérilla peut aussi prendre la forme du rire sans vergogne.

IRONIES : LA FEINTE TRINITÉ

BROUHAHA VOLATIL

Faux débat ou tragironie
Saynète médiologique en 1 acte
Sur le plateau d’une chaîne de télévision

avec Messieurs
Bourdieu
Debray
Sollers [21]

Bourdieu à Sollers, sûr de lui : "Sollers tel quel, tel qu’en lui-même, enfin. Etrange plaisir spinoziste de la vérité qui se révèle, de la nécessité qui s’accomplit ..."

Sollers à Bourdieu, clin d’oeil à Debray : "Bourdieu, en style stalinien typique : renégat, vipère lubrique, hyène dactylographe, prostitué notoire, etc ... On connaît la chanson."

Debray,  pincé sans rire : "Le médiologue a du goût pour le Sollers. Son côté lapin agile, jubilatoire et bon enfant ; la faconde du polisson à sarbacane, plus doué que la moyenne ; sa vivacité chuchoteuse et fureteuse, apte à trancher de tout, au culot, généreusement. Il n’en a guère, en revanche, pour la querelle d’auteurs, brouhaha volatil et sans âge, bruit de fond corporatif ... Se voler dans les plumes fait partie des divertissements de la vie à la ferme, et nous sommes, vus de loin, la même volaille."

Bourdieu à Sollers, sur le ton de la confidence : "Ce sont des choses très compliquées où on ne peut faire avancer réellement la connaissance que par un travail empirique très important (ce qui n’empêche pas certains détenteurs auto-désignés d’une science qui n’existe pas, la "médiologie", de proposer, avant même toute enquête, leurs conclusions péremptoires sur l’état du monde médiatique)."

Sollers à Bourdieu, sur un ton plus condescendant : "Ce qui est touchant, chez Debray, c’est qu’il ne sait toujours pas où il est. Il en plaisante lui-même, avec une délectation morose. Ses professeurs ont-ils été les bons, ou bien figés (on peut le penser) dans le style Troisième République ? Ses livres ne sont-ils pas trop dispersés, existent-ils, à leur place, dans les bibliothèques ? La médiologie est-ce bien sérieux ? Les allergies de Debray : Lacan, Debord. Et moi, je suppose (pas un mot, lourd silence). Julien Gracq, pour finir, le reçoit gentiment, mais ne lui dit pas grand-chose. Ah, être un "grand écrivain" ! On peut rire, ce n’est quand même pas rien. Le livre qui fait la différence, où est-il ? Etre anti-vénitien ne porte pas chance."

Debray, rouge de colère, prenant à témoin la caméra : "Le Sollers, infatigable jouvenceau, continue de dégainer illico et repart, flamberge au vent, tête à queue, sans regarder une fois par-dessus son épaule. Certains font la pause entre deux coups de sifflet. Pas lui. (...) Mais, outre l’éternel échantillon aux effervescences attendues (le "gendelettre") que Pierre Bourdieu, non sans quelque abstraction — la généralité étant le péché mignon des sociologues — a rangé récemment dans la catégorie "simili et pseudo", cette figure récurrente du paysage parisien présente pour nous un intérêt plus singulier, qu’on dira barométrique. Derrière le microcosme "rive gauche" et la fausse désinvolture, immuable toile de fond, se tient le traceur de l’air du temps, le nôtre en général, qu’on soit provincial ou parigot, moisi ou frais."

Sollers, récitant un bel air du temps :

"O Toi, le plus savant et le plus beau des Anges,
Dieu trahi par le sort et privé de louanges,

O Bourdieu, prends pitié de ma longue misère ! (...)

Toi qui sait tout, grand roi des choses souterraines,
Guérisseur familier des angoisses humaines,

O Bourdieu, prends pitié de ma longue misère !"

Voix off venant de la Régie :
"Il n’est pas impossible aujourd’hui de négliger le fait
que l’usage intensif du spectacle a, comme il fallait s’y attendre,
rendu idéologue la majorité des contemporains,
quoique seulement par saccades et par fragments.
Le manque de logique,
c’est-à-dire la perte de possibilité de reconnaître instantanément
ce qui est important et ce qui est mineur ou hors de la question ;
ce qui est incompatible ou inversement pourrait bien être
complémentaire ;
tout ce qu’implique telle conséquence et ce que, du même coup, elle interdit ;
cette maladie a été volontairement
injectée à haute dose dans la population
par les anesthésistes-réanimateurs du spectacle."

Debray à Bourdieu, faisant le fanfaron : "Musique ! Musique ! Notre homme est le premier à ricaner de ses pitreries, à se parodier, à en rajouter, clin d’ ?il et sourire en coin. L’époque change de chemise, lui aussi, quelle importance ? Laissons l’écume aux cuistres et aux idéologues. Seul compte le rythme, l’Ecriture. Elle a bon dos. On l’y croit au comble de l’audace. Il y poursuit la sage aventure d’un bourgeois séculaire. Il s’imagine incarner La Littérature, convaincu d’en avoir le monopole, qui tient l’affiche, tient la corde."

Sollers à Bourdieu, débonnaire, petit sourire à la caméra : "Agacement ? Non. Commisération, plutôt. Le problème de Debray, c’est l’Ecole et encore l’Ecole, le vieux rêve des professeurs de régner sur les écrivains (même symptôme de ressentiment fondamental chez Bourdieu). Ils rêvent tous de Sartre. Alors qu’il s’agit précisément de fuir la Famille, l’Ecole, l’Armée, les Partis, la pesanteur, l’ennui. On a parfois l’impression qu’il n’est rien arrivé de personnel à Debray. Il est vrai qu’il n’est pas le seul (les "intellectuels" sont empêtrés dans cet embarras subjectif, il les résume)."

Bourdieu à Debray, l’air docte : "Faire semblant d’être écrivain, ou philosophe, ou linguiste, ou tout cela à la fois, quand on n’est rien et qu’on ne sait rien de tout cela ; quand, comme dans l’histoire drôle, on connaît l’air de la culture, mais pas les paroles, quand on sait seulement mimer les gestes du grand écrivain, et même faire régner un moment la terreur dans les lettres. Ainsi, dans la mesure où il parvient à imposer son imposture, le Tartuffe sans scrupules de la religion de l’art bafoue, humilie, piétine, en le jetant aux pieds du pouvoir le plus bas, culturellement et politiquement — je pourrais dire policièrement — tout l’héritage de deux siècles de lutte pour l’autonomie du microcosme littéraire ; et il prostitue avec lui tous les auteurs, souvent héroïques, dont il se réclame dans sa charge de recenseur littéraire pour journaux et revues semi-officiels, Voltaire, Proust ou Joyce."

Sollers à Debray, enjoué : "A une réunion du Monde, hier, j’ai jeté un froid en disant que je trouvais Bourdieu un écrivain médiocre. C’est pourtant évident. Aucune sensibilité à l’art ou à la littérature. Mais j’ai eu tort de le dire, j’avais oublié que je n’étais pas là comme écrivain (d’ailleurs, dans le Spectacle, et c’est logique, je ne suis jamais là comme écrivain, ce serait une faute de goût de ma part)."

Debray exténué, presque en pleurs : "Le Sollers refait le coup au Bourdieu, mot pour mot."

Sollers à l’attaque, hors-les-Lois : "Ça trotte, ça pond, c’est qu’ils en tripotent tous les profs nouveaux, l’enssaignant saigné sur ses grands chevaux, l’hystérosouzof du connu réglo ! (...) faut des trucs tout neufs, d’la philonalyse, d’la psychosaphie, de l’oraculisme et du laquoinisme. Donnez-leur du marx, du lénine en rond, abstrayez-moi ça, capital-patron ! Y a quand même moyen de se les avoir, les petits-bourgeois qui voudraient savoir ! Defreudez-moi ça en frimé miroir, ouvrez-leur l’accès à nos sublimoirs — je propose en vrac de classer les cracs qui se font entendre dans le champ socio :
le bourjus catho
le bourjus testant
le bourjuristo
le bourjus clopant
bourjus père en fils
bourjuse à matrice
le bourjus scrupule
le bourjus crapule
bourjusbertinage
bourjusvinsfromages" [22]

Bourdieu : "Simulacre de la littérature"

Debray : " De plus en plus médiocre à l’écrit"

Sollers, continuant de plus belle :
"le faschifascho
le fascho fascho
le bourjus droitier
le bourjus centré
tartuffé curé
le petit-bourjus
toujours mal au cu
dans son être-pus
à sous-cu respect
l’arnacho fascho
le social fascho
chauviné franco" [23]

Debray, hystérique : "Ludion du bocal (...) danseur du système"

Bourdieu, cynique : "Courtisan cynique (...) massacre de la littérature"

Voix off venant de la Régie :
"Les contestataires n’ont été d’aucune manière
plus irrationnels que les gens soumis.
C’est seulement que, chez eux,
cette irrationalité générale se voit plus intensément,
parce qu’en affichant leur projet,
ils ont essayé de mener une opération pratique ;
ne serait-ce que lire certains textes
en montrant qu’ils en comprennent le sens.
Ils se sont donné diverses obligations de dominer la logique,
et jusqu’à la stratégie, qui est exactement le champ complet
du déploiement de la logique dialectique des conflits ;
alors que, tout comme les autres, ils sont même fort dépourvus
de la simple capacité de se guider sur les vieux instruments imparfaits
de la logique formelle."

Sollers, peiné : "Il ne sert plus à rien de produire une démonstration puisque la police cléricale la reverse illico dans le pur symptôme subjectif, qu’il soit psychologique, sexuel, sociologique, ou politique. Cela est quasiment quotidien (voir Debray [...] le médiologue scout ressentimental)."

Bourdieu à Debray, évitant l’oeil de la caméra : "Il est l’incarnation idéaltypique de l’histoire individuelle et collective de toute une génération d’écrivains d’ambition, de tous ceux qui, pour être passés, en moins de trente ans, des terrorismes maoïstes ou trotskistes aux positions de pouvoir dans la banque, les assurances, la politique ou le journalisme, lui accorderont volontiers leur indulgence. Son originalité, — parce qu’il en a une : il s’est fait le théoricien des vertus du reniement et de la trahison, renvoyant ainsi au dogmatisme, à l’archaïsme, voire au terrorisme, par un prodigieux renversement auto-justificateur, tous ceux qui refusent de se reconnaître dans le nouveau style libéré et revenu de tout."

Sollers à Bourdieu  : "Bouffée délirante, accompagnée de l’accusation de "prostitution". Discours stalinien typique (et comique).

Debray à Bourdieu, conciliant : "Ce n’est pas un méchant bougre mais enfin, le problème n’est pas, n’a jamais été type bien ou pas bien, ce catéchisme-ci ou celui-là. (...) Dommage. Le Sollers avait tout pour devenir un vrai bon, et non le faux grand qu’il a mis en circulation sous le masque. Style, antennes sensibles, faim de travail, que lui a-t-il manqué ?"

Sollers à Debray  : "Dans le même registre, à peine plus stalinoïde, ou serbe (...) Bref, on n’a pas à se plaindre : ça chauffe à la caserne."

Voix off venant de la Régie :
"Dans le monde faussement renversé, le faux est un moment du vrai."

Rideau

Salut à nos camarades ironiques.

***

[3Voir aussi, sur Pileface : L’envers du pouvoir.

[5Cf. notre dossier dans notre article sur La France moisie.

[6L’Infini 67, automne 1999.

[8Philippe Forest, Philippe Sollers, Seuil, octobre 1992, coll. Les contemporains.

[10Sade lisible, Tel Quel 34, été 1968, p. 84. Repris dans Art et littérature, 1977, p. 160. A.G.

[11Colloque Artaud-Bataille, juillet 1972.

[14Dans le même numéro de L’Infini, un autre article : La littérature hors de prix. À propos d’une parodie d’analyse par Christine Lemire et Olivier Renault, revient sur la différence et entre écrivains et intellectuels et, surtout, sur « la littérature comme ironie ».

[15Cf. dans le JDD de décembre 2011, le passage sur DSK.

[16Extrait d’une conférence parue sous le titre « Le champ politique » dans Propos sur le champ politique (Presses universitaires de Lyon, 2000), réédité in Pierre Bourdieu, Interventions, 1961-2001. Science sociale & action politique, textes choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo, Agone, 2002, p. 163. L’extrait dans son contexte.

[17Cf. à nouveau notre dossier . L’article de Sichère se trouve à la fin du dossier.

[18Association contre l’extension des réseaux bourdivins en Europe. Contact : acerbe@yahoo.fr (ne répond plus).

[19TOSPASCOMSI (Tout se passe comme si) regroupe des esprits nomades qui oeuvrent contre la banalisation de nouvelles langues de bois.

[20Allusion à Jeannine Verdès-Leroux, Le Savant et la politique. Essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu, Paris, Éditions Grasset, 1998. « Le Livre de poche. Biblio essais », 2002. A.G.

[21Les "dialogues" sont des citations issues des écrits des protagonistes. En voix off, on reconnaîtra Guy Debord. A.G.

[22Citations du roman Lois, coll. Tel Quel, 1972.

[23Idem.

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3 Messages

  • A.G. | 9 janvier 2012 - 11:15 1

    C’est d’actualité avec L’Éclaircie et son "hymne à Manet", vous pouvez comparer avec ce que Bourdieu disait de Manet, notamment dans ses cours au Collège de France (1999).


  • Et moi donc | 7 janvier 2012 - 15:49 2

    Pour compléter les liens mentionnés au tout début de cet article, on pourra écouter, sur France Culture Une vie, une oeuvre. Avec les témoignages de :
    _ Luc Boltanski, sociologue, EHESS
    _ Robert Castel, sociologue, EHESS
    _ Philippe Coulangeon, sociologue de la culture, CNRS
    _ Annick Coupé, syndicaliste, déléguée générale de l’union syndicale "Solidaires"
    _ Thomas Ferenczy, journaliste, ex-Médiateur du "Monde"
    _ André Miquel, professeur honoraire au Collège de France
    _ Gisèle Sapiro, sociologue, directrice du Centre de Sociologie Européenne
    _ Tassadit Yassine, anthropologue.


  • Moi | 6 janvier 2012 - 12:31 3

    Ainsi, dans la mesure où il parvient à imposer son imposture, le Tartuffe sans scrupules de la religion de l’art bafoue, humilie, piétine, en le jetant aux pieds du pouvoir le plus bas, culturellement et politiquement - je pourrais dire policièrement - tout l’héritage de deux siècles de lutte pour l’autonomie du microcosme littéraire ; et il prostitue avec lui tous les auteurs, souvent héroïques, dont il se réclame dans sa charge de recenseur littéraire pour journaux et revues semi-officiels, Voltaire, Proust ou Joyce.

    Je ne vois vraiment pas de quoi l’intéressé pourrait se plaindre : c’est une définition juste et honnête, presque comique de l’autocrate, et il serait le premier à l’admettre en ajoutant avec un autre : « Mais madame !, ça n’a aucune importance ! »

    Tout ce procès d’alors en sorcellerie contre Sollers est à peu près du même tonneau que celui du jour contre Bourdieu : d’un ridicule appuyé.

    Bourdieu s’est expliqué longuement sur son tropisme originel. Sollers a fait de même. L’erreur de Sollers est de dire que, puisqu’il estime avoir brisé à tout jamais le cadre dans lequel la société entendait le contraindre, le cadre n’existe pour personne ; l’erreur de Bourdieu est de dire que, puisqu’il conçoit que le cadre s’impose à tous sans exception, il est manifeste que celui qui prétend s’y soustraire s’illusionne. En réalité, c’est là une limitation dans la pensée de l’un et de l’autre, et prendre parti autour d’une volée de bois vert en faveur de l’un ou de l’autre n’y change rien du tout.

    Du reste, la levée de bouclier de la nébuleuse Sollers contre la sociologie est elle aussi très misérable au fond : le droit dont elle se réclame de parler de la société en "fin observateur" est celui même au nom duquel est dénié au sociologue l’intérêt pour sa recherche et son outillage conceptuel.

    C’est pourquoi l’honnêteté soucieuse d’une certaine vision vraie du monde - sans préjuger de ce que cela implique, se servira toujours des écrits des uns et des autres pour forger son opinion, en se méfiant des algarades affidées jalonnant le chemin.

    Merci à vous de rassembler ici des documents de ce dossier cependant.