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Révolutionnaire s’il en fut, Maître Eckhart...

Sollers et le paradoxe de la « théologie négative »

D 27 janvier 2022     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Eckhart et Dante étaient contemporains. Tous deux ont fait l’apologie de la noblesse : la nobilitate, l’Edelkeit sont les maîtres mots d’une nouvelle vision de l’existence, d’un nouvel idéal qui, lui-même, transpose ou aiguise l’idéal de vie philosophique qui aux confins des XIIIe et XIVe siècles s’est emparé de l’université de Paris » écrit Alain de Libera dans Penser au Moyen Age.
De Dante et la traversée de l’écriture (1965) à Vers le Paradis (2010), en passant par Le Coeur Absolu (1987) et La Divine Comédie (2000), la présence de Dante dans l’oeuvre de Sollers est devenue de plus en plus manifeste. La présence de Maître Eckhart, plus discrète, est tout aussi réelle et ancienne.

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Aux prédicateurs de morale. « [...] Ne dirait-on pas aujourd’hui à l’égard de la morale, comme disait Maître Eckhart : "Je prie Dieu qu’il me fasse quitte de Dieu !" ? »

Nietzsche, Le Gai Savoir, Livre IV, § 292, 1882 [1].

« Le Simple garde le secret de toute permanence et de toute grandeur. Il arrive chez les hommes sans préparation, bien qu’il lui faille beaucoup de temps pour croître et mûrir. Les dons qu’il dispense, il les cache dans l’inapparence de ce qui est toujours le Même. Les choses à demeure autour du chemin, dans leur ampleur et leur plénitude, donnent le monde. Comme le dit le vieux maître Eckhart, auprès de qui nous apprenons à lire et à vivre, c’est seulement dans ce que leur langage ne dit pas que Dieu est vraiment Dieu. »

Martin Heidegger, Le chemin de campagne, 1948 [2].

« voilà nous y sommes
voilà encore une fois le fond du débat
il écrivait
donc il osait
donc il écrivait qu’il osait
donc il prétendait être ce qu’il écrivait
donc il signait
donc il se donnait le droit d’exister
donc il refusait la médiateté il défiait la sainte matrice incrustée la soupape de sécurité comment voulez-vous accepter ce genre d’excité
 »

Philippe Sollers, Paradis, 1978 (1981).

«  Si le côté sirupeux de la mystique m’échappe totalement, la négativité me paraît, elle, essentielle. Je suis un grand admirateur de Maître Eckhart. Mais aussi d’Angelus Silesius. »

Philippe Sollers, Pourquoi je suis catholique
Le Monde des Religions, N°17, mai-juin 2006.

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British Library/leemage.

Présentation

« Maître Eckhart réhabilité (1) »

« Un beau cadeau pour son 750e anniversaire ! »

Une information sans doute passée inaperçue. Elle se trouve sur le site de L’Ordre des Prêcheurs (l’Ordre des dominicains) :

« Vendredi 16 avril 2010 — Il aura fallu attendre la publication d’un article de l’éminent spécialiste et éditeur allemand d’Eckhart, le Professeur Georg Steer, pour qu’émergent aujourd’hui des documents d’archives de la British Eckhart Society montrant qu’en 1992, le préfet de la Congrégation de la doctrine de la foi, cardinal Joseph Ratzinger, aujourd’hui Benoît XVI, avait accepté la demande de réhabilitation du célèbre théologien et philosophe allemand Meister Eckhart (1260-1329 environ), présentée par le chapitre général dominicain.
Paradoxalement, la réhabilitation de Maître Eckhart après 750 ans aboutit au jugement qu’il n’a jamais eu besoin d’être réhabilité. Telle est en bref la réponse que le Maître de l’Ordre de l’époque, Timothy Radcliffe, reçut du Vatican en 1992, et qu’il résumait ainsi dans une lettre datée du 15 août 1992, à Peter Talbot Wilcox, alors président de la British Eckhart Society :

« Nous avons essayé de faire lever la censure sur Eckhart », écrit Timothy Radcliffe, « et on nous a répondu qu’en réalité cela n’était pas nécessaire puisqu’il n’avait jamais été condamné nominalement, mais seulement certaines propositions qu’il était supposé avoir soutenues, et par conséquent nous sommes parfaitement libres de dire que c’est un bon théologien orthodoxe. »

Cette déclaration qui semble anodine est en fait la brève réponse à l’aboutissement d’un rapport très détaillé qu’une commission de théologiens avait élaboré au nom du chapitre général des dominicains de 1980 et qui avait été transmis avec une requête, dans un courrier du Maître de l’Ordre de l’époque au cardinal Ratzinger, le 30 mars 1992. » (L’Ordre des prêcheurs [3]).

On devrait donc à Joseph Ratzinger, devenu Benoît XVI, la réhabilitation, discrète mais officielle, de Maître Eckhart.

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Photo V.K. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Le 29 juin 2010, au Collège des Bernardins, à Paris — là même ou Benoît XVI s’est adressé à des représentants du monde de la culture en septembre 2008 —, Philippe Sollers lit des passages de ses Mémoires, consacrés à son enfance et à sa jeunesse d’écrivain français [4]. Le débat est présenté par le Père Antoine Guggenheim (« apprenti théologien », comme il se qualifie) et Julia Kristeva (« l’amante, l’épouse, la mère, la psychanalyste » évoque sa « cohabitation » avec Sollers « qui défie l’épreuve du Temps parce que ça s’écrit »).
Fait singulier, et peut-être, lui aussi, passé inaperçu : dans son introduction, après avoir lu des extraits de la préface de Vision à New York [5], Antoine Guggenheim, parle de la pensée de Sollers en disant : « Théologie négative, sûrement pas négation de la théologie ». Phrases relancées par Julia Kristeva, à la fin de sa présentation, et Philippe Sollers lui-même, à la toute fin de ses lectures. Maître Eckhart est nommé. « Le dénouement du rapport du fils au père [passe] par l’écriture », dit Julia Kristeva.

Sollers lit le passage de ses MémoiresUn vrai roman — où il raconte comment, à la mort de son père, en août 1970, et devant la misère accablante de l’enterrement catholique, il monta sur le monticule de terre pour lire un passage d’un sermon de Maître Eckhart qui laissa l’assistance médusée au point que, jamais, personne n’osa lui reparler de ce geste « insensé », «  l’acte le plus étrange » qu’il ait «  jamais accompli ». Quarante après, Sollers, avant de commencer sa lecture, conscient sans doute de l’incrédulité possible des auditeurs, sollicite d’ailleurs l’approbation de Julia Kristeva en lui disant : «  Tu étais là, tu es sûre, tu étais là ? ». Être-là. Être-le-là.

Sollers a sans doute eu raison d’insister. Car le récit de cette scène figurait déjà une première fois dans Vision à New York, précisément dans le troisième entretien qu’il eut avec David Hayman en octobre 1978. Il faut insister sur les dates, sur celle de l’entretien comme sur celle de sa publication en janvier 1981 (en même temps que Paradis) : elles ont leur importance, comme a, sans doute, son importance le fait que, à ma connaissance, personne ne s’est jamais interrogé sur le récit que fait Sollers de l’enterrement de son père, sa signification, et, à peine plus, sur la référence à Maître Eckhart dans cette situation précise, — comme d’ailleurs dans l’oeuvre de Sollers en général (à une ou deux notables exceptions près). En cela on peut dire que le silence des commentateurs depuis plus de trente ans, est aussi assourdissant et symptomatique que celui, familial, qu’a connu Sollers en août 1970. «  Il a fait ça. Il vaut mieux l’oublier tout de suite ». Il a écrit ça ? Il vaut mieux ne pas y penser.

*


Dante et Maître Eckhart

Le 1er juillet 2009, au Collège des Bernardins, Sollers parlait du catholicisme de Dante [6]...

Alain de Libera, dans Penser au Moyen Age, insiste sur la proximité entre Maître Eckhart et Dante :

« Le mystique allemand et le poète italien ont tous deux acclimaté les aspirations des "intellectuels" hors de leurs institutions d’origine. L’emploi de la langue vulgaire a fait passer dans la société le modèle de vie que les "maîtres" ès arts s’étaient donné ; il a universalisé l’idéal universitaire. [...] Dante et Eckhart sont donc les témoins privilégiés d’une diffusion des "erreurs" philosophiques que ni les condamnations de 1277, ni la guerre contre l’arabisme menée par Raymond Lulle n’ont pu arrêter [7]. »

« Eckhart et Dante étaient contemporains. Tous deux ont fait l’apologie de la noblesse : la nobilitate, l’Edelkeit sont les maîtres mots d’une nouvelle vision de l’existence, d’un nouvel idéal qui, lui-même, transpose ou aiguise l’idéal de vie philosophique qui aux confins des XIIIe et XIVe siècles s’est emparé de l’université de Paris [8]. »

Dans sa présentation des Traités et sermons de Maître Eckhart, Alain de Libera écrit également :

« Maître Eckhart est le Dante allemand. Comme lui, il s’adresse au vulgaire et son problème est le même : articuler théologiquement et philosophiquement les deux fins de l’homme, la félicité obtenue ici-bas par l’homo viator et la béatitude promise aux justes dans la patrie céleste. L’originalité d’Eckhart est de lancer la possibilité d’une béatitude du voyageur, d’une vie bienheureuse, acquise sur cette terre. » [9]

Alain de Libera va même jusqu’à écrire que, avec cette affirmation de la possibilité « d’une vie bienheureuse, acquise sur cette terre », l’homme noble et détaché de Maître Eckhart introduit « un bouleversement radical » en ce qui concerne les « deux fins » de l’homme, dans lesquelles, selon lui, Dante voyait encore une alternative

« ces deux fins que l’ineffable Providence a proposées à l’homme de poursuivre [...] : la béatitude de cette vie, qui consiste dans l’opération de nos vertus propres ; et la béatitude de la vie éternelle, qui consiste à jouir de la vision de Dieu [10]. »

*


Au nom du père


Octave Joyaux, Cannes, 1936.
«  Il est convalescent.[...]
Je vais naître dans trois mois.
Il n’en peut plus.
 »
Portrait du joueur (1984) [11]
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

C’est en mai 1978 que Sollers évoque la figure énigmatique de Maître Eckhart. Précisément dans l’extrait publié dans le numéro 76 de Tel Quel de son roman Paradis qui, depuis quatre ans, sort en feuilleton dans la revue. Mais, comme Paradis est, au mieux, taxé immédiatement d’illisibilité par la majeure partie de la critique littéraire en raison de sa forme (pas de ponctuation), on ne s’étonnera pas que pratiquement aucun critique ne soit attentif au fond. Le devant de la scène, il est vrai, est occupé par la polémique autour de la « nouvelle philosophie » [12]...

Quelque mois plus tard, en octobre 1978, Sollers évoque à nouveau Maître Eckhart dans un entretien avec David Hayman. L’entretien sera publié en janvier 1981 dans Vision à New York. Sollers y révèle que les sermons de Maître Eckhart sont pour lui, «  depuis toujours », «  une source constante d’inspiration ». L’évocation de Maître Eckhart intervient à un moment précis de l’entretien. Sollers raconte comment, au milieu de l’année 1970, il est pris dans l’écriture de Lois et ne s’en sort pas. «  Il faut refaire, reprendre tout » [13]. Survient la mort de son père, au mois d’août. Il se rend à l’enterrement et, là, devant la misère du rituel catholique, monte sur le monticule de terre «  au bord de la tombe », lit un passage d’un sermon de Maître Eckhart qu’il avait dans la poche. Dans cet entretien, Sollers ne donne aucune information ni sur le sermon en question ni sur le passage qu’il a lu. Nous ne saurons rien du sens que, par cet acte — « le plus étrange jamais accompli »—, il a voulu donner à l’évènement. La «  catastrophe » a eu lieu. Quelques mois plus tard, dit Sollers à David Hayman, il se replonge dans la lecture de Finnegans Wake de Joyce. C’est la délivrance. L’écriture de Lois peut reprendre.

Il faudra attendre octobre 2007 et la publication de ses Mémoires — soit trente-sept ans après la mort de son père et vingt-six ans après la sortie de Vision à New York — pour que Sollers, reprenant son récit (le répétant, le réécrivant, le précisant), nous révèle la nature du sermon de Maître Eckhart. Il s’appelle « Il est dans l’âme un château fort où même le regard du Dieu en Trois Personnes ne peut pénétrer ». C’est un des sermons allemands les plus célèbres (aujourd’hui) et les plus beaux du théologien. A l’époque (1970), il était plus connu sous l’intitulé « De la femme vierge » dans la traduction de Paul Petit (1942), celle que, sans doute, Sollers avait en poche en ce mois d’août 1970 [14]. Le passage lu par Sollers — au moins dans la traduction citée dans Un vrai roman et qui n’est pas celle de Paul Petit — est le suivant (il n’est pas inutile de le citer une première fois) :

« Je l’ai déjà dit : il est dans l’âme une puissance qui n’est liée ni au temps, ni à la chair, qui émane de l’esprit, reste dans l’esprit et est absolument spirituelle. Dans cette puissance, Dieu se trouve totalement : il y fleurit et verdoie toute la joie et tout l’honneur qu’Il porte en lui-même. Cette joie est si profonde, d’une grandeur si inconcevable, que nul ne saurait l’exprimer pleinement avec des mots. Car le Père éternel engendre sans cesse dans cette puissance son Fils éternel, en sorte que celle puissance collabore à l’engendrement du Fils et s’engendre elle-même en tant qu’il engendre ce Fils, dans la puissance unique du Père. Et si un homme possédait tout un Royaume et tous les biens de ce monde et qu’il les abandonne par pur amour de Dieu pour devenir l’homme le plus pauvre qui ait jamais vécu sur terre ; que Dieu lui envoie ensuite autant à souffrir qu’aucun homme ait jamais souffert ; que cet homme endure tout cela jusqu’à sa mort, et que Dieu lui accorde alors, ne serait-ce qu’un instant, de contempler d’un seul coup comment il est lui-même dans cette puissance spirituelle, cet homme éprouverait une joie telle que toutes les souffrances et toutes les privations lui paraîtraient encore trop peu de chose. Bien plus, si Dieu ne lui accordait jamais dans la suite le royaume du ciel, il aurait néanmoins été trop largement récompensé de tout ce qu’il aurait jamais souffert ; car Dieu est dans cette puissance comme dans l’éternel instant présent. »

«  Je vous laisse imaginer la scène », écrit Sollers. On l’imagine en effet.

*

Après avoir lu Un vrai roman, un psychanalyste, il y a quelques années, disait bizarrement de Sollers : « Peu de père dans son ciel » et, après l’avoir comparé à Montherlant : « Les valeurs du Père les laissent froids » [15]. Peut-être. Mais si ce père, qui ne s’est jamais remis de l’absurdité et des horreurs de la guerre 14-18, ne croit en rien et ne proclame lui-même aucune valeur ?

« Extrêmement discipliné, traumatisé par sa mobilisation, à l’âge de dix-huit ans, au 118e régiment d’artillerie, il était antimilitariste à un point de mutisme considérable, tout comme son frère. Il m’a raconté deux ou trois fois comment, jeune artilleur non marié et sans enfant, il devait rester le dernier pour faire sauter la pièce d’artillerie en cas de retraite. Vous imaginez le corps à corps, les poignards, les explosions, les gaz asphyxiants, le spectacle nauséeux des blessés qui râlent. Il ne s’en est jamais remis. Je le redis, refus de tout avancement, de toute décoration, jamais de propagande pour aucune VALEUR » dit Sollers à Gérard de Cortanze (Ph. Sollers, Vérités et légendes, p. 46 [16] ).

Octave Joyaux est «  Father », dans Le secret (1992),
«  cachant ses décorations de la Première Guerre dans un tiroir (...), écoeuré à jamais des superproductions par les égorgements au poignard dans les tranchées ».

Dans « H » (1973) : « O. Joyaux » :

«  avec dessous le paraphe animé doublé relancé toupie de diamant liquide octave est aussi un mot du métier chez les joailliers »

En musique, une octave, est aussi l’intervalle dont la note la plus haute a une fréquence double de la première. Il faut 8 notes pour avoir une fréquence deux fois plus haute. En escrime, une octave c’est une parade. «  J’ai pensé à Parade [17] quand j’ai pris pour titre Paradis. Et à la phrase de Rimbaud ("des drôles très solides") à la fin du texte du même nom : "J’ai seul la clé de cette parade sauvage" », écrit Sollers dans L’Année du tigre [18].

Octave Joyaux est, dans Un vrai roman (2007), «  ce père discret, généreux, musical, pudique ».

Et on lit dans Femmes (1983) :

«  Maintenant que je pense à lui, je me demande comment il trouvait la force ou l’inconscience, le surcroît d’adolescence ou de sainteté spontanée, le génie infranerveux, de rester toujours, ou presque de bonne humeur... C’était peut-être sa vengeance... Montrer qu’il ne se passait rien... Que rien n’avait de sens... Silencieux, mais gai... Pas d’issue, mais léger. »

Dans la scène du cimetière de Portrait du joueur (1984, Folio, p. 20) :

«  Ils sont donc là, dans le cimetière, au bout de l’allée de platanes, à droite, tout contre le petit mur d’enceinte... Les uns sur les autres... Dessous... Famille Diamant... Case vide aspirante déjà marquée... Je l’ai vu combien de fois, ce bout de mur isolé, blanc, calme, pendant mes voyages ?.. Près de Xian, en Chine, devant les stèles debout dans les champs... Léger vent, feuillages... Un grand pot de géraniums souligne le dernier nom de la liste :

OCTAVE DIAMANT (1896-1970)

Dans la pierre... Et là, brusquement, sa signature m’apparaît... Cette façon de faire tourner l’O sur lui-même, comme une vrille, un lasso, une toupie... Au stylo... Diamant de la plus belle eau... A-t-il dû se faire moquer de lui, sans cesse, non seulement à cause de son nom, comme moi, mais en plus pour ce bizarre prénom !... Octave !... On n’a pas idée !... Octave Diamant !... Et puis quoi encore !... On n’y croirait même pas dans un roman !... »

et, plus loin : «  Il est convalescent. D’après ce que je sais, réticences pour le dire, maladie de la vessie, sang dans les urines. Je vais naître dans trois mois. Il n’en peut plus. Il s’en remet au soleil qui baigne son visage blanc sur le perron de Dowland.  »

ou encore : «  De mère en fille, l’art de faire donner le maximum aux hommes. De père en fils, l’insinuation plus ou moins courageuse que tout est comédie. Banal. "La vie, quelle connerie..." Il va pleuvoir. Il vient de dire ça une fois de plus.  » [19]

Dans Le Coeur Absolu (1987) :

«  Après-midi d’été, père allongé chaise longue, calme, brusque reniflement semblant dormir, râle court tout à coup, basculant au sol, emporté, personne ne comprenant d’abord, terribles secondes, puis cris et affolement, rideau rouge sur l’herbe et les fleurs. » [20]

Dans Studio (1997), on lit :

«  Papa est étrange. Il sait des choses qu’il ne dit pas de front, mais en se taisant, en indiquant, en montrant. [...] Il n’a jamais l’air fatigué. Il ne se plaint pas. [...] Il ne croit à rien, ne rit pas facilement. [...] Sa bibliothèque était, comme lui, technique, sans appel. Il a très bien compris ce que je faisais à l’époque dans les coins, il ne m’a jamais dénoncé, tout ça n’a pas d’importance. [...] Il est mort comme il a vécu, sans confidences. » [21]

Avec ce souvenir, prometteur :

« Et les Japonais ? [...] Papa, en faisant tourner le globe de la bibliothèque, me montre la tache allongée jaune clair où ils marchent déjà au soleil pendant qu’ici il fait nuit. La tache étendue jaune foncé, en revanche, à gauche, est la Chine. Ne pas confondre Chinois et Japonais, pas plus qu’Allemands et Anglais. [...]
C’est décidé : j’irai voir un jour ce qui se passe, là-bas, par-delà la sphère de bois peint, dans le jaune profond, en Chine.
 » [22]

Dans Vérités et légendes encore (2001) :

«  Sa disparition m’a beaucoup touché. Un choc très profond. Parce que ce qui m’est soudain apparu, c’est cette figure de réfractaire, d’anarchiste résigné. Il m’a semblé que son attitude face à la vie lui conférait une sorte de grandeur ; il prenait de la hauteur. En fait, toute une partie de moi se sent assez proche de tout ça, évidemment : déserteur, réfractaire, faire sans trop y croire... » [23]

«  Une position à la Beckett, presque » [24]. Comme le «  très eckhartien Samuel Beckett », dont parle Sollers dans Illuminations ? Celui «  qui manifeste une étrange aisance à n’être rien » ? Étrange rapprochement, mais qui n’est pas fait par hasard.

« Peu de père dans son ciel » ? Pourtant il y a ce Dieu, aussi discret, « retranché du nombre », « Un sans unité, Trine sans Trinité, autant que bon sans qualité », « "au-delà de tout nom", de toute raison et de toute compréhension, au-delà de l’être et de l’étant » [25], dont on ne sait rien et pour lequel Sollers ne cesse pourtant, d’un roman à l’autre, de réécrire le « Notre Père » (deux fois au moins dans Paradis, pour ne parler que de ce livre).

«  Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit... » ou «  Gardant son goût des spéculations... Pensant puisqu’il y a le filioque, et que les trois Personnes sont à égalité de réalité et de jouissance, qu’on pourrait aussi bien dire au nom du Saint-Esprit, du Fils et du Père... » — «  Au nom du Saint-Esprit, du Fils et du Père : cet ordre [...] me plaît de plus en plus... Révolution des temps... Crise des temps... Il suffisait d’y penser... Ça repose... Et voilà comment on s’endort, tous les trois : l’humanoïde, son néantomètre et moi. » (Le Coeur Absolu, Folio, p. 243)

Trinité de Sollers [26].

Du père au fils, et du fils devenu père à son propre fils : question de transmission. L’acte le plus « fou » peut être aussi l’acte de l’être le plus « sain d’esprit ». «  Au nom du Père, du Fils et du sain d’esprit », aimait à dire, enfant, le fils de Sollers, David [27].

Dans Un vrai roman, Sollers écrit (p. 161) : «  la question s’est posée : transmettre ou pas ? Et transmettre quoi ? Doit-on interrompre une mémoire ? De quel droit ? »

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Cézanne, Le jardinier Vallier, 1906 [28]. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

« ça alors je l’avais sous-estimé »

Dans « Paradis — Une métaphysique de l’infini » [29], après avoir relevé les passages de Paradis où Sollers évoque, en termes discrets, son propre fils [30], Armine Kotin Mortimer revient sur une séquence, merveilleuse, dans laquelle le narrateur — Sollers — « provoque » — force de l’écriture et « puissance de l’instant présent » — la « résurrection » de son propre père. A. K. Mortimer écrit :

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« Un récit autobiographique étonnant décrit le père ressuscité du narrateur [31] :

« pour moi tout à l’heure l’arrivée soudain de mon père étendu léger fleur de terre remontant du pli des enfers le voilà calme ressortant de l’herbe impalpable entre les cailloux comme un jardinier [32]... quelle apparition près des arbres... avec quelle facilité il franchit l’entrée avec quel naturel il passe comme de la rosée ».

Le narrateur comprend que le mort gît dans « une terre à l’envers » et c’est par sa faute, par manque d’amour, que l’on ne peut pas l’aider. L’apparition semble naturelle, comme si les morts étaient toujours là dans ce monde à l’envers, sans qu’on le remarque ; pour l’auteur, la présence de son père semble aussi naturelle que s’il lui avait donné la vie par l’écriture :

« et le voilà donc vaporeux distrait passant comme ça devant moi comme s’il sortait des lignes que je viens d’écrire et je l’entends me dire nous nous sommes de dieu ».

Les mots du père sont tirés de plusieurs versets de la première Épître de saint Jean (4.6 et 4.12-18 [33]) sur l’amour de Dieu (ce qui étonne le fils) :

«  il dit ça et il continue à marcher à se promener je dois avouer que c’est d’abord la terreur car il est impossible qu’il sache la première épître de saint jean par c ?ur d’ailleurs il n’y a jamais cru il ne l’a sûrement jamais lue mais rien à faire il est là ni en réalité ni en vision ni en rêve ni en hallucination ni en invention de fiction mais là tout simplement là,.. et moi je me dis cette fois tu es fou carrément cinglé fracturé mais lui continue à se balader dans les fleurs il a l’air content presque jeune moins fragile moins flou bien debout [34] »

Comme dans les autres romans de Sollers, le père est réservé, silencieux et modeste ; ici le narrateur s’émerveille de la manière dont il s’est échappé de la crypte : « ça alors je l’avais sous-estimé ». En outre, le père n’a jamais été croyant, mais sa présence seule indique les mots de la Bible :

« le voilà donc qui signifie ça non pas avec des mots une voix mais seulement en passant et en étant là et moi je l’entends en voyant ».

Nous comprenons que l’oreille voit et l’oeil entend, comme l’écrit saint Jean cité par le père :

« nous nous sommes de dieu et celui qui connaît dieu nous entend celui qui n’en est pas ne nous entend pas et par là nous reconnaissons l’esprit de vérité et l’esprit d’erreur » [35] .

Le ton d’émerveillement de tout l’épisode, associé à la présentation naturaliste, fait sentir l’importance de cette apparition pour le narrateur qui ne cherche pas à l’expliquer :

« c’était pâques les enfants cherchaient en criant leurs chocolats dans les prés ça n’avait pas l’air de le gêner quand ils fouillaient à ses pieds puis il s’éloigna personne n’avait rien remarqué il disparut d’un trait lac mirage seuls les papillons paraissaient troublés je note ça direct au passage tant pis si ça paraît insensé ».

Pour le lecteur il sera difficile de décider en quel sens le père était présent, puisque le narrateur rejette la vision, le rêve, l’hallucination ainsi que la réalité et la fiction. La suggestion que le père est né de l’écriture, idée associée à la folie mentionnée deux fois, établit le lien entre l’écriture (cette écriture) et la folie, C’est parce qu’il est en train d’écrire que le narrateur voit son père et apprend de lui comment faire la distinction entre la vérité et l’erreur, comme l’enseigne l’Épître de saint Jean. »

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Cette séquence de Paradis a vraisemblablement été écrite en 1977, peut-être à Pâques [36]. Sollers venait-il de relire Maître Eckhart, grand commentateur de saint Jean ?

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Maître Eckhart réhabilité (2)

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Eckhart, maître de lecture

La mort du père coïncide avec la nécessité de « tout reprendre ». « Le dénouement du rapport du fils au père [passe] par l’écriture », dit Julia Kristeva [37]. Lois est le premier résultat de ce qui est aussi une « délivrance », par l’écriture et ses voix. C’est en tout cas ce qui nous est dit dans Vision à New York. La référence à Eckhart, même si son sens véritable ne nous en a été révélé que bien des années après, y joue un rôle majeur (avec Joyce [38]). Mais, je l’ai déjà signalé, si Sollers évoque Eckhart en octobre 1978, c’est aussi parce qu’il a, quelques mois auparavant, relu le théologien. La séquence de Paradis publié dans le numéro 76 de Tel Quel en mai 1978 — et sans doute écrite pendant l’hiver de l’année 1977-1978 —, lui consacre en effet des pages importantes pour la compréhension du roman. Ces pages ont été peu commentées (peu lues ?). Seul Philippe Forest dans son essai sur Philippe Sollers (en 1992) en livre une analyse dont la pertinence, aujourd’hui encore, reste vérifiable (mais l’a-t-on seulement lue ? [39]). Sollers, citant et réécrivant Maître Eckhart dans Paradis, à l’évidence, fait siennes ses pensées les plus fortes, les plus « hérétiques » comme les plus conformes à l’orthodoxie catholique (ce qu’elles sont d’ailleurs fondamentalement comme en témoignent les positions de l’Église et du pape Benoît XVI que j’ai rappelées au début de cet article).
Je renvoie aux notes nombreuses que j’ai consacrées à la séquence de Paradis que j’ai reproduite plus bas.

Comme Sollers le fait systématiquement dans tous ses romans et ses essais depuis la publication de Paradis (donc depuis trente ans), certaines des propositions de la séquence de Paradis consacrée à Maître Eckhart sont reprises, réécrites, réinscrites, précisées, explicitées, développées selon des perspectives nouvelles dans des ouvrages ultérieurs. C’est le cas dans Illuminations à travers les textes sacrés (2003). Sollers y pointe ce qui est sans doute selon lui le trait essentiel de la pensée de Maître Eckhart :

«  Mais qu’est-ce qui pouvait être interprété comme hérétique chez Maître Eckhart ? Quelle illumination ? Certainement — il s’agit là d’une percée dans l’histoire de la métaphysique occidentale —, sa révélation du néant. » (je souligne)

On lit dans Paradis II :

«  la mort est une catégorie de l’être [40] et pas du néant et comme l’être lui-même n’est qu’une dimension fugitive de l’infini qui s’identifie à chaque instant au néant il faut dire que c’est le néant qui jouit dans tout être alors que la mort est ce qui arrive naturellement à l’être en dehors de son point de jouissance infini » (Gallimard, 1986, p. 112).

«  L’infini qui s’identifie à chaque instant au néant » : nous sommes là, non seulement au coeur de la pensée de Maître Eckhart, mais au coeur de la pensée de Sollers, son « Coeur Absolu ».

Pour s’y repérer, il vaut mieux posséder (vous verrez pourquoi)

«  un tout nouvel appareil, à usage purement interne... Un compteur vivant. Un calculateur d’une extrême précision. Une pile sans précédent, à chiffres phosphorescents. Son nom ? Le néantomètre . Sa fonction ? Mesurer le coefficient d’irradiation de la néantisation permanente sur l’animal humain. Ses augmentations brusques. Ses pointes. » [41]

*


Mais « au commencement... »

Maître Eckhart écrit dans Le Grain de sénevé (sans doute une oeuvre de jeunesse) :

Au commencement
au-delà du sens
est le Verbe.
Ô le trésor si riche
où commencement fait naître commencement !
Ô le coeur du Père
d’où à grand-joie
sans trêve flue le Verbe !
Et pourtant ce sein-là
en lui garde le Verbe. C’est vrai.
In dem begin
hô uber sin
ist daz wort.
ô rîchert hort,
dâ ie begin begin gebâr !
ô vader brust,
ûz der mit lust
daz wort ie vlôz !
doch hat der schôz
daz wort behalden, daz ist wâr.

Maître Eckhart, Le Grain de sénevé.

*

Un anonyme commente ainsi :

« [...] On demande maintenant pourquoi l’auteur emploie le mot ist, c’est-à-dire « est », bref un verbe au présent, alors que Jean a employé un verbe au passé imparfait en disant : Au commencement était, etc. Il semble que Jean ait mieux fait, car du passé imparfait on est certain qu’il a eu lieu, puisqu’il est passé, et qu’il n’est pas encore totalement passé puisqu’il est imparfait.

Réponse :

Notre hier, notre demain, notre temps
pour Dieu sont un instant.

Donc l’auteur a eu raison d’utiliser le verbe au présent, car le présent est ce qui s’accorde le mieux à la notion d’éternité, même si, pour dire la même chose, Jean a utilisé le passé imparfait. »

Commentaire sur le Grain de Sénevé (Anonyme) [42].

*

Dans un récent entretien avec François Meyronnis [43] et Yannick Haenel, Sollers déclare :

«  L’incarnation concerne la Parole. Au commencement est le Verbe. Ne mettez jamais cette phrase de Jean à l’imparfait, toujours au présent. Lorsqu’un évangile apocryphe note : « Jésus a dit », il faut aussi l’entendre au présent. Cela a lieu dans l’instant. Si ce n’est pas le cas, cet énoncé n’a aucune signification. « Jésus a dit », non ; « Jésus dit ». Si l’on introduit le passé dans cette affaire, on est aussitôt projeté dans un film. »

Philippe Sollers, La Connaissance comme Salut, Ligne de risque, février 2009.

*****


TEXTES CHOISIS

Afin de ne pas rompre la continuité des textes, tous les commentaires figurent en notes.

1. 1978 : « Vision à New York », entretien avec David Hayman d’octobre 1978 — publié en 1981 (Grasset, coll. Figures, p. 107-111) en même temps que le premier volume de Paradis).

D.H. : A vrai dire, je vois de plus en plus que le changement entre Nombres et Lois, c’est quelque chose de formidable.

Ph. S. : Oui, oui. J’essaye de te décrire la situation parce qu’il va arriver une catastrophe. Et alors, justement, en arrivant à cette espèce d’impasse, je sens qu’il faut refaire, reprendre tout. Et je me rappelle très bien le moment où ça s’est passé pour moi : ce devait être au milieu de l’année 1970, l’année où meurt mon père. J’insiste sur cette référence parce que ça a été un choc très profond, en même temps que les événements historiques qui se passaient — mais ça, c’est autre chose. Enfin, parlons subjectivement : Bon ! Brusquement, j’ai commencé à entendre la réécriture du texte que j’étais en train de faire, à l’entendre d’une façon absolument chaotique, c’est-à-dire à voir des voix sortir petit à petit de tout ce travail de construction géométrique, comme si se levaient du texte des personnages vocaux qui commençaient à exiger la parole. Mais enfin je parle de la mort de mon père parce que je l’ai vécue comme une scène shakespearienne — tu vas voir comment. J’étais en train de lire Maître Eckhart, que je lis depuis longtemps. Je le relisais à l’époque, n’est-ce pas. Mon père meurt au mois d’août 1970. Et je pars pour son enterrement à Bordeaux avec, dans ma poche, les sermons de Maître Eckhart, qui sont pour moi une source constante d’inspiration...

D.H. : Toujours ?

Ph. S. : Toujours ! Je l’avais dans ma poche. J’arrive à Bordeaux. L’enterrement se passe. Il y a la cérémonie religieuse, très désagréable, très routinière, très stéréotypée.

D. H. : C’est plutôt terrible quand on pense que ton père était athée...

Ph. S. : Mon père est mort dans les conditions suivantes : ma mère bien entendu voulait absolument qu’il y ait quelque chose de religieux. Il n’y tenait pas spécialement. Non, ça ne l’intéressait pas. Et puis, au moment où il est entré dans le coma, elle a quand même fait venir, par esprit d’habitude, un prêtre. A ce moment-là, il est remonté un petit peu, du coma, après le départ du prêtre et a dit, avec un gentil sourire : « Alors, tu es contente ! » Voilà ! C’est ce qu’elle m’a raconté après, un peu troublée. Alors, j’arrive là et je vois la cérémonie religieuse très grise, d’une pauvreté rituelle qui me frappe beaucoup, une sorte de misère symbolique. Et je me dis qu’il faudrait qu’il se passe quelque chose quand même, que ça ne peut pas se traiter comme ça, la disparition des corps. En même temps, je suis en train d’écrire ce que j’ai dit tout à l’heure. C’est pour te donner quelque chose de moins intellectuel. OK ?

D.H. : OK.

Ph. S. : Alors, on part au cimetière. La cérémonie se déroule. On descend le cercueil dans la fosse. II y a le monticule de terre à côté et tout le monde s’apprête à ce que ça se déroule sans histoires, parce que l’humanité se débarrasse de cette question dans une sorte de malaise et de honte...

D. H. : C’est un déchet.

Ph. S. : Voilà ! C’est un déchet dont on ne veut pas savoir en quoi il n’est pas un déchet comme les autres. Depuis la préhistoire, on est quand même là sur le lieu de la question, parce que l’humanité a toujours senti que déchet sans doute, mais pas comme les autres, qu’il fallait le mettre dans certaines positions, lui ajouter un bol, une petite pièce de monnaie, un collier, quelque chose. Je cherche, moi, ce que je peux mettre comme pièce de monnaie, c’est-à-dire cet élément symbolique qui me paraît tragiquement manquant dans la cérémonie en question. J’ai alors l’impression de voir la civilisation dans laquelle nous sommes dans une misère effroyable comme si on avait perdu un sens très profond, comme si les charniers du XXe siècle avaient été la réduction la plus absolue de la possibilité de penser quand même la mort, son bord...

D. H. : Son bord ?

Ph. S. : Son rebord ! Eh bien, il faut que je fasse un geste. Alors, je fais en effet quelque chose, c’est-à-dire que, devant l’assistance stupéfaite, je monte sur le tas de terre et je lis un passage d’Eckhart. Tu vois la scène, comme dans Hamlet !

D. H. : C’est fort !

Ph. S. : J’ai lu un passage de Maître Eckhart. Dans le silence compact, personne n’a osé m’arrêter. Eh bien — tu me croiras si tu veux — cet acte — j’ai pris sur moi, hein ; c’est assez fou — n’a entraîné rigoureusement aucun commentaire ! Je l’ai fait et je suis redescendu. Personne ne m’en a jamais reparlé !

D. H. : Personne ?

Ph. S. : Absolument ! Ça a été no comment. « Il a fait ça. Il vaut mieux l’oublier tout de suite. » Je l’ai fait dans le sens où Maître Eckhart dit que, si les gens n’étaient pas là pour écouter un de ses sermons, il le ferait quand même à l’arbre qui est devant lui. Quelques mois après, j’ai commencé à me reposer la question des voix qui sortent de l’écriture. Il s’agissait de corps, de personnages vocaux, de profils, de supplications, d’invocations. « Laisse-moi parler », disaient les lambeaux de phrases, les déchirures... « Laisse-moi parler ! » J’étais sur une scène de théâtre, n’est-ce pas, où ces bribes, ces volutes, ces plumes me demandaient la parole. « Délivre-nous », me disaient ces ombres.

D.H. : C’est clair tout ça !

Ph. S. : Oui. Délivrer. Eh bien, je me suis dit : « Tiens ! Il y a quelque chose qu’il faut que je regarde à nouveau. C’est ce truc-là, Finnegans Wake. » Je me disais : mais enfin, il s’agit de se poser le problème d’une sorte de résurrection dans le langage, il y a peut-être quelqu’un, là, qui a fait une découverte extraordinaire dont je me souviens vaguement... Et alors — je t’ai déjà raconté ça — c’est le moment où j’ai une illumination — je lance ça comme ça. J’ai senti avec une force très grande, que là se trouvait le début d’une nouvelle conception et qu’elle était en même temps immémoriale... En tout cas, elle se répétait sous la forme qui devait convenir à ce moment si misérable, si effrayant.  [44]

*


2. 2007 : « Un vrai roman. Mémoires » (2007, Folio 4874, p. 158-161)

Je viens d’écrire le mot "sermon", et je dois faire aussitôt une exception pour ceux de Maître Eckhart, qui ne sont jamais loin de moi depuis longtemps. Quand mon père est mort, en 1970, devant la lourde misère expéditive de l’enterrement catholique, j’ai pris l’initiative, au cimetière, de monter sur le tas de terre, au bord de la fosse, et de lire un passage d’Eckhart, devant une famille pétrifiée de stupéfaction, et qui, par la suite, ne fera aucun commentaire. Je lui dois bien ça, à ce père discret, généreux, musical, pudique. C’est certainement l’acte le plus étrange que j’aie jamais accompli. Ce sermon s’appelle : « Il est dans l’âme un château fort où même le regard du Dieu en Trois Personnes ne peut pénétrer ».

Et voici le passage (je laisse imaginer la scène) :

« Je l’ai déjà dit : il est dans l’âme une puissance qui n’est liée ni au temps, ni à la chair, qui émane de l’esprit, reste dans l’esprit et est absolument spirituelle. Dans cette puissance, Dieu se trouve totalement : il y fleurit et verdoie toute la joie et tout l’honneur qu’Il porte en lui-même. Cette joie est si profonde, d’une grandeur si inconcevable, que nul ne saurait l’exprimer pleinement avec des mots. Car le Père éternel engendre sans cesse dans cette puissance son Fils éternel, en sorte que celle puissance collabore à l’engendrement du Fils et s’engendre elle-même en tant qu’il engendre ce Fils, dans la puissance unique du Père. Et si un homme possédait tout un Royaume et tous les biens de ce monde et qu’il les abandonne par pur amour de Dieu pour devenir l’homme le plus pauvre qui ait jamais vécu sur terre ; que Dieu lui envoie ensuite autant à souffrir qu’aucun homme ait jamais souffert ; que cet homme endure tout cela jusqu’à sa mort, et que Dieu lui accorde alors, ne serait-ce qu’un instant, de contempler d’un seul coup comment il est lui-même dans cette puissance spirituelle, cet homme éprouverait une joie telle que toutes les souffrances et toutes les privations lui paraîtraient encore trop peu de chose. Bien plus, si Dieu ne lui accordait jamais dans la suite le royaume du ciel, il aurait néanmoins été trop largement récompensé de tout ce qu’il aurait jamais souffert ; car Dieu est dans cette puissance comme dans l’éternel instant présent. » [45]

On voit bien ce que le sulfureux Eckhart veut dire : Dieu fleurit « sans pourquoi », comme néant créateur et illuminateur. Sans le savoir ni oser l’imaginer, pauvre mort, tu auras toujours été libre et sans pourquoi [46]. Et maintenant, cimetière, énorme silence sans glas.

Je revois le tas de terre, l’assemblée, le cercueil, la fosse. Puissance de l’éternel instant présent : c’est la formule.

Père et fils : question ouverte. Mon père, agnostique, m’a transmis un doute radical sur les activités humaines (violence, guerre, travail, affaires, procréation). Ma mère, plus avisée, a fait semblant, avec humour et de façon très anti-cléricale, d’avoir de la religion (catholique). Au moment de la naissance de mon fils, j’ai choisi son prénom, David, en pensant aux psaumes bibliques (j’ai entendu pas mal de conneries malveillantes à ce sujet), et la question s’est posée : transmettre ou pas ? Et transmettre quoi ? Doit-on interrompre une mémoire ? De quel droit ? Julia, avec de très bonnes raisons psychanalytiques, se déclare volontiers athée. Pas moi. Croyant, alors ? Non, à l’écoute.
J’ai donc décidé de faire baptiser mon fils, et de lui faire visiter ensuite la plupart des églises de Paris, en lui expliquant les prières et les rites. Les lieux les plus parlants auront été Notre-Dame et sa forêt de cierges, la très étrange église de Saint-Germain-l’Auxerrois, le cloître secret de Port-Royal, la perle du Val-de-Grâce. Tout enfant, il chuchotait « Au nom du Père, du Fils et du sain d’esprit ». Souvent, le soir, nous avons récité rapidement ensemble, à voix basse, un Notre-Père. Comme tout le monde (ou plutôt comme moi), il a fait sa « première communion » et sa « communion solennelle ». Un dieu clandestin et discret nous protège, du haut du ciel, de façon respirable et palpable. Pas de communauté : une voie.

En somme, vous avez toujours plus ou moins mêlé le transcendantal, la mystique, la poésie, la pensée, l’amour, l’érotisme, l’ironie, la Révolution ? Mais oui, et c’est justement ça, la Révolution.

Vous pouvez relire le passage en écoutant la lecture qu’en fit Sollers le 29 juin 2010 aux Bernardins. Il est là.

*


3. 1978 : Eckhart dans « Paradis  » (TQ n° 76, été 1978, imprimé en mai, écrit à la fin de l’hiver ou au début du printemps. — Seuil, p. 168-170 ; Points 879, p. 228-233)

La lecture du passage par Philippe Sollers lui-même en mars 1980 (11’05) [47]

*

Vous lirez ci-dessous la séquence de Paradis dans laquelle Sollers évoque la figure de Maître Eckhart. J’ai découpé la séquence en micro-séquences pour en faciliter la lecture (et au risque d’en réduire le « polylogue »). Les citations de Maître Eckhart que j’ai recensées sont en caractères noirs, les citations de la Bulle du pape Jean XXII, In agro dominici (27 mars 1329), sont en italiques. Les notes de lecture sont une tentative provisoire d’éclaircissement [48].
Lors de sa première publication, en 1978, dans Tel Quel n° 76, le texte était précédé d’une enluminure du Moyen Âge représentant un Ange terrassant la Bête aux sept têtes de l’Apocalypse à l’aide d’une lyre [49].

Tel Quel 76, mai 1978 (p. 2) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

*

[...] rendez-vous dialogues prologues épilogues confessions péripéties via salons bêtise surtout énorme toute-puissante géante bêtise ahurissante installée bêtise greffée sur péché visages effarés bêtise incarnée tournant sur elle-même pour se faire knouter cosaquer s’enfoncer le dourakiné s’offrir tout cru cuir au grand martinet bêtise orgueil avidité re-bêtise intoxication baptisée question est-ce que des gens bêtes peuvent se rendre compte par eux-mêmes qu’ils sont bêtes est-ce qu’ils peuvent par conséquent devenir moins bêtes est-ce qu’on a déjà vu quelqu’un ou quelqu’une passer de bête à non-bête est-ce qu’il y a une évolution dans la bête ou bien ne préfèrent-ils pas sauter dans la folie plutôt que de se voir bête engendrés par bête en sous-bête par la force émue mascul-bête qui les fait buter bisons bêtes encore et toujours sur leur destin bête

en réalité il s’agit d’expérimenter dans l’entrelacement de la parole tissée le lien qui la délie détournée le tracé d’ouvrant der aufris où le temps se trempe où l’espace se prend dans sa trampe die zeit igt der raum raümt [50] quand le temps se traume et se crampe là où spasse l’espace en tronc-rampe vibration balancement battement schwingung [51] wiegen [52] wogen [53] wagen [54] le rythme à ce moment vient flottant jointure éventail nervure blessure chose même entre chose et chose se sentant moins chose en pas-chose et ce qui se dit alors dans bête au-dessus de la bête à travers la bête c’est l’immanque immensité salamanque le qui chose et sa shitybanque l’avide effrayante entrée du pourquoi détaché du quoi de tout quoi et ce qui se redit dans tout ça c’est le petit trop petit sujet du sous-moi le porteur rivé aux valises le détail poubelle à part soi l’affaire du guichet quoi déguichant sa proie ticket coton pus déchet farfelu blousé d’autrefois surprise et hantise poil ébouillanté patte à froid

et c’est ainsi que le premier et dernier moteur amateur n’est pas motivé mais que son motus amâté meut sans fin les motifs mutés à travers ceci et cela et ceux-ci celles-là celles-ci et ceux-là combustion ingestion suffocation sécrétion prédictions imprécations conversions bien ou mal ou ni bien ni mal plutôt bien ou plutôt pas mal par-delà le bien sans son mal absolument bien moindre mal hasard fatalités permissions potions psalmodies à la synagogue jeunes garçons 8 10 12 ans fraîcheur volée à leurs mères oeil noir grâce furgitive feu de dieu flammèches hors-dieu mèches blondes châtains oeil gris-bleu que la mélodie s’étende se répande que l’articulation harmonie s’entende se tende que les voix transpirent à travers les lignes comme de l’eau frôlée par le feu en réalité tout ce mouvement de mots est fait pour trouver le repos le ciel tourne sans cesse et cherche la paix dans sa rotation les notions notations s’accumulent dans une sorte de natation nutrition [55]

tout ça pour couvrir le nom dégager l’inégalité de l’union car le un est le non du nom et le non du non [56] opère l’égalité de fusion par rapport à quoi

les créatures sont un pur néant je ne dis pas quelque chose qui soit peu de chose non mais vraiment le néant [57]

rien le niant soufré d’immanent 1311 eckhart est à paris rue saint-jacques à deux pas d’ici [58] cette nuit l’instant où dieu fit le premier homme l’instant où le dernier homme disparaîtra et l’instant où je parle sont tous semblables en dieu car il n’existe qu’un seul instant présent maintenant [59] 1329 avignon bulle de jean 22 [60] in agro domini [61] 28 articles taxés d’hérésie franciscains contre dominicains querelle de style contrôle du prurit humain

ce que dieu faisait il y a des milliers d’années il le fait aujourd’hui comme il le fera dans des milliers et des milliers d’années si du moins le monde doit durer comme il a duré en monde compté par années [62]

propositions malsonnantes et très téméraires tant par les termes employés que par l’enchaînement des idées 6e jour des calendes d’avril au 13 du pontificat [63]

soumission dudit eckhart [64] silence disparition pas de traces [65] rien à voir avec luther obstiné tenace comment d’ailleurs un monde peut-il en juger un autre à quoi bon

vous avez raison par définition
mais bien entendu monseigneur
bien évidemment cher docteur
comment donc monsieur le président-directeur
mais je vous en prie votre sainteté
si c’est vous qui le dites monsieur l’inspecteur
certainement excellence majesté votre honneur
aucune objection vénérable grand-maître assesseur
je ne saurais en aucun cas contredire votre épouse monsieur l’ensembleur
j’ai sûrement parlé avec légèreté professeur
veuillez m’excuser m’oublier me laisser dormir et manger où avais-je la tête je me suis un peu emporté je devais être coupé société je bavais je divaguais j’improvisais je rêvais je m’écoutais résonner je ne calculais plus mes effets
mais absolument monsieur l’administrateur
il va de soi que ce n’est pas moi le penseur
si j’ai pu en quoi que ce soit léser votre autorité et vous offenser
je me rétracte bien volontiers
je déclare n’avoir jamais rien pensé prêché formulé
je suis en tout d’accord avec le dix-millième congrès celui de la ligne juste pour la juste construction enfin juste d’une cuisinière en tout claire et juste dans la juste proportion populaire souhaitée
je me tais devant la toute-puissante et juste volonté de la sainte-ovule ancestrée source de toute mesure vérité salubrité fraternidité vérifiée
je m’en remets entièrement au siège de votre sagesse à votre éternelle ponfesse à votre vision d’une évolution dûment quadrillée courbée

mais mon frère n’avez-vous pas écrit qu’

en énonçant le verbe il s’énonce lui-même qu’il énonce toutes choses en une autre personne et donne au verbe la nature qu’il a en lui-même

certes oui peut-être à vrai dire je ne me souviens plus mais cela n’est-il pas vrai est-ce trop risqué

c’est avec grande douleur que nous faisons savoir qu’en ces temps derniers un certain eckhart des pays allemands docteur ès-écriture sainte à ce qu’on dit et professeur de l’ordre des frères prêcheurs a voulu en savoir plus qu’il ne convenait il ne l’a pas voulu avec modération et suivant la mesure de la foi puisque détournant son oreille de la vérité il s’est tourné vers des fables séduit en effet par le père du mensonge qui souvent prend la forme d’un ange de lumière afin de répandre les noires et profondes ténèbres des sens à la place de la clarté de la vérité cet homme faisant lever dans le champ de l’église au mépris de l’éblouissante vérité de la foi des épines et des tribules et s’efforçant d’y produire des chardons nuisibles et des ronces vénéneuses a enseigné bien des dogmes qui obnubilent la vraie foi dans les coeurs des nombreux fidèles il a exposé sa doctrine devant le vulgaire crédule il l’a même rédigée dans ses écrits [66]

voilà nous y sommes voilà encore une fois le fond du débat il écrivait donc il osait donc il écrivait qu’il osait donc il prétendait être ce qu’il écrivait donc il signait donc il se donnait le droit d’exister donc il refusait la médiateté il défiait la sainte matrice incrustée la soupape de sécurité comment voulez-vous accepter ce genre d’excité [67]

plus les péchés sont grands et graves plus dieu les pardonne avec une facilité infinie et cela d’autant plus vite qu’ils le heurtent davantage dès que le repentir divin monte vers dieu tous les péchés ont disparu dans l’abîme de dieu en moins de temps qu’il n’en faut pour fermer les yeux et là pourvu que le repentir soit entier ils s’anéantissent totalement comme s’ils n’avaient jamais été commis [68]

c’est sûr on peut difficilement faire plus écrit et pas seulement écrit mais souscrit inséré dans la trame-écrit personnelle algèbre en survie géométrie lyrique à replis [69]

dieu ne veut pas que nous possédions rien en propre ne fût-ce qu’une petite poussière qui pourrait se trouver dans nos yeux laissons-le donc faire ce qu’il veut abandonne-toi sans regrets renonce-toi [70] laisse-toi saborder couler le maximum est le minimum la hauteur est la profondeur développe-toi chaleur froideur joie douleur car ce que tu cherches n’est pas la ressemblance mais l’unité qui s’y est cachée et qui est vraiment père principe universel et sans principe au ciel et sur terre devenir feu ne peut sans trouble soubresaut craquement résistance peine agitation mais être feu est une jouissance intemporelle qui échappe à toute détermination le dessein bien arrêté de dieu est que l’âme perde dieu quant à l’homme il doit devenir tellement pauvre qu’il n’y ait même plus en lui un seul lieu pour dieu [71]

qu’est-ce que tout cela veut dire sinon qu’il faut échapper à l’hystère croqueuse du lieu à la chienne liée au lieu donc toujours soumise à un dieu qui n’est pas un dieu même en niant dieu pour mieux affirmer que son lieu c’est dieu comment opérer en niant dieu non ce serait obéir à l’origine du lieu et en reconnaissant dieu non plus ce serait ramener le culte du lieu alors quoi poser à la fois dieu et la percée hors de dieu dire l’émanation la sortie l’exclamation dieu dans la tension dieu et en même temps l’effraction la rentrée dans la déité qui supprime dieu en effaçant dieu se prenant pour lieu accoucher dieu et mourir dieu pour ne pas se tenir sous dieu en ignorant dieu pour l’adorer lieu non pas se définir par rapport à dieu en idolant dieu trop fameux mais prendre le verbe en son lieu en se faisant cause du lieu et par conséquent de tout dieu pour réenfouir ça créatures fourmis anges archanges dans le trou sans nul lieu ni dieu de l’un-deux ici crise du faux-dieu domestiqué par le lieu [72]

madamé en dieu ché truffa ché bugia ché corbelleria fureur désespoir de l’arrangement femme-à-dieu vénus mégère à peine apprivoisée cantinière mon dieu mon dieu on m’enlève ma raison bergère ma baguette aigrette sornette ciel mon stick eau de toilette oreillette ma musette assiette à sourdieu [73]

en conséquence je suis heureux de dédier ce livre mais si mais si n’en doutez pas c’est un livre à toutes celles et tous ceux et elles sont nombreuses et nombreux qui auront essayé avec patience rage surmenage persévérance et courage à travers calfeutrages blindages commérages bafouillages gribouillages maquillages et faux témoignages de m’empêcher de l’écrire sans elles et sans eux je n’aurais même pas osé l’imaginer qu’ils et elles soient donc remerciés au nom d’une tout autre possibilité réelle d’inhumanité [74] mettons que chacun s’en tire avec les honneurs de la guerre ni vainqueurs ni vaincus point de vue grainé d’absolu effet surnature tremblement hors-terre acteurs et actrices amis ennemis traîtres conseillers manipulateurs messagers tout le monde a rempli continue et continuera de tenir son rôle tout est bien qui n’a jamais commencé et ne finira jamais grand jamais [75]

*



4. 1978 : La séquence complète de Paradis publiée dans Tel Quel n° 76 (été 1978)

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Tel Quel 76, mai 1978 (p. 3) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Tel Quel 76, mai 1978 (p. 4) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Tel Quel 76, mai 1978 (p. 5). Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Tel Quel 76, mai 1978 (p. 6) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Tel Quel 76, mai 1978 (p. 7). Zoom : cliquer sur l’image. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

*


« Dieu ou rien, c’est la porte ouverte. »
Georges Bataille, 1951.

5. 2003 : « Illuminations à travers les textes sacrés » (2003, Folio, p. 145-155).

Marguerite Porète est brûlée [76]. Maître Eckhart, l’un des plus grands mystiques du Moyen Âge, est frappé d’anathème. Pour ignorance ? Pas du tout.

Né vers 1260 à Hochheim près de Gotha, en Thuringe, Eckhart entre, en 1275, comme novice au couvent dominicain d’Erfurt [77]. Après des études brillantes consacrées à l’étude des constitutions de l’Ordre (deux ans), puis à la philosophie (cinq ans), enfin à la théologie (trois ans), Eckhart approfondit à Cologne, au Studium Generale fondé par Albert le Grand en 1248 et réservé à l’élite de son ordre, sa science des Écritures et de la théologie. Vers 1293 il rejoint Paris, alors capitale de la théologie mondiale [78]. Et pendant les années qui suivent il ne cesse d’étudier, et de monter, d’une université à un titre, l’échelle de la connaissance théologique et de la hiérarchie. Il commente la Bible, et enseigne. Mais dès 1325 des doutes sont émis quant à son orthodoxie et sa façon de prêcher [79]. En 1326, deux dominicains de Cologne, Hermann de Summo (à Cologne) et Guillaume de Nidecke (en Alsace) [80] l’accusent devant l’Inquisition. Le 24 janvier 1327, Eckhart est interrogé par le chapitre de la cathédrale de Cologne. Il s’indigne, en appelle au pape Jean XXII et souligne le caractère non fondé de son procès.

Une folie ? Un scandale ? Une première, en tout cas, dirigée contre un dominicain, maître en théologie de l’université de Paris. Mais pourquoi s’en étonner ? Ses propos attirent les foules [81], et à la même époque débutent des actions contre les Franciscains dits « spirituels », adeptes de la pauvreté du Christ et des apôtres.

Condamné, Maître Eckhart s’est plié avec une désinvolture toute chinoise à l’autorité papale et, depuis cet épisode judiciaire, on n’a plus eu la moindre indication sur ses faits et gestes : Maître Eckhart disparaît tout simplement. Comme Lao-tseu, remarque Paul Petit, son traducteur, dans la note à son admirable version des Sermons et Traités, datée de 1942 à Fresnes [82]. C’est d’ailleurs là que Paul Petit est fusillé par les nazis — preuve dramatique du conflit violent entre la plus haute dimension de l’allemand et sa chute dans la vocifération bestiale.

Le 27 mars 1329, quatre ans après avoir canonisé Thomas d’Aquin, Jean XXII condamne comme hérétiques dix-sept propositions extraites des oeuvres de Maître Eckhart et en réfute onze autres, les jugeant « parfaitement malsonnantes, très téméraires et suspectes d’hérésie » [83]. Eckhart était déjà mort à cette date, sans qu’on connaisse, trait ultime, le lieu de sa sépulture. La messe est dite, dans les siècles des siècles.

Mais qu’est-ce qui pouvait être interprété comme hérétique chez Maître Eckhart ? Quelle illumination ? Certainement — il s’agit là d’une percée dans l’histoire de la métaphysique occidentale —, sa révélation du néant [84]. Pour Maître Eckhart, la mort n’est rien d’autre que l’abandon de tout poids [85] :

« Il faut que tout soit perdu. Il faut que l’existence de l’âme soit établie sur un libre rien. »

Une doctrine illuminante du libre rien ? À l’évidence, elle ne pouvait que déchaîner l’hostilité ; les tenants du « servile quelque chose » veillent à son règne et se reproduisent indéfiniment dans le temps.

Maître Eckhart prêchait pour prêcher, parlait pour parler. Car « parler pour parler, telle est la formule de la délivrance », comme le dit Novalis [86]. Il avait certes des auditeurs et des auditrices, dans les couvents de son temps, mais enfin, comme il l’a dit lui-même, il aurait pu tout aussi bien s’adresser à l’arbre qui se trouvait là [87].

Le genre d’inspiration que nous abordons n’interdit pas de parler aux oiseaux ou aux poissons ; François d’Assise, le franciscain majeur, l’a prouvé qui faisait rebondir son discours sur les animaux — merveilleuse façon de pointer la surdité humaine [88]. Les pires sourds sont bien entendu ceux qui ne veulent pas entendre. Un récitatif en boucle des sermons de Maître Eckhart ne les toucherait pas : ils mettraient assurément toute leur volonté à ne pas les comprendre. Quoi qu’il en soit, à l’époque où Dieu était encore vivant, ce qu’à Dieu ne plaise, il y avait déjà beaucoup à dire sur la façon dont on pouvait s’en passer.

« Nous prions Dieu d’être libérés de Dieu. » [89]

Selon Maître Eckhart,

« il est plus nécessaire de perdre Dieu que de perdre la créature ».

Perdre la créature est important, afin de se détacher du terrestre en tant que passage. Toutefois, si l’homme est détaché de la création, mais attaché au Dieu de la création, il se tiendra toujours dans l’errance, autant dire, selon une fausse étymologie, dans l’erreur. Il ne pourra jamais atteindre l’Innommable (titre d’un roman du très eckhartien Samuel Beckett) [90] :

« Le plus grand honneur que l’âme puisse faire à Dieu, c’est de l’abandonner à lui-même et de s’affranchir de lui. »

Quel temps gagné ou plutôt quelle économie de temps perdu si l’on avait suivi Eckhart dans ses avancées fondamentales !

« C’est d’ailleurs l’unique dessein de Dieu que l’âme perde son Dieu, car aussi longtemps qu’elle a un Dieu, qu’elle connaît Dieu, qu’elle sait quelque chose de Dieu, elle est séparée de Dieu. Ceci est le seul but de Dieu : s’anéantir dans l’âme afin que l’âme aussi se perde. (...) C’est le plus grand honneur que l’âme puisse faire à Dieu qu’elle l’abandonne à Lui-même et se tienne enfin vide de Lui... »

Inutile d’insister, ces propos sont inacceptables, intolérables, provocateurs.
Inacceptable aussi cette prière d’Eckhart :

« Je prie Dieu qu’il me rende quitte de Dieu [91]. Car l’être qui n’est pas est au-delà de Dieu, au delà de toute différence : là, j’étais seulement moi-même, là je me voulais moi-même et me regardais moi-même comme celui qui a fait cet homme ! Ainsi suis-je donc la cause de moi-même, selon mon être éternel et selon mon être temporel. Ce n’est que pour cela que je suis né. Selon mon mode de naissance éternel, je ne peux jamais non plus mourir : en vertu de mon mode de naissance éternelle, j’ai été de toute éternité et je suis et demeurerai éternellement ! Ce n’est que ce que je suis en tant qu’être temporel qui mourra et deviendra néant, car cela appartient au jour, c’est pourquoi cela doit, comme le temps, disparaître. Dans ma naissance, toutes choses sont co-nées : j’étais en même temps ma propre cause et cause de toutes choses. Et le voulus-je : ni moi ni toutes choses ne seraient. Mais si je n’étais pas, Dieu ne serait pas non plus. Que l’on comprenne : ceci n’est pas nécessaire. »  [92]

Le sermon de Maître Eckhart, De la pauvreté en esprit [93] , commente ce passage tiré de l’Évangile selon saint Matthieu :

« Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des cieux est à eux. » [94]

Révolutionnaire s’il en fut, Maître Eckhart vise la pauvreté en esprit, aussi loin de la bêtise que Dieu du Diable, comme « sublimité essentielle ». Je ne conseillerai à personne de déclamer ces textes dans un conseil d’administration, une salle de rédaction de journal, une réunion de publicitaires ou pendant la diffusion d’une émission télévisée. À Wall Street, ou à Francfort, dans n’importe quelle place boursière, ces propos produiraient un effet désastreux, et la commande immédiate d’une camisole de force. Il en irait de même à Saint-Pierre de Rome ou à Notre-Dame de Paris (je souligne) [95].

À la première pauvreté — la pauvreté en esprit — succède la privation de tout savoir. Si l’« orant » sait qu’il prie, il se place en dehors de la prière. On pourrait même dire qu’il n’est pas important de savoir ce qu’est la prière, ni l’unité. L’essentiel est d’en avoir l’expérience sans en retenir l’expérience en tant que telle. L’homme intériorisé ne jette aucun regard sur lui-même ; se réjouir de ses progrès ou s’attrister de ses défaites n’a aucun sens. Sur quoi repose donc « la béatitude des pauvres en esprit »  ? L’amour ? La connaissance ? Celles-ci doivent être dépassées, mises en sommeil dans un état qui s’apparente à une « demi-mort » . La pauvreté en esprit dépasse ces puissances, elle repose dans le « Fond secret » qui ne « connaît pas et n’aime pas » . Ainsi l’homme n’a pas à savoir que Dieu le meut ; il n’a pas à connaître les opérations divines : l’homme pauvre ne veut rien, ne sait rien ; il ne se remémore pas le contenu de sa connaissance ; il n’a pas à éprouver la ferveur de son amour, il lui faut encore ne rien avoir.

Ne rien avoir correspond d’ailleurs au troisième degré de la pauvreté. Celui-ci dépasse l’abandon des biens matériels. Vivre dans le dénuement n’est pas encore être pauvre ; l’homme doit se dépouiller des oeuvres extérieures ou intérieures, afin de devenir le site où Dieu prend séjour.

« Il n’y a vraiment pauvreté en esprit que lorsque l’âme est à ce point dépouillée de Dieu et de toutes ses oeuvres que Dieu, s’il voulait opérer dans l’âme, devrait être Lui-même le Lieu de son opération... Car Dieu opère en lui-même le Lieu de son opération. »

Le grand paradoxe de Maître Eckhart tient à ce qu’il reste l’un des rares Occidentaux à avoir cru en Dieu, vraiment, ce qui l’a amené jusqu’à nous dans un profond silence. Exemple :

« Le Père ne cesse de s’efforcer et de faire tout ce qu’il peut pour que nous naissions dans le Fils et devenions la même chose que le Fils. Le Père engendre son Fils et puise en cela une si grande paix et une si grande joie qu’il y consomme toute sa nature. Tout ce qui est en lui de quelque manière, cela le pousse à cette naissance : il y est poussé par le fond de sa nature. Et par toute son essence, dans toute la divinité de Dieu. il ne reste rien qui ne le pousse à engendrer... Pour cela, il faut que nous nous tenions comme Dieu, pur et vide de toutes images, et de toutes formes, comme Dieu en est libre Lui-même. »

Vous voyez qu’il est question d’atteindre la plus grande liberté possible. Illumination redoutable pour toute force qui voudrait vous encombrer d’images ou plus exactement qui vous ferait prendre des images pour la réalité.

Maître Eckhart suit de près le processus trinitaire, par lequel l’engendrement du Fils par le Père nous amène à connaître le Père par le Fils et en eux deux le Saint-Esprit, c’est-à-dire ce qu’il appelle

« le merveilleux jeu de miroir de la sainte Trinité » ; « et en Lui, toutes choses, telles qu’elles sont, un Pur Néant en Dieu ».

Il prend soin de dire qu’une lumière peut parfois se révéler dans un homme de telle façon qu’il s’imagine être le Fils, mais ce n’est pourtant, dit-il, rien qu’une idée, car

« là où le Fils se manifeste dans une âme, se manifeste aussi le Saint-Esprit qui est aussi l’amour. Le Fils ne naît pas en nous avant que l’amour du Saint-Esprit nous soit donné, les deux choses arrivent au même point du temps ».

Comme le dit Maître Eckhart commentant Le Livre de la sagesse :

« Ainsi nous ne sommes pas plus tôt nés que nous avons cessé d’être. Nous n’avons pu montrer en nous aucune trace de vertu, et nous avons été consumés par notre malice. Voilà ce que les pécheurs diront dans l’enfer. En effet, l’espérance des méchants est comme ces petites pailles que le vent emporte, ou comme l’écume légère qui est dispersée par la tempête, ou comme la fumée que le vent dissipe, ou comme le souvenir d’un hôte qui passe et qui n’est qu’un jour dans le même lieu. Mais les justes vivront éternellement, le Seigneur leur réserve leur récompense, et le Très-Haut a soin d’eux. »

Maitre Eckhart préfigure les distiques baroques du Pèlerin chérubinique [96], écrit par Johannes Scheffler, dit Angelus Silesius (1624-1677) [97]. Preuve que tous les trois siècles quelqu’un se lève pour laisser parler la parole, et le silence qui l’habite. Ordonné prêtre en 1661, Angelus Silesius marche la même année à la tête du cortège d’une procession catholique, portant la couronne d’épines, la bannière et la croix. « La plupart des gens, dit-il, me traiteront de fou ou m’accuseront d’ambition comme si je cherchais par ce moyen un honneur vain. »

Ce que dit Angelus Silesius (traduction Roger Munier) ?

Où se tient mon séjour ? Où toi et moi ne sommes.
Où est ma fin ultime à quoi je dois atteindre — ?
Où l’on n’en trouve point. Où dois je tendre alors ?
Jusque dans un désert, au-delà de Dieu même.

Ou encore :

Ce qu’on a dit de Dieu ne se suffit pas encore.
La Surdéité est ma vie, ma lumière.

Ou encore :

Dieu m’aime Plus que soi ; que plus que moi je L’aime,
Et je lui donne autant qu’Il me donne de soi

Ou encore :

Dieu est un Rien pur, nul maintenant, nul ici ne Le touche ;
Plus tu cherches à Le saisir et Plus Il t’échappe ;

Ou encore :

Si tu aimes quelque chose, tu n’aimes rien ;
Dieu n’est ni ceci ni cela, laisse le quelque chose.

Ou encore :

Christ serait-il né mille fois à Bethléem,
S’il n’est pas né en toi, c’est ta perte à jamais.

Ou encore :

Qui est comme s’il n’était et n’eût jamais été,
Ô seul délice, est purement devenu Dieu.

Ou encore :

Dieu tient autant à moi que Lui m’est nécessaire,
Je L’aide à soutenir son être et Lui le mien.

Ou encore :

Plus tu sauras te vider de toi, te répandre,
Plus Dieu t’inondera de sa Divinité.

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«  on parle infini aux grenouilles elles vous répondent bénitier »
Philippe Sollers, Paradis, 1981.

Catholicisme paradoxal de Paradis

[...] S’il y a bien un catholicisme de Paradis, celui-ci ne va pas sans paradoxes et provocations. Sollers en est plus que conscient et, s’il lui arrive de se présenter comme le plus orthodoxe des catholiques, il joue et jouit visiblement de construire une oeuvre qui, fondée sur une immense culture théologique, ne peut que désarçonner, décevoir ou irriter l’immense majorité des croyants (Vision à New York, p. 131-132).
La définition que Sollers propose du catholicisme est en effet des moins conventionnelles. Loin d’être une religion — c’est-à-dire, selon l’incertaine mais toujours sollicitée étymologie, « ce qui relie » —, le catholicisme ne le séduit que dans la mesure où il s’agit, selon ses propres mots, du « lieu du moins de religion possible » (TQ 81, p. 8 [98]). Reprenant en écho la proposition de Lacan selon laquelle on ne peut parvenir à l’athéisme que par le biais de la démonstration théologique, Sollers découvre dans le catholicisme la possibilité d’un arrachement à cette religiosité spontanée, inconsciente, qui confère sa cohérence et sa solidité à l’enfer social.
Ramassées, rassemblées, les propositions qui précèdent pourraient se ramener à cette unique et surprenante formule : le catholicisme est le seul véritable athéisme. Il n’y a pas là que pur paradoxe. Que le catholicisme constitue la possibilité d’une sortie hors de la sphère du religieux, le premier geste qui assure l’arrachement à la sphère d’un sacré indifférencié et négateur, on trouverait des philosophes pour le démontrer. On voit bien en tout cas en quoi cette conviction s’articule à l’ensemble que compose Paradis. La plus fondamentale et la plus noire des religions y est présentée comme étant celle de l’espèce, de la reproduction, de la mère primordiale. De lutter contre cette religiosité naturelle, le christianisme est déjà refus du religieux et construction d’un discours qui vise à en dénoncer la répétitive et aliénante mécanique.
Il ne faut donc pas s’attendre à voir le narrateur de Paradis chercher dans le catholicisme une religion au sens traditionnel du terme. Sollers déclare bien se reconnaître dans les institutions de l’Église, dans ses rituels, voire dans son clergé et même sa morale. Mais il est évident que la structure catholique n’est pas pour lui cette « famille de substitution » que cherchent en elle nombre de croyants. Le catholicisme, de manière bien différente, est présenté comme la logique et rigoureuse construction esthétique, intellectuelle et éthique qui permet de mettre en échec le paganisme toujours renaissant dans lequel se complaît l’espèce humaine.
D’où des relations assez complexes entre le narrateur de Paradis et le catholicisme. Sollers nous invite à ne pas tomber trop tôt dans le panneau qu’il dispose pour nous à l’intérieur de son livre. L’expérience de l’infini dont son roman témoigne n’a que peu de chose à voir avec ce que l’on classe d’ordinaire sous la rubrique « conversion » :

« combien de fois devrai-je dire que ce n’est pas ça ni ça ni comme ça on parle infini aux grenouilles elles vous répondent bénitier pipi à peine on ouvre les mots qu’elles vont se blottir sur le pot s’est-il converti a-t-il cessé son défi les paris sont pris dans la mare » (Paradis l, p. 184. [99])

La position de Sollers est donc autrement complexe que ne pourrait le laisser croire une lecture de Paradis qui ne s’arrêterait que sur les références les plus claires à la religion qui ponctuent le livre. Sollers ne se rallie au catholicisme que dans la mesure où il y trouve exactement le contraire de ce que tout le monde y cherche : non pas une religion mais la négation de toute religion. Quant à sa conversion, on voit que le texte s’ingénie à interdire qu’on y retrouve ce que pourtant il semble y mettre de sentiment religieux.
Qu’en conclure, dès lors, quant à la position de Sollers par rapport au catholicisme ? Celle-ci semble bien être double : d’un côté, le narrateur de Paradis pose son ralliement entier à la vérité catholique ; de l’autre, il ne cesse de subvertir, d’emporter, de déborder cette vérité dans le jeu complexe d’un texte qui refuse de se donner d’autre fondement que sa propre liberté joueuse. En cela, la posture de Paradis semble réussir à concilier l’orthodoxie la plus rigoureuse et la négation la plus hérétique.

On s’en rendra particulièrement compte à se reporter à cette séquence de Paradis qui met en scène le procès de Maître Eckhart (Paradis 1, p. 168-170 [100]). Il est évident qu’ici toute la sympathie du narrateur est acquise au théologien de la négation. Celui-ci, dont la pensée a toujours accompagné Sollers, incarne une vérité qui ne peut être que refusée aveuglément par les structures de l’Église et de la société. La condamnation d’Eckhart reproduit totalement et la posture minoritaire du prophète, marginalisé à l’intérieur de son propre peuple, et celle du narrateur de Paradis. Eckhart, en un sens, est l’hérétique : ses propositions sont condamnées sans appel par une Église qui ne peut en assimiler et même en comprendre la force de vérité. Mais, en même temps, ayant compris notamment que Dieu ne peut être approché que sous la forme de la négation — ce qui nous ramène à l’équation : catholicisme = athéisme, posée par Sollers —, Eckhart parvient à la vérité dernière du christianisme ; en cela il représente la forme la plus haute de l’orthodoxie, c’est-à-dire de la fidélité au sens vrai de la parole révélée. La séquence de Paradis se termine sur quelques lignes qui sont la conclusion et l’explication que Sollers propose du procès de Maître Eckhart, mais aussi une déclaration plus large quant à la juste position à adopter par rapport au christianisme :

« qu’est-ce que tout cela veut dire sinon qu’il faut échapper à l’hystère croqueuse du lieu à la chienne liée au lieu donc toujours soumise à un dieu qui n’est pas un dieu même en niant dieu pour mieux affirmer que son lieu c’est dieu comment opérer en niant dieu non ce serait obéir à l’origine du lieu et en reconnaissant dieu non plus ce serait ramener le culte du lieu alors quoi poser à la fois dieu et la percée hors de dieu dire l’émanation la sortie l’exclamation dieu dans la tension dieu et en même temps l’effraction la rentrée prenant pour lieu accoucher dieu et mourir dieu pour ne pas se tenir dieu en ignorant dieu pour l’adorer lieu non pas se définir par rapport à dieu en idolant dieu trop fameux mais prendre le verbe en son lieu en se faisant cause du lieu et par conséquent de tout dieu » (Paradis 1, p. 170. [101])

Ces lignes peuvent être lues en fait comme l’expression musicale des analyses qui avaient été esquissées plus haut.
La question est la suivante, toujours la même : comment se soustraire au règne de la déesse mère ( « la chienne liée au lieu »), c’est-à-dire en somme à celui de cette religion dont procèdent toutes les religions ? Faudra-t-il refuser Dieu ? Non, répond le texte car cela serait retomber justement dans la religion primordiale qui se dissimule même derrière la négation superficielle de Dieu. Faudra-t-il alors se convertir ? Pas davantage car, tout comme la Mère se dissimule derrière toute religion et derrière la négation de toute religion, toute religion semble ramener inéluctablement à la Mère. Dès lors, la seule solution semble être cette attitude double que formule Paradis : « poser à la fois dieu et la percée hors de dieu ». A cette condition seulement, la sortie hors de la sphère du religieux devient possible : Dieu est reconnu mais simultanément ce qui le nie et interdit qu’il ne se fixe à nouveau en quelque lieu que ce soit. Approche négative dont on voit bien et ce qu’elle peut devoir à la théologie de Maître Eckhart et ce qui la lie à la conception du catholicisme comme athéisme présentée plus haut.
Ce qui revient à dire que Paradis procède d’un catholicisme qui se confond avec le refus obstiné de tout paganisme, y compris celui auquel inévitablement le catholicisme ramène. La logique à l’oeuvre ici est une logique de la négation qui se donne toute réalité et jusqu’à Dieu lui-même comme objet, pour parvenir à une libération totale et non à l’asservissement à un nouveau et mécanique système de certitudes [102]
Si l’espace à cette fin était ici disponible, les remarques qui précèdent mériteraient sans doute d’être prolongées. Car ce qui est en jeu est plus que la question du catholicisme de Paradis. Dans une large mesure, l’attitude double qui vient d’être définie est celle qui caractérise la posture constante de l’oeuvre de Sollers par rapport aux différents systèmes de savoir dans la proximité desquels elle se construit : philosophie, marxisme, psychanalyse... D’un côté, Sollers pose la nécessité du savoir — et son oeuvre abonde en thèses complexes empruntées aux pensées les plus ardues —, mais, de l’autre, il affirme que l’écriture déborde sans cesse ce savoir, en l’emportant dans le jeu de sa musique. Le rapport de subordination traditionnel entre théorie et littérature se trouve donc inversé : la littérature n’est plus au service d’une théorie qu’elle se devrait d’illustrer, de diffuser ; tout au contraire, la théorie devient l’un des éléments que l’oeuvre littéraire mobilise et utilise en vue d’un projet autre. [...]

Philippe Forest, Philippe Sollers, Seuil, Les contemporains, 1992, p. 236-239.

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Sur Maître Eckhart

Les vivants et les dieux. Émission de Michel Cazenave sur France Culture.

1. Actualité de Maître Eckhart

18 février 2008.

Avec Marie-Anne Vannier, professeur à l’université de Metz, directrice de l’Équipe de recherches sur les mystiques rhénans ; Isabelle Raviolo, docteur en théologie, professeur de philosophie, comédienne, artiste.

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2. Théologie négative. Maître Eckhart

16 septembre 2007.

Avec Marie-Anne Vannier et Bertrand Vergely, philosophe et théologien français (Sciences Po Paris, Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge).

Lire, sous la direction de Marie-Anne Vannier, la naissance de Dieu dans l’âme chez Eckhart et Nicolas de Cues (cerf, 2006).

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3. La Trinité chez Maître Eckhart

13 avril 2008.

Avec Marie-Anne Vannier et Isabelle Raviolo.

Lire, sous la direction de Marie-Anne Vannier, la Trinité chez Eckhart et Nicolas de Cues (cerf, 2009).
Isabelle Raviolo, L’Incréé chez Maître Eckhart pdf

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Maître Eckhart et les mystiques rhénans : La lettre et l’esprit...

Une série de Jacques Munier, réalisée par Bruno Sourcis (lundi 20 au vendredi 24 janvier 2003).

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Maître Eckhart et ses disciples

Alain De Libera présente son ouvrage "Maître Eckhart et ses disciples" aux éditions Bayard.

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Sur Angelus Silesius


Portrait de Angelus Silesius (Anonyme). Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Angelus Silesius, gloire de ce qu’on s’obstine à appeler la Contre-Réforme, alors qu’il s’agit d’une révolution catholique irradiant l’énorme floraison du baroque [103], écrit dans son Pèlerin chérubinique :

« Dieu fleurit en ses branches
Si tu es né de Dieu, Dieu fleurit en toi,
Et sa divinité est ta sève et ta parure. »

Et aussi :

« La rose qu’ici voit ton oeil extérieur,
Fleurit ainsi en Dieu depuis l’Éternité. »

Et encore :

« Qui décore les lys ? Qui nourrit les narcisses ?
Alors, pourquoi tant t’inquiéter de toi ? »

Et encore :

« C’est maintenant qu’il faut fleurir,
Fleuris, chrétien glacé, voici le mois de mai,
Fleuris sur le champ, ou sois mort à jamais. »

Le christianisme était donc pris dans les glaces ? Il connaît des périodes de frigidité ? Il croit savoir ce qu’il est, donc il se fane ?

« Je ne sais pas ce que je suis, je ne suis pas ce que je sais ;
Une chose sans être une chose, un point et un cercle. »

Ici, le Néant intervient, et même "le Surnéant", le néant essentiel où s’abrite la richesse abyssale de l’être, comme le dira Heidegger [104]. Et c’est le célèbre :

« La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit,
Sans attention à elle-même, sans demande d’être vue. » [105]

Gratuité absolue du Néant, de Dieu, de la Rose : il faudrait vivre selon cette foi, mais ne rêvons pas.

Insistons seulement sur le fait que la fleur ne demande ni à être vue ni à être photographiée ou filmée. La fleur n’est pas médiatique. C’est d’ailleurs, encore et toujours de gratuité que nous parle la prédication évangélique : on ne peut pas servir Dieu et l’Argent, la vie est plus importante que la nourriture, le corps que le vêtement, prenez donc exemple sur les oiseaux et les lys des champs :

« Observez les lys des champs, ils ne peinent ni ne filent, or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui, et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! » (Matthieu VI, 28-30, et Luc XII, 27-29).

Paroles probablement de plus en plus inaudibles. Dieu vous demande d’être comme des oiseaux ou des fleurs ? Et puis quoi encore ? D’être en pure perte pour le seul plaisir d’être ? Quelle légèreté ! Quelle désinvolture ! Quelle superficialité ! Quelle irresponsabilité !

Quelques peintres ont atteint le « sans pourquoi ». Et puis, de temps en temps (mais c’est peut-être toujours le même), un poète.

Philippe Sollers, Fleurs, 2006.

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Angelus Silesius et la mystique du XVIIe siècle

7 février 2009.

Élevé dans le milieu luthérien de la Silésie alors allemande, Angelus Silesius, qui se convertira du luthéranisme au catholicisme en 1653, est le descendant spirituel direct de Jacob Boehme et, plus loin, de Johannes Tauler, de maître Eckhart et du pseudo-Denys. C’est ainsi qu’il compose Le Voyageur chérubinique qui a influencé toute la philosophie allemande postérieure et développé les principales idées de la théologie négative.

Avec Jérôme Thélot, professeur à Lyon III et traducteur du Voyageur chérubinique (Éditions Encre Marine), et Jacques Lebrun, professeur émérite à l’École Pratique des Hautes Études.

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Bibliographie

Quelques traductions de Maître Eckhart

Paul Petit, Oeuvres de Maître Eckhart. Sermons-traités. Paris, Gallimard, 1942. tel/gallimard, 2006.

A(ubier) et M(olitor), Maître Eckhart, Traités et Sermons, Paris, Aubier, Éd. Montaigne, 1942.

Jeanne Ancelet-Hustache, Maître Eckhart, Les traités, Paris, Éditions du Seuil, 1971.
Sermons (1-30), Seuil, 1974 (avec, dans l’introduction et dans la courte présentation de chaque sermon, un résumé très clair des différentes phases du procès intenté à Eckhart).
Sermons (31-59), Seuil, 1978 (ces deux premiers volumes ont été réédités dans la collection Points en 2003 et 2009).
Sermons (60-86), Seuil, 1979.

Alain de Libera, Eckhart, Traités et sermons, GF Flammarion, 1993.

Cette anthologie résulte d’un choix des textes eckhartiens relevant de « la veine du néoplatonisme, la veine "mystique" », « d’une lecture de l’oeuvre allemande centrée sur la divinisation » (p. 34).
Son intérêt, outre sa remarquable introduction, est précisée par Alain de Libera dans sa « Note sur la traduction » (p. 72) :

« Pour rendre également visible la lecture du censeur, on a marqué les niveaux de mise en question, donc d’hétérodoxie du texte eckhartien : sont imprimées en italiques les séquences fournies à l’évêque de Cologne par Guillaume de Nidecke et Hermann de Summo, et, plus généralement, tous les textes examinés lors du procès d’inquisition ; sont imprimées en caractères gras les thèses condamnées par Jean XXII qui ne figurent pas dans les deux listes colonaises ; sont en italiques gras les thèses des deux listes effectivement condamnées par le pape [...] »

On trouve à la fin du volume la Bulle In agro dominico, avec les référence latines des propositions condamnées et un nombre de notes considérable.

Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière : Sermons 1-30 pdf

Maître Eckhart, L’Étincelle de l’âme, Sermons I à XXX, Albin Michel, 1998.
Maître Eckhart, Dieu au-delà de Dieu, Sermons XXXI à LX, Albin Michel, 1999.
Maître Eckhart, Et ce néant était Dieu..., Sermons LXI à XC, Albin Michel, 2000.

Éric Mangin, Maître Eckhart, La mesure de l’amour, Sermons parisiens (sermons latins), Seuil, 2009.

Jean Devriendt - Préface par Marie-Anne Vannier, L’oeuvre des sermons (les cinquante-six sermons latins), Cerf, 2010.

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Maître Eckhart, Le Grain de Sénevé, suivi du Commentaire sur Le Grain de Sénevé, traduit du moyen haut allemand et du latin et présenté par Alain de Libera, Arfuyen, 2004.

Maître Eckhart ou la joie errante, Sermons allemands, six sermons traduits et commentés [106] par Reiner Schürmann, 1972. Éditions Payot & Rivages, 2005.

Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme, Sermons 101-104 / traduit du moyen haut allemand par Gérard Pfister, préface de Marie-Anne Vannier, Arfuyen, 2004.

Bibliographie complémentaire sur ce site : maitre.eckhart.free.fr.

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Études diverses

Sur Maître Eckhart et Heidegger :

— Reiner Schürmann, « Identité pérégrinale (Maître Eckhart et Heidegger) » ; op. cité : Maître Eckhart ou la joie errante, p. 293-319 (sur « gelâzenheit » et « Gelassenheit ». Voir Heidegger, Sérénité, dans Questions III et IV, tel/gallimard, p. 152-153).

— Jean Greisch, « La contrée de la sérénité et l’horizon de l’espérance », 1979 (dans Heidegger et la question de Dieu, PUF, 1980 (réédité en 2009).

— Philippe Capelle, Heidegger et Maître Eckhart, Revue de sciences religieuses 70, n° 1 (janvier 1996), p. 113-124.
« De la différence théologique médiévale à la différence ontologique » (dans Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, Cerf, 2001).

— Frédéric de Towarnicki, « Dieu, la Déité, le sacré et le chaos », dans Martin Heidegger, Souvenirs et chroniques, Rivages poche, 1999 (2002).

— Alain de Libera, « Eckhart, Traités et sermons », p. 88-89, note 12 (sur la gelâzenheit eckhartienne et la Gelassenheit heideggerienne).

— Marie-Anne Vannier, Actualité de maître Eckhart (2010)

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Sur Maître Eckhart et la pensée chinoise :

— Benoît Vermander [107], « Laozi et la pensée chinoise pdf  » (dans « L’anneau immobile », Regards croisés sur Maître Eckhart, Husserl - Hegel - Laozi, Éditions facultés jésuites de Paris, 2005).

Dans ce texte, Benoît Vermander tente une lecture conjointe et comparative du Poème de Maître Eckhart (Le Grain de Sénevé, dans la traduction de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière) et certains textes chinois comme le DaodeJing de Laozi.

Rappelons que Sollers, dans Paradis, rapproche explicitement la « gelassenheit » (le « laisser-être » d’Eckhart et/ou de Heidegger) du « wu-wei » (le « non-agir » chinois) : «  difficile à entendre encore plus difficile à comprendre de plus en plus facile à détendre pourtant ici toujours plus ici par ici gelassenheit wu-wei wait see » (folio, p. 325-326).

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Traductions d’Angelus Silesius

Roger Munier, Angelus Silesius, L’errant chérubinique, Paris, Arfuyen, 1993.

Maël Renouard, Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, Rivages poche / Petite Bibliothèque, 2004 [108].

Gérard Pfister, Angelus Silesius, Un Chemin vers la Joie, Arfuyen, 2006.

Jérôme Thélot, Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, Belles Lettres, Collection Encre marine, 2008.

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Le Voyageur chérubinique (édition originale)
Crédit : Gutenberg
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Portfolio


[1Oeuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1967, p. 187. Traduction Pierre Klossowski.

[2Traduction Jean Préau. Questions III et IV, tel/gallimard, page 13.

[3Lire la suite.

[4Vous pouvez écouter les enregistrements ICI.

[5Grasset, 1981.

[7Alain de Libera, Penser au Moyen Age, Seuil, 1991, p. 334.

[8Idem.

[9Alain de Libera, Traités et sermons, GF Flammarion, 1993, p. 23. C’est moi qui souligne.

[10Op. cité, p. 490, note 582.
La citation de Dante est tirée de son De monarchia, III, XV, 7, écrit en latin vers 1312-1313 et traduit en italien vulgaire par Marsilio Ficino en 1468.

Sous la direction d’Alain de Libera a également été publié, en 2019, Dante et l’averroïsme.

[11Crédit : Gérard de Cortanze, Ph. Sollers, Vérités et légendes.

[12Voir Un tournant.

[13Histoire de compliquer les choses, signalons qu’à l’époque Sollers est plongé dans la lecture des grands textes matérialistes et qu’il s’apprête à prononcer au Groupe Théoriques de Tel Quel sa conférence Sur la contradiction (27 janvier 1971). Contradiction ? Pas pour un lecteur de Maître Eckhart qui pense, bien avant Hegel, la « négation de la négation », negatio negationis).

[14Sollers rend hommage à Paul Petit dans Illuminations. Voir plus bas.

[15Jacques-Alain Miller, en 2007, dans Portrait de Sollers en rond de ficelle comparait Sollers à Montherlant et à Sartre et écrivait :

« Plus personne ne lit Les Jeunes filles, il me semble, et c’est dommage, car Montherlant y est drôle et souvent très vrai, si répétitif et lassant dans sa haine du “féminin”. Donc, l’inverse de Sollers.
Néanmoins, point commun : ce sont tous deux des fils de la mère. Les valeurs du Père les laissent froids. La défense de la patrie ne les fait pas bander, mais débander. [...] Sartre est d’ailleurs dans le même cas : c’est un fils de la mère, fils unique, le chouchou à sa maman [...] ».

Sur Montherlant, il faut lire l’entretien de Philippe Sollers avec Dominique Noguez : Montherlant, tel quel, L’Infini n° 108, automne 2009.

[16Je souligne. N’est-ce pas un "exemple" qui marquera Sollers, y compris dans son expérience des hôpitaux militaires de l’Est de la France sur laquelle il revient constamment ?

[17Le ballet créé en 1917 par Erik Satie, Picasso et Jean Cocteau.

[18Page 105.

[19Folio, p. 115-116.

[20On trouve aussi dans Le Coeur Absolu cette description du secrétaire : «  Le secrétaire de papa, « retour d’Égypte », autrefois à droite dans la bibliothèque ouvrant sur le magnolia à fleurs blanches... Il y rangeait ses papiers, lettres de banque, factures, chèques, passeport, loyers... Un tiroir pour les pièces de monnaie, soi-disant pour ne pas alourdir ses poches... Rite entre nous, ça, toujours une petite montagne de pièces... J’allais y puiser de temps en temps... Vol convenu... Pas un mot... » (Folio, p. 160).

[21Folio, p. 82-83.

[22Folio, p. 46. Je souligne. Vérification : La Chine toujours .

[23Gérard de Cortanze, Philippe Sollers. Vérités et légendes, Edition du chêne. Folio, 2007. Je souligne.

[24Idem.

[25Maître Eckhart, Sermon, XI.

[26L’une des trinités plutôt, car il en est beaucoup d’autres. Le rire de Rome (1992) en explore toute la gamme, les négatives comme les positives.

[27Cf. Un vrai roman, 2007, Folio 4874, p. 161. Mais, déjà, dans Femmes, Stephen, le fils du narrateur : «  Je lui fait faire sa prière... Parfaitement... Au nom du père, du fils et du sain d’esprit... Non, chéri... Du Saint-Esprit... Tesprit !... Du sain d’esprit... Tesprit !... Bon... » (Folio, p. 557).

[28Personne ne semble avoir remarqué la ressemblance entre Le jardinier Vallier peint par Cézanne et la photographie du père de Sollers l’année de sa naissance en 1936 (voir plus haut) : même posture, même croisement des mains et des jambes.

[29L’Infini n° 89, hiver 2004, p. 40-41. Voir Étude sur Paradis.

[30«  il a encore eu sa crise cette nuit convulsion raidie matin gris ne voyant plus rien ne sentant plus rien spasme horreur pauvre enfant traversant l’erreur dans l’horreur mais voilà tout se calme comme finalement tout se calme et la peur s’en va elle aussi », L’Infini 89, p. 40, Paradis, p. 345.

[31Cf. Paradis, p. 203-205.

[32Allusion à l’évangile selon saint Jean, chapitre 20, verset 15 où, le jour de Pâques, le Christ ressuscité apparaît à Marie-Madeleine comme un jardinier. Cf. Noli me tangere. Lire aussi sur Pileface ma note sur les Jardiniers.

[34Cf. Paradis, p. 204.

[35Première épitre de saint Jean : « Vous, mes petits enfants, vous êtes de Dieu, et vous les avez vaincus, parce que celui qui est en vous est plus grand que celui qui est dans le monde.
Eux, ils sont du monde ; c’est pourquoi ils parlent le langage du monde ; et le monde les écoute.
Mais nous, nous sommes de Dieu ; celui qui connait Dieu nous écoute ; celui qui n’est pas de Dieu ne nous écoute point : c’est par là que nous connaissons l’esprit de la vérité et l’esprit de l’erreur. »

[36Vous pouvez en lire de larges extraits ICI.

[37Collège des Bernardins, 29 juin 2010.

[38Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que c’est sur « La Trinité de Joyce » (un entretien de 1979) que s’achève Discours Parfait (2010).

[39Non ? Alors : lisez-là.

[40Duns Scot, contemporain d’Eckhart. Autre référence majeure de Paradis.

[41Le Coeur Absolu, Folio, p. 243, l’extrait dans son contexte.

[42Maître Eckhart, Le Grain de sénevé, suivi du « Commentaire sur Le Grain de Sénevé », traduit du moyen haut allemand et du latin et présenté par Alain de Libera, Arfuyen, 2004.

[43François Meyronnis est, il faut le rappeler, l’auteur de L’axe du néant (L’infini, 2003).

[44Voir aussi Entretien avec Françoise Cottin :

«  « La vie, c’est toujours la mort de quelqu’un », dit Artaud et il a raison. Et la mort, c’est toujours la mort de quelqu’un. Ce désir démocratique consistant à donner à la mort une fonction unificatrice ou égalisatrice du genre humain me semble une formidable hypocrisie. Comme si nous étions tous égaux devant la mort. Dans la mort, tout le monde est supposé être pareil, puissants ou misérables. Si une princesse meurt, la voilà ramenée au rang d’une Algérienne qui se fait égorger ; ce genre de confusion permet toutes les dérives. Certes, tous les hommes naissent libres et égaux en droit. Mais dans la mort, je pense qu’il n’y a pas d’égalité. Tous les hommes meurent inégaux.
A votre question, je répondrai donc oui, j’ai eu de nombreuses expériences du mourir.

Dans Vision à New York, vous évoquez la mort de votre père.

Oui, c’était un moment très shakespaerien, "hamlétique". C’était en août 1970. A l’époque, je lisais et relisais les Sermons de Maître Eckhart. Je partis à Bordeaux pour l’enterrement avec un exemplaire dans la poche. Après la messe, nous nous rendons au cimetière. Face à la pauvreté rituelle, à la misère symbolique de toute cette cérémonie religieuse, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose. Devant l’assistance stupéfaite, j’ai sorti les Sermons de ma poche et j’ai lu un passage. »

[45 ? « Il est dans l’âme un château fort où même le regard du Dieu en Trois Personnes ne peut pénétrer ». Il s’agit du sermon n° 2 selon la numérotation qui fait autorité, celle de l’édition critique de Joseph Quint (et de la Deutsche Forschungsgemainschaft), entreprise en 1936 (jusqu’à sa mort en 1976) et menée à son terme par Georg Steer. Les sermons allemands authentifiés sont au nombre de 115 (il faut y ajouter 56 sermons latins).

Ce sermon porte le titre « De la femme vierge » dans la traduction de Paul Petit, Oeuvres de Maître Eckhart. Sermons-traités. Paris, Gallimard, 1942. tel/gallimard, 2006. Le passage est p. 270.
Les autres traductions — à l’exception de celle de Aubier et Molitor (1942) qui n’est pas en ma possession — sont postérieures à la date où Sollers a lu ce passage du sermon (août 1970). Parmi elles :
celle de Jeanne Ancelet-Hustache (Seuil) date de 1971.
celle de Reiner Schürmann (Planète, coll. « L’expérience intérieure ») date de 1972 (réédité chez Payot & Rivages en 2005).
Puis, ensuite, il y a les traductions suivantes :
« Intravit Jesus in quoddam castellum et mulier quaedam, Martha nomine, excepit illum in domun suam. Lucae II. » Traduction de G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Maître Eckhart, L’Étincelle de l’âme, Sermons I à XXX, Albin Michel, 1998.
« Il est dans l’âme un château fort où même le regard du Dieu en Trois Personnes ne peut pénétrer », Alain de Libera, Maître Eckhart, Traités et sermons, GF Flammarion, 1995, p. 233.
La traduction la plus proche de celle citée par Sollers est celle d’Alain de Libera (qui utilise le mot gloire à la place du mot honneur : « il y verdoie et fleurit dans toute la joie et toute la gloire qu’Il est en lui-même. »).

*

Les propositions avancées par Eckhart dans ce texte — il est important de le remarquer — seront désapprouvées par les théologiens qui auront à se prononcer sur leur orthodoxie. Le 26 septembre 1326, devant le tribunal de Cologne, ses propres frères dominicains lui reprochent en effet d’avoir affirmé :

« Il est une puissance dans l’âme dont l’opération est identique à celle de Dieu. Elle crée et fait toutes choses en union avec Dieu, et elle ne possède rien de commun avec quoi que ce soit ; unie au Père elle engendre le Fils unique lui-même. »

Ils ne se trompent pas. Mais le 13 février 1327, Eckhart à l’église des prêcheurs de Cologne précise :

« Qu’il y ait dans l’âme quelque chose de tel que, si elle était tout entière ainsi, elle serait incréée, je l’ai entendu et je l’entends selon la vérité et même conforme aux docteurs mes collègues [Albert le Grand et Thomas d’Aquin. NDLR], c’est-à-dire si elle était une intelligence par essence. Mais je n’ai jamais dit qu’il y ait dans l’âme quelque chose de l’âme qui soit incréé et incréable, parce qu’alors l’âme serait composée de créé et d’incréé ; j’ai toujours enseigné et écrit le contraire. »

Il ajoute : « Je peux être dans l’erreur, mais je ne peux pas être hérétique car l’erreur relève de l’intellect, l’hérésie, de la volonté. »

Ce débat peut paraître abscons. Il l’est d’ailleurs aux yeux des contradicteurs de Maître Eckhart qui ont, selon ses propres termes, « l’intelligence courte et imbécile », mais ce sont eux qui commettent une « erreur qui relève de l’intellect ». Ils confondent en effet l’identité de « l’opération » de l’esprit détaché — « dans l’âme » et non « de l’âme » — avec l’opération divine, et l’identité de « nature » entre l’âme et Dieu, alors que l’âme est « créée » et Dieu « incréé ». La bulle du pape Jean XXII In Agro dominico consacrera la même méprise et déclarera que Maître Eckhart

« a voulu en savoir plus qu’il est nécessaire » et « s’est détourné de la vérité pour se tourner vers des fables » (voir plus loin les extraits de Paradis et d’Illuminations).

*

« Que Dieu lui accorde alors, ne serait-ce qu’un instant, de contempler d’un seul coup comment il est lui-même dans cette puissance spirituelle » — « Dieu est dans cette puissance comme dans l’éternel instant présent » : ici se fait jour chez Maître Eckhart une conception du Temps opposée à toute la tradition métaphysique héritée d’Aristote qui veut que le temps soit conçue selon une linéarité successive et continue : « Le temps est le nombre du mouvement selon un avant et un après », écrit Aristote (Heidegger a longuement analysé cette conception métaphysique du temps). Chez Eckhart, comme chez saint Augustin (« Il se réjouit en tout temps, celui qui se réjouit hors du temps »), est affirmé un temps « discontinu », « vertical », tel que seul l’homme « pauvre », « détaché » peut le vivre dans la puissance de l’instant, de « l’éternel maintenant » immobile.

On reconnait là un motif constant des écrits de Sollers et, sans doute, sa « source » la plus méconnue et la plus secrète.

[46Je souligne. Voir plus bas l’extrait de Sollers, Illuminations.

[48Seuls sont ici envisagés les fragments du texte en rapport avec Maître Eckhart. L’analyse du développement de la séquence fera l’objet d’une autre analyse.

[491. Le numéro 76 de Tel Quel était consacré à LA DISSIDENCE. Sollers y publiait également Dostoïevski, Freud, la roulette. Le début de la séquence publiée de Paradis évoque Dostoïevski : «  si dieu n’existe pas tout est promis possédés de dostoïevski diagnostic fiévreux d’idiotie » (voir 4. 1978 : « Paradis », tel quel, p. 4).

2. L’enluminure, vraisemblablement du XIIIe siècle, ressemble à celles du Béatus de Silos, Codex du Monastère de Santo Domingo de Silos (voir le site de M. Moleiro).

[50«  die zeit igt der raum raümt ». C’est une citation de Heidegger. Elle est déformée mais reprise, telle quelle, dans les deux publications de Paradis (Seuil : 1981, Points : 2001). Heidegger écrit : « Die Zeit zeitigt, der Raum raümt » : « Le temps donne temps, l’espace donne espace ». Heidegger, « Das Wesen der Sprache », Unterwegs zur Sprache, p. 200. Traduit par « Le déploiement de la parole », dans Acheminement vers la parole, tel / gallimard, p. 199 (Il s’agit de trois conférences prononcées par Heidegger au Studium Generale de l’Université de Fribourg-en-Brisgau les 4 et 8 décembre 1957 et le 7 février 1958).
Le traducteur note :

« Die Zeit zeitigt — on voit d’emblée que le verbe zeitigen reprend le mot Zeit, comme s’il existait en français un verbe temporer qui fût d’usage absolument courant. Zeitigen signifie : faire atteindre l’âge adéquat, mener à maturité. On pourrait entendre la phrase de Heidegger : "Le temps mûrit". Ou bien : "Le temps fait venir à temps." La phrase de Cervantès, où il est question de "laisser le temps au temps", parle à partir d’une exacte expérience de la temporalité du temps : celle où le propre du temps est de donner le temps.
Der Raum räumt : il existe en français le verbe espacer. Mais le sens propre du verbe allemand räumen est plus vigoureusement : désencombrer, vider. On peut traduire : "l’espace fait place". »

Précisons quand même que Heidegger lui-même a corrigé son manuscrit de Être et Temps en remplaçant (p. 122, ligne 37) zeitigt par zeigt (cf. Emmanuel Martineau)...

[« Räumen » : désencombrer, vider, au sens fort : déblayer. On en trouve, selon Alain de Libera (Introduction à Eckhart, Traités et sermons, GF, p. 37) « l’équivalent chez Angelus Silesius » dans Le Pélerin chérubinique quand il écrit : « Ach elend ! Unser Gott muss in dem Stalle seyn ! Räum auss mein Kind dein Herz, und giebs Jhm eylands ein », « Misère ! Notre Dieu doit être dans l’étable ! Déblaie ton coeur, mon fils, et offre-le Lui vite » (III, 31).]

Ce que Heidegger « module » dans la langue allemande, Sollers le rythme en français, un français néo-logique : «  le temps se trempe où l’espace se prend dans sa trampe » — «  quand le temps se traume et se crampe là où spasse l’espace en tronc-rampe ».

Heidegger : « Le Même, ce qui tient rassemblés espace et temps en leur déploiement, peut s’appeler : l’espace (de) jeu (du) tempsder Zeit-Spiel-Raum. » (op. cit., p. 200).

Dans Les voyageurs du Temps, Sollers écrit : «  L’avenir se pose tout entier au présent du passé futur. On s’empare des siècles à travers le Verbe. On voyage dans l’espace libre pour le jeu du temps » (p. 70) et , à propos de Bach, parle de «  sa façon de tempérer, ou plus exactement de temper  », «  de régler la tempête » (p. 136).

Les variations musicales du (jeu du) temps — «  rythme », «  mélodie », «  harmonie », «  voix » — sont infinies.

On notera le passage progressif des propositions de Heidegger (qui n’est pas nommé) à celles de Maître Eckhart — nommé et cité peu après —, du Temps au Néant en passant par la « chose même », entre autres.

[51Vibration, oscillation.

[52Bercer, peser.

[53Onduler.

[54Oser, s’aventurer.

[55Après «  l’avide effrayante entrée du pourquoi », le texte ironise sur la vaine recherche des causes. Variations sur des concepts de la physique aristotélicienne (opposés au hasard — au clinamen — de Démocrite et d’Épicure) mais aussi, sans doute, de la théologie de saint Thomas d’Aquin ordonnée autour du concept de « motus » (désir, appétit) et des différentes subdivisions du « bien » (cf. Somme théologique Ia). «  tout ce mouvement de mots est fait pour trouver le repos » : comme l’homme libre, détaché de Maître Eckhart trouve le repos dans son désir, dans «  la percée hors de dieu » (voir plus bas), vers la « déité » (cf. Sermon « Femme, l’heure vient »).

[56L’UN. Négation du nom. Négation de la négation (negatio negationis), concept clé de la "philosophie" de Maître Eckhart.

[57Sermon n°4, « Il faut que Dieu se donne à moi ». 26ème proposition condamnée par la Bulle du pape Jean XXII. On la trouve à maintes reprises chez Eckhart, notamment dans le sermon n° 5a : « Toutes les créatures sont un pur néant. Ni les anges ni les créatures ne sont quelque chose », le sermon n° 10 : « Toutes les créatures sont en elles-mêmes néant », ou le sermon n° 13 : « par elles-mêmes les créatures ne sont absolument rien ».

[58Eckhart à Paris.

Paris, « Cité sainte, assise à l’occident », dit Rimbaud. Insister sur la présence d’Eckhart à Paris n’est pas indifférent. Paris n’est pas, pour Sollers, n’importe quelle ville. P.-Olivier Thébault en a fait la démonstration ici-même dans Les Voyageurs du Temps ou la résurrection spirituelle de Paris. L’expression «  à deux pas d’ici » permet à Sollers de marquer une proximité, non seulement géographique, mais spirituelle avec Eckhart.

Petit rappel, donc.

On trouve trace d’Eckhart à Paris en 1293, étudiant en qualité de lecteur des Sentences de Pierre Lombard. Il fait un sermon à Pâques 1294 au couvent de la rue Saint-Jacques.
Puis, à deux reprises, il enseigne à l’Université de Paris :
— de 1302 à 1303 (Le Sermon sur Si 50,9 pour la fête de Saint Augustin a été prononcé le 28 août 1302 ou le 23 février 1303). Nous avons un écho de son enseignement à Paris dans les Questions parisiennes I et II et dans les Rationes Eckhardi, insérés dans le texte de Gonzalve d’Espagne. La Première Question traite du rapport entre l’être et l’intellect en Dieu (discussion dominicains-franciscains) et il en conclut que Dieu se situe au-delà. Dans la Seconde Question parisienne, intitulée : « Le connaître intellectif de l’ange, en tant qu’il désigne une activité, est-il son être ? » Eckhart répond que non. C’est peut-être là la partie la plus ardue de son oeuvre.
— de 1311 à 1313 : il avait été élu provincial de Teutonie, mais cette élection n’est pas confirmée par le chapitre de Naples. Il est déchargé de sa fonction de prieur de Saxe et se voit confier une seconde fois la chaire de théologie à Paris, comme magister actu regens, honneur exceptionnel à l’époque, qui l’égale à un Thomas d’Aquin. Il commence la rédaction de l’Opus tripartitum ou Oeuvre tripartite, ce grand ensemble se composant de l’oeuvre des propositions, d’un recueil des controverses de l’époque (Opus quaestionum, qui est perdu aujourd’hui) et des exégèses scripturaires ainsi que des sermons (Opus expositionum). (De ce grand ensemble, seuls quelques extraits des deux premières parties nous ont été conservés, en particulier grâce à Nicolas de Cues, qui avait fait copier l’ouvrage). C’est « une Summa theologica d’un genre nouveau et personnel (...). Ce genre littéraire est propre à l’esprit encyclopédique du temps. Sa typologie se distingue par la volonté de présenter l’ensemble du savoir sous une forme systématique. » L’Oeuvre tripartite permet à Eckhart de s’inscrire dans la grande tradition des dominicains allemands qui ont enseigné à Paris, comme Albert le Grand et Dietrich de Freiburg (cf. Alain de Libera, La mystique rhénane d’Albert le Grand à Maître Eckhart, Paris, Seuil, 1994).

Les Questions parisiennes IV et V, ainsi que les Sermons 14 et 15, sont également l’écho de l’enseignement d’Eckhart et des controverses auxquelles il a participé.

A noter que ce qu’on appelle les Sermons latins semblent bien appartenir à l’Oeuvre tripartite et pourraient avoir été rédigés en partie par Eckhart lors de son second magistère parisien (1311-1313), celui-là même qui intéresse Sollers. Certains ont été traduits pour la première fois en 2009 par Éric Mangin et publiés au Seuil sous le beau titre de La mesure de l’amour. La formule est d’Eckhart : « La loi de Dieu est [...] la raison et la mesure de l’amour par laquelle nous aimons. » (Sermon XXX). Rimbaud avec Eckhart ? Comment ne pas penser à ce Génie dont il nous dit qu’« Il est l’amour, mesure parfaite et réinventée » ?

A noter surtout la traduction, en 2010, de la totalité des cinquante-six sermons latins par Jean Devriendt dans L’oeuvre des sermons (voir bibliographie, à la fin de ce dossier).

Pour situer le contexte historique, le milieu universitaire parisien à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle dans lesquels Eckhart effectue sa « percée » hors de la métaphysique, lire Maître Eckhart à Paris. Une critique médiévale de l’ontothéologie, Collectif, Paris, PUF, 1984.

[59Opus cité, « Il est dans l’âme un château fort où même le regard du Dieu en Trois Personnes ne peut pénétrer », Sermon n° 2, dans Maître Eckhart, Traités et sermons, GF Flammarion, 1995, p. 233.

[60Voir Jean XXII.

[61La Bulle du pape s’intitule en fait In agro dominico.

[62Sermon « Femme, l’heure vient » ? Peut-être. On lit dans ce sermon : « Tout ce qui arriva jamais voici mille ans n’est pas plus éloigné, dans l’éternité, que le moment dans lequel je me tiens en cet instant, ni que le jour qui surviendra dans mille ans, ou aussi loin que tu puisses compter : celui aussi dans l’éternité, n’est pas plus loin que ce moment même dans lequel je me tiens présentement. » cf. Maître Eckhart ou la joie errante, Sermons allemands, traduits et commentés par Reiner Schürmann qui commente ainsi : « Les évènements d’il y a mille ans, les évènements qui se produiront dans mille ans, et les évènements d’aujourd’hui même, tout cela l’étincelle dans l’âme le rassemble dans l’instantanéité du présent. » (1972. Éditions Payot & Rivages poche, 2005, p. 100-101)

[63Citations extraites de la fin de la Bulle du pape Jean XXII. 17 propositions, citées en latin et sorties de leur contexte, sont taxées d’hérésies et 11 autres seulement jugées « malsonnantes », etc. Ces dernières, toutefois, sont considérées comme « susceptibles de prendre ou d’avoir un sens catholique, moyennant force explications et compléments ».

[64« Soumission » ? C’est ce qu’affirme la Bulle du pape dans son dernier paragraphe : « il révoqua quant à leur sens et désavoua les vingt-six articles qu’il reconnut avoir prêchés » [...] « soumettant tant sa personne que tous ses écrits et toutes ses paroles à la décision du Siège apostolique ».

[65« Comme Lao-Tseu, il disparaît sans laisser de traces. On sait seulement par le dernier paragraphe de la bulle de Jean XXII, du 27 mars 1329, condamnant dix-sept sentences d’Eckhart, que ce dernier était mort à cette date.
Le lieu de la sépulture de Maître Eckhart est inconnue », écrit Paul Petit, son traducteur, en 1942 (Sermons-traités, tel / gallimard, 1987, p. 8).

Maître Eckhart est sans doute mort sur la route après avril 1328.

[66Extraits intégralement repris de « In agro dominico », Bulle du pape Jean XXII.

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Fac-simile du parchemin, In agro dominico, Rom, Arch. Vatican, A.A. arm. I-XVIII, n. 3226

Manuscrit de la Bulle « In agro dominico » (Handschrift I 151, Stadtbibliothek Mainz).
ZOOM : cliquer sur l’image.
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In agro dominico (en latin et en allemand).
In agro dominico (traduction française) pdf

[67Six coups de « donc » comme autant de coups de dé ; écrire, oser, être, signer, exister : cela se joue dans l’immédiateté de l’instant où ça se fait. Il y a une épreuve du DONC comme il y a, chez Mallarmé, une «  épreuve de l’Igitur » qui «  met l’accent sur la crise du Cogito ergo sum vécue le plus radicalement possible par un écrivain. ». Le DONC fait exploser la causalité. Cf. Le rire de Rome, 1992, p. 90.

[68cf. Jeanne Ancelet-Hustache, Maître Eckhart, Les traités, Paris, Éditions du Seuil, 1971. Sermons (1-30), Seuil, 1974, p. 64. Voir plus bas l’extrait cité dans Illuminations et la note.

[69Il faut citer ici Une vie divine. Sollers, après avoir évoqué Henri Suso et son Horloge de la Sagesse, rappelle la condamnation de Maître Eckhart par le pape Jean XXII pour avoir « voulu en savoir plus qu’il ne fallait » et écrit :

«  On le soupçonnait d’hérésie cathare, style un "parfait ne doit craindre aucun péché". Il est vrai qu’il y a de quoi se frotter les yeux quand on tombe, chez Eckhart, sur la proposition suivante : « Si un homme avait commis mille péchés mortels, et que cet homme fût bien disposé, il ne devrait pas vouloir ne pas les avoir commis. » Vous vous rendez compte. » (Gallimard, 2009, p. 251).

C’est l’article 15 condamné par la bulle du pape. Cette phrase est-elle de Maître Eckhart lui-même ? Wolfang Wackernagel, dans la présentation de sa traduction des Rede der underscheidunge (rédigés entre 1294 et 1298. cf. Conseils spirituels, Rivages poche, 2003, p. 27), estime qu’il s’agit plutôt d’une dramatisation volontaire d’un passage des RdU où Eckhart écrit : « Oui, celui qui serait vraiment établi dans la volonté divine ne devrait pas vouloir que le péché dans lequel il est tombé n’ait pas eu lieu. » (Op. cité, p. 79) Wackernagel ajoute : « il se peut que [...] cet article 15 ne soit pas une citation exacte, mais un condensé de plusieurs emphases rhétoriques provenant notamment du neuvième, du douzième et du treizième chapitre des Conseils spirituels. »

D’autres articles de la bulle évoquent, pour la condamner, la même thématique. Exemples : le cinquième : « De plus, celui qui injurie un autre loue Dieu par le péché même qu’il commet par ses injures, et il loue Dieu d’autant plus qu’il injurie davantage et qu’il pèche plus gravement » ou le sixième : « De plus, celui qui blasphème Dieu, loue Dieu » (Proposition qui, entre parenthèses, invite à relire autrement le marquis de Sade, n’est-ce pas ?).

[70« S’abandonner », « se renoncer », « se dépouiller », « sortir de soi », etc. traduisent ce que Maître Eckhart désigne la plupart du temps en moyen haut allemand par le terme unique de ûssgehen, puis, plus tard, par lâzen, à l’origine de la gelâzenheit (gelassenheit) qu’on traduit le plus souvent par « abandon » ou « sérénité ». Angelus Silesius déploiera toute la richesse sémantique de ses termes en allemand moderne dans Le Voyageur chérubinique.

[71Ses dernières propositions sont tirées du Sermon 52, intitulé selon les traducteurs : « De la pauvreté en esprit » (Paul Petit, 1942), « Beati pauperes spiritu » (Jeanne Ancelet-Hustache, 1974) ou « Pourquoi nous devons nous affranchir de Dieu même » (Alain de Libera, 1993). Sermon sur lequel reviendra longuement trente cinq ans plus tard dans Illuminations (voir plus bas).

[72Le Lieu. C’est sans doute là un des passages les plus importants et les plus complexes du texte. Lire plus bas l’interprétation de ce passage par Philippe Forest dans « Catholicisme paradoxal de Paradis ».
On trouve de nombreuses propositions d’Eckhart sur cette question du « lieu » et de la négation du lieu dans le Poème, Le grain de Sénevé (« Le désert n’a / ni temps ni lieu, / il a sa propre guise. »), comme dans le sermon 52 ou le sermon 73. Au « faux-dieu domestiqué par le lieu » s’opposerait « le lieu de repos » qu’est l’âme, le lieu le plus adéquat à la déité. « L’homme doit être tellement pauvre qu’il ne soit pas un lieu et n’ait pas en lui un lieu où Dieu puisse opérer. Tant que l’homme conserve encore en lui un lieu quelconque, il conserve aussi quelque distinction. C’est pourquoi je prie Dieu de me libérer de Dieu [...] », dit le sermon 52. Ou : « Il n’y a vraiment pauvreté en esprit que lorsque l’âme est à ce point dépouillée de Dieu et de toutes ses oeuvres que Dieu, s’il voulait opérer dans l’âme, devrait être Lui-même le Lieu de son opération... Car Dieu opère en lui-même le Lieu de son opération. » (cité dans Illuminations, voir plus bas). «  poser à la fois dieu et la percée hors de dieu dire l’émanation la sortie » rappelle aussi : « sa percée est plus noble que sa sortie. C’est vrai. Lorsque je sortis de Dieu, toutes les choses dirent : Dieu est » du même sermon (rappelons qu’il s’agit du sermon « Il est dans l’âme un château fort où même le regard du Dieu en Trois Personnes ne peut pénétrer ».
Voir, sur cette question, les très belles pages d’Isabelle Raviolo dans L’incréé et la Trinité chez Eckhart (in La Trinité chez Eckhart et Nicolas de Cues, cerf, 2009, p. 96 à 112).

[73Ici s’arrête la séquence publiée dans Tel Quel 76.

[74C’est bien dans l’écriture comme négation de la négation de l’acte d’écrire que s’affirme le livre.

[75Ni commencement ni fin : l’infini qui s’écrit nie le fini qui le nie.

[76Voir le passage des Illuminations sur Marguerite Porete.

Dès son arrivée à Paris, Maître Eckhart a été informé du procès de Marguerite Porete, la béguine du Hainaut, brûlée quelques mois plus tôt, en place de Grève (1er juin 1310) ainsi que son Mirouer des simples ames anientes (le Miroir des simples âmes anéanties). On ne peut manquer de noter le parallélisme entre le thème de l’anéantissement chez Marguerite Porete et celui de l’humilité chez Eckhart. « En toute hypothèse, écrit Alain de Libera, l’âme libre — ledic (littéralement : vide, vacante, et donc « libre » comme une « place » peut être « libre » lorsqu’elle est inoccupée) —, dont parleront les sermons allemands de la période strasbourgeoise et colonaise d’Eckhart, semble proche de l’« âme affranchie » selon la béguine. » (Alain de Libera, Introduction aux Traités et sermons, GF Flammarion.)

[77Le couvent d’Erfurt


Le couvent d’Erfurt Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

[78Sur la présence d’Eckhart à Paris, voir note plus haut.

[79«  Dès 1325 ». En fait Eckhart a alors 65 ans et écrit, enseigne et prêche depuis plus de trente ans.

[80Deux personnages douteux selon les termes mêmes d’Eckhart : « fratres mei ordinis suspectos ». Le texte précise : « qui propter notam excessuum turpidinis proprium id procurant » (qui ont fourni le prétexte d’une action « à cause des excès bien connus de leur propre turpitude. » (Alain de Libera, op.cité.)

[81« L’axe de la condamnation est clair et l’enjeu explicite : il s’agit d’arrêter la diffusion des idées eckhartiennes dans le coeur des gens simples. » (Alain de Libera, op. cité.)

[82Éditions Gallimard, 1942. Réédition tel/Gallimard, 1987. Cette édition comprend la « Bulle de Jean XXII ».

[83Voir ci-dessus l’extrait de Paradis et la note le concernant.

[84Le Néant. Les références sont innombrables. C’est peut-être dans le Sermon 71 — « Paul se leva de terre, et les yeux ouverts, il ne voyait rien » — « Surrexit autem Paulus de terra apertisque oculis nihil videbat » — qu’on trouve, par Eckhart lui-même, la "définition" la plus complète (et la plus complexe) de cette « révélation du néant ». Elle résulte d’une quadruple "vision" et d’une quadruple négation.
Le sermon commence ainsi :

« Cette parole que j’ai dite en latin, c’est celle qu’écrit saint Luc dans les Actes à propos de saint Paul, et il dit donc : « Paul se releva de terre, et les yeux ouverts il ne vit rien. »
Il me semble que ce petit mot a quatre sens. L’un de ces sens est : quand il se releva de terre, les yeux ouverts il ne vit rien, et ce néant [nicht] était Dieu ; car, lorsqu’il vit Dieu, il l’appelle un néant. L’autre sens : quand il se releva, il ne vit rien que Dieu. Le troisième : en toutes choses il ne vit rien que Dieu. Le quatrième : quand il vit Dieu, il vit toutes choses comme un néant. » Traduction Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Du détachement et autres textes (Rivages/poche, 1995) ou Et ce néant était Dieu (Albin Michel, 2000).

Dans les Voyageurs du Temps, Sollers cite le sermon 71 et écrit (p. 214) : «  Maître Eckhart dit ça très bien : La vraie lumière est néant. Quand saint Paul tombe de cheval à l’écoute de la voix céleste, il se relève de terre, et, les yeux ouverts, "voit le néant". » (je souligne)

Dans le sermon 70, Eckhart écrit : « J’ai dit parfois ce que dit Augustin : « Lorsque saint Paul ne vit rien, alors il vit Dieu ». »

Le Poème « Granum Sinapis » (Le grain de Sénevé) est plus explicite encore : au néant qu’est Dieu, correspond le néant que l’homme doit devenir :

« Deviens tel un enfant
deviens sourd, deviens aveugle !
Ton être même
faut que néant [nicht] devienne

tout être, tout néant, bannis delà tout sens
Laisse lieu, laisse temps
et l’image également ! » (Trad. G. Jarczyk et P.-J. Labarrière)

Voir le néant, devenir néant : n’est-ce pas ce à quoi Sollers aspire quand il écrit à la fin de sa préface à Vision à New York (1981) : «  Je n’ai pas à me laisser assigner à quelque résidence ni à quelque communauté que ce soit, surtout pas à la catégorie « homme » [...]. Je dois [...] me constituer comme passage de plus en plus conscient de signer la page infinie, flottante, emportée, consumée. C’est, en somme, ce que je dois, pour enfin ne pas être , me laisser écrire. C’est la forme ultime, et qui, par conséquent, ne peut ressembler à aucune autre, de ma liberté. »

ou encore : «  Alors comment faut-il s’y prendre pour nier et n’y être  ? Pour n’être  ? (ce qui va beaucoup plus loin que les questions de l’être et de l’étant, de l’être barré et de tout ce que vous voudrez [...]) » (Lire Comment aller au Paradis ? (1981) (C’est Sollers qui souligne).

[85Cf. Paradis II : «  la mort est une catégorie de l’être et pas du néant et comme l’être lui-même n’est qu’une dimension fugitive de l’infini qui s’identifie à chaque instant au néant il faut dire que c’est le néant qui jouit dans tout être alors que la mort est ce qui arrive naturellement à l’être en dehors de son point de jouissance infini » (Gallimard, 1986, p. 112. C’est moi qui souligne).

[87Cf. plus haut, Vision à New York (1978) :«  Maître Eckhart dit que, si les gens n’étaient pas là pour écouter un de ses sermons, il le ferait quand même à l’arbre qui est devant lui. »

[89Sermon 52 : « Nous prions Dieu d’être libérés [ledic] de Dieu. » En moyen haut-allemand, ledic : célibataire, affranchi, dépris, libre, vide. Sollers semble ici se référer à la traduction du Sermon 52 par Alain de Libera, Traités et sermons, GF Flammarion, Pourquoi nous devons nous affranchir de Dieu même, 1995, p. 351.

[90«  Voilà un
homme célèbre, mondialement connu, Prix Nobel de littérature, qui manifeste une "
étrange aisance à n’être rien "
 ». Philippe Sollers, Éthique de Beckett, La guerre du goût, 1994 (C’est moi qui souligne).

[91Nietzsche, « Aux prédicateurs de la morale » : « Ne dirait-on pas à propos de la morale, comme disait Maître Eckhart : « Je prie Dieu qu’il me rende quitte de Dieu » ? » (Le gai savoir, IV, 292, 1881-1882).

[92Sollers reprend ici la traduction du Sermon 52 par Paul Petit. Cf. Oeuvres de Maître Eckhart. Sermons-traités. Paris, Gallimard, 1942. tel/gallimard, 2006, p.138. La traduction d’Alain de Libera (mais ce n’est pas la seule), qui s’appuie sur l’édition critique de Joseph Quint, est sensiblement différente. Ainsi le passage

« Ainsi suis-je donc la cause de moi-même, selon mon être éternel et selon mon être temporel. Ce n’est que pour cela que je suis né. Selon mon mode de naissance éternel, je ne peux jamais non plus mourir, etc... »

devient : « Et c’est pourquoi je suis cause de moi-même selon mon être qui est éternel, mais non pas selon mon devenir qui est temporel. C’est pourquoi je suis non-né et selon mon mode non-né [ungebornen wise] je ne puis plus jamais mourir » !

Cela « dit exactement le contraire », écrit A. de Libera (cf. GF Flammarion, p. 354 et la note 573, p. 489). Sauf à entendre, en français (sollertien ?), « n’être » dans « naître » ? (Après avoir rédigé cette note, je (re)lis dans La Trinité de Joyce (Discours Parfait, p. 857) : «  Ulysse, c’est la question de savoir ce qui est né, ce qu’il en est de naître, de n’être. » C’est écrit en 1979.)

*

Causa sui. Je suis « la cause de moi-même » et « cause de toutes choses ». Sans doute est-ce là ce qui est, selon Sollers, le plus «  inacceptable », entendons : inacceptable pour la tradition métaphysique pour qui Dieu seul est cause de lui-même, causa sui. Pour Eckhart, c’est moi-même, « sorti » de moi-même, en tant que « cause de moi-même » et « cause de toutes choses », qui donne naissance à Dieu.

Pour l’analyse de ce passage, je renvoie à Reiner Schürmann, Maître Eckhart ou la joie errante (1972, Rivages poche, 2005).

Schürmann cite par ailleurs Heidegger, lequel, dans sa conférence de 1950 sur « La chose », se réfère à Maître Eckhart :

« Se nomme « chose » tout ce qui est d’une façon ou d’une autre. Conformément à cela, Maître Eckhart use du mot dinc aussi bien à propos de Dieu que de l’âme. Dieu pour lui est « la chose suprême et la plus élevée ». Et l’âme est une « grande chose ». Par là ce maître de la pensée ne veut nullement dire que Dieu et l’âme soient quelque chose comme un roc, c’est-à-dire un objet matériel. Dinc pour lui est le nom allusif et sobre pour ce qui est en général. » [Se reporter à la traduction complète par André Préau de « La chose », dans Martin Heidegger, Essais et conférences, Gallimard, 1958, p. 209-210. A.G.]

Il poursuit : « Dinc, sache, disent ce qui est en général mais qui selon Eckhart ne fut pas toujours. Dieu et l’homme ne furent pas toujours. Ursache signifie ce qui est primitivement et d’où la sache reçoit son être. Sache, quand il n’est pas simple synonyme de Ursache, désigne la multiplicité des étants, ursache l’unique déploiement de l’être qui fait être, détermine l’étant. Le fond de l’âme est ursache ; et inversement Dieu en tant que vis-à-vis de l’âme ou des créatures n’est pas ursache, mais sache. En la destinée divine du fond de l’âme, où je ne diffère en rien de la Déité [« Gotheit ». A.G.], je suis ursache, cause de Dieu. »

*

Athéisme ? Schürmann ajoute : « A ne porter attention que sur la lettre de quelques expressions employées par Eckhart, on ne tarderait pas de discerner au coeur de sa pensée le contenu philosophique de l’athéisme : Dieu doit son existence à moi qui suis au-dessus de Dieu. L’intention qui, chez lui, préside à de telles formulations n’en est pas moins diamétralement opposée à celle de l’agnosticisme moderne. » (p. 191-192. Je souligne)

Si je cite longuement ce dernier passage, c’est qu’il me semble qu’il pourrait s’appliquer à maintes formulations de Philippe Sollers et, notamment, celle-ci :

«  contrairement à l’évidence commune, la seule preuve que l’on est rigoureusement athée doit passer par la démonstration théologique. » (« L’assomption », dans Théorie des exceptions, folio, 1986, p. 224)

ou encore (pire encore) :

«  le Christ est le premier et le seul athée sérieux, qui résout par l’abandon, par la douceur, par le contraire absolu de la violence, la violence qui se dit dans toute écriture. » (« Pourquoi je suis si peu religieux » — entretien avec M. Devade et L. Cane de décembre 1978, donc contemporain des référence à Eckhart qu’on trouve dans Paradis et dans Vision à New York —, repris dans Improvisatons, folio, 1991, p. 121)

Évidemment, Sollers n’est ni « athée » ni, encore moins, « chrétien » ou « religieux » au sens conventionnel du terme.

Voir également, plus bas, Ph. Forest, « Catholicisme paradoxal de Paradis ».

[93Il s’agit toujours du Sermon 52. Cf. Sermons - traités, tel / gallimard, 1942, p. 134 (traduction Paul Petit). Cf. également Traités et sermons, GF Flammarion, op. cité, p. 348.

Lire la version intégrale.

[94« Beati pauperes spiritu, quia ipsorum est regnum coelorum » (Matthieu, V, 3).

[95Cf. le passage de Paradis cité plus haut :

«  vous avez raison par définition mais bien entendu monseigneur bien évidemment cher docteur comment donc monsieur le président-directeur mais je vous en prie votre sainteté si c’est vous qui le dites monsieur l’inspecteur », etc.

[96« Le Pèlerin chérubinique » (1657, 1675) : Sollers reprend la traduction du titre la plus courante du Cherubinischer Wandersmann (Henri Plard, 1946 ; Eugène Susini, 1964 ; Camille Jordens, 1994). Pourtant il cite la très belle traduction de Roger Munier qui traduit par L’errant chérubinique (Paris, Arfuyen, 1993).

Maël Renouard, dans une traduction postérieure à la publication des Illuminations de Sollers, traduit « Wandersmann » par « voyageur » (Rivages/poche, 2004). Il s’en explique dans sa préface :

« Nous avons traduit Wandersmann par voyageur, et non pèlerin [...], d’abord parce que l’allemand a un autre terme pour dire pèlerin, et c’est Pilger, ensuite, et surtout, parce que ce voyage mystique nous paraît d’autre essence qu’un pèlerinage. Le pèlerin connaît son port. Il s’arrête au lieu saint, et le lieu saint n’est pas Dieu. Il n’a pas ce mouvement d’aller toujours plus loin qui emporte au bel abîme de soi-même le voyageur mystique. [...] Nous avons choisi voyageur plutôt qu’errant, contrairement à Roger Munier, parce que, comme le dit Silesius, « le sage n’erre jamais » (VI, 256), tenant de toutes ses forces à Dieu, même si la route est perdue, et qu’il ne va pas au hasard [...] ; plutôt que marcheur, parce qu’il s’agit d’autre chose que de placer un pied devant l’autre [...] ». (Le voyageur chérubinique, préface, p. 16-18).

Jérôme Thélot traduira également Le voyageur chérubinique en octobre 2008 (voir bibliographie).

Traduire Wandersmann par voyageur devrait séduire l’auteur des récents Voyageurs du Temps (2009).

[97On ne trouve pas mention explicite de Maître Eckhart chez Angelus Silésius. Il faut se souvenir que certaines propositions d’Eckhart avaient été condamnées par la papauté en 1329 et que ses textes étaient introuvables au XVIIe siècle. Il fallait sans doute qu’Angelus Silesius (Ange de Silésie, « Ange Silex », comme l’écrit Renouard) ruse quelque peu avec une censure toujours possible, d’autant qu’il venait de se convertir au catholicisme (en 1653).

[99Points, p. 251. A noter les nombreuses références aux grenouilles dans les textes bibliques. Cf. wikipedia. A.G.

[100Voir ci-dessus.

[101Seuil, 1981. Points, p. 232.

[102Je souligne. Il s’agit plus précisément d’une logique de la négation de la négation dont Maître Eckhart a peut-être été le premier penseur. Sollers développe dans de nombreux textes cette logique (sans, à ma connaissance, jamais mentionner Eckhart), notamment dans Le rire de Rome, Gallimard, 1992, p. 27-28, 81, etc... J’y ai (trop) rapidement fait allusion dans Réfractaire et dans le commentaire du 15-03-09 à mon article sur le matérialisme. Il faudra y revenir car c’est là un point essentiel de la « logique » sollersienne. A.G.

[104Martin Heidegger (Lettre à Sartre, 1945) : « Il s’agit de saisir dans son plus grand sérieux l’instant présent du monde, de le porter à la parole sans tenir compte de l’esprit de parti, des courants de la mode et des débats d’école — afin que s’éveille enfin l’expérience décisive où nous puissions apprendre avec quelle abyssale profondeur la richesse de l’être s’abrite dans le néant essentiel. »

La formule de Heidegger est souvent citée par Sollers :

«  La campagne : étangs, marais, ponts, rivières, rideaux d’arbres, châteaux, églises, hangars abandonnés, meules de foin, vaches. On comprend les impressionnistes : laisser tomber la Société, trop de bêtise. On va la nier à coups de peupliers, de champs de blé, de coquelicot, d’ombres, de ciels. Grande révolution, fureur des clergés à croûtes. Manet et son noir : il reste au coeur de la négation. Du coup, des fleurs comme personne. « La richesse abyssale de l’être s’abrite dans le néant essentiel » (Heidegger). Cette phrase ne peut se comprendre que comme expérience vécue. On ressent violemment de quoi elle parle, ou bien on pense que c’est une formule creuse parmi d’autres (Heidegger écrit cela à Sartre en 1945). » (L’année du tigre, 5 juillet 1998, p. 126).

Sollers l’illustre également, de manière humoristique, par cette anecdote : «  La richesse abyssale de l’Être s’abrite dans le Néant essentiel » : « Quand les Allemands demandent à Picasso à propos de Guernica : C’est vous qui avez fait ça ?, ce dernier leur répond avec ironie : Non, c’est vous. » (La Divine Comédie)

Il y revient dans Du diable (L’Infini 111, été 2010, p. 39-40) :

«  [...] il faudrait continuer par la question du néant, je vous renvoie, si vous avez le temps de lire Schelling, au traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine et au commentaire de Heidegger qui s’impose, à une époque où le mal était vraiment exponentiel. "La richesse abyssale de l’être, écrit Heidegger à Sartre, s’abrite dans le néant essentiel." Sartre avait autre chose à faire, en 1945, que de s’intéresser à la richesse abyssale de l’être qui se tient dans le néant essentiel, et puis d’abord qu’est-ce que le néant essentiel ? Qu’est-ce que le néant ? Nous n’allons pas en sortir de sitôt.
Tout de même, on pourrait dire la chose suivante : c’est que le Diable, eh bien, il ne peut pas accepter de se tenir dans la richesse abyssale de l’être, puisqu’à ce moment-là il faut accepter qu’elle soit abritée par le néant. D’où, « Ich bin der Geist der stets verneit », « je suis l’esprit qui toujours nie ». Il nie parce qu’il ne peut pas faire l’épreuve du néant. [...]
 »

Heidegger écrit aussi dans la Lettre sur l’humanisme :

« Le néantisant dans l’Être est l’essence de ce que j’appelle le Rien [Das Nichts]. C’est pourquoi la pensée, parce qu’elle pense l’Être, pense le Rien. » (traduction Roger Munier)

[105« La rose est sans pourquoi ». Sur cette formule, souvent mal comprise, d’Angelus Silesius, lire Martin Heidegger, Le principe de raison, 1957. Traduit par André Préau, Gallimard, 1962, p. 97-111. « La rose est sans pourquoi », mais « pas sans raison ».

[106Parmi lesquels « Jésus entra », c’est-à-dire « Il est dans l’âme un château fort où même le regard du Dieu en Trois Personnes ne peut pénétrer » (sermon n° 2).

[107Lire sur Pileface l’entretien entre Benoît Vermander et Sollers à propos du dictionnaire Ricci : trois mille ans au présent.

[108Maël Renouard est également l’auteur d’une très belle traduction de Ainsi parla Zarathoustra, Rivages poche / Petite Bibliothèque, 2002.

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3 Messages

  • Albert Gauvin | 8 juillet 2021 - 15:59 1

    Maître Eckhart, la mystique par-delà les siècles

    Chef de file du courant de la « mystique rhénane », Maître Eckhart (1260-1328) est mis à l’honneur dans deux ouvrages, une synthèse parue dans la collection « Que sais-je ? » et un essai centré sur les derniers jours de ce dominicain condamné pour hérésie. LIRE ICI.


  • A.G. | 7 février 2013 - 12:21 2

    Cette semaine, sur France Culture, Adèle Van Reeth consacre une série d’émissions à des auteurs du Moyen Age.
    Le 6 février, elle s’entretenait avec le philosophe Laurent Lavaud à propos de Maître Eckhart.
    Mardi, il était question, avec Didier Ottaviani, de La Divine Comédie de Dante (cf. sur Pileface, La Divine Comédie).


  • tom c. | 10 mars 2011 - 12:20 3

    C’est de loin un des articles les plus ambitieux et qui donne le plus à penser et à écrire. Dans la section consacrée au néant, je voudrais ajouter à la liste la deuxième moitié de la page 296 (éditions Points) consacrée à la naissance qui prend la couleur et les émotions des planètes avant de venir castrer le non-être. Il y a une majorité écrasante de personnes qui sont convaincus que cette castration-là est une bonne nouvelle pour l’humanité, que l’enfant est un morceau d’avenir absolu, comme disait Hegel. Ici, c’est un autre son de cloche.

    Et puis, dans Trésor d’Amour, page 174, il y a le narrateur que se sent de trop (en pense au néant qui s’impose dans la vie de Roquentin) devant Minna qui mélange ses molécules et celles de l’océan. Puis l’évocation discrète de Heidegger : "le néant ne détruit rien, il ferme."

    C’est enorme, le néant, quand on y pense. Du côté de l’être ! Quelle provocation !