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Vita Nova - Écrit en dansant

par Florence D. Lambert

D 9 avril 2011     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Marcelin Pleynet et Florence D. Lambert à Venise.
Terrasse de la Piscina, fondamenta Zattere.
Au fond : Le Redentore.
Photogramme du film Vita Nova [1] Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

« Au lieu d’ajouter un film à des milliers de films quelconques, je préfère exposer ici pourquoi je ne ferai rien de tel.
Ceci revient à remplacer les aventures futiles que conte le cinéma par l’essence d’un sujet important : moi-même. » Guy Debord.
Extrait du Carnet de Florence D. Lambert dans Filmer Marcelin Pleynet [2].

Il y a un an, du 6 au 10 avril 2010, le MK2 Beaubourg projetait Vita Nova, le film de Marcelin Pleynet et Florence D. Lambert sur Marcelin Pleynet. Pileface en a rendu compte, à plusieurs reprises, mais ne vous l’avait pas montré. Le voici.

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J’ai vu et revu le film, toujours avec la même émotion. Il fera date. Dans le livret qui accompagne le DVD, Florence D. Lambert le présente ainsi :

« Je ne parlerai pas du film lui-même, mais de la manière dont nous avons procédé. En effet parler du film est inutile parce qu’il parle entièrement de lui-même. C’est là certainement la marque de fabrication de Marcelin Pleynet. Les séquences, leur montage, le texte, les images, le sens, les sensations, se diffusent de l’une à l’autre. Elles ont leur propre chant. Cela a été la première de nos préoccupations. Marcelin Pleynet notait au fur et à mesure dans un carnet tous les lieux, les musiques, les extraits de texte, les poésies, les tableaux, qui se présentaient à lui spontanément, comme éléments biographiques. Puis il me passait le carnet.
Les pages de ce carnet étaient amovibles. Cela me permettait de les assembler clans un ordre puis dans un autre...

Nous avons joué librement toutes les associations, en cherchant les accords de couleur, de sens, de musicalité... J’avais décidé dès le début que ma position serait celle de l’écoute (je souligne. A.G.). Je m’y suis tenue pour le plus grand bonheur...

Ce film est un portrait, oui, mais un portrait de ce que l’on aime faire, voir, entendre, et en conséquence un portrait de ce que l’on fait en aimant. Petite anecdote : lorsque j’ai proposé à Marcelin Pleynet de faire un film avec lui, il m’a répondu : « certainement que puis-je faire pour vous ?... » J’ai compris qu’il ne songeait pas du tout à lui-même. Je lui ai précisé : « Je veux faire un film sur vous, avec vous. » Il en a été très surpris.

Nous avons vite établi que nous tournerions à Venise, à Paris, au Jardin des Tuileries, au musée du Louvre, au musée Picasso, à Rome, à la basilique Saint-Pierre.
On y a ajouté de la danse. J’ai eu le sentiment pendant un moment que le portrait se renversait.
Le montage part d’une idée simple et dont les possibilités de variations sont infinies : tout part de la bibliothèque et tout y revient. La bibliothèque dans la ville, la ville dans la bibliothèque, ses palais, ses jardins, ses fontaines, ses portiques, sa musique. »

*

Giacometti, L’homme qui marche, 1960 [3]. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

« On y ajouté de la danse. J’ai eu le sentiment pendant un moment que le portrait se renversait. » Cette phrase prend tout son sens quand on voit le film. Pleynet est « l’homme qui marche »... à Paris, à Venise, à Rome (on voit d’ailleurs la photo de la sculpture de Giacometti L’homme qui marche dans les rayons de sa bibliothèque), mais Florence D. Lambert est, elle, la femme qui danse.

Le film s’ouvre sur un exercice d’"échauffement" qui annonce d’autres séquences de danse. J’en ai cité quelques exemples me risquant à quelques correspondances dans Le temps chinois et le temps français.

Lors de la séance du 7 avril 2010, Florence D. Lambert, en ouverture, fit une intervention qui donnait un éclairage important sur la démarche du film. Cette intervention m’avait marqué. Je n’avais pu prendre que quelques notes. J’ai demandé à Florence D. Lambert si elle était d’accord pour publier son texte. Vous le lirez plus bas.

De quoi est-il question dans ce texte ? De la danse, du corps, du rythme. Et de ce qui les « porte » : la parole en tant qu’elle « donne forme », poétiquement.

*


Le rythme

« Il dit que tant que la parole ne s’offre pas à elle seule pour engendrer la pensée, l’esprit dans l’homme n’aura pas atteint sa perfection c’est seulement quand la pensée se voit dans l’impossibilité de s’exprimer autrement que dans le rythme qu’il y a poésie »

Philippe Sollers, H [4]. Cité dans Vita Nova.

Florence D. Lambert me précise :

« [...] beaucoup est dans cette question du "Rythme"... Chose que j’avais découverte grâce à Marcelin Pleynet, qui m’avait mise sur la piste il y a déjà quelques années, lorsqu’il m’avait envoyé une étude du mot "Ryhtme" par Benveniste... ainsi que le petit texte de Heidegger... Ces textes ne m’ont jamais quitté et pourtant il a fallu du temps pour les mettre en oeuvre concrètement... dans la pensée, son écriture, que se soit en film, ou en danse...
Il me semble que cette question est au coeur d’une pensée poétique... et c’est une perspective qui s’ouvre... à l’infini...
Cela était ma constante visée, au côté de Marcelin Pleynet, dans ce film Vita Nova... Je ne pouvais pas imaginer dialoguer avec le poète sans cette pensée [...] »

Benveniste et la notion de « rythme ».
Démocrite et « la variété de forme » des atomes, — « autorité de Démocrite... "Ils enviaient tant sa gloire qu’ils brûlèrent tous les livres qu’il a publiés" » (Pleynet, Le propre du temps). Son rire (dont Pleynet est, à coup sûr, un adepte : « Les poètes ne sont pas portés à rire. Moi, si. » / « Le matérialisme est, en soi, une poésie grandiose » / « Les matérialistes conséquents sont des hommes d’énergie », écrit-il dans La règle du jeu [5]).


« Les poètes ne sont pas portés à rire. Moi, si. »
Pleynet sortant du tombeau de Dante à Ravenne.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Nietzsche et son danseur de Zarathoustra.
Heidegger et la parole (« Parler ce n’est pas en même temps écouter ; parler est avant tout écouter. » [6]. Je souligne. A.G.)

Tous ces penseurs — des penseurs, pas des philosophes — et « le miracle grec » sont très présents dans les poésies et le Journal — en Situation — de Marcelin Pleynet. Ils sont le fond et le fonds qui permettent de porter en avant le miracle français, poésie et pensée mêlées.

L’exergue du Propre du temps (1995) est une citation grecque d’Héraclite :

« αἰὼν παῖς ἐστι παίζων, πεττεύων· παιδὸς ἡ βασιληίη »

« Aiôn est un enfant qui joue aux osselets, royauté d’un enfant »

« αἰὼν », « le mot est difficile à traduire » écrit Pleynet qui cite à ce propos... Benveniste et Heidegger [7]. Dans Vita Nova on voit des photos de Pleynet en Grèce ainsi que « la reproduction d’une page de la Métaphysique d’Aristote, en grec, dans l’édition 1495, à la marque du célèbre dauphin enroulé autour d’une ancre, à Venise » [8].

Pleynet, Le Pontos, 2002 :

« Que de voyageurs ! Pourquoi le grec et le français ? Beaucoup de ceux qui le voient se demandent pourquoi le grec et le français ? Qui pourrait s’en faire une idée ? » [9]

Le texte de Heidegger sur lequel Florence D. Lambert termine son article parle de Rimbaud, et, déjà, des Grecs et du rythme :

« En Grèce... vers et lyres rythment l’Action. La poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant !. » (cf. Le Dit de la poésie d’Arthur Rimbaud).
*


+ Le corps

Le corps n’est ni ce squelette anatomique qu’on enseigne dans les écoles, ni le corps "biologique", ni même « le corps sans organes » dont rêvait Antonin Artaud. C’est un « corps sensible », aux cinq sens à la fois éveillé(s).

Florence D. Lambert :

« On ne peut pas dissocier un corps de son rythme. C’est son corps sensible — vue, toucher, voix, ouïe, odorat, goût, plaisir. C’est le corps de sa pensée (je souligne. A.G.).

Qu’est-ce qu’un corps ? Comment vit-on avec son corps ? Comment le traite t-on ? Étonnant comme, malgré tout ce que l’on sait de lui, ce corps reste un personnage étranger et intime, qui a sa vie, ses humeurs, indépendamment de ce que l’on peut en penser. »

« L’âme n’est qu’un mot pour une parcelle de corps » écrit Nietzsche que cite Florence D. Lambert.

Pleynet dans Fables (L’Infini n° 40, hiver 1992) :


Picasso, Baigneuse ouvrant une cabine de plage, 1928. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

« Le corps
(impérissable et entier dans sa membrure)
la colonne du style
[...]

Nietzsche se précipite :
insouciants et railleurs ainsi
nous veut la sagesse :
style grec »

Mais, déjà, Spinoza :

« Les décrets de l’Âme ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes et varient en conséquence selon la disposition du Corps. » (Je souligne)

et aussi (plus étrange) :

« Aussi, quoique nous ne nous souvenions pas d’avoir existé avant le corps, nous sentons cependant que notre esprit, en tant qu’il enveloppe l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité, est éternel » (Idem).

« Un corps peut être tout entier dans une voix, dans un tableau, dans une danse, dans une parole » écrit encore Florence Lambert.

J’ajouterai : un corps peut être tout entier dans un film (c’est rare).

*


= la danse

Florence D. Lambert écrit : « Pour moi apprendre à danser c’était apprendre à parler ».


Florence D. Lambert. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Ouvrons en sa compagnie les pages du « petit classeur noir » qu’elle nous livre dans « Filmer Marcelin Pleynet » (L’Infini n° 113, hiver 2011, p. 82-83). Dès qu’est évoquée la danse, survient la question du rythme et, à nouveau, des Grecs :

« Plan : Florence dans le studio de danse.
Carnet :

Flo
Associer les séances danse avec les oeuvres de Matisse

Voir si possible d’introduire un extrait de la séance danse entre deux séquences vénitiennes

l’eau — la lumière
une place à Venise

Danse et rythme.
« Car selon que chacun détient un mélange propre à ses membres prodigues de mouvements », Parménide, Fragment XVI.

« La façon dont chacun est corporellement disposé influence la façon dont il pense » [10].

Dans la médecine ancienne — est le tempérament, entendu comme équilibre spécifique en lequel le corps se dispose, selon qu’y prédomine son humeur particulière, elle-même liée au rapport entre ceux des quatre éléments qui composent le corps... la maladie est rupture d’un équilibre — quelque chose se désaccorde.

Dans le Phédon (86 b) se trouve un passage où χρᾰσιζ, tempérament, apparaît comme quasi synonyme du mot αρμονία, (harmonie) — l’αρμονία, manifesté concrètement dans la tension des cordes de la lyre, est en grec le nom même de la musique.

L’octave en grec est l’ᾰσμονἰα, mot qui a d’abord désigné l’ajointement des pièces d’une charpente, particulièrement dans une oeuvre marine. »

C’est finalement en harmonie avec les oeuvres de Picasso que les séances danse seront associées...

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A.G., 9 avril 2011.

*


Écrit en dansant

par Florence D. Lambert

Beaubourg, 7 avril 2010.

Partout où j’enseigne la danse, je trouve dans la salle du cours, à côté du piano, un squelette en plastique, comme ceux que l’on trouve dans les salles de cours de médecine.

La présence de ce squelette vient du fait que l’on a intégré à l’enseignement de la danse, la kinésiologie, mot qui n’est pas dans le dictionnaire et que les kinésiologues définissent eux-mêmes comme « l’analyse corporel du mouvement dansé ». Posture, équilibre, dynamique, propulsion, impulsion, etc. sont expliqués en fonction de l’alignement des os, des diverses chaînes musculaires, de la nature des organes, etc.

Exemple :

« L’organe du mouvement sous toutes ses formes est la musculature striée où deux activités peuvent être distinguées, bien qu’étroitement complémentaires ; c’est, d’une part, le raccourcissement ou l’allongement simultané des myofibrilles composant le muscle et par suite son propre raccourcissement d’où le déplacement du membre et sa mise en mouvement (fonction clonique du muscle) ».

Ou encore :

« Tonicité et équilibration : la disponibilité implique la recherche d’un état corporel et psychique, une régulation posturale et mentale de l’équilibre... »
« La segmentation des différentes parties du corps est une coordination entre des parties semi fixes et des parties mobiles ».

Petite parenthèse, je me souviens des cours d’anatomie que l’on donnait aux enfants de l’école de danse de l’Opéra de Paris. C’était à l’époque considéré comme une grande avancée dans l’enseignement de la danse. Notre professeur, Madame Bordier, faisait de très bel1es planches de dessins de danseuses saisies dans un mouvement, une arabesque, un saut, et en faisait une version « écorchée » avec les muscles et les tendons qu’il fallait essayer de reproduire.
En fait de cours d’anatomie, c’était plutôt des cours de dessin.

Ce nouvel enseignement est devenu commun a toutes les techniques de danse, classique ou contemporaine. En fait il occupe désormais tout le langage de l’apprentissage de la danse. Il est la technique. Si bien qu’il n’est désormais plus possible d’entrer dans un studio de danse sans y trouver un squelette en plastique.

Ce phénomène est relativement récent. En France il date des années 80. Il est lié aux recherches de la danse contemporaine. Elle-même issue de la danse moderne, qui apparaît en Allemagne pendant la république de Weimar et aux Etats-Unis à la toute fin du 19e siècle.

Il naît d’une remise en cause de la danse classique : il critique la représentation d’un corps académique. Il lui oppose un corps organique, biologique. Un corps naturel, opposé à un corps artificiel, prisonnier de la forme.

Ces oppositions ont fait, et font encore, l’objet de débats interminables. Le corps, idéalisé ou dénié, est ou bien soumis à toutes sortes de spéculations psychologiques, plus ou moins ésotériques ou bien vu comme un ensemble d’organes assemblés scientifiquement...

Le débat, danse classique — danse contemporaine, s’est un temps superposé à ces deux conceptions du corps, et a ainsi oblitéré toute réflexion sur ce qu’est un corps.

Rapidement on s’aperçoit que danse classique et danse contemporaine sont, l’une comme l’autre, parfaitement académique dès lors que leurs fondements s’appuient sur cette fausse opposition : corps naturel, corps formel — distinction donnant lieu à d’autant plus de bavardages qu’on évite à tout prix la question de savoir ce qu’est la singularité d’un corps.

Qu’est-ce qu’un corps ? Comment vit-on avec son corps ? Comment le traite t-on ? Étonnant comme, malgré tout ce que l’on sait de lui, ce corps reste un personnage étranger et intime, qui a sa vie, ses humeurs, indépendamment de ce que l’on peut en penser.

Dire adieu à son corps c’est devenir muet, dit Zarathoustra le danseur.

Pour moi apprendre à danser c’était apprendre à parler.

Il y a quelques années Marcelin Pleynet m’avait indiqué une étude d’Émile Benveniste, sur le mot rythme, La notion de « rythme » dans son expression linguistique, parue dans le Journal de Psychologie, en 1951 [11].

Benveniste commence en rappelant le sens commun de ruthmos, proposé par tous les dictionnaires :

« ρυθμός (ruthmos) est l’abstrait de couler, le sens du mot ayant été emprunté aux mouvements réguliers des flots ».

Puis il démontre l’impossibilité d’une telle liaison sémantique.

Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

« Retenons de cette citation que ρυθμός (ruthmos) a pour équivalent σχήμα (forme). [...] « Et c’est bien au sens de forme que Démocrite se sert toujours de ruthmos. Il avait écrit un traité "sur la variété de forme" (des atomes)". Sa doctrine enseignait que l’eau et l’air sont différents par la forme que prennent leurs atomes constitutifs. Une autre citation de Démocrite montre qu’il appliquait aussi ruthmos à la "forme" des institutions : [...] " Il n’y a pas moyen d’empêcher que dans la forme (de constitution) actuelle, les gouvernants ne commettent d’injustice ". C’est du même sens que procède les verbes former ou transformer, au physique ou au moral : [...] "les sots se forment par les gains du hasard, mais ceux qui savent (ce que valent) ces gains, par ceux de la sagesse" ; [...] "l’enseignement transforme l’homme" ; [...] "nous ne savons rien authentiquement sur rien, mais chacun donne une forme à sa croyance (= à défaut de science sur rien, chacun se fabrique une opinion sur tout)". »

Chez les poètes lyriques « c’est plus tôt encore, dès le VIIeme siècle que le mot ruthmos apparaît. Il est pris pour définir la forme individuelle et distinctive du caractère humain. [...] « Ne te vante pas de tes victoires en public, conseille Archiloque, et ne t’effondre pas chez toi pour pleurer tes défaites ; réjouis toi des sujets de joie et ne t’irrite pas trop des maux ; [...] "apprends à connaître les dispositions qui tiennent les hommes" (U, 400, Bergk). »

Chez les Tragiques le terme garde le même sens. Benveniste en relève un emploi « très instructif chez Sophocle, (Antigone, 318) : Au gardien à qui il enjoint de se taire parce que sa voix le fait souffrir et qui lui demande ; "est-ce aux oreilles ou dans ton âme que ma voix te fait souffrir ?", Créon répond : "Pourquoi figures-tu l’emplacement de ma douleur ?" »

C’est là exactement le sens de « donner une forme », rendu par « figurer, localiser », ajoute Émile Benveniste.

Euripide parle avec le même mot de la forme d’un vêtement, de la modalité d’un meurtre, ou d’une passion disproportionnée.

« Ces citations », poursuit Benveniste, « suffisent amplement à définir, que ruthmos ne signifie jamais rythme depuis l’origine jusqu’à la période attique, qu’il n’est jamais appliqué au mouvement régulier des flots ; que le sens constant est "forme distinctive ; figure proportionnée ; disposition", dans les conditions d’emploi les plus variées. »

Ceci établi, Benveniste précise qu’il y a aussi en grec d’autres expressions pour désigner la forme. Ruthmos s’en distingue par sa structure. « La formation des mots en -θμός (-thmos) ; mérite attention pour le sens spécial qu’elle confère aux mots "abstraits". Elle indique non l’accomplissement de la notion mais la modalité particulière de son accomplissement telle qu’elle se présente aux yeux » (C’est moi qui souligne).

Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Ruthmos désigne ainsi, non pas une forme fixe, posée comme un objet, mais, « la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui n’a pas consistance organique (c’est moi qui souligne) ; il convient au pattern d’un élément fluide, à une lettre arbitrairement modelée, à un péplos qu’on arrange à son gré, à la disposition particulière du caractère ou de l’humeur. C’est la forme improvisée, momentanée, modifiable. »

Benveniste conclut sa démonstration en rappelant qu’il n’y a pas de contradiction entre la notion de forme et celle de flux que l’on retrouve dans ruthmos. ...

« Le [...] flux, c’est le prédicat essentiel de la nature et des choses dans la philosophie ionienne depuis Héraclite, et Démocrite pensait que, tout étant produit par les atomes, seul leur arrangement différent produit la différence des formes et des objets. On peut alors comprendre que ruthmos, signifiant manière particulière de fluer, ait été le terme le plus propre à décrire des "dispositions", ou des configurations sans fixité, ni nécessité naturelle et le résultat d’un arrangement toujours sujet à changer. »

C’est à Platon que l’on doit le sens de rythme tel que qu’on le conçoit aujourd’hui.
Dans le Banquet, Platon le définit ainsi : le rythme résulte de l’alternance du rapide et du lent, d’abord opposé, puis accordé.

Platon innove en appliquant cette forme aux mouvements que le corps humain accomplit dans la danse, lesquels sont désormais soumis à la loi des nombres, déterminés par une mesure, assujettis à un ordre.

*

Qu’est-ce qu’un corps selon la modalité particulière de son accomplissement, mobile, fluide, improvisée, momentanée, modifiable, sans nécessité naturelle ? Que serait un corps privé de cette modalité particulière ? Un corps inerte, un cadavre, un squelette en plastique.

On ne peut pas dissocier un corps de son rythme. C’est son corps sensible — vue, toucher, voix, ouïe, odorat, goût, plaisir. C’est le corps de sa pensée.

Un corps peut alors être tout entier dans une voix, dans un tableau, dans une danse, dans une parole.

Zarathoustra, le danseur, déclare aux contempteurs du corps :

« Celui qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout entier et rien autre chose : l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle de corps.
Le corps est une grande raison, une multiplicité avec un seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger.
Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles "esprit", mon frère, petit instrument et petit jouet de la grande raison. »

Ou encore dans Le crépuscule des idoles, flânerie d’un inactuel (coll. Bouquins p. 1040) :

« La beauté .... Il ne faut pas cependant se faire d’illusions sur la méthode employée : une simple discipline de sentiment et de pensées a un résultat presque nul... : c’est le corps qu’il faut persuader. »

Tâche beaucoup plus difficile que de changer une opinion.

En même temps que cette étude de Benveniste, Marcelin Pleynet avait joint un court texte de Martin Heidegger, paru dans la revue Archives N° 160 qui avait pour titre Enquête Rimbaud.

Heidegger y médite deux phrases de Rimbaud :

« En Grèce... vers et lyres rythment l’Action. La poésie ne rythmera plus l’action ; elle SERA EN AVANT ! »

Heidegger propose comme clef de l’énigme que pose ses deux phrases une interprétation du mot rythme :

« Que veut dire ici le mot grec de rythme ? Ne faut-il pas pour l’entendre comme il convient, revenir aux Grecs et méditer la parole d’un poète de leur époque la plus reculée ?

Archiloque (650 avant JC) dit : "Mais apprends à connaître quelle sorte de rap-port porte (les) hommes"

« Le ruthmos éprouvé originellement à la manière grecque est-il la proximité du sans-accès — et, en tant que cette région, le rap-port qui porte l’homme ? Le dire du poète qui vient bâtira-t-il en prenant appui sur ce rapport, préparant ainsi pour l’homme le nouveau séjour terrestre ? Ou la destruction menaçante du langage va-t-elle saper, non seulement la préséance de la poésie, mais la poésie même dans sa possibilité ? »


Ce à quoi Marcelin Pleynet répond, dans son rythme, par ces quelques mots extraits du poème, Méthode :

« Le corps de la pensée...
la pratique
l’exercice du corps sexué
(n’est-ce pas ?)
la pensée active en clavier
énergie
action
rapidité de la décision
fusion du raisonnement
souffle
rythme
temps —
éternité
force vitale. »

Florence D. Lambert
MK2 Beaubourg, Paris le 7 avril 2010.

Lire sur le site d’Ironie : « Ecrits en dansant ». Textes de Friedrich Nietzsche, choisis par Florence D. Lambert.

*


Florence D. Lambert
suit une formation classique, École de danse de l’Opéra de Paris, Conservatoire National Supérieur de Paris (premier Prix en 1976) et une formation à New York, « scholarship », à l’American Ballet Theater School, School of American Ballet (G. Balanchine), Merce Cunningham Studio pendant 4 ans. De retour en France elle intègre le Groupe de Recherche Chorégraphique de l’Opéra de Paris (G.R.C.O.P. dir. Jacques Garnier), avec qui elle signe ses premières chorégraphies. Elle rejoint ensuite le Corps de Ballet classique de l’Opéra. Elle collabore régulièrement avec le Service Culturel de l’Opéra de Paris (Dir. Martine Kahane) pour qui elle fait plusieurs conférences-démonstrations dans le cadre des « Passeports pour la danse ». En quittant l’Opéra en 1997, elle suit une formation à l’Institut National Audiovisuel sur les nouvelles technologies. Elle est en Congé Enseignement Recherche en tant que Maître de conférence associé au Département des Arts Vivants de l’université de Nice. Elle crée sa compagnie en 1999.

Principales créations chorégraphiques
A Midsummer Night’s Dream, Festival d’Edimburgh — 2005 / Fictions, Étude pour le monologue de Molly, d’après James Joyce — 2004 / Plus de femmes que d’hommes, Etude pour le Songe d’une nuit d’été, Solo, Transformation — Espace la Comedia, Festival Onze — 2000-2001 / Cactus et papillons — Communauté Européenne, Lisbonne, Nice, Tilburg — 1996 / Les Demoiselles d’Avignon — Théâtre Impérial de Compiègne, 1997 — Opéra National de Paris 1993 — 1995 / A quatre heure du matin l’été — Opéra National de Paris — 1990 /5, Rouge, pair et passe — G,R.C.O.P, Centre Pompidou — Paris 1989 / Trace au c ?ur — Maison de la Culture de Rennes — 1988 / Le Salon — Opéra Comique, Paris 1986 — G.R.C.O.P, Maison de la Culture de Nantes — 1987.

Les demoiselles d’Avignon. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Films
Vita Nova, en collaboration avec Marcelin Pleynet, 52mn — Octobre 2008 / Le Songe d’une nuit d’été, d’après W Shakespeare, 26 mn — Mars 2006 / Pierre Nivollet, Le Paradis en ses jardins, 26 mn — Mai 2005 / La danse, classique ou contemporaine ? Documentaire 52 mn — Opéra National de Paris, Art et Éducation, Canal du Savoir, Paris Première — 1996.

Publications
Revue L’Infini : Filmer Marcelin Pleynet N° 113 / D’une terreur l’autre N° 108 / Retour de Londres N° 107 / Le Sacre du Printemps N° 103 / New-York-Sandy N° 84 / Pamina, Mémoires d’une danseuse N° 79.
Actes du colloque « Le corps et ses représentations », Ed. Litec - Janv 2001.

Conférences
Le corps et ses représentations, CNAM, Université de Bourgogne, CNRS — Avril 2000 /La virtuosité — Opéra National de Paris — 1997 / Cactus et papillons, L’interprétation — Université de Nice — 1995-1996 / La danse : classique ou contemporaine ? — Opéra National de Paris — 1996 / Les Demoiselles d’Avignon, création d’un ballet sous l’oeil du Roi — École Nationale des Beaux-Arts de Paris — 1992.

*

[1Toutes les photogrammes de cet article sont extraits du film.

[2L’Infini n° 113, hiver 2011.

[3Le 3 février 2010, lors d’une vente aux enchères chez Sotheby’s à Londres, cette sculpture s’est vendue 74,2 millions d’euros. Cette vente en fait la sculpture la plus chère de l’histoire.

[4H, 1973, coll. Tel Quel, p. 17.

[5L’Infini n° 30, été 1990, p. 78 et 79.

[6Acheminement vers la parole, p. 241.

[7Le propre du temps, Gallimard, coll. L’infini, p. 51.

[8Publié également dans L’Infini 92, automne 2005. Cf. M. Pleynet, Chronique vénitienne, Gallimard, 2010, p. 164.
Je note par ailleurs que c’est par Aristote que nous sont parvenus plusieurs citations de Démocrite.

[9Gallimard, coll. L’Infini, p. 55. En 2002, Marcelin Pleynet publie Le Pontos. Pour expliquer le choix de ce terme, il cite... E. Benveniste :

« Le grec "Pontos" correspond au védique pantha qui désigne un chemin qui n’est pas simplement un espace à parcourir d’un point à un autre. Il implique incertitude, danger. Il a des détours imprévus et peut varier avec celui qui le parcourt. Non tracé d’avance, ni foulé régulièrement, c’est plutôt un "franchissement" tenté à travers une région inconnue, la route à ouvrir là où n’existe aucune route. » E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale.

[10C’est Florence D. Lambert qui souligne dans tout ce passage.

[11Cf. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966.

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