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Mozart avec Sade (IV)

radio, mai 1983 (archives sonores : une exclusivité pileface)

D 4 janvier 2009     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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L’amour le plus grand, le plus sûr, pourrait s’accorder avec la moquerie infinie. Un tel amour ressemblerait à la plus folle musique, au ravissement d’être lucide.
Georges Bataille, Sur Nietzsche [1]

Entendre, c’est voir.
Martin Heidegger [2]

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Sade par Van Loo
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Mozart par Lange
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Mozart avec Sade et... Bataille

1. (46’42)

Textes :
Sade, Juliette ou les prospérités du vice
Nietzsche, Par-delà le bien et le mal
Bataille, L’expérience intérieure, Le bleu du ciel, Madame Edwarda.

Musique :
Wagner, Le crépuscule des dieux (Sollers contre Wagner)

*

2. (46’45)

Textes : idem.
+ Hegel, La Grande Logique

Wagner, Le crépuscule des dieux (suite)
Mozart, Don Giovanni, dir. Carla Maria Giuliani
Concerot en mi bémol K. 317, dir. Herbert von Karajan
Messe en ut mineur K. 427, dir. Herbert von Karajan
La clémence de Titus, dir. Karl Böhm
Cosi fan tutte, dir. Collin Davis.

*


« L’excitation sexuelle doit être plus forte que toutes les représentations de mort »

Textes lus par Sollers

« Tout s’arrange au gré de mon amie ; mais, le verre avalé, le jeune homme éprouve une si forte crise que toutes les attitudes se dérangent. Nous cédons le milieu de la chambre au patient ; Alzamor branle Clairwil. Je me jette dans les bras de la Durand, qui me chatouille à ravir : on n’a ni plus d’art, ni plus d’expérience, toutes les issues de la volupté sont également parcourues par les doigts libertins de cette délicieuse femme, dont la bouche amoureuse me couvre des plus chauds baisers. Cependant la malheureuse victime chancelle comme un homme ivre ; peu à peu l’infortuné tombe, toujours sous nos yeux, dans un vertige effrayant. Les commotions ressenties au cerveau étaient si terribles, qu’il s’imaginait avoir la tête pleine d’eau bouillante. Cet état fut suivi d’une enflure générale de tout le corps ; le visage devint livide, les yeux lui sortaient de la tête, et le malheureux, en se débattant d’une manière horrible, tombe enfin à nos pieds au milieu des contorsions et des convulsions les plus bizarres, pendant que nous répandions, tous quatre, des flots du foutre le plus impur et le plus abondant.
_ - Voilà la plus divine de toutes les passions dit Clairwil ; voilà celles qui me feront toujours tourner la tête, et auxquelles je me livrerai sans cesse avec délices, toutes les fois que je le pourrai sans crainte !
_ - Jamais, dit la Durand, le meurtre causé par le poison ne peut en inspirer : quels témoins vous trahiront dans ce cas ? quelles traces déposeront contre vous ? L’art du plus habile chirurgien y échoue, et il lui est presque impossible de discerner les effets du poison d’avec les causes d’une maladie naturelle d’entrailles. Niez, et soyez ferme ; que le crime soit gratuit ; que l’on ne vous trouve point d’intérêt à l’avoir commis, et vous serez toujours à couvert.
- Poursuis, séductrice, poursuis, lui dit Clairwil, si je te croyais, je dépeuplerais, je crois, tout Paris ce soir !
La Durand prononça son mot barbare : le sylphe disparut.
- Descendons maintenant au jardin, nous dit la sorcière ; je vous le propose pour vous contenter, car la rigueur du dernier hiver a fait périr toutes mes plantes : il ne me reste presque plus rien.
Ce jardin, extrêmement sombre, ressemblait beaucoup à un cimetière. Excepté dans la partie des plantes rares, de très grands arbres l’ombrageaient partout. Notre curiosité nous porta sur-le-champ vers un coin isolé où la terre nous parut fraîchement remuée.
- Voilà où tu caches tes crimes, est-il vrai, Durand ? demanda Clairwil.
- Venez, venez, dit la sorcière en nous entraînant : il vaut mieux vous faire voir avec quoi l’on tue, que ce qui est tué.
Nous la suivîmes. Après plusieurs explications qu’elle nous fit :
- Écoute, lui dis-je, la vue de ce cimetière, positivement à côté de nous, m’échauffe étonnamment la tête. Je voudrais que tu fisses avaler de la plante qui occasionne les crises les plus violentes à une petite fille de quatorze ou quinze ans. On ouvrirait un trou prêt à la recevoir, nous nous enfermerions dans ce cimetière, et lorsque les convulsions du venin entraîneraient naturellement la victime dans le trou préparé, on la couvrirait de terre et nous déchargerions.
- Je suis décidée à ne rien vous refuser, nous dit la Durand. Vous voyez que j’ai prévu votre proposition, car voilà une jeune fille, et, si vous voulez bien observer le cimetière, vous y verrez, vers l’orient, une fosse toute prête. Une très jolie enfant se trouve effectivement toute nue derrière un figuier sauvage de Cayenne, et le trou qu’annonçait la Durand s’ouvrit sous nos yeux, sans qu’il nous fût possible de deviner par quelle magie.
- Eh bien ! dit la sorcière en nous voyant pétrifiées, est-ce que vous avez peur de moi ?
- Peur ! non : mais nous ne te concevons pas.
- Toute la nature est à mes ordres, nous répondit la Durand, et elle sera toujours aux volontés de ceux qui l’étudieront : avec la chimie et la physique on parvient à tout. Archimède ne demandait qu’un point d’appui pour soulever la terre, et moi, je n’ai plus besoin que d’une plante pour la détruire en six minutes.
- Délicieuse créature, dit Clairwil en la serrant dans ses bras, que je suis heureuse d’avoir rencontré quelqu’un dont les procédés répondent si bien à mes opinions !
Nous nous enfermâmes dans le cimetière avec la petite fille. Dès qu’elle eut avalé le venin, ses contorsions commencèrent.
- Asseyons-nous, dis-je, sur la paille la plus fraîchement remuée.
- Je vous entends, répondit la sorcière.
Elle sort une boîte de sa poche, parsème le cimetière de la poudre contenue dans cette boîte, et le terrain, se bouleversant aussitôt, nous offre un sol hérissé de cadavres.
- Oh ! foutre, quel spectacle ! dit Clairwil se vautrant sur ces monceaux de morts. Allons, sacredieu ! branlons-nous ici toutes trois, en voyant souffrir cette garce.
- Mettons-nous nues, dit la Durand : il faut que nos chairs pressent et foulent ces ossements ; c’est de cette voluptueuse sensation que nous devons obtenir une des meilleures branches de lubricité.
- Il y a, dis-je, une chose toute simple à faire : formons-nous des godemichés avec les os de ces victimes.
Et Clairwil, trouvant l’idée délicieuse, se hâte de nous donner l’exemple.
- Bien ! dis-je à ma compagne, mais il faut être assise sur des têtes, il faut que le trou de nos culs soit chatouillé de cette pression aiguë... Voyez où je me place...
- Ah ! dit Durand, c’est justement sur la tête fraîche encore du dernier garçon que vous avez immolé. Attends, Juliette, je vais saisir une de ses mains, pour te branler avec.
Que vous dirai-je... mes amis ! le délire et l’extravagance furent à leur comble, nous imaginâmes... nous exécutâmes cent autres choses plus infâmes encore, et la victime expira sous nos yeux dans d’exécrables convulsions. Les dernières l’ayant machinalement conduite vers son trou, elle y tomba ; je déchargeai dans les bras de mes deux amies qui, elles-mêmes, m’inondèrent de foutre en suçant l’une ma gorge, l’autre ma bouche. Nous nous rhabillons, et notre examen se poursuit avec le même sang-froid qu’auraient fait des sots qui viendraient de se livrer à la vertu. Après avoir parcouru le reste de son jardin, nous remontâmes. »

Juliette ou les prospérités du vice. Troisième partie.

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Nietzsche et la foi dans le sud

« Le bon vieux temps est passé, en Mozart il a fait entendre son dernier chant. Estimons-nous heureux que son rococo nous parle encore, que son bon ton, sa passion délicate, son plaisir d’enfant aux chinoiseries et aux fioritures, sa politesse qui part du coeur, son goût de la grâce, de la tendresse et de la danse, sa sensibilité proche des larmes, sa foi dans le sud touchent encore quelque chose en nous. »

Par-delà le bien et le mal, fragment 249.

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Bataille

Don Juan

« Pour exprimer le mouvement qui va de l’exultation (de son heureuse, éclatante ironie) à l’instant de la déchirure, je recourrai une fois de plus à la musique [3].
Le
Don Juan de Mozart (que j’évoque après Kierkegaard et que j’entendis — une fois du moins — comme si les cieux s’ouvraient — mais la première seulement, car après coup, je m’y attendais : le miracle n’opéra plus) présente deux instants décisifs. Dans le premier, l’angoisse — pour nous — est déjà là (le Commandeur est convié au souper), mais Don Juan chante :
« Vivan le femine — viva il buon vino — gloria e sostegno — d’umanita... »
Dans le second, le héros tenant la main de pierre du Commandeur — qui le glace — et pressé de se repentir — répond (c’est avant qu’il ne tombe foudroyé, la dernière réplique) :
« No, vecchio infatuato ! »
(Le bavardage futile — psychologique — à propos de "don juanisme" me surprend, me répugne. Don Juan n’est à mes yeux — plus naïfs — qu’une incarnation personnelle de la fête, de l’orgie heureuse, qui nie et divinement renverse les obstacles.) »

Georges Bataille, L’expérience intérieure, O.C., tome V, p. 92.

*

« L’amour le plus grand, le plus sûr, pourrait s’accorder avec la moquerie infinie. Un tel amour ressemblerait à la plus folle musique, au ravissement d’être lucide. »

Georges Bataille, Sur Nietzsche, O.C., tome VI, p.76.

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3. (30’13)


Bataille : « Tout renverser »

« Je descendis de la voiture et ainsi je vis le ciel étoilé par-dessus ma tête. Après vingt années, l’enfant qui se frappait à coup de porte-plume attendait, debout sous le ciel, dans une rue étrangère, où jamais il n’était venu, il ne savait quoi d’impossible. Il y avait des étoiles, un nombre infini d’étoiles. C’était absurde, absurde à crier, mais d’une absurdité hostile. J’a vais hâte que le jour, le soleil, se levât. Je pensais qu’au moment où les étoiles disparaîtraient, je serais certainement dans la rue. En principe, j’avais moins peur du ciel étoilé que de l’aube. Il me fallait attendre, attendre deux heures... Je me rappelai avoir vu passer, vers deux heures de l’après-midi, sous un beau soleil, à Paris — j’étais sur le pont du Carrousel — une camionnette de boucherie : les cous sans tête des moutons écorchés dépassaient des toiles et les blouses rayée bleu et blanc des bouchers éclataient de propreté : la camionnette allait lentement, en plein soleil. Quand j’étais enfant, j’aimais le soleil : je fermais les yeux et, à travers les paupières, il était rouge. Le soleil était terrible, il faisait songer à une explosion : était-il rien de plus solaire que le sang rouge coulant sur le pavé, comme si la lumière éclatait et tuait ? Dans cette nuit opaque, je m’étais rendu ivre de lumière ; ainsi, de nouveau, Lazare n’était devant moi qu’un oiseau de mauvais augure, un oiseau sale et négligeable. Mes yeux ne se perdaient plus dans les étoiles qui luisaient au-dessus de moi réellement, mais dans dans le bleu du ciel de midi. Je les fermais pour me perdre dans ce bleu brillant : de gros insectes noirs en surgissaient comme des trombes en bourdonnant. De la même façon que surgirait, le lendemain, à l’heure éclatante du jour, tout d’abord point imperceptible, l’avion qui porterait Dorothea... J’ouvris les yeux je revis les étoiles, mais je devenais fou de soleil et j’avais envie de rire : le lendemain, l’avion, si petit et si loin qu’il n’atténuerait en rien l’éclat du ciel, m’apparaîtrait semblable à un insecte bruyant et, comme il serait chargé, dans la cage vitrée, des rêves démesurés de Dirty, il serait dans les airs, à ma tête d’homme minuscule debout sur le sol — au moment où en elle la douleur déchirerait plus profondément que d’habitude — ce qu’est une impossible, une adorable "mouche des cabinets. J’avais ri et ce n’était plus seulement l’enfant triste aux coups de porte-plume, qui allait, dans cette nuit, le long des murs : j’avais ri de la même façon quand j’étais petit et que j’étais certain qu’un jour, moi, parce qu’une insolence heureuse me portait, je devrais tout renverser, de tout nécessité tout renverser. »

Georges Bataille, Le bleu du ciel, O.C., tome III, p. 453-454.

*


4. (15’25)


Bataille encore : « J’allai en Italie »

« En 1933, je fus une première fois malade ; au début de l’année suivante, je le fus de nouveau davantage, et ne sortis du lit que pour boiter, perclus de rhumatismes (je ne me rétablis qu’au mois de mai — depuis quel temps j’ai joui d’une santé banale). [En note : Du moins jusqu’au moment où j’écrivis cette page : peu de jours après, je tombai gravement malade et je ne suis pas encore remis (1942). Sollers : « la maladie ».] Me croyant mieux, voulant me refaire au soleil, j’allai en Italie, mais il plut (c’était au mois d’avril). Certains jours je marchais à grand-peine, il arriva que la traversée me fit gémir : j’étais seul et me rappelle (tant j’étais ridicule) avoir pleuré le long d’une route dominant le lac d’Albano (où j’essayai vainement de séjourner). Je résolus de regagner Paris mais en deux fois : je partis de bonne heure de Rome et couchai à Stresa. Il fit le lendemain très beau et je restai. Ce fut la fin d’une Odyssée mesquine : aux après-midi de voyage traînés sur les lits d’hôtel, succéda la détente délicieuse au soleil. Le grand lac entouré de montagnes printanières étincelait devant mes yeux comme un mirage : il faisait chaud, je demeurais assis sous des palmiers, dans les jardins de fleurs. Déjà je souffrais moins : j’essayai de marcher, ce fut de nouveau possible. J’allai jusqu’au pont des bateaux consulter l’horaire. Des voix d’une majesté infinie, en même temps mouvementées, sûres d’elle, criant au ciel, s’élevèrent en un choeur d’une incroyable force. Je demeurai saisi, sur le coup, ne sachant ce qu’étaient ces voix : il se passa un instant de transport, avant que je n’aie compris qu’un haut-parleur diffusait la messe. Je trouvai sur le pont un banc d’où je pouvais jouir d’un paysage immense, auquel la luminosité du matin donnait sa transparence. Je restai là pour entendre chanter la messe. Le choeur était le plus pur, le plus riche au monde, la musique belle à crier (je ne sais rien de la maîtrise ou de l’auteur de la messe — en matière de musique, mes connaissances sont de hasard, paresseuses. Les voix s’élevaient comme par vagues successives et variée, atteignant lentement l’intensité, la précipitation, la richesse folles, mais ce qui tenait du miracle était le rejaillissement comme d’un cristal qui se brise, auquel elles parvenaient à l’instant même ou tout semblait à bout. La puissance séculaire des basses soutenait, sans cesse, et portait au rouge (au point du cri, de l’incandescence qui aveugle) les hautes flammes des voix d’enfant (de même que dans un foyer une braise abondante, dégageant une chaleur intense, décuple la force délirante des flammes, se joue de leur fragilité, la rend plus folle). Ce qu’il faut dire en tout cas de ces chants est l’assentiment que rien n’aurait pu retirer de l’esprit, qui ne portait nullement sur les points du dogme (je distinguai des phrases latines du Credo...— d’autres, il n’importait) mais sur la gloire de torrent, le triomphe, auxquels accède la force humaine. Il me sembla, sur ce pont de bateaux, devant le lac Majeur, que jamais d’autres chants ne pourraient consacrer avec plus de puissance l’accomplissement de l’homme cultivé, raffiné, cependant torrentiel et joyeux, que je suis, que nous sommes. Aucune douleur chrétienne, mais une exultation des dons avec lesquels l’homme s’est joué de difficultés sans nombre (en particulier — ceci prenait beaucoup de sens — dans la technique du chant et des choeurs). Le caractère sacré de l’incantation ne faisait qu’affermir un sentiment de force, crier davantage au ciel et jusqu’au déchirement la présence d’un être exultant de sa certitude et comme assuré de chance infinie. (Il importait peu que cela tienne à l’ambiguïté de l’humanisme chrétien, non rien n’importait plus, le choeur criait de force surhumaine.) »

Georges Bataille, L’expérience intérieure, O.C., tome V, p.90-91.

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5. Madame Edwarda (35’05)

Sollers lit les premières pages du récit :

« Au coin d’une rue, l’angoisse, une angoisse sale et grisante, me décomposa (peut-être d’avoir vu deux filles furtives dans l’escalier d’un lavabo). A ces moments, l’envie de me vomir me vient. Il me faudrait me mettre nu, ou mettre nues les filles que je convoite : la tiédeur de chairs fades me soulagerait. Mais j’eus recours au plus pauvre moyen : je demandai, au comptoir, un pernod que j’avalai ; je poursuivis de zinc en zinc, jusqu’à... La nuit achevait de tomber.

Je commençai d’errer dans ces rues propices qui vont du carrefour Poissonnière à la rue Saint-Denis. La solitude et l’obscurité achevèrent mon ivresse. La nuit était nue dans des rues désertes et je voulus me dénuder comme elle : je retirai mon pantalon que je mis sur mon bras ; j’aurais voulu lier la fraîcheur de la nuit dans mes jambes, une étourdissante liberté me portait. Je me sentais grandi. Je tenais dans la main mon sexe droit.
(Mon entrée en matière est dure. J’aurais pu l’éviter et rester « vraisemblable ». J’avais intérêt aux détours. Mais il en est ainsi, le commencement est sans détour. Je continue... plus dur...)

Inquiet de quelque bruit, je remis ma culotte et me dirigeai vers les Glaces : j’y retrouvai la lumière. Au milieu d’un essaim de filles, Mme Edwarda, nue, tirait la langue. Elle était, à mon goût, ravissante. Je la choisis : elle s’assit près de moi. A peine ai-je pris le temps de répondre au garçon : je saisis Edwarda qui s’abandonna : nos deux bouches se mêlèrent en un baiser malade. La salle était bondée d’hommes et de femmes et tel fut le désert où le jeu se prolongea. Un instant sa main glissa, je me brisai soudainement comme une vitre, et je tremblai dans ma culotte ; je sentis Mme Edwarda, dont mes mains contenaient les fesses, elle-même en même temps déchirée : et dans ses yeux plus grands, renversés, la terreur, dans sa gorge un long étranglement.

Je me rappelai que j’avais désiré d’être infâme ou, plutôt, qu’il aurait fallu, à toute force, que cela fût. Je devinai des rires à travers le tumulte des voix, les lumières, la fumée. Mais rien ne comptait plus. Je serrai Edwarda dans mes bras, elle me sourit : aussitôt, transi, je ressentis en moi un nouveau choc, une sorte de silence tomba sur moi de haut et me glaça. J’étais élevé dans un vol d’anges qui n’avaient ni corps ni têtes, faits de glissements d’ailes, mais c’était si simple : je devins malheureux et me sentis abandonné comme on l’est en présence de DIEU. C’était pire et plus fou que l’ivresse. Et d’abord je sentis une tristesse à l’idée que cette grandeur, qui tombait sur moi, me dérobait les plaisirs que je comptais goûter avec Edwarda.

Je me trouvai absurde : Edwarda et moi n’avions pas échangé deux mots. J’éprouvai un instant de grand malaise. Je n’aurais rien pu dire de mon état : dans le tumulte et les lumières, la nuit tombait sur moi ! Je voulus bousculer la table, renverser tout : la table était scellée, fixée au sol. Un homme ne peut rien supporter de plus comique. Tout avait disparu, la salle et Mme Edwarda. La nuit seule...

De mon hébétude, une voix, trop humaine, me tira. La voix de Mme Edwarda, comme son corps gracile, était obscène :
— Tu veux voir mes guenilles ? disait-elle.
Les deux mains agrippées à la table, je me tournai vers elle. Assise, elle maintenait haute une jambe écartée : pour mieux ouvrir la fente, elle achevait de tirer la peau des deux mains. Ainsi les « guenilles » d’Edwarda me regardaient, velues et roses, pleines de vie comme une pieuvre répugnante. Je balbutiai doucement :
— Pourquoi fais-tu cela ?
— Tu vois, dit-elle, je suis DIEU...
— Je suis fou...
— Mais non, tu dois regarder : regarde !
Sa voix rauque s’adoucit, elle se fit presque enfantine pour me dire avec lassitude, avec le sourire infini de l’abandon : « Comme j’ai joui ! »

Mais elle maintenait sa position provocante. Elle ordonna :
— Embrasse !
— Mais..., protestai-je, devant les autres ?
— Bien sûr !
Je tremblais : je la regardais, immobile, elle me souriait si doucement que je tremblais. Enfin, je m’agenouillai, je titubai, et je posai mes lèvres sur la plaie vive. Sa cuisse nue caressa mon oreille : il me sembla entendre un bruit de houle, on entend le même bruit en appliquant l’oreille à de grandes coquilles. Dans l’absurdité du bordel et dans la confusion qui m’entourait (il me semblait avoir étouffé, j’étais rouge, je suais), je restai suspendu étrangement, comme si Edwarda et moi nous étions perdus dans une nuit de vent devant la mer. »

Georges Bataille, Madame Edwarda, O.C., tome III, p. 19-21.

« Mme Edwarda, nue, tirait la langue » ?


La luxure et le désespoir.
Vézelay. Photo A.G., 23 Juillet 2017. ZOOM : cliquer sur l’image
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Voir en ligne : Les oeuvres du marquis de Sade en ligne

Portfolio


[1O.C., tome VI, p.76.

[2Cité dans Mystérieux Mozart, folio, p.63.

[3Je souligne comme le fait Sollers dans sa lecture. Les caractères sont en italiques dans le livre publié. A.G.

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