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La puissance cachée de la technique à l’âge atomique

Hiroshima, le 6 août 1945 / Oppenheimer

D 27 juillet 2023     A par Albert Gauvin - C 12 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Alors que sort sur les écrans le biopic de Christopher Nolan Oppenheimer, adapté du livre American Prometheus : The Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer de Kai Bird et Martin J. Sherwin (2005) [1], voici un petit retour en arrière illustré de quelques documents que l’on pourra méditer...

Trente minutes avec Robert Oppenheimer | RTF | 05/06/1958.

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Pierre Desgraupes rencontre Robert Oppenheimer pour une interview exceptionnelle. Il est responsable du projet Manhattan, le premier essai atomique américain du 16 juillet 1945 dans le Nouveau Mexique, et père de la bombe atomique américaine. Le physicien est accompagné de son collègue français, Louis Leprince Ringuet, qui échange avec lui sur la responsabilité de l’homme de science dans la société. S’exprimant en français, Oppenheimer explique que le scientifique doit respecter et rechercher la vérité. Il doit aussi transmettre et expliquer ce qu’il a découvert. Il évoque les doutes qu’il a eus sur la bombe atomique : des doutes d’Homme, dit-il. Malgré tout, il n’est pas pour une restriction de la science : tout ce qui est possible doit être fait. C’est le destin de l’Homme de savoir tout ce qu’il peut.

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Le 22 août 2022

Alors que la menace nucléaire est brandie par quelques nouveaux docteurs Folamour qui n’ont rien à envier au Dr Mabuse sur lequel je me suis attardé récemment [2], la chaîne Arte diffuse un documentaire instructif : Hiroshima, la véritable histoire. Mais il faut tenter de penser ce qui est en jeu. Je remets en ligne cet article du 16 mars 2011. Je l’ai complété d’une vidéo où Sollers, après avoir donné la parole à Oppenheimer, affirme, avec Lautréamont, « la logique du français » et d’un court chapitre du roman de Sollers Légende (folio 2053, 2021). Il s’appelle « INFAMIE ». Vous lirez ensuite un extrait d’Agent secret. Il y est encore question d’Oppenheimer, mais aussi d’Alfred Hitchcok et d’un autre agent secret.

Hiroshima, la véritable histoire

Documentaire de Lucy Van Beek (Royaume-Uni, 2014, 1h35mn)

Hiroshima, le 6 août 1945, Nagasaki, trois jours plus tard. Cette enquête de grande ampleur éclaire aussi bien les motivations réelles des Américains que les conséquences sociales, sanitaires et environnementales du désastre. Un regard indispensable sur un événement qui a provoqué tant d’aveuglement.

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« Hiroshima, la véritable histoire », au cœur du réacteur

Avec précision et justesse, cette enquête fouillée restitue le contexte particulier de ce chapitre traumatique de la seconde guerre mondiale. Il en ressort des responsabilités partagées des camps japonais et américains.
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Par Anne Sogno

L’OBS. Publié le 2 août 2022 à 17h00

« Ni le largage de la bombe ni les attaques soviétiques en Mandchourie n’étaient nécessaires pour forcer les Japonais à se rendre. Si les Alliés avaient fait preuve de patience et de compréhension, le Japon aurait fini par capituler mais avec honneur », avance Kazuhiko Togo, professeur de politique internationale à Kyoto, en réponse à la question que pose ce documentaire : l’utilisation de la bombe atomique le 6 août 1945 était-elle indispensable pour changer le cours de la guerre ? Au printemps, l’Empire est en train de la perdre : ses troupes sont décimées dans le Pacifique, et les raids américains sur Tokyo et une soixantaine de villes laissent 400 000 morts dans les ruines et une population affamée.

Une onde de choc

Côté américain, les états-majors estiment, d’une part, qu’une invasion de l’archipel se ferait au prix de la vie de 50 000 GI, et d’autre part, qu’il est temps de mettre en œuvre les coûteuses recherches sur l’arme nucléaire (2 milliards de dollars…) commencées sous la présidence Roosevelt pour damer le pion aux Russes. « Si vous voulez connaître la vérité historique, il faut aller voir derrière la propagande », explique l’un des nombreux intervenants des deux bords (historiens, scientifiques, militaires, survivants…) de cette enquête qui permet à des Japonais de s’exprimer pour la première fois sur le contexte politique mais aussi social et sanitaire qui a précédé et suivi l’anéantissement d’Hiroshima.

Le cynisme du régime militaire japonais, qui n’a pas écouté la volonté de son peuple épuisé ni tenté - pour une raison restée mystérieuse — d’intercepter les B29 américains le 6 août, n’a d’égal que celui du gouvernement américain qui, après avoir largué sa bombe sur une ville ennemie sans plus de scrupules que s’il lançait une nouvelle marque de flocons d’avoine dans le commerce, a préféré y implanter un centre de recherche scientifique pour examiner les survivants comme des cobayes plutôt que de construire des hôpitaux pour soigner les irradiés. Marqués à vie dans leur corps et leur âme, ceux qui ont survécu à l’enfer atomique et aux humiliations racontent avec émotion la difficile survie et l’onde de choc sans fin de cette journée apocalyptique.

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La grande terrorisation

16 mars 2011 (publié suite à la catastrophe de Fukushima)


« Une image vaut mille mots »,— « Une nervure du temps », Marcelin Pleynet.
Photogramme du film Vita Nova. ZOOM : cliquer sur l’image.
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En 2000, dans « Poésie et Révolution [3] », Marcelin Pleynet déclare :

« En cette fin de siècle, je crois que la grande terrorisation, c’est la technique (avec Hiroschima et Nagasaki, on ne peut pas produire plus terrorisant du point de vue de la technique) c’est-à-dire aussi et par voie de conséquence de la liberté que la technique peut apporter. Ces religions et ces formes de contraintes, cette diffusion implicite de la terreur va être de plus en plus forte en fonction du développement de la mondialisation par exemple. On a besoin de moins de terrorisation pour gouverner une petite nation que pour gouverner toute l’Europe. Un appareil est commis à cette fin et fonctionne tous les jours dans les foyers, la télévision, elle gère pratiquement la planète avec, à la clé, comme mode de sublimation et comme aveuglement, une marchandise, un culte de l’image délibérément oblitéré puisque tout finalement est vécu comme image et transformé en produit de consommation : en marchandise. » Questions à Marcelin Pleynet, p. 83.

Technique, mondialisation, marchandisation, catastrophe nucléaire, secret, information, désinformation, communication, terrorisation, Fukushima, TEPCO. Nous y sommes.

Les Japonais ne laissent pas photographier ou filmer leurs morts. Et il n’y a pas d’image pour donner la mesure d’une irradiation.

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Gelassenheit

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Heidegger, 1950

Le 18 novembre 1953, Martin Heidegger prononce sa célèbre conférence sur « La question de la technique » où on peut lire cette phrase désormais bien connue (et si peu comprise) :

« L’essence de la technique n’est absolument rien de technique. » [4]

Le Discours intitulé Gelassenheit est prononcé par Martin Heidegger à Messkirch, le 30 octobre 1955, à l’occasion d’une fête commémorant le 175e anniversaire de la naissance du compositeur Conradin Kreutzer [5].

Nous en reproduisons la seconde partie qui a trait la puissance cachée de la technique contemporaine et à la domination de « la pensée calculante » à « l’âge atomique » sur lesquelles Heidegger nous invite à méditer. Avec « sérénité » ? Hors de toute acquiescement à la terrorisation, « la pensée méditante » de la « Gelassenheit » qui ouvre à un rapport « simple et paisible » avec le monde de la technique, n’implique pourtant ni quiétisme ni indifférentisme, mais, peut-être, une « sérénité crispée », comme le voulait le poète René Char qui écrivait, en 1951 :

« Nous sommes, ce jour, plus près du sinistre que le tocsin lui-même, c’est pourquoi il est grand temps de nous composer une santé du malheur. Dût-elle avoir l’apparence de l’arrogance du miracle. » [6]

[...] Et nous nous demandons : que se passe-t-il, à proprement parler, dans notre monde et qu’est-ce donc qui le caractérise ?

L’époque en laquelle nous entrons porte maintenant le nom d’« âge atomique ». Son trait caractéristique le plus évident est la bombe atomique. Mais ce trait est encore superficiel : car on a tout de suite reconnu que l’énergie atomique pouvait aussi être utilisée pour des fins pacifiques. C’est pourquoi, sur tout le globe, les physiciens de l’atome et leurs techniciens s’efforcent aujourd’hui de mettre sur pied, dans de vastes organisations, l’utilisation pacifique de l’énergie atomique. Les grands trusts industriels des pays à technique puissante, l’Angleterre à leur tête, ont déjà calculé que l’énergie atomique pourrait devenir une affaire gigantesque. Dans cette affaire de l’énergie atomique on croit découvrir le nouveau bonheur. Les savants atomistes eux-mêmes ne se tiennent pas sur la réserve et proclament ce bonheur. C’est ainsi qu’en juillet de cette année [7] dix-huit titulaires du prix Nobel réunis dans l’île de Mainau [8], ont déclaré textuellement dans un appel :

« La science — ici la science la plus récente de la nature — est une route conduisant vers une vie plus heureuse de l’homme. »

Que penser de cette déclaration ? Procède-t-elle d’un effort de méditation ? Recherche-t-elle le sens de l’âge atomique ? Non. Si nous acceptons comme satisfaisante celte affirmation des savants, nous demeurons aussi loin que possible d’une méditation de l’époque présente. Pourquoi ? Parce que nous oublions de penser. Parce que nous oublions de demander : A quoi faut-il rattacher le fait que la technique scientifique ait pu découvrir et libérer de nouvelles énergies naturelles ?

Il faut le rattacher à ceci que, depuis plusieurs siècles, un renversement de toutes les représentations fondamentales est en cours. L’homme est ainsi transporté dans une autre réalité. Celte révolution radicale de notre vue du monde s’accomplit dans la philosophie moderne. Il en résulte une position entièrement nouvelle de l’homme dans le monde et par rapport au monde. Le monde apparaît maintenant comme un objet sur lequel la pensée calculante dirige ses attaques, et à ces attaques plus rien ne doit pouvoir résister. La nature devient un unique réservoir géant, une source d’énergie pour la technique et l’industrie modernes. Ce rapport foncièrement technique de l’homme au tout du monde est apparu pour la première fois au XVIIe siècle, à savoir en Europe et seulement en Europe. Longtemps il est demeuré inconnu des autres parties de la terre. Il était entièrement étranger aux époques antérieures et aux destinées des peuples d’alors.

La puissance cachée au sein de la technique contemporaine détermine le rapport de l’homme à ce qui est. Elle règne sur la terre entière. L’homme commence déjà à s’éloigner de la terre pour pénétrer dans l’espace cosmique. Mais c’est seulement depuis tout juste une vingtaine d’années que la recherche atomique a mis en évidence des sources d’énergie si énormes que, dans un avenir relativement proche, elles couvriront les besoins mondiaux en énergie de toute sorte. Bientôt ce ne seront plus seulement, comme c’est le cas pour le charbon, le pétrole ou le bois des forêts, certains pays ou certaines parties du monde qui pourront se procurer à la source la nouvelle énergie. Dans un avenir assez proche, des centrales atomiques pourront être construites dans toutes les régions de la terre.

La question fondamentale de la science et de la technique contemporaines n’est donc plus de savoir d’où nous pourrions encore tirer les quantités requises de combustible et de carburant. La question décisive est aujourd’hui celle-ci : De quelle manière pourrions-nous maîtriser et diriger ces énergies atomiques, dont l’ordre de grandeur dépasse toute imagination, et de cette façon garantir à l’ humanité qu’elles ne vont pas tout d’un coup — même en dehors de tout acte de guerre — nous glisser entre les doigts, trouver une issue et tout détruire ?

Si l’on réussit à maîtriser l’énergie atomique, et on y réussira, un nouveau développement du monde technique commencera alors. Les techniques du film et de la télévision, celles des transports, en particulier par air, celles de l’information, de l’alimentation, de l’art médical, toutes ces techniques telles que nous les connaissons aujourd’hui ne représentent sans doute que de premiers tâtonnements. Personne ne peut prévoir les bouleversements à venir. Mais les progrès de la technique vont être toujours plus rapides, sans qu’on puisse les arrêter nulle part. Dans tous les domaines de l’existence, l’homme va se trouver de plus en plus étroitement cerné par les forces des appareils techniques et des automates. Il y a longtemps que les puissances qui, en tout lieu et à toute heure, sous quelque forme d’outillage ou d’installation technique que ce soit, accaparent et pressent l’homme, le limitent ou l’entraînent, il y a longtemps, dis-je, que ces puissances ont débordé la volonté et le contrôle de l’homme, parce qu’elles ne procèdent pas de lui.

Mais c’est encore un trait nouveau du monde technique que l’extrême rapidité avec laquelle ses réussites sont connues et publiquement admirées. Ainsi, ce que je suis en train de vous dire au sujet du monde technique, chacun peut le relire aujourd’hui dans un illustré habilement dirigé ou l’entendre à la radio. Mais... c’est une chose que de lire ou d’entendre dire ceci ou cela, c’est-à-dire d’en prendre seulement connaissance ; et c’en est une tout autre que d’en acquérir la connaissance, c’est-à-dire de l’appréhender par la pensée [9].

Durant l’été de cette année 1955, un colloque international a réuni à nouveau à Lindau les titulaires du prix Nobel. A cette occasion le chimiste américain Stanley observa :

« L’heure est proche où la vie se trouvera placée entre les mains des chimistes, qui feront, déferont ou modifieront à leur gré la substance vivante. »

On prend connaissance d’une pareille déclaration, on admire même l’audace des recherches scientifiques et on s’en tient là. On ne considère pas que ce que les moyens de la technique nous préparent, c’est une agression contre la vie et contre l’être même de l’homme et qu’au regard de cette agression l’explosion d’une bombe à hydrogène ne signifie pas grand-chose. Car c’est précisément si les bombes de ce type n’explosent pas et si l’homme continue à vivre sur la terre que l’âge atomique amènera une inquiétante transformation du monde.

Ce qui, toutefois, est ici proprement inquiétant n’est pas que le monde se technicise complètement. Il est beaucoup plus inquiétant que l’homme ne soit pas préparé à cette transformation, que nous n’arrivions pas encore à nous expliquer valablement, par les moyens de la pensée méditante, avec ce qui, proprement, à notre époque, émerge à nos yeux. Aucun individu, aucun groupe humain, aucune commission, fût-elle composée des plus éminents hommes d’Etat, savants ou techniciens, aucune conférence des chefs de l’industrie et de l’économie ne peut freiner ou diriger le déroulement historique de l’âge atomique. Aucune organisation purement humaine n’est en état de prendre en main le gouvernement de notre époque.

Ainsi l’homme de l’âge atomique serait livré sans conseil et sans défense au flot montant de la technique. Il le serait effectivement si, là où le jeu est décisif, il renonçait à jouer la pensée méditante contre la pensée simplement calculante. Mais la pensée méditante, une fois éveillée, doit être à l’oeuvre sans trêve et s’animer à la moindre occasion : elle doit donc le faire aussi à présent, ici même et justement à l’occasion de notre fête commémorative. Car celle-ci nous amène à considérer ce que l’âge atomique menace particulièrement : l’enracinement des oeuvres humaines dans une terre natale.

Aussi demandons-nous maintenant : Si l’ancien enracinement vient à disparaître, n’est-il pas possible qu’en retour un nouveau terrain, un nouveau sol soit offert à l’homme, un sol où l’homme et ses oeuvres puiseraient une sève nouvelle pour leur développement, au coeur même de l’âge atomique ?

Quel serait le sol, la terre, d’un nouvel enracinement ? Ce que nous cherchons en questionnant ainsi est peut-être tout près de nous : si près qu’il nous est trop facile de ne pas le voir. Car, pour nous autres hommes, le chemin vers ce qui nous est proche est toujours le plus long et par conséquent le plus ardu. Le chemin est une voie de méditation. La pensée méditante exige de nous que nous ne nous fixions pas sur un seul aspect des choses, que nous ne soyons pas prisonniers d’une représentation, que nous ne nous lancions pas sur une voie unique dans une seule direction. La pensée méditante exige de nous que nous acceptions de nous arrêter sur des choses qui à première vue paraissent inconciliables.

Essayons de le faire. Les organisations, appareils et machines du monde technique nous sont devenus indispensables, dans une mesure qui est plus grande pour les uns et moindre pour les autres. Il serait insensé de donner l’assaut, tête baissée, au monde technique ; et ce serait faire preuve de vue courte que de vouloir condamner ce monde comme étant l’oeuvre du diable. Nous dépendons des objets que la technique nous fournit et qui, pour ainsi dire, nous mettent en demeure de les perfectionner sans cesse. Toutefois, notre attachement aux choses techniques est maintenant si fort que nous sommes, à notre insu, devenus leurs esclaves.

Mais nous pouvons nous y prendre autrement. Nous pouvons utiliser les choses techniques, nous en servir normalement, mais en même temps nous en libérer, de sorte qu’à tout moment nous conservions nos distances à leur égard. Nous pouvons faire usage des objets techniques comme il faut qu’on en use. Mais nous pouvons en même temps les laisser à eux-mêmes comme ne nous atteignant pas dans ce que nous avons de plus intime et de plus propre. Nous pouvons dire « oui » à l’emploi inévitable des objets techniques et nous pouvons en même temps lui dire « non », en ce sens que nous les empêchions de nous accaparer et ainsi de fausser, brouiller et finalement vicier notre être.

Mais si nous disons ainsi à la fois « oui » et « non » aux objets techniques, notre rapport au monde technique ne devient-il pas ambigu et incertain ? Tout au contraire : notre rapport au monde technique devient merveilleusement simple et paisible. Nous admettons les objets techniques dans notre monde quotidien et en même temps nous les laissons dehors, c’est-à-dire que nous les laissons reposer sur eux-mêmes comme des choses qui n’ont rien d’absolu, mais qui dépendent de plus haut qu’elles. Un vieux mot s’offre à nous pour désigner cette attitude du oui et du non dits ensemble au monde technique : c’est le mot Gelassenheit, « sérénité », « égalité d’âme ». Parlons donc de l’âme égale en présence des choses.

Dans cette attitude nous ne regardons plus les choses du seul point de vue de la technique. Nous voyons plus clair et il nous apparaît que la construction et l’utilisation des machines exigent sans doute de nous un autre rapport aux choses, mais que ce rapport n’est pas lui-même dépourvu de sens. C’est ainsi, par exemple, que l’agriculture devient une industrie motorisée du type industrie d’alimentation. Il est certain qu’ici, comme dans les autres domaines, un changement profond s’opère dans le rapport de l’homme à la nature et au monde. Quel est toutefois le sens de ce changement, c’est là ce qui reste obscur.

Ainsi, dans tous les processus techniques règne un sens qui réclame pour lui l’activité et le repos de l’homme, un sens que l’homme n’a pas d’abord inventé ou construit. Nous ne savons pas à quoi tend cette domination de la technique atomique, qui s’alourdit jusqu’à devenir inquiétante. Le sens du monde technique se voile. Or, si nous considérons constamment et spécialement ce fait que, partout dans le monde technique, nous nous heurtons à un sens caché, nous nous trouvons par là même dans le domaine de ce qui se dérobe, mais qui se dérobe en même temps qu’il vient à nous. Se laisser ainsi entrevoir pour en même temps se dérober, n’est-ce pas là le trait fondamental de ce que nous appelons le secret ? Donnons un nom à l’attitude qui est la nôtre lorsque nous nous tenons ouverts au sens caché du monde technique. Nommons-la : l’esprit ouvert au secret [au mystère] [10].

L’égalité d’âme [Gelassenheit] devant les choses et l’esprit ouvert au secret sont inséparables. Elles nous rendent possible de séjourner parmi les choses d’une manière toute nouvelle. Elles nous promettent une autre terre, un autre sol, sur lequel, tout en restant dans le monde technique, mais à l’abri de sa menace, nous puissions nous tenir et subsister. L’égalité d’âme devant les choses et l’esprit ouvert au secret nous dévoilent la perspective d’un futur enracinement. Il pourrait même arriver que ce dernier fût un jour assez fort pour rappeler à nous, sous une forme nouvelle, l’ancien enracinement qui pour l’heure disparaît si vite.

En attendant, toutefois — et nous ne savons pas pour combien de temps —, l’humanité sur cette terre se trouve dans une situation dangereuse. Pourquoi ? Est-ce pour la seule raison qu’une troisième guerre mondiale peut éclater brusquement et qu’elle entraînerait la destruction complète de l’humanité et la ruine de la terre ? Non pas. Un danger beaucoup plus grand menace les débuts de l’âge atomique — et précisément au cas où le risque d’une troisième guerre mondiale pourrait être écarté. Etrange assertion !... Étrange sans doute, mais seulement aussi longtemps que notre méditation ne s’y arrête pas.

Dans quelle mesure a-t-elle un sens ? Dans la mesure où la révolution technique qui monte vers nous depuis le début de l’âge atomique pourrait fasciner l’homme, l’éblouir et lui tourner la tête, l’envoûter, de telle sorte qu’un jour la pensée calculante fût la seule à être admise et à s’exercer.

Quel grand danger nous menacerait alors ? Alors la plus étonnante et féconde virtuosité du calcul qui invente et planifie s’accompagnerait... d’indifférence envers la pensée méditante, c’est-à-dire d’ une totale absence de pensée. Et alors ? Alors l’ homme aurait nié et rejeté ce qu’il possède de plus propre, à savoir qu’il est un être pensant. Il s’agit donc de sauver cette essence de l’homme. Il s’agit de maintenir en éveil la pensée.

Seulement... l’égalité d’âme devant les choses et l’esprit ouvert au secret ne nous tombent jamais tout faits du ciel. Ils ne sont pas des choses qui échoient, des choses fortuites. Tous deux, pour apparaître et se développer, ont besoin d’une pensée qui, jaillissant du coeur de l’homme, s’efforce constamment.

Peut-être la célébration d’aujourd’hui nous incite-t-elle à cette effort. Si nous cédons à cette incitation, alors c’est bien à Conradin Kreutzer que nous pensons lorsque nous considérons le point de départ de son oeuvre, les forces qu’il a puisées dans sa terre natale d’Heuberg. Et c’est bien nous qui pensons ainsi, quand nous nous connaissons nous-mêmes, ici et maintenant, comme des hommes qui doivent trouver et préparer un chemin conduisant au coeur de l’âge atomique et à travers lui.

Quand s’éveille en nous l’égalité d’âme devant les choses et que l’esprit s’ouvre au secret, nous pouvons alors espérer parvenir à un chemin menant vers une nouvelle terre, un nouveau sol. En ce sol la création d’oeuvres durables pourrait s’enraciner à nouveau. Ainsi, d’une façon différente et dans un âge autre, la parole de Johann Peter Hebel redeviendrait vraie :

« Qu’il nous plaise ou non d’en convenir, nous sommes des plantes qui, s’appuyant sur leurs racines, doivent sortir de terre, pour pouvoir fleurir dans l’éther, et y porter des fruits. »

Martin Heidegger, Gelassenheit.
Édition Klett-Cotta, Stuttgart, 1959.
Publié dans Questions III et IV,
Traduction par André Préau. Gallimard, 1976 (p. 140-148).

LA TRADUCTION DU TEXTE INTÉGRAL pdf .

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Sur la question de la Technique, voir Entretien avec Jean Beaufret, 6ème émission.
Sur l’interprétation de Gelassenheit, lire : Gérard Guest, Gelassenheit (Acquiescence) pdf .

LIRE AUSSI : Martin Heidegger, Pensées directrices. Sur la genèse de la métaphysique, de la science et de la technique modernes.

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LOGIQUE DU FRANÇAIS

un film de G.K. Galabov et Sophie Zhang (2015)

Où vous reconnaitrez à côté du portrait d’Isidore Ducasse/Comte de Lautréamont la figure d’Oppenheimer.

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Le passage des Chants de Maldoror lu et commenté par Sollers :

« Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cœur, comme une onde rafraîchissante. J’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler le parvis sacré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vos initiés. Il y avait du vague dans mon esprit, un je ne sais quoi épais comme de la fumée ; mais, je sus franchir religieusement les degrés qui mènent à votre autel, et vous avez chassé ce voile obscur, comme le vent chasse le damier. Vous avez mis, à la place, une froideur excessive, une prudence consommée et une logique implacable. À l’aide de votre lait fortifiant, mon intelligence s’est rapidement développée, et a pris des proportions immenses, au milieu de cette clarté ravissante dont vous faites présent, avec prodigalité, à ceux qui vous aiment d’un sincère amour. Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé ! Il mériterait l’épreuve des plus grands supplices ; car, il y a du mépris aveugle dans son insouciance ignorante ; mais, celui qui vous connaît et vous apprécie ne veut plus rien des biens de la terre ; se contente de vos jouissances magiques ; et, porté sur vos ailes sombres, ne désire plus que de s’élever, d’un vol léger, en construisant une hélice ascendante, vers la voûte sphérique des cieux. La terre ne lui montre que des illusions et des fantasmagories morales ; mais vous, ô mathématiques concises, par l’enchaînement rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de vos lois de fer, vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de cette vérité suprême dont on remarque l’empreinte dans l’ordre de l’univers. Mais, l’ordre qui vous entoure, représenté surtout par la régularité parfaite du carré, l’ami de Pythagore, est encore plus grand ; car, le Tout-Puissant s’est révélé complétement, lui et ses attributs, dans ce travail mémorable qui consista à faire sortir, des entrailles du chaos, vos trésors de théorèmes et vos magnifiques splendeurs. Aux époques antiques et dans les temps modernes, plus d’une grande imagination humaine vit son génie, épouvanté, à la contemplation de vos figures symboliques tracées sur le papier brûlant, comme autant de signes mystérieux, vivants d’une haleine latente, que ne comprend pas le vulgaire profane et qui n’étaient que la révélation éclatante d’axiomes et d’hyéroglyphes éternels, qui ont existé avant l’univers et qui se maintiendront après lui. Elle se demande, penchée vers le précipice d’un point d’interrogation fatal, comment se fait-il que les mathématiques contiennent tant d’imposante grandeur et tant de vérité incontestable, tandis que, si elle les compare à l’homme, elle ne trouve en ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors, cet esprit supérieur, attristé, auquel la familiarité noble de vos conseils fait sentir davantage la petitesse de l’humanité et son incomparable folie, plonge sa tête, blanchie, sur une main décharnée et reste absorbé dans des méditations surnaturelles. Il incline ses genoux devant vous, et sa vénération rend hommage à votre visage divin, comme à la propre image du Tout-Puissant. Pendant mon enfance, vous m’apparûtes, une nuit de mai, aux rayons de la lune, sur une prairie verdoyante, aux bords d’un ruisseau limpide, toutes les trois égales en grâce et en pudeur, toutes les trois pleines de majesté comme des reines. Vous fîtes quelques pas vers moi, avec votre longue robe, flottante comme une vapeur, et vous m’attirâtes vers vos fières mamelles, comme un fils béni. Alors, j’accourus avec empressement, mes mains crispées sur votre blanche gorge. Je me suis nourri, avec reconnaissance, de votre manne féconde, et j’ai senti que l’humanité grandissait en moi, et devenait meilleure. Depuis ce temps, ô déesses rivales, je ne vous ai pas abandonnées. Depuis ce temps, que de projets énergiques, que de sympathies, que je croyais avoir gravées sur les pages de mon cœur, comme sur du marbre, n’ont-elles pas effacé lentement, de ma raison désabusée, leurs lignes configuratives, comme l’aube naissante efface les ombres de la nuit ! Depuis ce temps, j’ai vu la mort, dans l’intention, visible à l’œil nu, de peupler les tombeaux, ravager les champs de bataille, engraissés par le sang humain et faire pousser des fleurs matinales par-dessus les funèbres ossements. Depuis ce temps, j’ai assisté aux révolutions de notre globe ; les tremblements de terre, les volcans, avec leur lave embrasée, le simoun du désert et les naufrages de la tempête ont eu ma présence pour spectateur impassible. Depuis ce temps, j’ai vu plusieurs générations humaines élever, le matin, ses ailes et ses yeux, vers l’espace, avec la joie inexpériente de la chrysalide qui salue sa dernière métamorphose, et mourir, le soir, avant le coucher du soleil, la tête courbée, comme des fleurs fanées que balance le sifflement plaintif du vent. Mais, vous, vous restez toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air empesté n’effleure les rocs escarpés et les vallées immenses de votre identité. Vos pyramides modestes dureront davantage que les pyramides d’Égypte, fourmilières élevées par la stupidité et l’esclavage. La fin des siècles verra encore, debout sur les ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques et vos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que les étoiles s’enfonceront, avec désespoir, comme des trombes, dans l’éternité d’une nuit horrible et universelle, et que l’humanité, grimaçante, songera à faire ses comptes avec le jugement dernier. Merci, pour les services innombrables que vous m’avez rendus. Merci, pour les qualités étrangères dont vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous, dans ma lutte contre l’homme, j’aurai peut-être été vaincu. Sans vous, il m’aurait fait rouler dans le sable et embrasser la poussière de ses pieds. Sans vous, avec une griffe perfide, il aurait labouré ma chair et mes os. Mais, je me suis tenu sur mes gardes, comme un athlète expérimenté. Vous me donnâtes la froideur qui surgit de vos conceptions sublimes, exemptes de passion. Je m’en servis pour rejeter avec dédain les jouissances éphémères de mon court voyage et pour renvoyer de ma porte les offres sympathiques, mais trompeuses, de mes semblables. Vous me donnâtes la prudence opiniâtre qu’on déchiffre à chaque pas dans vos méthodes admirables de l’analyse, de la synthèse et de la déduction. Je m’en servis pour dérouter les ruses pernicieuses de mon ennemi mortel, pour l’attaquer, à mon tour, avec adresse, et plonger, dans les viscères de l’homme, un poignard aigu qui restera à jamais enfoncé dans son corps ; car, c’est une blessure dont il ne se relèvera pas. Vous me donnâtes la logique, qui est comme l’âme elle-même de vos enseignements, pleins de sagesse ; avec ses syllogismes, dont le labyrinthe compliqué n’en est que plus compréhensible, mon intelligence sentit s’accroître du double ses forces audacieuses. À l’aide de cet auxiliaire terrible, je découvris, dans l’humanité, en nageant vers les bas-fonds, en face de l’écueil de la haine, la méchanceté noire et hideuse, qui croupissait au milieu de miasmes délétères, en s’admirant le nombril. Le premier, je découvris, dans les ténèbres de ses entrailles, ce vice néfaste, le mal ! supérieur en lui au bien. Avec cette arme empoisonnée que vous me prêtâtes, je fis descendre, de son piédestal, construit par la lâcheté de l’homme, le Créateur lui-même ! Il grinça des dents et subit cette injure ignominieuse ; car, il avait pour adversaire quelqu’un de plus fort que lui. Mais, je le laisserai de côté, comme un paquet de ficelles, afin d’abaisser mon vol… Le penseur Descartes faisait, une fois, cette réflexion que rien de solide n’avait été bâti sur vous. C’était une manière ingénieuse de faire comprendre que le premier venu ne pouvait pas sur le coup découvrir votre valeur inestimable. En effet, quoi de plus solide que les trois qualités principales déjà nommées qui s’élèvent, entrelacées comme une couronne unique, sur le sommet auguste de votre architecture colossale ? Monument qui grandit sans cesse de découvertes quotidiennes, dans vos mines de diamant, et d’explorations scientifiques, dans vos superbes domaines. Ô mathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le reste de mes jours de la méchanceté de l’homme et de l’injustice du Grand-Tout ! »

Lautréamont, Les Chants de Maldoror, II.

*

Ouvrons le roman de Sollers Légende (folio 2053, 2021).

I N FA M I E
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Le 7 décembre 1941, sans prévenir leur principal allié, Hitler, les Japonais lancent une attaque surprise sur Pearl Harbor. C’est un désastre pour l’armée américaine du Pacifique, qui n’a rien vu venir. Bateaux coulés, avions détruits au sol, 2 400 morts, les États-Unis sont ridiculisés, y compris aux Philippines. Roosevelt est très embêté, car son pays est en grande majorité pacifiste, avec un mouvement d’opinion puissant, au nom d’America First.

Jusque-là, malgré les supplications de Churchill, Roosevelt s’est bien gardé de rentrer dans la guerre européenne. Il n’aime pas les Anglais, méprise les Français, trouve « Uncle Joe » (Staline) sympathique, et voudrait préserver sa neutralité. Mais trop, c’est trop, l’humiliation par traîtrise est cinglante. Il prépare donc un discours de déclaration de guerre au Japon. Tous ses conseillers lui disent de faire long, mais il tient bon sur un discours bref, dont on a la copie dactylographiée. Il ne corrige à la main qu’un fragment de phrase. Au lieu d’écrire « le 7 décembre 1941 restera une date de l’histoire du monde », il barre, et écrit « une date mémorable dans l’histoire de l’infamie ». Vous lisez bien : Infamy.

Les écrivains, perdus dans leurs petites histoires, ne se rendent pas compte qu’avec l’ouverture des archives et des documents d’époque, ce sont des détails inconnus de la grande Histoire qui ont la puissance nouvelle du roman. Roosevelt est paralysé des deux jambes, on est obligé de le tri­mballer en chaise roulante, et, pour le faire tenir debout, et marcher, il faut une heure de préparation épuisante. Il parvient, en s’appuyant à droite et à gauche sur des bras humains, à paraître, petit pas après petit pas, normal.

Pour l’instant, il a une sinusite sévère. Les antibiotiques ne sont pas encore inventés, le seul traitement consiste à introduire dans le nez des tampons imbibés de cocaïne liquide. C’est donc un président des États-Unis chargé qui parlera à la radio, pour le monde entier. Un autre détail vérifie l’irruption de l’ironie dans les situations les plus sérieuses. La Sécurité américaine ne dispose pas de voiture blindée. On finit par en trouver une, saisie peu avant par la police, et appartenant à un criminel célèbre, Al Capone. On le dit, avec gêne, à Roosevelt qui répond, avec humour : « J’espère qu’il ne m’en voudra pas. »

Roosevelt est acclamé au Congrès, et sa déclaration de guerre au Japon sur le thème « Écraser l’infâme » entraîne immédiatement une déclaration de guerre de l’Allemagne nazie aux États-Unis. Churchill est ravi, il va pouvoir faire un peu respirer Londres, qui brûle sans arrêt sous les bombardements allemands. L’énorme machine de guerre américaine est en marche. En trois ans, on passe d’un potentiel très bas à une puissance écrasante. La bombe atomique va clore le spectacle. De Pearl Harbor à Hiroshima (150 000 morts immédiats à l’uranium) et Nagasaki (80 000 morts au plutonium), la mécanique quantique a agi.

Robert Julius Oppenheimer (1904-1967) est le magicien des équations explosives. Il est allé plus vite que tout le monde, dans sa tête et au tableau noir. Ce qui est moins connu est qu’il était très cultivé, parlait plein de langues, pouvait réciter par cœur le Véda en sanskrit, et avait constamment un livre de poèmes dans sa poche. Non, vous ne trouverez pas : tout simplement Les Fleurs du Mal, du poète français Baudelaire. Pour écraser l’infâme, il faut parfois recourir à des armes inattendues. Le dernier mot du discours de Roosevelt déclarant la guerre au fascisme japonais est, lui, très attendu : c’est God, le Dieu du dollar massif et de la démocratie obligatoire.

FDR’s “Day of Infamy” Speech


FDR’s “Day of Infamy” Speech.
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FDR’s “Day of Infamy” Speech.
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FDR’s “Day of Infamy” Speech.
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LA TRADUCTION DU DISCOURS DE ROOSEVELT

Vous pouvez compléter par un passage d’Agent secret écrit au même moment (Mercure de France, 2021, p. 132-133). :

[...] Cette bombe atomique, dont l’inventeur a été Julius Robert Oppenheimer, a mis fin à la Seconde Guerre mondiale, c’était une course de vitesse entre les Américains et les nazis, puisque Hitler était à deux doigts de l’avoir, avec ses savants allemands très en pointe dans la recherche. La bombe atomique, c’est­ à-dire l’arme absolue. Le type qui a réussi ça avait quarante ans, l’armée américaine venait de subir un désastre à Pearl Harbor, elle était très faible, n’avait pas suffisamment d’avions, n’avait pas de porte­ avions, et en quatre ans il a fallu faire un effort gigantesque sur les armes conventionnelles, mais surtout aller très vite dans la possession de la bombe atomique, grâce à la mécanique quantique. Oppenheimer est connu comme le père de la bombe atomique, il est allé plus vite que tout le monde grâce à Truman qui l’a engagé, car il voulait quelqu’un de jeune, un juif allemand qui avait de très fortes raisons d’aller plus vite que les autres, puisque Hitler essayait d’avoir l’arme absolue. Ce qui aurait changé le cours du monde. En 1966, Alfred Hitchcock tourne donc Torn Curtain, sur cet espion américain proche du Pentagone qui doit piéger un chercheur d’Allemagne de l’Est, utilisé par les Russes, arrivés, on le sait bien, juste après, avec la bombe atomique. La bombe atomique change l’état du monde. Comme Newton a fait une découverte qui a changé le monde, avec la bombe atomique on ne peut guère aller plus loin dans la destruction. D’ailleurs Oppenheimer, lorsque la première explosion a éclaté, a lu d’une voix très posée — il avait fait du sanscrit, parlait cinq ou six langues, lisait beaucoup, avait toujours dans sa poche Les Fleurs du mal —, eh bien, ce jour-là, pendant l’explosion, il s’est mis à réciter la Bhagavad-Gita. Cela donne à peu près ceci, en anglais : « Je suis Vishnou, je suis la mort, je vous apporte la mort et la destruction du monde par la mort. » Voilà un type très posé. Sans aucun lyrisme, il a prononcé ces phrases. Dans le film de Hitchcock qui en sait, lui, très long sur la façon dont on peut mettre en scène une urgence particulière, c’est ce que j’appelle amener le cinéma au cinéma en tant que cinéma, le parcours de cette course terrible est montré admirablement. [...]

La formule

Alfred Hitchcock, Le rideau déchiré, 1966. Poursuivons notre lecture d’Agent secret.

[...] Le moment culminant du Rideau déchiré se passe dans un cinéma. Le film décrit avant tout ce qu’est une société totalitaire : on peut avoir tous les renseignements et tous les documents que l’on veut, l’angoisse permanente et l’urgence consisteront à se dissimuler à l’intérieur d’un système totalitaire, c’est-à-dire ne passer en aucun cas pour ce que l’on est, puisqu’il faut changer sans cesse d’identité. Ce qui est drôle, c’est que ce savant américain espion s’appelle Armstrong, et il est obligé de se déplacer avec sa secrétaire, jouée par Julie Andrews, en terrain extrêmement difficile. Il y a un moment qui prouve le génie de Hitchcock. L’homme est poursuivi par la police communiste et l’on voit bien là à quel point Hitchcock, ce jésuite britannique, né en 1899 à Londres, naturalisé américain, était très anticommuniste, et comment il s’est pleinement engagé contre le totalitarisme stalinien de l’époque. L’espion est donc poursuivi par la police communiste et, à un moment, il se trouve dans une salle de cinéma. C’est là qu’il va être pris, car les policiers sont partout. Une salle de cinéma, clin d’œil de Hitchcock, on reconnaît bien son humour. Et là, coup de génie, il crie « au feu ! ». C’est l’une des plus belles séquences de Hitchcock, qui filme alors une immense panique, une panique à propos d’un incendie imaginaire, ce qui va permettre à l’espion d’être exfiltré puisque la foule affolée se précipite vers la sortie. Spectacle dans le spectacle, comme toujours chez Hitchcock. Théâtre dans le théâtre, comme dans Shakespeare.

Voici la scène que décrit Sollers. Il s’agit en fait d’une salle de théâtre, non de cinéma. Mais on notera que la séquence commence devant des écrans de télévision et qu’elle s’achève, dans la séquence finale que je n’ai pas coupée, par le refus des deux protagonistes principaux — le couple Paul Newman-Julie Andrews — d’être pris en photo. Ultime clin d’oeil d’Hitchcok. Rideau.

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Le savant américain finit par avoir un entretien dans un amphithéâtre (comme si c’était l’université) avec ce savant allemand admirablement joué par un acteur allemand, à qui Hitchcock donne un peu la figure de Trotski avec sa petite barbiche. Le type est en possession de l’équation, car tout cela est contenu dans des problèmes mathématiques, et il faut maintenant que l’espion américain, qui est arrivé enfin à être en tête à tête dans un amphithéâtre avec ce savant allemand qui possède la clé mathématique de la bombe absolue, feigne d’être suffisamment mathématicien pour écrire lui aussi une formule et montrer qu’il est au courant des travaux. Mais il l’écrit de telle façon que l’autre ait envie de le corriger. Il faut qu’il soit suffisamment pseudo-mathématicien pour que l’autre, qui le corrige sans arrêt, en arrive à la formule finale. À ce moment-là, les sirènes sonnent, on le cherche, l’autre fait baisser le rideau noir pour cacher l’équation, mais l’espion américain a pu se remémorer l’équation, qu’il a notée fébrilement sur un bout de papier pendant sa fuite à travers toute l’Allemagne de l’Est, toujours poursuivi, etc.

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C’est le thème de la poursuite de quelqu’un d’innocent dans un monde coupable qui m’intéresse, là c’est un espion donc il n’est pas innocent, mais dans La Mort aux trousses par exemple, ce Monsieur Kaplan, nom qui attire l’attention dès les premières images, est poursuivi sans qu’il sache pourquoi. Hitchcock, jésuite anglais devenu américain, a compris mieux que personne ce que l’on peut appeler une société totalitaire, dans laquelle vous vous sentez pris au piège quoi que vous fassiez, soit vous êtes un espion et vous agissez pour le compte d’un État, soit vous vous sentez clandestin dans un monde coupable, ce que suggère visiblement toute l’œuvre de Hitchcock. Dans ses entretiens avec François Truffaut, il le dit même explicitement : tous ses films décrivent « un innocent dans un monde coupable [11] ». Innocent dans un monde coupable, il est bien évident que c’est christique. On peut d’ailleurs lire les confidences d’un jeune jésuite américain qui a rencontré Hitchcock à la fin de sa vie, je l’ai intégré dans Littérature et politique, dont l’exergue est cette phrase de Mauriac « je prendrai la politique, je la baptiserai littérature et elle le deviendra aussitôt ». Ce témoignage avait d’abord paru dans le Wall Street journal : « Hitchcock ne s’intéresse plus au cinéma, désormais envahi de "robots". Mieux, il demande à deux jésuites qui sont là de célébrer la messe chez lui. Il y assiste avec sa femme Alma et répond "à l’ancienne, en latin" et, finalement très ému, il pleure. » Hitchcock en train de pleurer lorsque la messe en latin se déroule chez lui avec deux jésuites, ça attire quand même l’attention, et ça renvoie à une photo magnifique où l’on voit un autre catholique très bizarre, Andy Warhol, à genoux devant Hitchcock [12]. Warhol était catholique, ce que l’on n’a appris qu’après sa mort, lorsqu’une messe solennelle a eu lieu à Saint Patrick à New York, à la stupéfaction de tout le milieu du spectacle. Un des biographes de Hitchcock, au même moment, venait d’écrire que Hitchcock lui avait fait savoir qu’il « n’avait permis à aucun prêtre de lui rendre visite ni de célébrer une messe informelle chez lui ». Et le témoin jésuite de conclure : « Que dans ses derniers jours, le réalisateur ait délibérément, et avec succès, fait croire à des gens de l’extérieur exactement le contraire de ce qui s’est passé, voilà qui est du pur Hitchcock [13]. »
Voilà ce que c’est que d’être tout le temps en état d’urgence et de se sentir clandestin dans le monde où l’on a été jeté. Non seulement clandestin, parce qu’on est innocent dans un monde coupable, mais parce que tout est mensonger, et on ne sait pas du tout pourquoi on devrait payer ce mensonge social, sexuel, financier. Une attitude qui demande une certaine façon de vivre pour continuer à être libre. Le Rideau déchiré a été un échec commercial complet. Les moyens ont été considérables, Hitchcock était très célèbre, on lui avait donné beaucoup d’argent, mais ce film est tombé à plat complètement. Il n’était pas question, en France, en 1966, de mettre en question l’existence communiste. On parle toujours d’un désir d’extrême droite, donc crypta-fasciste, qui en effet existe bel et bien, mais on ne parle pas assez du totalitarisme ex-soviétique. Je me souviens que Lacan avait noté quelque part comment il avait tout de suite compris que la psychanalyse qu’il représentait dans sa résurrection de Freud aurait à faire « aux toutes spéciales réserves du Parti communiste français ». J’aurais dû lui demander d’être plus explicite, mais je pense maintenant qu’il voulait ménager Aragon.
J’ai donc envie de placer, en hommage à Hitchcock, cette photo de Lacan, écrivant au tableau noir son équation. Une équation pas du tout mathématique, bien qu’il se soit beaucoup occupé de mathématiques à la fin de sa vie : « D’un discours qui ne serait pas du semblant ». Il veut dire que les discours sont toujours du semblant, mais qu’on peut néanmoins, par le discours lui-même, atteindre la vérité. C’était dans un de ses derniers séminaires. Heureusement que cette photo a été prise. Lacan a été essentiel pour moi, comme Hitchcock, comme Joyce ou les jésuites. Voici la photo.

Vous connaissez la formule : Toute ressemblance avec des situations existantes serait évidemment pure coïncidence...

LIRE : Analyse du « Rideau déchiré » (Alfred Hitchcock)
Revue de presse du « Rideau déchiré » (Alfred Hitchcock).

Robert Oppenheimer (1904-1967), l’architecte du Projet Manhattan

France Culture. Toute une vie.
Dimanche 27 août 2023 (première diffusion le samedi 7 janvier 2023)

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Vue de l’intérieur du Los Alamos National Laboratory
alors que des chercheurs travaillent
sur un projet d’essais nucléaires en 1974
© Getty - Photo by Atomic Energy Commission

Né dans une famille libérale et progressiste à New York, Oppenheimer était un physicien de génie. À Los Alamos, au Nouveau-Mexique, pendant la guerre, il a fédéré l’équipe de scientifiques qui a mis au point la bombe atomique.

Avec

Matthieu Lebois Maître de conférence en physique nucléaire à Orsay et membre junior de l’Institut universitaire de France
Alexandre Rios-Bordes Maître de conférences en histoire à l’Université Paris Diderot – Paris 7
Virginie Ollagnier Écrivaine et scénariste de bande-dessinée
Bruno Tertrais Politologue
Émilia Robin Historienne de la Guerre Froide

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Élevé dans une famille cultivée et aisée à New York, famille d’origine juive allemande, Robert Oppenheimer est un enfant sensible et génial. Une fois chargé de la recherche nucléaire militaire, il est tiraillé entre la nécessité de mettre au point l’arme atomique aux États-Unis avant que les nazis ne l’aient, et des interrogations éthiques qui l’incitent plutôt à s’abstenir de mettre au point cette arme.

Mélancolique à l’adolescence, Oppenheimer éponge son angoisse au Nouveau-Mexique en s’y promenant avec un camarade et un professeur. Leurs balades les mènent tout près du futur site de Los Alamos, le futur laboratoire secret, établi dans le désert, où sera élaboré le Projet Manhattan.

Étudiant, Oppenheimer part en Allemagne et en Angleterre et rencontre les plus brillants physiciens de sa génération. En 1945, il est recruté par le général Leslie Grooves pour fédérer une équipe de chercheurs capables de mettre au point une bombe atomique. La mission est accomplie de façon remarquable, Oppenheimer étant un gros travailleur à l’enthousiasme communicatif. Hiroshima et Nagasaki sont bombardées, au grand regret d’Oppenheimer. En octobre 1945, il obtient un rendez-vous avec le président Truman auquel il dit : "J’ai du sang sur les mains." Truman est furieux car il a endossé encore plus de responsabilités qu’Oppenheimer : "Ce n’est pas au physicien de se plaindre". L’alliance entre le civil Oppenheimer et les militaires produit des étincelles qui aboutissent, en avril 1954, à la mise en place d’une commission d’enquête sur Julius Robert Oppenheimer.

Il est accusé d’avoir de l’amitié pour les Soviétiques, ce qui est faux. En revanche, Oppenheimer est de gauche, et depuis longtemps. Il n’a jamais adhéré au parti communiste, mais il y compte des amis, et son épouse en fut membre. Il a aussi exprimé ses réserves sur la bombe H en préparation, mille fois plus puissante que la bombe A. Oppenheimer plaide encore pour le partage des secrets de fabrication de la bombe avec l’URSS, depuis que la guerre est terminée. Cette position ne joue pas en sa faveur. Après que deux bombes ont explosé au Japon, Oppenheimer ne croit plus en la dissuasion nucléaire. Il souhaite que la recherche se concentre sur l’énergie civile uniquement. Les trois semaines d’audition seront une parodie de procès à l’issue de laquelle Oppenheimer sera non seulement découragé et épuisé, mais aussi destitué du Comité consultatif général. Cet organisme avait été mis en place après la guerre pour donner une orientation à la politique nucléaire américaine.

Refusant de signer la moindre pétition contre le nucléaire, Oppenheimer dirige, jusqu’en 1966, l’Institute for Advanced Study de Princeton.

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Robert Oppenheimer et le journaliste de télévision Edward R. Murrow (à droite)
à l’Institute for Advanced Study
de l’Université de Princeton (1954)
© Getty - Collection Bettmann

Bibliographie

Virginie Ollagnier, Ils ont tué Oppenheimer (Anne Carrière, 2022)
Louisa Hall, Trinity, traduit de l’anglais par Hélène Papot (Gallimard)
Michel Rival, Robert Oppenheimer (Points Seuil)

Archive Ina diffusée : 5 colonnes à la une (1962)

Extrait diffusé : Hiroshima mon Amour (1959) d’Alain Resnais. Scénario et dialogues, Marguerite Duras. Acteurs principaux, Emmanuelle Riva "elle" et Eiji Okada "lui".

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Le panache radioactif de la bombe larguée
sur la ville de Nagasaki,
vu à 9,6 km, à Koyagi-jima, au Japon, le 9 août 1945.
© Getty - Photo by Hiromichi Matsuda/Handout
from Nagasaki Atomic Bomb Museum

[1Cf. American Prometheus. Le livre vient d’être traduit en français sous le titre : Robert Oppenheimer - Triomphe et tragédie d’un génie.

[4Cf. Essais et conférences, Gallimard.

[6René Char, À une sérénité crispée, Gallimard, 1951. Georges Bataille voyait dans ces lignes « le sens entier » du livre, « une vertu saisissante qui incite au combat » (G. Bataille, René Char et la force de la poésie, OC, T. XII, p. 130).

[71955.

[8Lac de Constance.

[9... Es bloss kennen ; ... erkennen und d.h. bedenken.

[10« Die Offenheit für das Geheimnis ».

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12 Messages

  • Albert Gauvin | 21 octobre 2023 - 12:24 1

    Oppenheimer, la science et la bombe

    Répliques. Samedi 21 octobre 2023.

    Qui était Robert Oppenheimer, né le 22 avril 1904 à New York et mort le 18 février 1967 à Princeton ?

    Avec Etienne Klein Physicien, producteur de l’émission "Le pourquoi du comment ?" sur France Culture
    Jean-Pierre Dupuy Philosophe.

    VOIR ICI.


  • Pierre Vermeersch | 29 juillet 2023 - 01:09 2

    Cette photo de Lacan a été prise lors de sa leçon du le 17 janvier 1971.
    « Je peux vous faire remarquer par un graphique au tableau que ceci comporte,[…], la possibilité d’une intensité d’excitation qui peut aussi bien aller à l’infini. En effet ce qui est conçu comme jouissance ne comporte de soi, en principe, d’autre limite que ce point de tangence inférieur que nous appellerons suprême, en donnant son sens propre à ce mot qui veut dire le point le plus bas d’une limite supérieure, de même qu’infime est le point le plus haut d’une limite inférieure ». [Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, p. 20.]
    Nous constatons que ce point suture l’infime et le suprême : l’outrepassement de la limite de l’ouvert soit de l’infini potentiel en l’infini actuel. Ainsi avons-nous ajouté sur le tableau noir l’attracteur étrange de Mandelbrot, expression de la symétrie d’échelle entre les deux infinis. Nous en retrouvons la structure dans la grande vague de Kanagawa.

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  • MN | 6 janvier 2017 - 18:56 3

    Merci Viktor pour avoir pris la peine de mettre en pdf l’article pertinent de Frédérique Zahnd sur Sollers "le catholique".
    Celui-ci, la question reste posée après lecture, saurait-il un jour faire abstraction des pompes, lourdeurs et pesanteurs de l’Église, dépasser l’image de son carnaval pourpre et noir pour entrer qui sait dans une modeste et rude chapelle française, tremper son doigt dans le bénitier, faire une croix, une génuflexion, ému devant le Verbe incarné, anonyme communiant reconnaissant parmi d’autres croyants anonymes reconnaissants, un petit matin blême de brouillard givrant, loin des micros et caméras, hors littérature, hors provocation, hors pose, hors esthétique, hors luxe, calme et volupté ? Lui en particulier, ne doit-il pas tout au verbe avec ou sans lettre majuscule ?

    Cependant, pour faire suite au post précédent, comment échapper à l’emprise de la techno-tyrannie, comment faire face à ses algorithmes canibales ?
    La méthode* que propose Heidegger ne fonctionne plus. Après avoir usurpé l’âme de l’homme post-moderne, la numérisation à marche forcée réduit désormais même la chair à une équation désincarnée, à une formule jetable, manipulable, négociable, commercialisable en diable.

    Les machines ne cessant de se multiplier, de s’amplifier, de s’intensifier, de s’auto-engendrer, de dicter la doxa obligatoire - mieux vaut se créer une identité solide, infalsifiable, une vérité, une place infrangible sous le Soleil invaincu, à l’ombre du "Sol invictus" vainqueur, inattaquable.

    *Solution naïve, datée, de Heidegger : "Nous admettons les objets techniques dans notre monde quotidien et en même temps nous les laissons dehors, c’est-à-dire que nous les laissons reposer sur eux-mêmes comme des choses qui n’ont rien d’absolu, mais qui dépendent de plus haut qu’elles"


  • Viktor Kirtov | 5 janvier 2017 - 16:44 4

    Proximité dans notre forum de votre message, cher Michaël, avec celui de Frédérique Zahnd auteure d’un article « Sollers est-il bien catholique ? » dans « L’Infini » n° 121, Hiver 2012, où j’ai cru trouver un écho de votre questionnement et une proximité de pensée. Pour information, l’article (pdf) est ICI.
    Bien cordialement,


  • MN | 4 janvier 2017 - 21:28 5

    Heidegger : "aucune organisation purement humaine n’est en état de prendre en main le gouvernement de notre époque."

    Que signifie "aucune organisation humaine" ?

    De Gustave Thibon, Diagnostiques, 1985 :

    "La révolution technique appelle, exige une révolution spirituelle – celle-ci ne pouvant être, selon l’expression de Simone Weil, que « le retour à un ordre éternel momentanément perturbé ». Un ordre fondé à la base sur le respect de la nature et de ses limites et au sommet sur le retour à Dieu, seul dispensateur d’un infini qui nous attend dans l’éternité et que nous cherchons pour notre ruine sur la terre et dans le temps."


  • V.K. | 27 mars 2011 - 21:52 6

    A Jean-Michel Lou. J’en demande encore !

    Multiculturel en diable. Non seulement génétique chinoise, mais culture japonaise et allemande(*) en prime. (Toujours en poste à Vienne ?). Avec ces atouts dans votre jeu, le monde est à vous !

    A vous lire,

    Viktor

    (*) signalons aux lecteurs de ce forum l’ouvrage de J-M Lou :

    Le petit côté : Un hommage à Franz Kafka


    Gallimard/collection L’Infini, nov. 2010.

    Particularité : "livre issu d’une lecture de Kafka dans sa langue d’écriture."

    sur le livre, ici.


  • V.K. | 27 mars 2011 - 00:19 7

    Votre commentaire et votre intérêt pour pileface et mon très modeste commentaire confrontant la Gelassenheit et l’expression japonaise Shoganai, venant de vous, cher Jean-Michel Lou, constituent le meilleur des encouragements. Non, je ne connais pas Ôhashi Ryôsuke, mais ne demande qu’à connaître, si vous voulez nous accorder la faveur d’un article sur pileface.

    Je viens de lire votre article Sollers et Zhuangzi dans la dernière livraison de L’Infini (N° 114, printemps 2011), et me suis régalé. Quelle érudition chinoise et connaissance de l’oeuvre de Sollers ! Le meilleur article que j’ai lu sur ce thème. Et j’y reviendrai avec plaisir dans un article. ( Si le sujet vous intéresse, chers lecteurs, - il faut bien sûr un peu d’empathie pour le thème - vous recommande vivement de vous procurer L’Infini N° 114, rien que pour cet article). On y entend la jubilation du « trouveur » quand le chercheur trouve la source derrière une citation introduite comme telle et attribuée à Tchouang-tseu par Sollers, laquelle se révèlera n’être pas de Tchouang-tseu et complètement réécrite par Sollers.


    « ...une réécriture du passage qui lui est probablement resté en mémoire sans qu’il aille consulter la traduction, en outre avec une transformation poétique du sens », dîtes-vous.

    La déconstruction de la version Sollers de Tchouang-tseu par vos soins est un cocktail savoureux d’érudition et de jubilation .

    ( A déguster dans le texte original, lecteurs plus ou moins fidèles ou simplement égarés, ici, par hasard).

    J’aime aussi cette forme de jubilation ludique quand vous continuez ainsi :


    « L’exemple suivant est l’inverse du premier, dans lequel le nom de Zhuangsi suscitait le motif de l’extase. (sic, je souligne - VK). Ici, c’est le moment, la conscience aiguë du fait d’exister, qui enchaîne sur le "Tao", et avec lui Zhuangsi [cette fois, non cité ...Sollers s’amuse à brouiller les pistes, "les preuves" pour le lecteur détective (note pileface)]

    [... long extrait de Sollers et après divers commentaires dont chacun apporte sa touche pour préparer la chute, vous concluez ainsi :]

    L’auteur, par l’entremise du narrateur, fait mine de retraduire et réfléchir lui-même sur le texte, alors qu’il prélève carrément dans Liou aussi bien la citation que sa traduction littérale »

    C’était juste un aperçu pour les lecteurs, de 23 pages denses de L’Infini N°114, et du même tonneau.
    _

    Il n’est pas interdit, en outre, d’enchaîner avec ses propres greffons ou collisions de pensées. Ainsi, de ce dernier déroulement du Tao, ci-dessus, qui m’intéresse au-delà du Tao pour l’ambivalence qui y est développée et que l’on retrouve aussi dans la physique quantique de l’infiniment petit. En faisant court,

    Sollers :


    _ « ...Je lis :

    TAO NON POSSIBLE ETRE, ETRE NON POSSIBLE NEANT

    ce qui rend les choses, n’est-ce pas, nettement plus claires

    Je peux dire


    "Le saint dose l’affirmation et la négation en se reposant sur le cours du ciel. Cela s’appelle une validité ambivalente."


    Mais ai-je alors épuisé le sens du chinois ? »

    Sollers n’en a pas fini, mais moi, si, pour ce qui est de mon propos. A savoir que ce site qui s’appelle pileface a aussi sa propre ambivalence, pile et face, pile ou face, complémentarité comme dans l’autre concept chinois du yin et du yang , ou exclusion ? Quelle réalité des choses ? Il se trouve que je lisais, en parallèle, un livre qui s’intitule « Regards sur la matière / Des quanta et des choses » de Bernard d’Espagnat et Etienne Klein ( pas récent, Fayard 1993). Une autre façon de dire les mots et les choses.. La dualité onde-corpuscule de la lumière y est bien sûr revisitée. La lumière tantôt se comporte comme une onde (continue), tantôt comme des corpuscules (discontinus). Quelque chose à la fois continu et discontinu, défie la raison classique. Ca a soulevé beaucoup de discussions parmi les scientifiques. Si on prend un appareil pour « voir » une onde, on voit une onde. Si on imagine une expérience pour voir ( compter) des corpuscules, on voit des corpuscules. La Fontaine le disait à sa manière :


    « Le sage dit, selon, les gens :

    Vive le Roi, vive la Ligue
     »

    Les expériences disent selon les instruments « Vive l’onde, vive le corpuscule ». Il a fallu rien moins qu’une révolution, la révolution quantique justement, pour rapprocher ces deux catégories d’objets de la physique dont on ne pouvait imaginer qu’ils puissent avoir un quelconque lien de parenté. Comment concevoir que l’onde et le corpuscule ne puissent plus être isolés par la pensée - l’onde d’un côté, le corpuscule de l’autre - comme dans le cadre classique ? De fait, on est obligé de parler d’une « dualité onde-corpuscule » étrange formule qui sonne comme un oxymoron, ou comme le mariage de la carpe et du lapin. Sauf que ce mariage a été validé par l’expérience. Et notre langage qui n’avait jamais eu à nommer pareil couple dans les registres d’état civil, qui n’avait pas de mot , continue à parler de dualité onde-corpuscule.

    Des pans entiers de réalité physique dépassent notre capacité de représentation - spécialement toute la physique quantique - et ne sont appréhendés qu’à partir d’abstractions mathématiques, validées par d’ingénieuses expérimentations, et souvent de façon indirecte (très chinois, l’attaque frontale est rarement la bonne stratégie). Des réalités ambivalentes qui dépassent l’entendement commun, des réalités qui nous dépassent.

    Les mystiques, les poètes, écrivains, philosophes, artistes abordent aussi ces terra incognita, à leur façon. Et ce bon La Fontaine a écrit une fable intitulée La Chauve-Souris et les deux belettes qui est une bonne illustration de l’ambivalence dans notre bestiaire des plus classiques et de la relativité des points de vue d’une même réalité. Parmi beaucoup d’autres, citons aussi Victor Hugo (Post-scriptum de ma vie, III) :


    « La nature procède par contrastes. C’est

    par les oppositions qu’elle fait saillir les objets.

    C’est par les contraires qu’elle fait saillir les choses

    _

    Ce qui pourrait être repris en exergue de pileface, en guise de manifeste ou plus modestement de déclaration d’intention.


  • A.G. | 22 mars 2011 - 16:45 8

    Gérard Guest , dans le prologue de la séance du 25 mars de son séminaire, revient sur la catastrophe du Japon :

    <embed flashvars="image=http://www.pilefacebis.com/sollers/IMG/jpg/preview_guest.jpg&file=http://www.pilefacebis.com/media/video/Guest_japon_250311.flv" allowfullscreen="true" allowscripaccess="always" id="player1" name="player1" src="http://www.pilefacebis.com/jwplayer/player.swf" width="400" height="300" />
    (durée : 9’59")

    La suite du séminaire dans cette note.


  • jean-michel lou | 21 mars 2011 - 20:54 9

    shoganai. L’humanité, et maintenant spécialement le Japon, n’a pas assez de toute sa sagesse pour supporter les coups du destin (du destin ? derrière toutes les catastrophes "naturelles" il y a des requins, comme ceux de Tepco). Vous avez parfaitement raison, cher V. K., de convoquer à ce propos la "Gelassenheit" selon Heidegger. Savez-vous qu’un très grand grand penseur japonais méconnu, nommé Ôhashi Ryôsuke, un rejeton de la dite école de Kyôto, a écrit (en allemand) tout un ouvrage savant sur la Gelassenheit heideggerienne, montrant les affinités de cette dernière avec le bouddhisme mahayana ?

    La vague de Hokusai est parfaitement pertinente dans ce contexte (Jean-Francois Sabouret l’avait déjà mise dans Libé la semaine dernière, preuve qu’elle s’imposait). Je pense à une autre gravure du même artiste, où l’on voit au centre du tableau, un viol (l’horreur centrale) et, toute petite dans un coin, inutile, une grenouille. Parfaite image de la "Gelassenheit", de la vie malgré tout.

    À cette heure, nous sommes tous des Japonais.


  • tempo | 18 mars 2011 - 21:04 10

    Caviardez, illustrez, propulsez : il en restera toujours quelque chose...


  • -temto. | 17 mars 2011 - 17:58 11

    caviardé, illustré, propulsé par votre serv(it)eur :
    http://temto.blogspot.com/2011/03/le-temps-des-noyaux.html

    Voir en ligne : http://temto.blogspot.com/2011/03/l...


  • V.K. | 17 mars 2011 - 11:24 12

    Force est de constater que cet extrait des réflexions de Heidegger (de 1955) - encore fortement imprégnées de la stupeur qui succéda à Hiroshima et Nagasaki - sont pleinement d’actualité.

    Deux villes alors rayées de la carte marquaient l’entrée de l’homme dans l’ère atomique.

    Dans l’actualité d’aujourd’hui et la catastrophe de Fukushima, il est encore permis d’adhérer à ses conclusions quant à l’attitude à adopter face à la technologie, aux « objets techniques », et autres développements (biologiques), nés de l’esprit humain. Quel est le plus grand danger qui guette l’homme ? Ces objets techniques ? Non ! Mais « que la pensée calculante [je souligne] fût la seule à être admise et à s’exercer » au détriment de la « pensée méditante ». Mais, le mieux est de lire Heidegger dans le texte.
    _

    Outre l’actualité du propos, souhaitais réagir à ce mot «  Gelassenheit  » « sérénité », « égalité d’âme » pour caractériser l’attitude que Heidegger préconise face à ces objets techniques. Là encore, le mot doit être pris dans son contexte intégral du texte de Heidegger. Mais cette Gelassenheit, « Gelassenheit in Gottes Wille », comme l’entend surtout, Gérard Guest : l’attitude qui consiste pour « les mortels » à « s’en remettre à la volonté de Dieu », une autre façon de dire l’acceptation d’une fatalité qui nous dépasse et qui me fait penser, aussi, à l’expression japonaise de «  Shoganai » inscrite dans leur culture et leur mental.

    « Shoganai » disent les Japonais sans arrêt : il n’y a rien à faire.

    Un rien à faire, pour traduire que notre sort nous dépasse, mais qui ne signifie en rien, se croiser les bras. Au contraire ! Rester dignes, continuer à travailler, faire face à la catastrophe. Inscrit également dans la conscience collective un rapport singulier avec la mort : notre destin est scellé : la mort. Au plus, le moment peut en être affecté par l’homme. De ce rapport singulier avec la mort est aussi né leur sens du sacrifice et du seppuku. Un « privilège », ce suicide rituel par éventration, réservé exclusivement à la noblesse d’épée. Quant à mourir, mourons pour une noble cause ! (Même si le seppuku a disparu depuis le XIXème, sauf exception, ainsi avec l’écrivain Mishima en 1970 - sacrifice témoignage de Mishima « contre une certaine dérive morale qui accompagnait les temps modernes. »). Aujourd’hui, une cinquantaine de techniciens, sur les 600 habituels, sont restés sur le site de Fukushima et se sacrifient pour une autre cause : la lutte contre la catastrophe nucléaire montante - dont on ne connaît pas encore l’issue - dans un environnement radioactif soumis à des doses mortelles à court ou moyen terme.

    L’homme ajoute à la catastrophe, mais ces catastrophes naturelles qui semblent s’enchaîner de plus en plus fréquemment et avec de plus en plus de violence, colère des dieux ? Non, le Japon ne possède pas de dieux. Shoganai !







    La grande vague de Kanagawa.

    Estampe de Hokusakai, 1830, Le musée Guimet, à Paris en conserve un exemplaire.

    ZOOM, cliquer l’image


    Un sentiment d’écrasement face aux éléments. Au premier plan, trois barques rapides de pêcheurs sont prises dans la tempête.( Il faut lire l’estampe, à l’orientale, de bas en haut et de droite à gauche.) Une lecture à l’occidentale pourrait laisser penser que les barques fuient la vague déferlante. Dans la lecture japonaise, ces pêcheurs se dirigent vers la vague. Ils affrontent le danger en face. La grande vague déferlante forme une spirale parfaite dont le centre se situe sur l’axe du mont Fuji en arrière plan. Sa petitesse sur l’estampe en indique l’éloignement. Son côté paisible contraste avec la violence de la vague gigantesque, écumante comme un dragon en colère. La terre est trop loin ! Pas d’issue. Shoganai ! Juste continuer à ramer...

    *