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Vers les « Illuminations »

Extraits de la première partie de « La musique plus intense »

D 17 avril 2012     A par Albert Gauvin - Olivier-P. Thébault - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Vous lirez ci-dessous deux morceaux choisis de la première partie de « La musique plus intense », extraits du livre sur Rimbaud d’Olivier-Pierre Thébault qui vient de paraître dans la collection L’infini, chez Gallimard (392 p.). Le lecteur pourra également se reporter à La musique plus intense (Ouverture), La musique plus intense (autres extraits), à La clef de l’amour et à Rimbaud à la lumière de Dionysos que Pileface a également publiés. A.G.
1ère mise en ligne le 3 novembre 2011.
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Rimbaud par Ernest Pignon-Ernest. « Rimbaud, il fallait que ce soit un marcheur, même arrêté. » [1]

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Voyage dans le Temps et science du Néant

Ainsi, quelques considérations brûlantes demandent à être émises concernant le voyage dans le Temps en général, son aisance surhumaine, dans l’oeuvre et la vie de Rimbaud, non sans relier d’ailleurs cette aisance avec celle de Lautréamont, ni sans parler dans cette optique, nécessairement, d’un certain dépassement de la poésie ou saut de la poésie pensante, tel qu’il se joue dans l’oeuvre de ces deux flambeaux de l’humanité concrète, avançant et évoluant dans cet invisible où jubile toute jouissance, « univers sans images », interprété ici comme royaume musical de l’intériorité épanouie.


Invitation au voyage

En effet, la primauté de la question du Temps vient aisément à l’ouïe de qui lit vraiment l’oeuvre entière du premier voyant se sachant et reconnaissant comme tel. J’en veux déjà pour preuve la déconcertante facilité avec laquelle celui-ci voyage à travers les âges et les langues, comme si cet être était né et rené pour avoir plusieurs vies, dans plusieurs langues, à de multiples époques, à même la suspension épocale de toutes les époques, dans l’en creux jouissif du Verbe. C’est singulièrement vrai pour la langue française dont les événements essentiels semblent revivre comme jalons de son propre cheminement poétique. Cela commence par exemple avec l’évocation de Villon (Bal des pendus et Charles d’Orléans à Louis XI), se prolonge par celle de La chanson de Roland mentionnée dans Villes (II), des chevaliers errants ailleurs, ou encore de « la putain Paris », « cité sainte assise à l’occident », dans L’orgie parisienne ou Paris se repeuple, ville des plus historiques, et donc mémorables, qui furent jamais. Cet art de voyager dans le Temps se précise même avec son projet de L’Histoire magnifique pour lequel nous n’avons, trois mille fois hélas, que le témoignage de Delahaye rapporté par Lefrère dans son Arthur Rimbaud :

De même, il faut sans doute considérer comme irrémédiablement perdue la “ série de cinq ou six poèmes en prose ” qui aurait été composée vers la fin de l’hiver 1871-72 et dont Delahaye, au fil de ses souvenirs, a donné des titres variables : Photographies du temps passé, La photographie des temps passés, Photographie du temps passé. Ces écrits devaient constituer la première série d’un ensemble qui aurait été intitulé L’Histoire magnifique. [Mais ne retrouve-t-on pas ce projet comme accompli dans les Illuminations ?] Delahaye, [...] nous apprend qu’il s’agissait de “ visions d’histoire ” composées dans le ton de quelques poèmes des Illuminations tels que Fleurs, Aube ou Après le Déluge. Leur unique auditeur ne gardait en mémoire que deux pièces : “ un Moyen Âge et un Dix-septième siècle, deux merveilles qui étaient bien, en effet, de la photographie, tant elles donnaient une impression de vérité absolue ; seulement, qu’on s’imagine de la photographie qui reproduirait une synthèse, le portrait physique et moral d’une collection humaine au cours de plusieurs générations : idées, passions, mouvements, décor. ” [Ce qui s’appelle donc voyager dans le Temps...]

Rimbaud par Ernest Pignon-Ernest. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Cette pérégrination désirante à travers tous les temps se poursuit enfin jusqu’à Baudelaire et la fin du romantisme. Son traitement ironique [2] de la décomposition parnassienne de celui-ci dans les Albums zutiques, ou déjà, sous voiles, dans Ce qu’on dit aux poètes à propos de fleurs, annonçant même ce qui arrive à la poésie comme misère, une fois qu’elle se dénature en acceptant de se soumettre aux cadences et au credo de la sinistre magie marchande [3] (dans « le siècle d’Enfer »...). Rimbaud est magnifiquement en avance sur tant de flopées de soi-disant « poètes », n’est-ce pas ? Mais n’oublions pas la Révolution française faisant signe (Le forgeron, Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize), la Commune (Les mains de Jeanne-Marie, etc.), ou « le siècle des coeurs sensibles » (le 17e siècle), etc. Il suffit de relire attentivement sa poésie, et pour le voyage à travers les langues et les civilisations sans doute également ses poèmes latins (dont ce Jugurtha à l’exergue de Guez de Balzac si lumineux concernant cette question du voyage à travers les époques et à l’intérieur des esprits des peuples [4]), ou encore de méditer la présence de la littérature anglaise, depuis le poème Ophélie jusqu’aux emprunts à Longfellow ou Shakespeare dans les Illuminations. Ainsi, en lui, avec une virtuosité sans égale, toute l’histoire de la langue française (plus généralement l’histoire elle-même !), puissamment intriquée et impliquée dans sa langue, dans son chant, se retrouve et s’accomplit — d’où, au passage, que le 18ème siècle, parce que période où la liberté a été le mieux partagée, le plus largement dispensée, dans l’histoire de France — sans laquelle pas de « liberté libre » —, ait une place prépondérante dans ses Illuminations, y affleurant en de multiples occurrences. Avec lui, l’histoire est de facto monumentale : Rimbaud prouve, à chaque instant, qu’il est pleinement muni de « la capacité d’éprouver l’histoire des hommes comme sa propre histoire » (Nietzsche, je souligne) ; ce pourquoi sa poésie est objective, non pas simplement subjective. De même, tout se passe comme s’il avait fait sien ce principe qu’énonce Nietzsche dans sa seconde considération inactuelle, De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, et qui vaut pour toute connaissance historique selon « l’histoire monumentale » :

C’est seulement à partir de la plus haute force du présent que vous avez le droit d’interpréter le passé ; c’est seulement dans l’extrême tension de vos facultés les plus nobles que vous devinerez ce qui, du passé, est grand, ce qui est digne d’être su et conservé.

Cette « plus haute force du présent », comme nous allons le voir ci-après en étudiant la structure de La lettre du Voyant, anime de part en part Rimbaud. Tout ce qui du passé est grand se conserve au coeur de sa poésie objective, et même se dépasse (au sens du verbe hégélien aufheben) dans un tel langage inouï. En lui, l’histoire, éveillée, se trouve « transformée en oeuvre d’art » (Nietzsche toujours). Enfin, cette poésie, comme ce que Nietzsche préconise à propos de l’usage de « l’histoire monumentale », devient « un véritable enseignement, un enseignement orienté vers la vie » (je souligne). Et pour cause, quoi de plus vivant et orienté vers la vie que la poésie, et par conséquent susceptible d’accueillir la vie de l’histoire, de magnifier l’histoire dans la vie comprise poétiquement ? N’est-ce pas ce que vise Rimbaud avec son projet de L’histoire magnifique et que concrétiseront, de façon encore plus intérieure et accomplie, les Illuminations ?


Structure pensée de La lettre du Voyant

Mais La lettre du Voyant, dont je m’étonne presque que la structure logique n’ait pas encore été vraiment élucidée, réfléchie, méditée (à ma connaissance en tout cas...), est sans doute l’exemple le plus probant de la récapitulation et de l’accomplissement de « l’histoire » de la poésie tels qu’ils ont lieu en Rimbaud.
Cela commence ainsi :

— Voici de la prose sur l’avenir de la poésie [et qui peut mieux parler de son avenir que celui en qui s’en rejoue toute l’histoire comme son histoire ?] — Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque ; Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, — moyen-âge [long moyen-âge n’est-ce pas ? nécessaire suppression de cette médiation...], — il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans !

Arthur Rimbaud, Lettre du voyant, 15 mai 1871
6 feuillets, 210 x 133 mm
BnF, département des Manuscrits
Lettre autographe signée,
écrite à Charleville à Paul Demeny [5]
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Antoine Adam, dans son édition de la Pléiade, semble croire que seul Théroldus mériterait quelque note : comme si les deux autres noms qui l’entourent n’étaient pas tout aussi essentiels pour comprendre la visée de Rimbaud ! Etonnants spécialistes... En effet, ces trois noms, Ennius, Théroldus et Casimir Delavigne, ont en commun — n’est-ce pas essentiel de le relever ? — d’avoir écrit des poèmes patriotiques. Quand on sait quelle idée se fait Rimbaud du patriotisme, ou plutôt du « patrouillotisme », on peut deviner l’accueil qu’il réserve à une poésie qui, si belle qu’elle puisse être par ailleurs — si elle l’est [6] —, n’en tombe pas moins dans le travers consistant à se laisser subordonner par l’instinct patriote, mais celui-ci chez un antique latin ou un savant poète du 11ème siècle n’était pas encore — ou différemment — méprisable, comme il le devient au 19ème siècle chez les lecteurs de journaux, ubuesques et grotesques démocrates déjà assez aisément manipulables (ce que fustige impeccablement Baudelaire parlant de « l’ivresse d’atrocité universelle » animant ces torchons, comme ceux qui s’en repaissent chaque jour), mais surtout au long du 20ème siècle avec la progressive mise en place hégémonique des idéologies spectaculaires et des supports techniques qui les véhiculent de plus en plus puissamment, et jusqu’en ces temps cybernético-burlesques au positivisme métaphysique décomposé qu’accompagne une adhésion spectaculaire massive à l’immense accumulation de catastrophes en cours.

Donc, Ennius : poète latin du troisième siècle avant J.-C. (né en - 239), il représente les premiers tâtonnements de la poésie de langue latine lors même qu’achève de se décomposer la retombée de l’immense merveille grecque, il sera éclipsé à juste titre par sa maturité (Horace, Virgile...) ; Theroldus : inconnu si ce n’est par l’oeuvre qui lui est attribuée, La chanson de Roland... nous avons ainsi fait un saut de plus de mille ans... ; Casimir Delavigne : « poète » français mort — et bien mort... — en 1843, alors que bouillonnait et s’affermissait le romantisme français. Du troisième siècle avant J.-C. au 19e siècle, nous avons bien là deux millénaires qui « s’écoulent ». La prose rimée qui sévit pendant cette période, dans la langue latine puis française, même chez les meilleurs (cf. le cas de Racine cité par Rimbaud) ne serait que « jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes ». La perfection de la poésie grecque ne s’y retrouve pas. Il faut noter que c’est déjà le problème (et qu’il ne parvient pas à résoudre...) du latin Ennius : la poésie grecque est « parfaite » (vers ïambique, etc.), mais elle ne s’importe pas en latin. Le moyen est alors tout trouvé : retourner et triturer la langue afin de lui imposer une rythmique qui ne lui est pas naturelle, mais seulement extérieure à sa chose même. Le souvenir d’Ennius s’est éteint, les Grecs sont classiques.

Remarquons ici que d’Ennius à Théroldus, nous sommes en latin et passons du latin aux bases de l’ancien français. Idem, de Théroldus à Casimir Delavigne, nous passons de l’ancien français au français des romantiques, bref nous parcourons l’histoire poétique (au sens strict : forme versifiée) du latin et du français. Il n’est, et il faut impérativement le relever, nullement question d’autres langues (pas de l’anglais de Shakespeare, ni de l’italien de Dante...), d’ailleurs le seul nom mentionné en dehors des trois précités est celui de Racine, le classique français par excellence, affublé ici des oripeaux, aussi désopilants que seyants, de « Divin Sot » ! Ni plaisanterie, ni paradoxe pourtant, Rimbaud énonce simplement que le latin et le français ne savent pas rimer, n’ont pas su trouver leur musique rimée pendant tant d’innombrables générations idiotes, malgré toute une constellation de noms glorieux (Racine pour le français, on peut penser à nouveau à Virgile et Horace pour le latin, d’autres bien sûr...). « Libre aux modernes d’exécrer les anciens » ponctue Rimbaud : autre manière de dire aussi que les anciens ne sont pas assez libres pour ce moderne absolu.

Mais pour y revenir, le latin a, et pendant des siècles, continué à être employé par les Français pour apprendre à rimer, mais toujours dans une certaine mesure à côté, ou plutôt n’était-ce là qu’un pis-aller, les empêchant au fond d’apprendre à rimer véridiquement, à penser en vers et en rimes dans leur propre langue et par là à faire « événement ».

Etonnant paradoxe sur lequel on devrait sans cesse réfléchir : le français est sans doute la langue où le génie est le plus divers, puissant et prolifique de toute l’Europe (donc, alors, du monde). Pourtant, pas un ou presque (on pourrait penser à Villon comme exception à ce que dit Rimbaud dans cette lettre, mais voyez la liberté qu’il prend par rapport à « cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, Jean La Fontaine, commenté par M. Taine ! ») de ses « poètes » — ou plutôt, comme dit Rimbaud, les renvoyant dos à dos avec les « lettrés », de ses « versificateurs » — n’arrive à inventer des vers qui tiennent pour le voyage des siècles, composant une ?uvre véritablement originale, à l’égal d’un Dante ou d’un Shakespeare (on comprend bien mieux, dans cette perspective, l’attachement de Rimbaud pour Shakespeare) !

Donc, le français semble éprouver une insurmontable difficulté à trouver sa propre musique en poésie. Il semblerait qu’il ne sache pas jouer avec suffisamment de liberté (Rimbaud emploie le mot « jeu » et il faut l’entendre en son sens musical vu la primauté de la métaphore musicale au fil de la lettre...), du moins avant l’avènement de l’immense Baudelaire.


Ernest Pignon-Ernest, Rimbaud.
Musée Rimbaud, Charleville.
Photo A.G., 19-07-09.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Que fait Rimbaud ? Il est le premier à être conscient du paradoxe et à le dépasser les yeux ouverts. Il reconnaît que la perfection de la forme — de la métrique et de la rime poétiques —, adéquatement avec le contenu, a été atteinte, pour la première fois dans l’histoire de la langue française, par Baudelaire, ce qui coïncide avec son statut de « premier voyant », « roi des poètes, un vrai Dieu », et qu’il importe désormais, la forme versifiée de la poésie étant accomplie [7] en cette langue — et son contenu libéré ! —, de trouver du nouveau puisque « les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles » : ce seront ses proses inouïes, grenades gorgées de richesses ravissant l’intellect de qui prend le temps de les apprécier. Composer de telles pièces est la vérité de ce qu’il aura tout d’abord appelé « se faire voyant ». Comme il est l’hôte de cet accomplissement, qu’il sait accueillir en devenant le Je qui « est un autre », Rimbaud va récapituler l’histoire du romantisme comme conclusion de l’histoire de la poésie versifiée en français (y incluant les balbutiements latins) : il y aura les premiers romantiques, Lamartine, Musset et Hugo, tout aussi justement corrigés par Rimbaud, quoiqu’il se montre là un peu moins sévère, que par Ducasse ; puis, les seconds romantiques déjà plus voyants, mais surtout celui qui, en un sens, fonde la poésie pour le français : Baudelaire, le premier voyant. En effet, avec Baudelaire et Rimbaud, il semblerait, si toutefois une telle façon de parler s’avérait légitime, que le français ait trouvé sa fondation poétique, sa musique dans les rimes enfin [8]. On ne peut ni souffler dessus, ni brouiller leurs hémistiches, ces vers sont faits pour durer. Ils font vieillir sur place la plupart des autres tentatives de versification en français (sauf Villon et quelques très rares autres...), et montrent aussi qu’à partir d’eux ce qui tient comme poésie n’emprunte plus, et ce nécessairement, l’ancienne voie royale désormais délaissée de la forme versifiée (à commencer par Jarry, avec Le surmâle ou L’amour absolu, puis Alcools d’Apollinaire, les grands romanciers du 20ème siècle, etc., jusqu’à l’auteur de Suppôts et suppliciations, celui de Mémoires ou celui de Paradis, etc.). Cette langue française, et quoique l’emprise matricielle spectaculaire voulant plus que tout son étouffement parce qu’elle est langue de la Révolution, des Lumières, des avant-gardes et plus généralement du « parti de la liberté », la recouvre en permanence sous une propagande délétère, commence à atteindre sa pleine maturité de façon somme toute récente, avec Baudelaire et Rimbaud, en un sens qui ne cesse d’être « en avant ». L’existence de tant d’incroyables héros au 20ème siècle — Artaud, Bataille, Proust ou Céline par exemple —, n’est pas là pour me démentir. Il faudrait ici rapprocher (car Goethe et Hölderlin c’est assez récent aussi, n’est-ce pas ?) la lettre de Rimbaud de ces deux lettres de Hölderlin à Böhlendorff (dont nous n’avons de la seconde que le brouillon) du 4 décembre 1801 et, probablement, de novembre 1802 [9]. Le dire qui a pour essence « le libre usage du nationel » (« das Nationelle frei gebrauchen ») — ce qu’une langue a de proprement historial, de plus intensément sacré, son trésor secret —, voilà la langue que trouve le Voyant. Rimbaud ne voit-il pas d’ailleurs chanter « les idées des peuples » dans le poème Villes (II), c’est-à-dire se dévoiler dans son dire, parce qu’il a le libre usage du français, le nationel de toute langue ? Comme le remarque Philippe Sollers :

[...] le français, très curieusement, se révèle être la langue universelle de la traduction, de la transposition et de l’actualisation active. C’est sa propriété la plus propre, d’où l’abondance de Mémoires de premier ordre, mais aussi une ouverture sans pareille à tous les horizons et à toutes les civilisations. C’est en ce sens précis qu’il est universel. (je souligne, Sollers n’est pas sans faire allusion ici aux propos de Hölderlin, etc.)

Le français, ce que la langue de Rimbaud révèle comme aucune autre, a comme « nationel » de dévoiler le « nationel » de toute langue, c’est-à-dire d’avoir pour essence une liberté en laquelle se réfléchissent et pensent — en accord avec la sienne propre — celles de tous les peuples ; c’est par excellence la langue du singulier universel, de la liberté, c’est-à-dire l’essence même de l’Esprit, de la vérité. Ici le mot et la chose coïncident : français — qui vient de ce peuple germain, les Francs — n’est pas proche sans raison du mot franchise, c’est-à-dire de la liberté aussi bien que de la vérité nette du dire (« être franc », dit-on communément). L’aisance de Rimbaud à voyager dans le Temps et à laisser être dans sa langue les idées des peuples ne pouvait avoir lieu qu’en français.

Maintenant, si je reviens à mon parallèle épistolaire, je constate qu’Hölderlin et Rimbaud prennent pour base commune la comparaison avec les Grecs, c’est-à-dire la perfection rythmique dans la poésie, comme dans la vie : « Vie harmonieuse ». Si Baudelaire parle de « trouver du nouveau », c’est avec Rimbaud, en français, que ce trouver se trouve lui-même, c’est pourquoi celui-ci développe que le poète doit définir « la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle », ou affirme encore que la « Poésie ne rythmera plus l’action », mais qu’elle « sera en avant ». Cet « en avant », c’est ce que nous tenterons d’analyser plus loin comme « le saut de la poésie pensante ».

Enfin, j’aime voir dans la fin de la lettre une double perspective chiffrée : d’un côté, la vitesse dionysiaque de la pensée rimbaldienne trouvant du nouveau dans son « en avant » paradisiaque de repos transparent, limpide et éblouissant ; de l’autre, la décomposition parnassienne du romantisme (le milieu social-occulte pseudo-poétique que Rimbaud traverse, troue, renverse, comme le démontre parfaitement Marcelin Pleynet dans Rimbaud en son temps). Depuis : d’une part, enfoncement dans lui-même de ce second aspect, misère généralisée de la poésie (et de la pensée) ; de l’autre, tentatives héroïques de battre en brèche celle-ci et de rejoindre ce qu’ouvre Rimbaud afin de « trouver du nouveau », succès vertigineux généralement inaperçus des contemporains, faisant événement, dans quelques rares cas merveilleux, de Jarry, Tzara, Breton, Artaud ou Céline à Debord, Dubourg ou Sollers [10].

*


Trois extraits de Even wild horses
(dance music for an absent drama)
(1949-1952)
de Harry Partch

(A. Rimbaud : A Season in Hell), pour baryton et ensemble instrumental.

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Acte II scène 2 : Hunger Thirst Shouts, Dance (Nañiga)

Acte II scène 3 : Land of Darkness and of Whirlwinds (Slow Fast, Wild !)

Acte III scène 2 : Let us contemplate undazed the endless reaches of my innocence

*


Alchimie du Verbe et métamorphose du Temps


Rimbaud par Ernest Pignon-Ernest. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Comme le note Isidore Ducasse dans Poésies II, ce qui, ceci dit au passage, éclaire la logique unitaire de son écriture : « L’écrivain, sans séparer l’une de l’autre, peut indiquer la loi qui régit chacune de ses poésies. » Une saison en enfer et Illuminations ont, elles aussi, leurs propres lois de composition harmonique, celles de l’une éclairant celles de l’autre. Ces poésies, comme leurs lois, se complètent, ont leur unité dans l’âme de Rimbaud trouvant, les écrivant, les vivant, la liberté dans le Salut. La conquête de celle-ci et les lois qui font vivre cette oeuvre inouïe jamais ne furent séparées. Ce n’est pas simplement en écrivant celle-ci que Rimbaud se libère, bien plutôt est-ce parce qu’il conquiert cette liberté, en son âme même, qu’il écrit une oeuvre pareillement libre, vérification concrète et mémorable de cette Délivrance, qui la redouble, l’approfondit, et en retour la rend effective, Rimbaud possédant alors, à loisir, une fois sorti au grand jour illuminé, « la vérité dans une âme et un corps ». Ainsi, ces deux oeuvres, Une saison en enfer, Illuminations, forment un ensemble orchestré, composé, musical, laissant rayonner le sacré, avec un art unique, dans le français illuminé qui est notre sève, notre sang, notre sel, notre langue. La question du Temps est la preuve ultime de la cohésion interne de cet ensemble, de l’unité des deux livres, comme de la vie et de l’oeuvre de leur auteur, nous y venons. Philippe Sollers ne s’y est pas trompé et lorsqu’il en vient à analyser la réécriture opérée par Rimbaud des anciens poèmes qu’il choisit pour illustrer son savoir alchimique dans le mouvement d’Une saison en enfer, il affirme bien le Temps comme l’enjeu et le sujet central de cette opération. Puisque les choses ont déjà été admirablement dites, je vais me contenter de citer des extraits du moment intitulé L’éternité retrouvée, pp. 145 à 158 [11] de La Divine Comédie :


Nous sommes donc, vous avez raison d’y revenir, dans l’expérience singulière d’une révélation du temps. Ce temps que tout vise à maîtriser, à calculer, à encercler, à faire servir, à infléchir, à canaliser, à empêcher d’être.

[...]

Voyons donc ce qui précède immédiatement cette fameuse déclaration de Rimbaud, poème repris dans Une saison en enfer, avec des corrections selon moi extrêmement importantes et qui n’ont pas été analysées comme telles. Il faut lire ce qui vient avant : « Enfin, ô bonheur, ô raison... » On peut rester longtemps sur le fait que ces deux mots viennent ensemble : « ô bonheur, ô raison ». Pourtant, tout cela s’appelle Délires...

Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible :
Elle est retrouvée !
Quoi ? l’éternité.
C’est la mer mêlée
Au soleil.

Dans le poème L’Eternité, écrit en mai 1872, il écrit : « C’est la mer allée / Avec le soleil. » C’est très beau : « allée avec le soleil ». Mais, si j’ose dire, c’est moins incestueux que « mêlée » [12]. Et puis il n’hésite pas, aussitôt après, à tutoyer son âme. Voyez un peu la situation où un être humain, ayant la révélation de la « lumière nature », au-delà de « l’azur, qui est du noir », passant à travers la nuit du jour, se met en position de tutoyer son âme. Regardez le poème initial :


Ernest Pignon-Ernest, Rimbaud.
Musée Rimbaud, Charleville.
Photo A.G., 19-07-09.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
Âme sentinelle,
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.

Puis, dans Une saison en enfer :

Mon âme éternelle,
Observe ton voeu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

Dans la version initiale :

Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.

Et dans la version d’Une saison en enfer :

Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans !
Tu voles selon...

J’insiste sur ce « selon » qui ne rime pas avec « élan ». Dans la deuxième strophe, nous avions : « Malgré la nuit seule »... « Tu voles selon ». Puis ensuite, il intervertit :

Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s’exhale
Sans qu’on dise : enfin.

Là pas d’espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.

Mais il va réécrire — l’expérience est beaucoup plus resserrée :

— Jamais l’espérance.
Pas d’orietur.
Science et patience,
Le supplice est sûr.

Regardez la différence entre : « Puisque de vous seules, / Braises de satin, / Le Devoir s’exhale / Sans qu’on dise : enfin. ». Et un an plus tard, dans Une saison en enfer :

Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.

Cela m’amuse, car il y a dans les Illuminations un tel retour négligé du XVIIIe siècle, que c’est ahurissant de voir à quel point personne ne veut s’en apercevoir. « Plus de lendemain... » Vous vous rendez compte de ce que l’on a fait avec le lendemain. Il paraît qu’il devait chanter. On a eu des charniers. Point de lendemain, avait pourtant averti Vivant Denon. Non, plus de lendemain... [13]

[...]

Je vous donne tout de suite un exemple de ce resserrement, en entendant par là une « désubjectivation » importante, dans les corrections que Rimbaud apporte à ses propres poèmes dans Alchimie du verbe [...] Et vous avez vu que les corrections sont extrêmement significatives, notamment lorsqu’il s’agit d’intégrer l’enfer à une nouvelle définition du temps retrouvé.

Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.

[...]

Je compare : « Qu’il vienne, qu’il vienne, / Le temps dont on s’éprenne », en 1873, différence massive avec « Que le temps vienne / Où les coeurs s’éprennent », en 1872, où, après tout, vous pourriez parler de quelque chose comme le printemps... Mais, « Qu’il vienne, qu’il vienne, / Le temps dont on s’éprenne », le temps lui-même, c’est tout à fait autre chose, n’est-ce pas ?

[...]

Un, deux, trois... « Qu’il vienne, qu’il vienne / Le temps dont on s’éprenne »... Veni, veni... (rires). L’aspect liturgique me semble beaucoup plus marqué  [14].

[...]

... Sans vouloir trop entrer dans les détails, j’aimerais montrer comment le texte se resserre, et comment il s’ouvre à autre chose, en même temps, comme si, en effet, une porte pivotait. Il n’est plus question des c ?urs qui s’éprennent, mais du temps lui-même “ dont on s’éprenne ”. (Je souligne, en gras)


Cette porte qui pivote pour Rimbaud, laissant sa poésie se transformer et renouveler, lui-même s’éveillant à sa propre renaissance, ouvre à la fois sur la révélation du Temps, du Verbe en lequel et par lequel se dit celle-ci et sur la refondation spirituelle du sujet. Rimbaud retrouve le Temps dans le chant, en finit avec toute poésie subjective en trouvant enfin sa langue la plus accomplie — pointe aiguisée de sa singularité qui contient toute universalité —, si bien qu’il lui est enfin loisible de « posséder la vérité dans une âme et un corps ». Par cette opération qui n’a pas d’équivalent dans la littérature mondiale — si ce n’est l’ ?uvre d’Isidore Ducasse —, l’accomplissement de la parole poétique, du sacré, en français, selon ce qui, pour cette langue divine, prévaut comme l’essence, s’est mis en place. Il y a un avant et un après Rimbaud, dont on peut donc dire qu’il coupe l’histoire en deux, comme J.-C., Hegel ou Nietzsche.

Je reviens sur quelques-uns des points abordés.

Déjà sur la correction de « Que le temps vienne où les coeurs s’éprennent » par « Qu’il vienne, qu’il vienne, le temps dont on s’éprenne », Sollers en relève bien l’importance. Essayons toutefois de déterminer cette différence : dans le premier cas l’amour est le clair objet du désir, dans le second le Temps, mais en tant qu’aimé. Ainsi, la venue du Temps comblerait le désir de l’amour lui-même, ou remplacerait-elle l’amour comme comble du désir ? Par cette correction n’est-on pas déjà, en soi, directement au coeur des Illuminations où chaque phrase ailée émanée du Temps — qui leur donne rythme et musique — est à hauteur de l’amour, le sujet même du texte ? Que le lecteur garde bien en tête pareille question, la laissant cheminer, nous aurons tout le loisir d’y revenir.


Ernest Pignon-Ernest, Rimbaud. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Je me permets maintenant d’ajouter une modeste remarque à propos de L’Éternité (version d’Une saison en enfer). Le premier quatrain s’ouvre sur : « Elle est retrouvée ! / Quoi ? l’éternité. », tandis que le dernier s’ouvre sur : « Elle est retrouvée ! — Quoi ? — l’Eternité. » La ponctuation est sensiblement, quoique très légèrement, modifiée (la majuscule, les tirets), de même le rythme puisque les tirets impliquent un léger laps de suspension tandis que la majuscule suggère d’appuyer davantage sur le mot (et la chose) : « l’Eternité ». Ce poème est ainsi cyclique, ce qui rappelle le temps liturgique ; et que le cercle est l’une des représentations antiques de l’éternité. Mais, dans ce mouvement en quelque sorte en spirale, si le terme est le commencement, il est celui-ci relevé à un autre niveau d’intensité, en quelque sorte accompli et véridiquement atteint par la traversée qu’est l’expérience vécue par l’âme, et c’est ce degré conquis, ce pas gagné, que dénote son chant. Ce pourquoi je parlerai ici bien plutôt d’un chant spiralé que circulaire. Cette spiralité du chant n’était pas présente dans la première version du poème, dans Vers nouveaux et chansons, datée de mai 1872. On y trouve en effet que le dernier paragraphe est en tous points identique au premier, un peu comme deux cercles de même rayon. L’indication du temps spiralé n’est pas encore à l’ordre du jour et l’expérience n’a pas encore trouvé toute sa profondeur.

Dans Studio, Philippe Sollers parlait déjà de la réécriture des poèmes de Vers nouveaux et chansons repris dans Une saison en enfer, ou plutôt de ce qui est le moteur essentiel de cette réécriture :

Qui ne comprend pas ce déplacement énorme de détails ne comprendra jamais rien à rien.

Car tel est l’art même d’écrire saisi dans son devenir essentiel, la clef de tout savoir, de toute compréhension. La musique de l’écriture, son temps — ou sa façon de « temper » pour reprendre un néologisme qui s’est imposé à Philippe Sollers et qui n’est pas sans évoquer la manière dont Heidegger joue, dans Être et Temps notamment, avec les mots liés au temps, une traduction parlant par exemple de temporation ou de temporer — s’identifie avec ce « déplacement énorme de détails », le mouvement de la signification du texte en marche, selon sa guerre.

Enfin, après « l’éternité retrouvée », il y a la magique étude du bonheur qu’aucun n’élude, associée à la dernière correction alchimique insérée par Rimbaud. Encore une fois, la question du Temps, de ses métamorphoses miraculeuses en jouissance verbale. Bonheur : bon heur. Mais, heur : à la fois heur (chance) et heure (temps). La magique étude du Temps ; temps propice, de la chance, de l’illumination. Finissons, pour clarifier, par l’étymologie du mot heur que chacun pourra méditer :

« HEUR, subst. masc.
Étymol. et Hist. 1. Ca 1121 « sort, fatalité, destin » ici bon öur « fatalité heureuse, chance » (St Brandan, v. bonheur étymol. et hist.) ; ca 1170 a boen eür « heureusement » (Chr. de Troyes, Erec, éd. M. Roques, 2772) ; 1306 heur (Joinville, St Louis, éd. N. de Wailly, 1874, § 641, p. 352) ; 2. ca 1190 « chance, bonheur » (G. de Pont Ste Maxence, St Thomas, 274 ds T.-L.) ; 1540 avoir l’heur de « avoir la chance, le bonheur de » (N. Herberay des Essars, Amadis, éd. H. Vaganay, 167 ds IGLF). Du lat. augurium « augure, interprétation des présages, présage (dans la religion romaine) » par l’intermédiaire de la forme agurium du b. lat. (TLL s.v. 1731, 11) et glissement au sens de « sort, condition, destinée » (cf. TLL s.v. 1375, 83) ; la collision homonymique avec heure, notamment dans des expressions avec bon ou mal eur, est à l’origine de l’ajout de l’initiale h au Moyen Âge. » »

Olivier-Pierre Thébault

*


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Rimbaud par Ernest Pignon-Ernest

L’homme habite poétiquement

Ces entretiens témoignent d’abord de ce qui s’échange et se constitue dans la rencontre de l’artiste, Ernest Pignon-Ernest, et de l’écrivain, Marcelin Pleynet.
Comment deux pratiques, celle de la poésie et celle du dessin, sont-elles contemporaines l’une de l’autre ? Qu’est-ce qui les habite ?
Comment habitent-elles le monde qu’elles partagent ? Comment, aujourd’hui, pour paraphraser un vers bien connu de Hölderlin, "l’homme plein de mérite" habite-t-il encore sur cette terre ?

Marcelin Pleynet — [...] Si on entend le mot "politique" à partir de son étymologie (politikos, de polis, "cité"), il me semble que l’on peut considérer que la seconde partie de votre oeuvre s’inscrit dans la cité au même titre en effet politique que la première. Elle continue de fait sur ce même courant, à cela près, et justement à partir de ce que vous avez fait sur Rimbaud, que l’intervention dans la cité devient une intervention qui se charge d’une dimension plus explicitement liée au symbolique, c’est-à-dire à la poésie, à l’art, à des formes symboliques du langage. A partir du moment où vous affichez votre Rimbaud vos travaux s’inscrivent toujours dans la cité, jouent toujours leur rôle dans la cité mais un rôle qui se connote d’une dimension plus déclarativement poétique, dans le cas de Rimbaud notamment, ou plus déclarativement liée au langage plastique et à l’histoire de l’art, disons dans une connotation plus généralement poétique. Mais il faudrait entendre poétique au sens que déclare Hölderlin lorsqu’il écrit : " L’homme habite poétiquement. " Sur cette phrase de Hölderlin il y a un très bel essai [15] dans lequel Heidegger explique que, en effet, habiter poétiquement ça n’a pas une connotation romantique, mais au contraire une connotation extrêmement concrète, c’est-à-dire que l’homme n’habite que tant qu’il est dans la réalisation, dans le faire, dans la poésie, qu’il n’habite poétiquement que pour autant qu’il se réalise dans cette habitation, que pour autant qu’il se réalise poétiquement, où il est poétiquement dans la cité.
Il me semble que cette dimension qui se marque de façon très constante à partir de votre Rimbaud, on ne peut pas l’évacuer de votre oeuvre, elle comprend et elle excède la littéralité de vos interventions. C’est-à-dire qu’il y a une littéralité de vos interventions, les pièces (les dessins) sont accrochées dans la rue, dans la cité, ça c’est la littéralité ; littéralité si je comprends bien d’ailleurs qui a eu des retentissements intéressants, vous m’avez dit que votre Rimbaud était entré dans un roman...

Ernest Pignon-Ernest — Oui, plusieurs...

M. P. — Dans plusieurs romans. Ça montre bien la multiplicité de l’effet factuel de la présence littérale d’une figure affichée, et son influence lorsqu’elle joue d’une charge sémantique implicite — cette figure tend immédiatement à inspirer d’autres systèmes symboliques et par ce fait à révéler objectivement sa complexité et la complexité de sa stratégie. Donc il y a une dimension littérale de l’oeuvre, les pièces sont dans la rue, elles évoquent une figure mais cette figure elle-même véhicule un certain nombre de sens, de références qui sont vastes et complexes, il y a la dimension littérale et puis il y a tous les sens qui viennent plus ou moins explicitement, plus ou moins déclarativement accompagner et charger cette littéralité. Comment cela se manifeste-t-il à vous pour la première fois ? Vous vous souvenez du moment où vous avez pris la décision de dessiner votre Rimbaud ?

E. P-E. — Je crois que depuis l’adolescence je me suis coltiné en permanence avec l’image de Rimbaud à chaque pas nouveau dans mon travail, j’ai dû entreprendre un nouveau portrait, bien sûr des portraits qui ne voulaient pas s’arrêter aux apparences. Mais je crois aussi que je les ai toujours commencés avec le sentiment que ce serait raté, que je serais déçu, que c’était en quelque sorte impossible. Impossible de le figer dans une image unique comme il va de soi qu’il est impossible de faire un Rimbaud en marbre, qu’il y aurait une espèce de contradiction insurmontable à moins d’être le Bernin ou Picasso. j’avais plusieurs fois renoncé.
Ce n’est qu’en 1977 lorsque j’ai mieux compris comment fonctionnaient mes interventions que j’ai osé à nouveau envisager un travail sur Rimbaud. Lorsque j’ai pu apprécier avec mes collages précédents combien chaque lieu choisi, chaque support, chaque couleur ou chaque matière à laquelle j’associais mon image, en changeaient le sens, le multipliaient, le diversifiaient.
En travaillant la mise en place, l’image n’avait pas la même signification, la même poésie sur un transformateur électrique, sur une autoroute ou rue Campagne-Première.
J’avais vu que je ne pouvais pas dire Rimbaud, tout ce que porte son oeuvre, sa vie, son mythe avec un dessin qu’on pourrait encadrer dans un salon, qu’il fallait une palette plus large, d’autres couleurs, des liens plus directs avec la vie. J’avais avec mes collages cette possibilité d’un Rimbaud pluriel, jamais figé dont la fragilité, la vulnérabilité serait un élément rimbaldien, suicidaire, de plus...

[...]

M. P. — Je voudrais savoir quel est le poème de Rimbaud auquel vous pensez le plus souvent, celui avec lequel vous êtes le plus familier...

Ernest Pignon-Ernest — Je ne sais pas beaucoup de choses par coeur...

M. P. — Dans la tête comme ça...

E. P.-E. — Parce que c’est la conjonction de plusieurs choses...

Elle est retrouvée.
Quoi ? L’Eternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.

M. P. — C’est ce qui revient le plus régulièrement... "l’Eternité" !


Épuisé, bientôt disponible. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

E. P.-E. — Oui, et la mer, et le soleil. C’est la dernière phrase de Pierrot le Fou, quand il se fait sauter la tête avec de la dynamite de toutes les couleurs, Pierrot le Fou, Godard... et Rimbaud ont vraiment beaucoup compté.

M. P. — Je crois en effet qu’à partir de Rimbaud... l’impact des images, des dessins, tient énormément au fait que quelque chose de l’ordre poétique, de l’ordre d’un langage artistique, pénètre la cité, se trouve dans la cité, et qu’on le rencontre grâce à vous là où on devrait le rencontrer, là où en principe on ne le rencontre jamais. Autrement dit, lorsque les Rimbaud se sont retrouvés dans la ville (et il est manifeste que leur présence quasi contemporaine dans un certain nombre de romans vient soutenir ce que je veux dire là), lorsque les Rimbaud se sont retrouvés dans la ville, ils se sont trouvés exactement là où doit se trouver l’oeuvre d’art, les poèmes, je veux dire que la peinture n’est à sa place au Louvre, que la littérature et la poésie ne sont à leur place à la Bibliothèque nationale que dans la mesure, et seulement dans la mesure, où ils sont : la peinture dans tous les yeux et la littérature et la poésie dans toutes les têtes.

E. P.-E. — Où ils ont déjà joué leur rôle...

M. P. —en effet ils ont pénétré la cité. Or chacun sait qu’une telle situation n’existe pas une fois pour toutes, qu’elle est toujours et indéfiniment à rejouer. [...]

Marcelin Pleynet / Ernest Pignon-Ernest,
L’homme habite poétiquement,
Actes Sud, 1993, p. 54-58 et 62-63.

Ernest Pignon-Ernest, Les affiches Rimbaud (1978-1979)

oOo

[1Note de A.G. En accord avec O.-P. T., les illustrations relèvent de mon choix. Sur les lithographies de Rimbaud par Ernest Pignon-Ernest qui étaient faites pour être disséminées en 1978 sur les murs de la ville — de la cité (politikos, polis) —, « la putain Paris » en l’occurence, « Cité sainte, assise à l’Occident », se reporter au livre d’entretiens entre Marcelin Pleynet et Ernest Pignon-Ernest, L’homme habite poétiquement, Actes Sud, 1993, p. 54 et suivantes (cf. extraits plus bas). Le titre — L’homme habite poétiquement — est repris d’un poème tardif de Hölderlin commenté par Heidegger.

[2Ce qui ne veut pas dire par ailleurs qu’il n’ait pas réellement apprécié, au moins momentanément, un De Banville, un Verlaine, ou un Mérat dans une moindre mesure. Mais s’il en parle comme de « voyants », De Banville par exemple fait malgré tout partie, au contraire de Baudelaire, de ceux qui ne font encore que « reprendre l’esprit des choses mortes » (cf. La lettre du voyant).

[3Jusqu’à devoir faire rimer « une version / Sur le mal des pommes de terre ! », etc.

[4Je rappelle cet exergue : « La Providence fait quelquefois reparaître le même homme à travers plusieurs siècles. » (Balzac, Lettres)

[5Crédit : Bnf.

[6Dans cette veine, l’on peut penser aussi au Tasse, auteur de La Jérusalem délivrée, ou à Camoëns, auteur des Lusiades, etc. Mais ce ne sont pas Homère, Virgile ou Dante. Le sujet épique n’est pas de même nature chez ces derniers, où il est essentiellement mythologique, que chez ces premiers, où il se trouve être surtout historique, voire patriotique, quoique souvent orné de profondes fresques mythologiques ; la distinction, d’ordre qualitatif, entre ces deux types de poésie, en découle. Les seconds sont autrement universels, passent à travers les langues et les âges, les premiers s’ils ne sont pas oubliés, n’en sont pas moins fort peu étudiés (sauf en portugais pour Les Lusiades, mais en portugais surtout).

[7Rimbaud reconnaît cet accomplissement de la poésie, en français, chez Baudelaire, dans cette forme déterminée qu’est la forme versifiée. Il ne s’en empêche pas moins de prendre le contre-pied de Baudelaire en affirmant à son sujet : « et la forme si vantée en lui est mesquine : les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. » Rimbaud donnera donc à l’accomplissement de la poésie, le premier — avec Ducasse —, ses formes nouvelles. Qui regardera d’un peu près la poésie du 20ème siècle saura y déceler, au premier coup d’oeil, quels sont ceux qui ont su, eux aussi, trouver des formes nouvelles pour la continuation de cet accomplissement.

[8Ce que je rapproche pour ma part de propos de Philippe Sollers parlant de chacun de ces deux génies, tour à tour, comme du « plus grand poète français », et il ne le dit que de ces deux-là.

[9Ces deux lettres ne nomment-elles pas, en un sens, le même accomplissement de la langue poétique que La lettre du Voyant ?

Plus je l’étudie, plus la nature de ma patrie m’émeut puissamment. L’orage, non seulement sous son aspect le plus élevé, mais précisément en tant que puissance et comme figure parmi les autres formes du ciel, la lumière donnant forme nationelle, en tant que principe et à la manière du Destin, afin que nous ayons un sacré, l’intensité de ses allées et venues, le caractère particulier des forêts et la rencontre dans une même région de caractères différents de la nature, que tous les lieux sacrés de la terre se retrouvent en un même lieu et la lumière philosophique autour de ma fenêtre, voilà ce qui fait maintenant ma joie ; puissé-je me souvenir comment je suis arrivé jusqu’ici ! » (Je souligne.)

N’est-il pas arrivé à l’inconnu ? Ne s’est-il pas fait « voyant » pour voir ainsi et dire de la sorte ce qu’il voit ? Donnant à la langue poétique allemande son sacré, ne parle-t-il pas depuis un point de vision où tous les lieux sacrés — aussi bien tous les sacrés ! — se retrouvent, ce qu’il verrait advenir, comme révélé, dans la Nature se manifestant à lui, ici derrière l’aspect de l’orage ? Un tel accomplissement se reconnaissant n’est-il pas comparable, au fond, à ce qu’opère Rimbaud en français ?

[10Pour chacun d’entre eux, selon leur grand style, le nouveau se détermine singulièrement. La poésie nécessairement sans poème de Debord par exemple, ou encore « le style hallucinatoire coudé » de Sollers le conduisant jusqu’au flux permanent de la parole éveillée à elle-même, à l’intérieur d’elle-même, comprenant tout extérieur, forme et contenu accordés, et faisant trou, qu’est Paradis.

[11Editions Desclée De Brouwer.

[12J’attire l’attention de la bienveillante lectrice et du lecteur bénévole sur une autre différence, que ne relève pas Philippe Sollers, mais qui rejoint, si l’on y réfléchit bien, celle qu’il observe : quand vous dites « la mer allée avec le soleil », les deux éléments, quoiqu’ensemble, restent séparés, quand vous dites « la mer mêlée au soleil », plus de séparation d’aucune sorte.

[13Ici se dévoile pour Rimbaud, dans son expérience, l’essence du temps vivant, son mouvement perpétuel, l’inépuisable de son désir. Ce qu’il retrouve est ce qui se retrouve en lui sans plus jamais cesser, ni seulement subjective, ni seulement objective, mais bel et bien absolue : l’éternité (note de l’auteur).

[14La liturgie, dans le judaïsme comme dans le catholicisme, est l’occasion de l’expression, ou du développement, du rapport au temps, tel qu’il anime les fidèles, tel qu’il insuffle le texte sacré. Ce déploiement est fondé sur le texte biblique, ses sections, ses souffles, ses rythmes. Le veni, veni, rapide et concis, employé ici par Sollers est bien entendu lié à la parousie, le temps de sa venue — qui est également la venue du Temps (note de l’auteur).

[15M. Heidegger, L’homme habite poétiquement., in Essais et conférences.

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