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Baltasar Gracián, héros ou saint ?

« Au lecteur : que je te désire singulier ! »

D 11 février 2008     A par Albert Gauvin - C 8 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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« Dimanche 14 mai 2005.

Baltasar Gracián

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Baltasar Gracián (céramique)

Les moeurs politiques de l’Hexagone se complaisent depuis quand déjà ? dans les genres mineurs : vaudeville de manipulateurs manipulés, fabliau de l’impuissance de la volonté de puissance. Truquages et gaffes. Corbeaux, moules et veaux. Ministres dissimulateurs, journalistes tétanisés, suicide collectif. Un industriel allumé, un général piégé-piégeant, un juge abusant-abusé et un château fantôme.

«  Quand on ne se sent pas de taille à supporter, il faut se retirer au-dedans de soi-même, encore faut-il se supporter » : ces mots du jésuite Baltasar Gracián (1601-1658), gongoriste machiavélique, admiré par Mme de Sablé, Schopenhauer, Nietzsche et Jankélévitch, me touchent à vif. « Toute humeur est tumeur. Il y a des gens qui transforment tout en guérilla. Ils sont dangereux, chefs ou ministres, ils font du gouvernement une faction. Ils ont le sens faussé et le coeur gâté. Le seul moyen de gagner avec eux, c’est de les fuir aux antipodes.  »

Gare à qui veut moraliser. L’explosion du néant est sans frein, n’en déplaise aux déclinologues. Ces brouillages quotidiens appellent une concentration incisive. Baltasar, encore : « Au lecteur : que je te désire singulier ! » « Entre deux mots, il faut choisir le moindre ; et les mots et les sons, s’ils sont brefs, ne sont qu’un moindre mal. » Bon, l’époque redevient favorable à l’écriture serrée, vigilante. »

Julia Kristeva, Libération du 20 mai 2005.

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Sacré Jésuite ! 

Il suffit, aujourd’hui encore, de prononcer le mot « jésuite » pour provoquer immédiatement, surtout en France, un préjugé de rejet. Il y a des mots comme ça, « manichéen », « machiavélique », ou encore, autrefois, quand on ne comprenait pas quelque chose, « c’est de l’hébreu » ou « c’est du chinois ». Jésuite veut donc dire, depuis longtemps : faux, dissimulé, hypocrite, diabolique, noir, comploteur, pervers. En comparaison, nous sommes authentiques, vrais, francs, honnêtes, moraux, fraternels, purs. N’allez pas me dire qu’un jésuite a pu être un penseur et un écrivain de génie, et qu’il reste, de nos jours, d’une actualité et d’une modernité brûlantes. C’est impossible, je n’en crois rien. Et pourtant, si. Et le voici : Baltasar Gracián (1601-1658) enfin rassemblé et magnifiquement traduit et annoté par son connaisseur hors pair : Benito Pelegrín.

Ce que les historiens, après le concile de Trente (1545-1563), appellent la Contre-Réforme catholique ouvrant sur le baroque est en réalité la fondation d’une nouvelle religion qui n’a plus que des rapports lointains avec l’ancien programme doloriste. Les puritains protestants et jansénistes auront réussi ce prodige : susciter une contre-attaque révolutionnaire dont nous sommes encore éblouis. Gracián, par ses traités, participe pleinement de ce débordement fulgurant. Jamais l’espagnol, comme langue, n’est allé à une telle splendeur. Concentration, concision, multiplicité des points de vue, intelligence, spirales, renversements, voltes, tout se passe comme si Dieu, qu’on a voulu cadrer, simplifier, asservir, canaliser, et, en somme, embourgeoiser, ressurgissait dans sa dimension insaisissable, incompréhensible, libre, infinie, aristocratique. Gracián inaugure une religion de l’esprit « à l’ombre du Saint-Esprit ». Le christianisme et son Verbe se transforment en philosophie des Lumières. Ça a l’air extravagant, mais c’est ainsi.

Contre l’aplatissement et le moutonnement qui menacent (avenir du capitalisme), il s’agit donc de former des singularités irrécupérables. « Que je te désire singulier ! », dit Gracián, en commençant par un coup de maître, à 35 ans : « le Héros ». Suivront « le Politique », « l’Honnête homme » (« El Discreto »), « Oracle manuel », « Art et Figures de l’Esprit », tous écrits sous le nom de Lorenzo Gracián (prénom de son frère) pour ne pas trop choquer l’autorité de la Compagnie. On le rappelle à l’ordre ? Il continue de plus belle. Il est aussi insolite qu’insolent, il peut compter sur un mécène éclairé, il touche ses droits d’auteur, il temporise quand il faut, persiste en cavalier seul. A la fin de sa vie, encore un grand roman sous pseudonyme, le « Criticón » mais en même temps, sous son vrai nom de religieux, un « Art de communier », merveille de rhétorique mystique. En somme, une guerre incessante, avec l’énergie du diable au service de Dieu. C’est un Castiglione en plus profond, un Machiavel en plus affirmatif et lyrique. Il va être très lu, pillé, imité dans toute l’Europe. Il inspire les moralistes français (La Rochefoucauld), est traduit par Schopenhauer, trouve, évidemment, l’oreille de Nietzsche. « Les grands hommes ne meurent jamais », dit-il, et c’est vrai : il est là, paradoxalement, comme un auteur d’avenir (on dirait qu’il pense en chinois). Le monde est un néant, le néant est « beaucoup », mais le langage, en lui-même, est plus encore. Regardez, écoutez, ce qui a lieu dans « l’intense profondeur du mot ». « Le style est laconique, et si divinement oraculaire que, comme les écritures les plus sacrées, même dans sa ponctuation, il renferme des mystères. »

Le Héros n’est pas le Prince, il peut être n’importe qui, vous, moi, quelqu’un d’autre, la porte du Ciel est ouverte, mais le mensonge règne et il faut donc s’armer pour lui échapper. « Que tous te connaissent, que personne ne te comprenne, car, par cette ruse, le peu paraîtra beaucoup, le beaucoup infini, et l’infini plus encore. » Le Héros n’est l’homme d’aucune communauté ni d’aucun parti, il s’exerce, il se protège, il est d’une « audace avisée » ou d’une « intelligente intrépidité ». Le néant du monde est son adversaire, il ne joue donc jamais le coup que ce dernier suppose, et encore moins celui qu’il désire. Qu’est-ce qui domine ? La bêtise, la méchanceté. « Tous ceux qui le paraissent sont des imbéciles, plus la moitié de ceux qui ne le paraissent pas. » Ça fait du monde, avide, acide. Faut-il pour autant se retirer de la scène ? Main non, au contraire.

Il peut y avoir un art de paraître, souterrainement allié à la plus lucide solitude. Pas d’ascèse, de l’entraînement ; pas de martyre, l’écart. Tout est, autour de vous, manoeuvres d’intérêts sur fond de jalousie, de ressentiment, de vengeance ? Aucune importance : vous saurez « détourner, en la nourrissant, la malveillance. » Faites travailler vos ennemis, ils ne demandent que ça. Mais soyez sur vos gardes : « Peu importe d’avoir raison avec un visage qui a tort. » Heureusement, grâce à l’acuité de votre esprit (agudeza, le grand mot de Gracián, qui évoque la pointe de l’épée et le piqué de l’aigle), vous ne craindrez pas le hasard ; «  Que l’esprit peut être grand dans les occasions subites ! » L’esprit est une chance, un éclair, une allusion au royaume des anges. C’est la raison pour laquelle ce disciple de Loyola peut aller jusqu’à dire : « Il faut user des moyens humains comme s’il n’y en avait pas de divins, et des divins comme s’il n’y en avait pas d’humains. » Là, évidemment, tout le monde crie au cynisme, alors qu’il s’agit simplement de la division des pouvoirs. De toute façon, vous savez à quoi vous en tenir sur la puissance et la gloire : « La gloire ne consiste pas à être le premier dans le temps mais dans la qualité. »

Gracián a toujours insisté pour que ses livres soient publiés en format de poche. Vous vous baladez avec lui, vous le lisez, vous le relisez, comme Nietzsche ou Tchouang-tseu. Vous tombez sur : « Tout doit être double, et plus encore les sources de profit, de faveur, de plaisir. » Ou bien : « Comprendre était autrefois l’art des arts. Cela ne suffit plus, il faut deviner. » Ou bien : « N’attendez rien d’un visage triste. » Ou bien : « Le malheur est d’ordinaire un effet de la bêtise, et il n’y a pas de maladie plus contagieuse. » L’esprit, lui, est « ambidextre », il parle toujours sur deux versants à la fois, avec deux qualités principales : l’aisance, le goût. « On mesure la hauteur d’une capacité à l’élévation de son goût. » Ce que vous devez faire ? « Jouir, lentement ; agir, vite. » Vous êtes à la recherche du temps perdu ? « On doit cheminer à travers les espaces du temps jusqu’au coeur de l’occasion. » Et ce, inattendu, fabuleux, extrême : « En résumé, être saint, car c’est tout dire en un seul mot. » Vous ne vous attendiez pas à cette nouvelle définition de la sainteté, je suppose.

C’est que vous n’avez pas encore compris la nouvelle anatomie : « regarder les choses en dedans ». Voyez comme font les saints : « Ils savent grandement déchiffrer les intentions et les fins, car ils possèdent en permanence le judicieux contre-chiffre. L’imposture ne peut se vanter que de rares victoires sur eux, et l’ignorance encore moins. » Mieux, quand Gracián veut faire son propre panégyrique, voici comment il parle d’un prince napolitain : « Rien n’égalait la maîtrise dont il faisait preuve dans les situations les plus désespérées, son imperturbable raisonnement, son brio d’exécution, l’aisance de son procédé, la rapidité de ses succès. Là où d’autres pliaient le dos, lui plongeait la main dans la pâte. Sa vigilance ne connaissait pas l’imprévu, ni sa vivacité la confusion, dans une surenchère d’ingéniosité et de sagesse. Il put perdre les faveurs de la fortune, fors l’honneur. »

Philippe Sollers, Nouvel Observateur du 03/11/2005.

« Traités politiques, esthétiques, éthiques », par Baltasar Gracián, traduit de l’espagnol, introduit et annoté par Benito Pelegrín, Seuil, 940 p.

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 Le héros (extraits) 

 « Avoir un goût exquis » 

« Ce n’est point assez qu’un héros, qu’un grand homme ait beaucoup d’esprit et que l’art ait achevé sur cela dans lui ce que la naissance avait commencé : il lui convient également d’être né avec du goût, et de perfectionner ce qu’il en a reçu de la nature. L’esprit et le goût sont comme deux frères, qui ont la même origine, et dont la qualité est par proportion au même degré. Un esprit élevé ne s’allie point avec un goût médiocre ; celui-ci doit être avec l’autre d’égal à égal, sans cela il dégénère ; ou plutôt l’esprit n’est lui-même que médiocre, non plus que le goût. Car il y a des perfections du premier rang, et il y en a du second, suivant la source ou plus ou moins noble d’où elles naissent. Un jeune aigle peut amuser ses regards sous le soleil, tandis qu’un vieux papillon est ébloui, et se perd à l’aspect d’une faible lumière. Ainsi le fonds de l’homme se connaît par le goût que l’on remarque en lui. Sans doute que c’est déjà beaucoup d’avoir le bon goût : mais c’est peu pour un grand homme, il doit l’avoir excellent. A la vérité, le goût est de la nature des biens qui se communiquent et, par conséquent, il peut s’acquérir, pourvu néanmoins qu’on ait de la disposition. Mais où trouver des hommes qui l’aient exquis : c’est un bonheur qui n’arrive guère. »
 Le héros , éditions Gérard Lébovici, 1989, p.28 (publié d’abord aux éditions Champ libre, 1973, 1980)

 « Connaître le caractère de sa fortune » 

La fortune, à tout moment citée, et jamais nettement définie, n’est autre chose, à parler en homme chrétien et même en sage, que la Providence éternelle, cette souveraine maîtresse des évènements qu’elle ordonne ou qu’elle permet, en telle sorte que rien n’arrive dans l’univers sans ses volontés expresses, ou bien sans ses permissions. Cette reine absolue, impénétrable, inflexible favorise à son gré les uns qu’elle élève en honneur, et laisse les autres dans l’obscurité, non point par passion, ainsi qu’agissent les faibles humains, mais par des vues de sagesse à nous incompréhensibles.
Cependant, pour nous proportionner au langage ordinaire des hommes, ne pourrait-on pas dire que la fortune est comme un assemblage de circonstances bonnes et mauvaises, de manière que si l’on se trouve dans celles-ci, l’on échoue, et que si l’on se trouve dans celles-là, on réussit. Mais sans prétendre fixer les autres à cette définition, c’est une maxime des grands maîtres de la politique, qu’il faut observer avec soin sa fortune, qu’il faut ensuite observer celle des gens que l’on a en tête, surtout au métier de la guerre. Qu’un homme donc, à qui la fortune s’est souvent montrée défavorable, profite de cette disposition ; qu’il s’engage sans crainte en des entreprises trop hasardées pour tant d’autres. Rien ne plaît davantage à la fortune, rien ne la gagne plus que cette confiance abandonnée dans ses favoris, pour user de ces expressions. [...]

C’est un avantage bien considérable d’être un homme heureux ; cet avantage l’emporte tous les jours sur le mérite de plusieurs qui ne l’ont pas. Aussi quelques-uns estiment-ils plus un degré de bonheur que dix de prudence ou de bravoure ; sentiments indignes et injurieux à la raison. Les autres regardent à leur tour la mauvaise fortune comme la marque visible du mérite : le bonheur est, selon eux, la destinée des fous, et le malheur celle des sages. Exhalaisons de bile et de fiel, ordinaires à ceux qui sont le plus justement malheureux !

Revenons. Le prince des philosophes avec les grandes qualités qu’il cultivait dans son fameux élève demandait encore qu’il eût du bonheur. Et, en effet, il est certain que la plus parfaite valeur ne fit jamais un héros sans le secours du bonheur : ce sont là les deux fondements de la grandeur militaire ; tous les grands hommes de guerre n’ont été tels que par l’union de l’un avec l’autre, qui se soutenaient mutuellement. Si l’on a donc reçu souvent des affronts de la fortune, que l’on se garde bien de s’exposer en des circonstances critiques, et de s’opiniâtrer contre elle : c’est une marâtre impérieuse qui ne pliera point, une marâtre cruelle à l’extrême envers ceux qu’elle juge à propos de ne pas aimer. Me permettra-t-on d’emprunter encore ici de la poésie une grave sentence, à condition de la restituer à la sagesse si l’on veut ? C’est de ne rien faire et ne rien dire, lorsqu’on a la fortune contre soi. [...]

Mais ce n’est pas tout de connaître assez son étoile, pour compter sur sa favorable influence au besoin. L’autre partie de la science politique dont il s’agit, c’est de bien démêler ceux qui sont heureux de ceux qui sont malheureux, afin d’éluder habilement, ou d’attaquer dans la concurrence avec les uns ou les autres. [...]

Enfin, comme la bonne ou mauvaise fortune se rangent tantôt d’un côté, et tantôt de l’autre, c’est à une prudente sagacité en ces rencontres à forces égales, de déterminer tantôt à l’action, tantôt à la suspension ; tantôt à donner, et tantôt à éluder avec avantage. » (idem, p.49, 50 et 51)

« Renouveler de temps en temps sa réputation » 

« [...] j’insiste sur mon principe ; c’est à savoir que l’on doit débuter par quelque chose de grand, si l’on veut s’assurer l’héroïsme. [...]

Je dis le même de la réputation, laquelle croît en peu de temps, lorsque les commencements en sont extraordinaires. Bientôt l’héroïcité du mérite se déclare, la renommée se fait entendre, et le cri de louange devient général.
Cependant, il ne suffit pas d’avoir glorieusement commencé ; il faut se soutenir, et avancer même, bien loin de se démentir. » (idem, p.68)

Le héros (texte intégral)

VOIR AUSSI : Le Criticon (traduction : Benito Pelegrin) ( La première des deux dédicaces est la suivante :
« A Philippe Sollers qui avait salué mon premier Gracián depuis les temps de Tel Quel ».)
Ancienne traduction :
L’homme de cour (texte intégral)

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 Gracián, le héros de la ruse 

L’oeuvre du jésuite espagnol demeure sans doute la plus belle leçon de cynisme et d’ambiguïté de l’histoire européenne. Un diamant échevelé et fascinant, remarquablement traduit en français.

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Baltasar Gracián (anonyme du XVIIe)

Devenir jésuite, voilà un bon plan. En tout cas pour un jeune homme sans fortune, natif de l’Aragon, au début du XVIIe siècle. Avec assez d’habileté, il confesserait bientôt les princes. Il dirigerait peut-être, en sous-main, le cours de l’histoire, si le destin aidait ses desseins. Baltasar Gracián (1601-1658) a sans doute fait ce genre de rêves. Mais il n’a pas pu les concrétiser. Sa carrière politico-ecclésiale fut médiocre, sans commune mesure avec les ambitions qu’on lui devine.

Il passa finalement l’essentiel de son temps à écrire, dans le palais fastueux de son protecteur, Vincencio Juan de Lastanosa. Tant mieux ! Car l’oeuvre est unique - ensemble volumineux, déconcertant et superbe, une sorte de diamant échevelé, si l’on ose dire, où coexistent au point de se confondre cynisme noir et jeux de mots, tactique et dévotion, vie du style et style de vie.

Voilà pourquoi, depuis presque quatre siècles, cette oeuvre n’a cessé de fasciner. Du vivant de Gracián, ses ouvrages sont plusieurs fois réimprimés en Espagne, traduits en latin, en italien, en français. Ceux qui le lisent, au fil des générations, se nomment Molière, La Rochefoucauld, Schopenhauer (qui le traduit en allemand en 1861), Nietzsche, ou encore Jankélévitch, ou Lacan, ou Debord. Entre autres. Un nouveau destin l’attend sans doute, avec cette première édition française, en un seul volume, de toute l’oeuvre non romanesque de Gracián par Benito Pelegrin, qui depuis plus de trente ans a consacré un travail considérable à cet auteur et à son époque. On trouve ici tous les traités du maître de la ruse, à commencer par son coup de tonnerre initial, El Heroe (Le Héros), publié en 1647.

Le texte s’adresse à un lecteur jeune, ardent, mais inexpérimenté. On le suppose intelligent et déterminé. « Que je te désire singulier ! », lui dit Gracián pour l’accueillir. Ce double virtuel désire la gloire, la réussite, le pouvoir, un destin d’exception. Ce qui lui fait défaut ? Une méthode. Eh bien, la voici ! « Tu trouveras ici non un traité de politique ni d’économie, mais une raison d’Etat de toi-même, une boussole pour naviguer vers l’excellence, un art d’être éminent avec à peine quelques règles de sagesse. »

En moins de cinquante de pages, tout est dit. Le trait frappe juste, les formules jouent la concision. «  Ce qui s’énonce bien s’énonce brièvement », dira plus tard le styliste. Précepte-clé de ce premier traité de machiavélisme quotidien : ne jamais se découvrir tout à fait. Mieux vaut laisser les autres ignorer ce qu’on détient réellement comme pouvoirs, compétences ou informations. « On respecte un homme tant qu’on n’a pas trouvé de limite à sa capacité. » En ne se donnant jamais entièrement à voir ni à comprendre, il est donc possible de garder la main, et de gagner plus aisément. « Toi qui aspires à la grandeur, écoute bien le conseil : que tous te connaissent, que personne ne te comprenne, car, par cette ruse, le peu paraîtra beaucoup, le beaucoup infini, et l’infini, bien plus. »

A cette règle de dissimulation, qui concerne aussi bien émotions que projets, il faut ajouter des tactiques de surprise, et leur nécessaire renouvellement. Car si la nouveauté ouvre le chemin du succès, elle est par nature éphémère. Ce qui dure lasse. Le vrai héros devra donc inventer continûment du nouveau, pour demeurer dans « une splendeur de soleil levant ». Peu importe, évidemment, qu’il s’agisse d’apparences et non de réalités. Cette distinction n’a pas cours : le pouvoir repose sur des croyances, l’illusion s’y confond avec la vérité. Machiavel le savait déjà. Gracián étend le précepte au « gouvernement de soi », à la conquête individuelle de la réussite, à la vie de tous les jours.

Toute l’oeuvre de Gracián va poursuivre et développer cette première mise à nu des principes de l’existence victorieuse. Dix ans après Le Héros, L’Oracle manuel et Art de Prudence détaille les maximes à suivre avec une fausse froideur parfaite. Rien n’est laissé de côté, ni l’éloge de l’artifice ni la nécessité de connaître ses points faibles ou d’être généreux quand c’est utile. On se souviendra, par exemple, de ne pas se plaindre (inutile de montrer ses faiblesses), de ne pas dévoiler les ébauches d’un travail en cours (conserver toute sa force à l’oeuvre achevée) et de maquiller consciencieusement ses erreurs. On n’oubliera pas non plus d’être économe de sa présence (entretenir le désir et un certain mystère) ni d’avoir toute sa vie, en tout domaine, public ou privé, toujours deux fers au feu.

Bref, il s’agira d’être « saint ». Mais oui, tout bonnement ! C’est en effet l’ultime conseil de Gracián, celui qui résume tous les autres, et qu’on ne sait évidemment comment entendre. Car ce qui caractérise cette prose, autant qu’un certain halo de douce folie, c’est un invraisemblable génie de l’ambiguïté. Impossible de savoir, en fin de compte, si Gracián conseille ou s’il dénonce. On retournera ses formules dans tous les sens. Justement, elles sont réversibles ! Maître de la ruse, il ne parle pas de face. « Esprit ambidextre », comme il dit, il ne s’exprime que de biais, en clair-obscur. « Les vérités qui nous importent le plus s’offrent toujours à demi-mot. » C’est pourquoi il privilégie les termes « à deux lumières », les phrases dont on ne sait si elles sont prose ou poésie, toutes ces tournures où les jeux de langue vont piéger les frontières nettes des idées.

Alors il n’y a pas loin de la « fange » à l’« ange », et inversement. Ces jeux-là fascinent Gracián, parfois jusqu’au vertige. Assez, en tout cas, pour qu’il consacre au trait d’esprit, aux pointes et autres calembours une part importante de ses écrits. On aurait tort de croire qu’il s’agit d’un autre versant. Le mot d’esprit est une ruse du sens, une parole biaisée, une façon de briser la circulation uniforme des messages, un moyen de conserver un pouvoir en retrait. Style de vie et style tout court finissent donc par se rejoindre, voire se confondre. Le trait d’esprit est le retrait où l’on se dissimule. Si c’est le cas, Gracián est un héros. Non pas un prédicateur d’autrefois à la carrière ensevelie par l’oubli, mais un trouble vivant qui peut encore directement nous perturber.

Cela pourrait se dire encore autrement, d’une manière sûrement plus irrévérencieuse, mais qu’il n’eût peut-être pas désavouée : si le verbe s’est fait chair, il doit être possible de le chatouiller, de le transir, de le pincer, de l’exciter. Et ainsi de suite. En ce cas, la seule question à trancher serait de savoir si de telles distractions ont encore un avenir. Ou si elles appartiennent définitivement au passé. Ce qui n’ôte rien au plaisir de lire.

Roger-Pol Droit, Le Monde du 14.10.05.

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Obras completas de Baltasar Gracián en pdf
Gracián ou l’art de se gouverner soi-même
Les origines antiques d’un « art de la prudence » chez Baltasar Gracián

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8 Messages

  • A.G. | 3 mai 2016 - 12:07 1

    Baltazar Gracián ou l’art du travestissement
    Et si c’était par l’artifice et le grimage que l’on devenait un héros authentique ? Ecoutez Benito Pelegrin et laissez-vous séduire par Baltasar Gracian. Car succomber au charme, écrit-il, revient déjà à approcher la vérité.

    TEXTES : Baltasar Gracian, Le Héros, 1637, adresse au lecteur, trad. Pelegrin, Seuil, p. 67
    Baltasar Gracian, Art et figures du succès, 1647, Seuil Poche Point, p.73-74
    Baltasar Gracian, Oracle manuel et art de la prudence, 1647, partie II « Figures du succès », aphorisme 126 trad. Pelegrin, Seuil, p. 321
    Nietzsche, Humain trop humain, Chapitre 8, « Coup d’œil sur l’Etat », Laffont p.642-643.
    Baltasar Gracian, Le Héros, 1637, "principe premier », trad. Pelegrin, Seuil, p. 69.
    Crédit France Culture.


  • A.G. | 17 octobre 2012 - 20:28 2

    Art et figures du succès (Oracle manuel)

    Paru en août 2012, coll. Points - Essais n°690

    Quatrième de couverture

    « Étoile de première grandeur », selon Lacan, dans la tradition des moralistes européens, le jésuite espagnol Baltasar Gracián (1601-1658) semble avoir pressenti la société d’aujourd’hui. En témoignent ces quelques aphorismes : « Il ne suffit pas d’avoir raison avec un visage qui a tort » ; « C’est une grande adresse du savoir-vivre que de savoir vendre du vent » ; « Donner d’avance comme un cadeau ce que l’on devra donner ensuite comme un salaire », etc.

    Les trois cents conseils d’Art et figures du succès (Oracle manuel), loin d’être confinés à l’homme de cour, s’adressent à l’homme tout court, désireux de réussir en ce monde, celui qui sait demander, refuser, simuler, dissimuler. Cet art d’agréer pour agresser, de séduire pour réduire, est aussi un art de vivre, un manuel de civilité dans la violence sociale.

    Rendant à l’écriture de Gracián ses jeux de sens et de sons baroques, le texte de Benito Pelegrín, « lu à haute voix, soutient, par son mordant, son souffle, sa sonorité, la comparaison avec l’original » (Mercedès Blanco, Critique).

    Un complément indispensable à L’Art de la guerre de Sun zi et aux Poésies de Ducasse ?
    De tous ces aphorismes, j’aime bien :

    le 169 : « — Il est plus dommageable de manquer un seul coup qu’il n’est avantageux d’en réussir cent. Personne ne regarde le soleil au zénith, mais tous, s’il s’éclipse. La critique vulgaire ne vous comptera pour rien les réussites, mais retiendra le moindre échec. On parle davantage des méchants pour en murmurer que des vertueux pour les louer ; certains n’ont dû leur célébrité qu’à leur seule chute, et tous les succès ensemble ne suffisent à farder le moindre échec. Soyez sans illusions : si elle ne retiendra aucune de vos belles actions, l’envie ne vous en passera aucune mauvaise. »

    Il vaut mieux éviter cela. Comment ?

    56 : « — Avoir de bons réflexes. Ils naissent d’une heureuse promptitude. Pour elle, il n’y a ni embarras ni imprévus, grâce à sa prestesse et à son aisance. Certains pensent beaucoup pour tout rater ensuite, et d’autres réussissent tout sans y avoir pensé auparavant. Il y a des caractères conflictuels qui n’agissent mieux que dans l’adversité, ce sont des prodiges qui réussissent tout dans l’improvisation, mais qui ratent tout dans la préméditation ; s’ils ne réussissent pas du premier coup, ils ne réussissent jamais, quoi qu’ils fassent ensuite. On aime toujours cette prestesse parce qu’elle suppose une capacité étonnante : finesse de l’esprit, bon sens de l’acte. »

    224 « — Savoir prendre les choses. Jamais à rebrousse-poil, quand elles se présenteraient ainsi. Toutes ont leur endroit et leur envers. Même la meilleure, prise par la lame, peut fendre et, au contraire, la pire peut défendre, prise par le pommeau. Beaucoup résultent incommodes qui, bien regardés les avantages, eussent été commodes et profitables. Tout a du bon et du mauvais : l’adresse est d’en saisir l’intérêt. Une même chose a différentes faces selon la lumière et l’angle du regard : il la faut envisager sous le meilleur. On ne doit pas troquer les freins du bien et du mal. De là vient que certains trouvent en tout du plaisir et d’autres, du chagrin. Grande leçon contre les revers de la fortune et grande règle de la vie en tout temps et en tout emploi. »

    L’aphorisme 25 n’est pas mal non plus :

    25. « — Bon entendeur. Comprendre était autrefois l’art des arts ; cela ne suffit plus, il faut deviner, et davantage, pour se désabuser. Ne peut être entendu qui n’est bon entendeur. Il y a des sourciers de l’âme et des lynx des intentions. Les vérités qui nous importent le plus s’offrent toujours à demi-mot ; que le prudent les reçoive à sens plein : si elles sont favorables, tirer la bride de la crédulité ; si elles sont odieuses, l’éperonner. »

    À bon entendeur, salut !


  • A.G. | 4 octobre 2008 - 14:21 3

    Le fantasque Baltasar Graciàn. Voici l’émission que je signalais dans mon commentaire d’il y a quelques mois :

    [mp3]

    Pour démarrer l’écoute, cliquez deux fois sur la flèche verte

    Il y est beaucoup question du Criticon, admirablement traduit par Benito Pelegrin (Ed. du Seuil).

    " Récit fantastique, roman satirique, pamphlet ravageur, contre-utopie, traité philosophico-éthico-théologique, le Criticon est cette oeuvre proliférante, monstrueuse à sa façon comme le baroque en a été prodigue [...] " écrit Jacques Henric dans son dernier feuilleton (art press n° 348, octobre 2008, p.82) sous le titre " la saga des "hommes rapiécés" " (l’expression est Graciàn).


  • D.B. | 21 avril 2008 - 17:47 5

    Dans le prolongement de la parution des "Traités", aux éditions du Seuil en octobre 2005, paraît actuellement chez le même éditeur, toujours traduit et présenté par B Pelegrin, "Le Criticon".

    La première des deux dédicaces est la suivante :

    "A Philippe Sollers qui avait salué mon premier Gracian depuis les temps de Tel Quel"


  • D.B. | 13 février 2008 - 19:49 6

    Et pour l’actualité éditoriale de B Pelegrin, son dernier ouvrage paru il y a quelques jours sur le baroque :

    http://www.sulliver.com


  • V.K. | 12 février 2008 - 09:09 7

    « L’homme universel ou le sage sait partager sa vie
    comme ayant peu et beaucoup à vivre. » _ Baltasar Gracián _ L’homme universel, chapitre 25

    Dans ce chapitre, Gracián déploie une allégorie du partage en trois étapes de la vie d’un homme sage :
    _
    _ « Dans la première partie, il s’emploie à s’entretenir avec les morts. Expliquons ce petit mystère. Je veux dire que le sage destine à la lecture la première portion de ses jours, et je n’appelle point encore cela s’occuper : ce n’est que se disposer au travail. Cependant, cette espèce d’étude n’est pas indigne de louange. Car la plus noble fonction de l’esprit est d’apprendre, de même que la perfection, qui nous élève davantage au-dessus d’un autre homme, est de savoir. Mais, afin que les livres nourrissent et ornent l’esprit, il faut connaître les meilleurs en chaque genre : le commerce des gens de lettres et notre propre discernement, appuyé de leur suffrage, sont les moyens d’acquérir cette précieuse connaissance.
    _
    _ « La seconde partie est destinée à s’entretenir avec les vivants et à voyager pour cela dans les différents pays qu’ils habitent. Ce goût de voyager est heureux pour celui qui entreprend de le faire, à dessein de s’instruire par lui-même, et qui est capable d’y réussir. Il a la légère fatigue de chercher, mais il a le plaisir extrême de découvrir tout ce qu’il y a de plus curieux dans le monde et d’en jouir.

    « Et la dernière partie de la vie, qui doit être la plus longue et qui est la meilleure, on la passe à s’entretenir avec soi-même : je veux dire, à méditer ce qu’on a lu et ce qu’on a vu, pour en faire un usage convenable à sa condition. Tout ce qui est entré chez nous par les sens attentifs se retire dans l’esprit et y demeure, afin d’être mis en ?uvre à notre façon. »

    Crédit


  • D.B. | - 0:0 8

    On signale la parution le 16-12-2010 en Folio classique de :
    L’HOMME DE COUR [2010]. Précédé de 1684, essai de Marc Fumaroli. Édition de Sylvia Roubaud, trad. de l’espagnol par Abraham-Nicolas Amelot de La Ho