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Slip Follers

"L’année du Lapin" suivi de "L’année du Tigre" par Ph. Sollers

D 14 avril 2008     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


1999, Philippe Sollers publie L’année du Tigre, Journal de l’année 1998 pour la collection du Seuil qui chaque année sélectionne un écrivain pour le Journal de l’année.

La même année est publié chez JC Lattès sous la signature d’un auteur qui se fait appeler Fabrice del Dingo Rentrée littéraire, dont l’éditeur nous dit en 4e de couverture « les pastiches ou parodies proposés dans ce recueil ont été inspirés par les oeuvres essentielles des derniers mois. »
dont Slip Follers, l’Année du Lapin.

Slip Follers figure aux côtés de Michel Ouelburne, Les Testicules élémentaires., Margarine Peugeot, Dernier roman, Popaul et Virginie Démente, Nique moi les choses, Tahar Ben Mondo, Alain Delon expliqué à mon Kiki, Jasmine Razé, Lard avant d’être inspirée par Nicolas Sarkozy l’aube le soir ou la nuit.

Extrait :


L’ANNEE DU TIGRE
Philippe Sollers, Seuil, 1999.

Janvier

Jeudi 1er janvier

L’année 1998, en Chine, sera l’année du Tigre. Douceur, ciel gris-bleu, puis bleu.

Il s’agit de vivre, pendant douze mois, avec une attention romanesque redoublée. Glissements, informations, désinformations, climat, travail, rencontres, signaux, projets, plaisirs, sommeils, rêves, fatigues.

Surprenante distance, surprenante joie dans l’absurdité. Prière du matin :

Mon âme éternelle
Observe ton v ?u
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

(Rimbaud)

Fin 1997, j’étais donc successivement à New York, Venise, Prague (visite au château de Duchkov, sur la route de Dresde, là où Casanova a écrit ses Mémoires et où il est mort).

Vendredi 2 Janvier

À propos d’Anatoly Karpov, témoignages de joueurs d’échecs internationaux (Libération). Un Américain :

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JANVIER 1998

« Karpov est unique. Son jeu est comme celui d’un boxeur qui ne punche pas. Il a de beaux mouvements, se tient à distance. Plus vous essayez de le frapper, plus il vous échappe et vous épuise. Et, d’un coup, vous vous retrouvez au tapis. Certains gagnent en empêchant les autres de réaliser leurs plans. Karpov, lui, se sert des plans des autres pour gagner. » Un Allemand : « Karpov n’est ni moderne ni créatif, ni ancien ni imaginatif : il est constructeur et étouffant. » Un Espagnol : « Face à Karpov, vous essayez toujours de comprendre quel labyrinthe il est en train de vous dessiner. Quand, enfin, après des heures d’introspection douloureuse, vous y parvenez, la partie est finie. » Un Russe, enfin : « Karpov est un mystère, une énigme, une équation insoluble. Comment un joueur peut-il jouer aussi bien aussi longtemps ? »

À propos de la momie de Lénine (qu’en faire ?), Claude Arnaud, dans Le Point : « L’institut qui entretient l’immarcescible Lénine n’est plus financé par l’État depuis 1991. Il survit en momifiant les mafieux, sous des cercueils de cristal. » La Corée du Nord a ainsi payé un million de dollars cash la momification de son despote.

J’ai parlé de tout cela autrefois, dans un petit texte plutôt enlevé : « La notion de mausolée dans le marxisme ».

Il y a un certain plaisir, il faut l’avouer, à constater qu’un de vos plus farouches adversaires peut faire de la très mauvaise littérature. Exemple : « Les lèvres frémissaient de sa nuque à son cou, les mains lui enserraient les épaules, les galbaient, les ramenaient en ailes repliées vers l’avant. Puis les lèvres essayaient de se glisser vers une épaule, de la main il écartait le pull, en étirait le col... Il lui souleva un bras et ôta la manche

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JANVIER 1998

pour dégager l’épaule, qu’il suivit des lèvres, qu’il lécha, agaça des dents. Sa main pendant ce temps avait dégagé un sein, le soulevait, le pétrissait si serré qu’elle en sentait les glandes, les tissus », etc. (Jean-Philippe Domecq, Silence d’un amour).

Le passé simple, dans le récit, produit désormais des effets précieux ou comiques (surtout s’il s’accompagne de sa béquille de l’imparfait du subjonctif). Ainsi, dans L’Identité, le dernier roman de Milan Kundera : « C’est pourquoi, quand il voulut la prendre dans ses bras, elle se raidit ; elle eut peur d’être serrée contre lui ; peur que son corps moite ne divulguât le secret. Le mouvement fut trop court et ne lui donna pas le temps de se contrô1er ; ainsi, avant qu’elle ne pût retenir son geste, timidement mais fermement, elle le repoussa. »

Question d’oreille et, comme dit Hemingway, « un écrivain sans oreille est comme un boxeur sans main gauche ». Dans le cas de Kundera, c’est moins grave : ce genre d’embarras disparaîtra dans les traductions. Reste pourtant l’atmosphère : quelque chose de la collection « Harlequin ». Forme et fond, même substance.

Fin d’après-midi, 17 h 30, brusquement ciel bleu, croissant de lune, nuit arabe.

À Strasbourg, émeute de jeunes entre 13 et 20 ans, 50 voitures incendiées, dévastation d’Abribus et de cabines téléphoniques. La routine, quoi.

Samedi 3 janvier

Algérie : 412 égorgés et découpés à coups de hache (femmes et enfants compris).

Comble d’horreur, comble d’indifférence.

Pour les « fêtes », il y a eu 500000 personnes sur les Champs- Élysées.

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JANVIER 1998

Titre de Libération : « Les chômeurs gagnent un milliard en un mois. »

Lundi 12 janvier

« Le krach asiatique va aboutir à une destruction de richesses de l’ordre de 500 à 600 milliards de dollars. C’est exactement ce qui s’est passé dans les années 30, où l’effet de contraction de richesses dû au krach de Wall Street a amené les banques américaines à retirer leurs actifs un peu partout dans le monde. Ce dégonflement de la bulle spéculative de Wall Street en 1929 a provoqué des faillites bancaires en chaîne, puis une crise des paiements mondiaux. On est confronté aujourd’hui au même danger : celui de transformer le dégonflement des bulles spéculatives immobilières ou boursières en faillites bancaires en chaîne (cela commence à être le cas au Japon, en Thailande et en Corée) » (Libération).

Voilà l’année du Tigre. L’expression « bulles spéculatives » est admirable. Ainsi des galaxies d’argent gonflent, flottent et disparaissent, pendant que X ou Y vit (si on peut dire) avec 30 ou 40 francs par jour.

Exemple : 92 % des Bulgares ont des revenus inférieurs au seuil de pauvreté fixé par l’ONU.

L’autre élément de l’actualité profonde est le clonage. Beaucoup de bavardages là-dessus.

Au premier plan, en France, la commémoration du J’accuse de Zola. Le texte est déployé devant l’Assemblée nationale. L’effet est très beau.

Mercredi 14 janvier

J’avais fait le pari de faire imprimer les noms de Heidegger et Debord dans un magazine populaire. Gagné.

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Avec François Fédier, à la NRF, pour choisir des photos de Heidegger des années 60. L’une d’elles, étonnante, où il est, de dos, devant la montagne SainteVictoire. Hommage à Cézanne. « L’éclair qui vient d’où règne la paix et comme étant la paix elle-même. »

Jeudi 15 janvier

Pluie grisâtre, le sale temps humide et venteux de Paris, quand « le ciel bas et noir pèse comme un couvercle ». Le bassin parisien.

Procès Papon. Le chef de la Police de sûreté allemande pendant l’occupation nazie, à Bordeaux, s’appelait Luther. Le 19 octobre 1942, il écrit que « tout fonctionnaire français est responsable pour le juif indiqué sur sa liste et il doit être avisé que, dans le cas de négligence ou d’appui à l’égard du juif à arrêter, des mesures sévères seront prises en ce qui le concerne ».

Claudel, dans son Journal, appelle Hitler « la hideuse semence de Luther ». Et ceci, le 21 mai 1935 : « Discours de Hitler. Il se crée au centre de l’Europe une espèce d’islamisme, une communauté qui fait de la conquête une espèce de devoir religieux. »

Lautréamont et Rimbaud sont absents de l’index des noms cités dans les Écrits de Lacan. Claudel, lui, s’y voit défini comme retrouvant, à travers le tragique grec, « un christianisme de désespoir ».

On rêve.

Dimanche 18 janvier

Pluie glacée. À 5 heures de l’après-midi, ciel brusquement bleu, fenêtre ouverte, regard sur les toits, immense bonheur sans raison.

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La drague clandestine à Téhéran, ces temps-ci. Les filles : tchador et bas résille.

Le programme nihiliste exposé par Dostoïevski. Le Diable s’adresse à Ivan Karamazov : « Tout homme saura qu’il est entièrement mortel, sans résurrection, et il accueillera la mort fièrement et calmement, comme un dieu. »

Une fille, un peu gênée : « Il paraît. .. enfin le bruit court ... la rumeur. .. que vous êtes devenu croyant ?  » N’importe quoi, comme d’habitude, mais c’est vrai que je viens de publier un éloge de Pascal.

[...]

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[...]

Dans une conférence à New York, je me suis présenté comme « européen d’origine française ». Flottement dans l’auditoire, je ne jouais pas le rôle prévu. Aucune revendication de ma part, sauf celle-ci : avoir trois lignes dans un dictionnaire de littérature mondiale daté de 2050 à Pékin. Style : « Ph. S., écrivain européen d’origine française qui, très tôt, et presque seul, s’est beaucoup intéressé à la Chine. »

Mardi 20 janvier

Zhong Yong, La Régulation à usage ordinaire, traduction et commentaires de François Jullien. Livre magnifique. « Quand on le déroule, ce livre emplit l’univers dans toutes les directions ; quand on l’enroule, il se retire et s’enfouit dans son secret. »

La marche en silence du Ciel : « Le monde du Ciel, en haut, s’accomplit sans bruit et sans odeur : stade suprême ! »

Procès Papon, de plus en plus pénible, confus. Nécessaire quand même ? Oui.

Le pape à Cuba. Tremblement de la main gauche. Les Américains mécontents. Castro snobé. Qu’est-ce que le Temps ? Réponse de Picasso : « La poussière est mon amie. »

Journal de Claudel (deux volumes en Pléiade) : je m’aperçois que personne ne l’a lu. Or il est passionnant.

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« Écrire est mettre quelque chose de très noir au bout de quelque chose de très aigu. Plus la matière est noire plus l’écriture est claire. »

« L’ ?uvre n’est pas le produit de l’artiste, l’artiste es l’instrument de l’ ?uvre. »

« L’esprit passe sur la matière comme l’archet sur la corde, ou plutôt comme le souffle sur les cordes vocales. »

Sur Molière : « Le génie de l’ironique et mordante gaieté a son lyrisme aussi, ses purs ébats, son rire étincelant redoublé, presque sans cause et se prolongeant, désintéressé du réel, comme une flamme folâtre qui voltige de plus belle après que la combustion grossière a cessé, - un rire des dieux, suprême, inextinguible. »

Mercredi 21 janvier

Le « Ciel ». Je reçois le livre de François Jullien, Un sage est sans idée. Il faudrait reprendre toute l’histoire de la métaphysique occidentale d’un point de vue chi ?oi.s. C’est sans doute ce que voulait dire Heidegger en insistant sur un travail de préparation en vue d’un « dialogue avec l’asiatique ».

Claudel a passé quinze ans de sa vie en Chine.. . Sur Gide  : « Il croit être sobre, et il est pauvre ; simple, et il est plat ; classique, et il n’est que bourgeois. »

Je relis Les Caves du Vatican, pour voir. Quel livre bizarre, sinistre, ennuyeux, décousu et fou, si on y pense. Des noms à dormir debout, Anthime, Amédée Fleurissoire, Baraglioul, et même Lafcadio. L’histoire du faux pape. Et le fameux « acte gratuit » : misérable. Des rats ; des. punaises, des puces, des moustiques. Aucune éroticité. Soufre ? Moisissure, plutôt. Le diable moisi. Tout le renfermé du 19e siècle.

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JANVIER 1998

Jeudi 22 janvier

Pour la première fois de l’année, soleil dans les yeux.

L’éclaircie de janvier, comme une arrière-pensée forte, réserve.

Procès Papon : enlisement. L’accusé déclare qu’il a deux handicaps : il n’a pas prêté serment à Pétain et il n’a pas reçu la francisque. Allusion claire à Mitterrand (on n’a pas fini de voir rôder le spectre de Bousquet).

J’ai remarqué qu’il était impossible de faire lire les passages de Studio où je parle de mon enfance à Bordeaux pendant l’Occupation. Même chose pour les passages de mes autres livres où je décris ma vie dans les hôpitaux militaires de l’est de la France pendant la guerre d’Algérie. Censure immédiate, même avec les amis les plus proches. Je ne dois pas avoir eu une famille pro-anglaise ni avoir été « réformé n°2 sans pension pour terrain schizoïde aigu » (grâce à l’intervention in extremis de Malraux, après une grève de la faim). Ce côté de l’Histoire n’a pas droit à l’existence.

[...]

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[...]

Jeudi 29 janvier

C’est décidément un mois bleu. Une amie : « Quel temps mirifique ! »

Contre-attaque de la Maison-Blanche : Clinton réussit son discours au Congrès. Il menace l’Irak (ça tombe bien). Hillary sourit. Retour aux vraies bombes (virtuelles).

Une autre amie : elle ressent toute pensée avec peur. De quelqu’un qui, en effet, aurait tendance à penser tout de suite : « Il est fou. » D’ailleurs, c’est vrai : il est fou. Mais c’est ce qu’il a d’intéressant, justement.

Grande nervosité autour du linceul de Turin. Je n parle pas de la mise en scène, classique, de la crédulité populaire, mais du frisson des intellectuels accrochés à l’idée du faux prouvé par la datation au carbone 14. Que, malgré cette expertise, on ne puisse donner aucune explication scientifique de la formation d l’image par disparition sans contact, cela les agace, le trouble, les indigne. Il faut que ce soit un faux. Mai pourquoi le faut-il ?

Gérard Miller, à propos de la tache de sperme de Clinton sur une robe de Monica Lewinsky : « eChaque époque a le Saint Suaire qu’elle mérite. »

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Humour de Claudel : « On adore le c ?ur de JésusChrist, on n’aurait pas idée d’adorer sa cervelle. »

Pierre Nora me dit qu’il veut me voir « quinze secondes ». C’est pour m’annoncer, avec un grand sourire, qu’il se porte candidat à l’Académie française. « J’espère, ajoute-t-il, que vous allez maintenant dire le plus grand mal de moi. » - « Je n’y manquerai pas », lui dis-je. C’est un homme d’esprit : sérieux handicap pour lui.

[...]

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Février

Dimanche 1er février

Grand beau temps bleu sec, sphérique. Photographies de mes manuscrits pour le film d’André S. Labarthe.

La gentillesse de toute l’équipe du tournage à Ré, Venise, New York. Pas une minute de tension.

Mardi 3 février

Déclaration, dans Le Figaro, d’Andreï Makine, prix Goncourt 1996 : « À Moscou, au début des années 20, on voyait des femmes défiler nues dans les rues pour protester contre la morale bourgeoise. Quand les Français parlent de leur mai 68, cela nous fait rire. »

Le prix Goncourt francophone nous fait rire.

Publicité pour le Journal de Hallier : pathétique, vide, nul.

[...]

Vendredi 6 février

Mort de Renaud Matignon. Il m’insultait systématiquement depuis des années (style Action française). Drôle de type, courageux, indépendant, talent. Pas de livre. Avec Huguenin et Hallier, disparition d’un ami de jeunesse (je revois son air buté et furieux). Ami ? Non : ces trois-là étaient amis entre eux, et ce n’était

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pas du tout mon histoire (ni littéraire ni politique). Leur point commun (très français) : une bizarre et tenace haine de soi.

Assassinat du préfet Erignac en Corse. Il venait de garer sa voiture, il allait écouter un concert. Martine Aubry à l’ Assemblée nationale, débat sur les « 35 heures », fatiguée, a cette formule étrange : « Nous avons tous un sentiment affreux pour lui et sa famille. » Une minute de silence.

Le ministre de l’Intéreur [1], a propos des tueurs qui ont agi à visage découvert, parlera d’« éléments semi-mafieux ». Ce semi est ineffable.

*

L’année du Tigre sur amazon.fr

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Critique

Les usages du temps de Philippe Sollers

Avec l’Année du Tigre, l’écrivain Philippe Sollers s’est livré pendant un an à l’exercice du journal intime. Une fois encore, il dérange. Tant mieux !

Avec l’Année du Tigre, Philippe Sollers s’est prêté à un jeu paradoxal, celui de la publication immédiate d’un journal intime censé, en général, être édité à titre posthume. Le journal intime est un genre fixé depuis son origine. On s’y meut par conséquent sous la contrainte chronologique : le temps compté, celui des éphémérides et de l’astronomie, dispose de l’écriture.

Philippe Sollers a observé la règle, impartie au journal (un sujet rend compte du monde qui le " traverse "), mais d’une manière particulièrement déliée. Il n’a pas rusé avec elle en tentant de la prendre à contre-pied ; il l’a, en quelque sorte, approfondie. Il n’est pas question de contester certains éléments de sa teneur. On peut ou non partager ses opinions, cela, en vérité, n’importe guère. Il nous confronte à une mécanique de l’intelligence qui étage le temps, avec ses condensations, son élargissement, son acuité et ses précipités.

Ainsi, s’il ne se soustrait pas à la notation et au commentaire fournis par l’actualité (les " affaires du monde ", des aspects de la vie familiale, des anecdotes significatives mais, par essence, passagères), il convoque d’autres instances du temps fondées sur la durée. J’en veux pour preuve sa pensée sur le monde contemporain qui, en définitive, a peut-être évolué sans pour autant jamais vraiment varier : ce monde se centre sur l’écriture, les investigations et les expériences qu’elle suggère... C’est un homme resté fidèle à lui-même, et s’il s’est trahi c’est au sens de s’être révélé avec constance, celle de l’écrivain dont la littérature est le filtre majeur, le " regard " comme en témoigne ici, dans cet ouvrage encore, les citations qu’il déroule, lesquelles à elles seules, comme dans la Fête à Venise, un de ses précédents romans, élaborent une narration que l’on pourrait isoler du reste. (Voir aussi, les indications météorologiques qui confinent à des poèmes chinois.) l’Année du Tigre exacerbe cette disposition, ce talent fondé sur la mobilité, la collection et l’anticipation. Disons que chez lui la célérité n’équivaut pas à la scélératesse. Il faudra bien admettre un jour que Philippe Sollers est l’écrivain de notre modernité " par excellence ".

Mais revenons au temps qui ne se dissocie pas de l’être selon Heidegger que nous ne décrierons pas. On ne bazarde pas des complexités au nom des contingences, aussi pénibles soient-elles... Je disais que le temps de Sollers s’étage, car il conjugue des moments et des périodes et, pour m’en tenir aux éléments substantiels, la littérature, la poésie, les arts et la musique, il nous confronte à ses diverses potentialités : le temps de la littérature est celui d’une dépense de signes dont la trace subsiste ; le temps de la poésie impose un éclat de la langue retrouvée, une espèce d’archéologie de la rénovation des vocables ; le temps de la peinture commute l’instant en durée, il capte et saisit ; quant au temps de la musique, il est une pure temporalité inspirée par le sensible, une mathématique de l’émotion qui conjure l’évanescence alors recyclée... Je ne sais pas si je me fais bien comprendre, mais, lorsque Philippe Sollers écrit un " journal " qui par définition est censé se dissiper (un jour chasse l’autre), il s’inscrit dans une tout autre dimension en s’adjugeant des antécédents déclinés au présent. Il dilate, diffracte, met en place un jeu de miroirs... Encore que ce présent soit suspect si on se réfère à maître Eckart ou à Boileau qui, respectivement, ont écrit : " Le temps est ce qui se transforme et se diversifie "... et " Le temps d’où je vous parle est déjà loin de moi ".

L’Année du Tigre, journal de 1998, excite et fixe le temps : il en fait un " présent infinitif " où " l’immémorial " de Claude Lanzman s’apparie à de courtes séquences converties l’un et les autres en " minutes ". Étrangement, ce journal se lit d’une traite alors que le genre induit souvent la discontinuité, un relâchement de la lecture.

À ce sujet, j’aimerais souligner que Philippe Sollers, en dépit de sa médiatisation, n’est pas réellement lu. Il pâtit d’une sorte de malédiction fréquente à notre époque où le corps spectaculaire fait écran aux textes. Bien que le corps exhibé ressorte également d’une " écriture ". C’est dommage d’autant qu’il symptomatise un travers de notre monde où la littérature " esthétique " est tout simplement minorée au profit d’un populisme littéraire et idéologique, restreint à la seule narrativité, un taylorisme du récit voué à sa productivité... Philippe Sollers dérange ; tant mieux ! Il exprime sa liberté et ses plaisirs, sa grâce, par une langue fluide, réflexive, sans équivalence. Et de ce point de vue, l’Année du Tigre est un traité du style. Sollers ne charrie pas l’ordure dans un univers qui s’en repaît. Pareil à André Breton, il est en quête de l’or du temps.

Denis Fernandez-Recatala, L’Humanité du 4 mai 1999.

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[1Jean-Pierre Chevènement était le ministre de l’Intérieur de l’époque. Le même qui qualifiait de « sauvageons » les casseurs de banlieue.. Les faits en cause ne peuvent être rapprochés, bien sûr, mais ces « précautions » de langage - « sauvageon » a fait tiquer ses amis politiques - témoignent des contorsions de langage du moment qui vont au-delà de son auteur. Biaisement du langage qui conduit au dévoiement de la pensée, jusqu’à y perdre son âme ! (note pileface)

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1 Messages

  • A.G. | 21 avril 2008 - 21:50 1

    L’année du tigre (extraits) :

    « Dimanche 19 avril

    Gris, pluie fine, changement de temps.

    L’ironie veut qu’en face d’un article de Valérie Cadet très favorable au film de Labarthe [ {{Sollers l’isolé absolu}} ] (Le Monde) figure l’annonce d’un autre film documentaire, sur le dalaï-lama, « une des personnalités les plus respectées du vingtième siècle ».
    _ « Une heure et demie d’intelligence, d’altruisme... Essentielle et magistrale réflexion sur des questions vitales... »
    _ Voici une pensée du dalaï-lama : « La violence, qui entraîne un ressentiment durable, est comme un médicament trop puissant, qui terrasse la maladie, mais nuit à la santé. "
    _ On comprend que, devant un tel océan de profondeur, l’interviewer soit resté, dit la journaliste, « comme un petit garçon ébloui ».
    _ Nous sommes d’accord : Hitler, Staline ont usé de « médicaments trop puissants ». Il est temps de se mettre à la tisane.
    _ Ici, le spectre de Shakespeare passe, sifflant un air de sa composition, Sound and Fury, qui le transforme, peu à peu, en ombre chinoise.
    _ Libération de Wang Dan, un des leaders de l’insurrection de Tian-anmen en 1989. L’hypocrisie d’Etat fonctionne, et les Chinois ont parfaitement compris le système. Un dissident célèbre libéré, les affaires sont blanchies, on peut arrêter sans faire de bruit cent autres gêneurs (des ouvriers , par exemple).

    Bach parle du goût italien et du style français.

    Lundi 20 avril

    Un visiteur vénitien du Suaire de Turin (qui fait suer, ces temps-ci, les religieux et les anticléricaux de tout poil) a cette remarque de bon sens : « Si c’était un faux, il n’y aurait pas autant de télévisions. »
    _ Debord : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. »

    Mardi 21 avril

    Beau temps enfin. Matin de soleil dans la brume. Léger vent nord-est.

    Marcel Detienne, Apollon le couteau à la main : « Cyrène dans la lumière du matin. Sur la côte libyenne, près du temple d’Apollon, le laurier se met à frémir, les hautes poutres du sanctuaire tremblent, les portes sont ébranlées : le pied d’Apollon vient de les heurter. Le dieu arrive, il entre dans sa demeure : jour d’épiphanie, jour de fête. »

    [...] Ludwig Wittgenstein était, dans jeunesse, le condisciple de Hitler, à Linz. Il est devenu ensuite l’homme clé de l’espionnage soviétique en Angleterre. Il aurait pu s’exhiler à Kazan (ex-URSS) en 1935. Quel roman. « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. »
    _ A quand des révélations sur Heidegger agent chinois, en contact avec les Etats-Unis via Hannah Arendt ? Ou quelque chose dans ce genre.

    [...] Mort d’Octavio Paz, poète surréaliste, diplomate, prix Nobel. Il pensait, paraît-il, que l’humanité devait faire une « cure de bouddhisme ». Bon. [...]

    Mercredi 22 avril

    Mort de Jean-François Lyotard. Je l’ai rencontré la première fois lors d’une émission de télévision avec Godard où, à ma grande surprise, il a cru me faire plaisir en me proposant d’aller enseigner dans une université américaine. Etrange hommage funèbre de Derrida dans Libération, depuis la Californie, disant qu’il est « plein de larmes ».

    [...] Diffusion, le soir, du film de Labarthe, dans la série Un siècle d’écrivains, sur FR3. Présentation de Rapp, un peu gêné : « C’est un film très personnel. »

    Jeudi 23 avril

    Bleu partout.

    [...] 17h30. Départ de l’île dans le froid et la pluie (il y a deux jours, j’étais nu dans l’herbe). Toujours l’émotion en quittant ce lieu, la vision.

    Très violent article du Figaro contre le film de Labarthe : « De l’illisible à l’indéchiffrable ». Article politique (maurassien). Philistinisme.
    _ Labarthe « comme Godard » ? Non. Godard use de la voix sur un ton crépusculaire, emphatique, apocalyptique (Elie Faure, Malraux). Au contraire (et au moins depuis Paradis) : traiter la voix comme couleur. Il ne s’agit ni de la même pensée ni de la même histoire (puritanisme évident de Godard).

    Mai 68 commenté par le Spectacle : déluge de photos et de mots. Rien. Trou noir.

    Après Poitiers, vers Paris, la nuit tombe, le ciel s’éclaircit. » [Journal de l’année 1998. C’est moi qui souligne.]