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Pour François Jullien

Philippe Sollers : Comment être chinois, La voie chinoise.

D 31 décembre 2007     A par Albert Gauvin - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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« Philosopher, c’est s’écarter. » François Jullien, Chemin faisant, 2007.

Depuis maintenant près de trente ans François Jullien a multiplié les livres — traduits dans une vingtaine de pays — sur la Chine et la pensée chinoise. Sept de ces livres viennent d’être réunis aux éditions du Seuil sous le titre La pensée chinoise dans le miroir de la philosophie [1]. En octobre 2007 un professeur de philosophie chinois, Du Xiaozhen, organisait un colloque à l’Université de Pékin sur le thème : "Comment penser l’autre — dialogues avec François Jullien". Dans le même temps, réplique au pamphlet du sinologue Jean-François Billeter et son Contre François Jullien [2], et après la réponse de Jullien lui-même dans Chemin faisant, connaître la Chine, relancer la philosophie (Seuil, 2007. Son "Discours de la méthode".), un recueil d’articles de plusieurs intellectuels — Oser construire : Pour François Jullien — était publié aux éditions Les empêcheurs de penser en rond [3] tandis que Jean-Hugues Larché (auteur, avec Philippe Sollers, de Nietzsche, miracle français) lui consacrait un DVD : Disponibilité de la pensée chinoise.
Enfin François Jullien vient de publier De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures. [4].

Philippe Sollers, qui déclarait à la radio avoir récemment réalisé un entretien avec François Jullien, lui a déjà consacré plusieurs articles.

Autant d’occasions de faire le point [5]

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Pékin : Le Penseur de Rodin.
L’Infini 83, p. 6. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Comment être chinois 

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Parlons, une fois de plus, dans le désert, François Jullien doit avoir l’habitude. Mais il s’obstine, ce curieux penseur, il tient à son évidence chinoise devant laquelle les Occidentaux passent sans la voir, d’autant plus (ruse suprême) que les Chinois ont décidé de s’occidentaliser à outrance pour mieux se dissimuler aux regards. Ils avalent tout ces Chinois : Mongols, bouddhisme indien, jésuites, opium, Japonais, Russes, communisme, marchandisation, technologie, spectacle global. Le choc des civilisations les laisse indifférents. Ils ont le temps, ils progressent, ils attendent. Ils suivent les modifications, les métamorphoses, ce sont des classiques du changement permanent.

D’où leur vient cette mobilité, cette fluidité agaçante ? Le XXIe siècle est déjà à eux, mais nous préférons ne pas le savoir. Nous avons notre métaphysique, nos préjugés, nos automatismes, notre fausse morale, nos calculs. Nous pensons qu’un objet est un objet, et un sujet un sujet. Nous dominons, nous imposons, nous envahissons, nous nous répandons. La Chine, elle, fait semblant d’accepter, reçoit, enveloppe, digère, dissout, se tait, se remet à couler comme un fleuve. On ne la voit pas déclencher des croisades au nom de Dieu, croire à la fin de l’Histoire, se mêler de terrorisme, prêcher le Prophète, se vanter d’être dans le Bien, s’agiter dans l’autodestruction, cultiver l’hystérie, adorer le diable. Un de ses plus grands peintres, Shitao, laisse tomber : « Le monde et moi-même nous nous rencontrons en esprit, et les traces se transforment. » Qu’est-ce que ça veut dire ? Comment vivre ainsi ?

Voici de la peinture, voici de la pensée. Je suis dans le paysage, le paysage est en moi. Je suis une montagne ou un océan, ou plutôt la montagne et l’océan m’habitent, ils ont une intention profonde. Rien de romantique, il s’agit d’un souffle, d’une énergie, je dois les laisser passer. La peinture est une écriture, je me recueille et j’atteins la « grande simplicité », le « non-séparé ». Je vais être allusif, évasif, libre, à l’aise. En réalité, je pars d’un vide actif, je reste en mouvement, j’arrive à garder tout en vol. Si je fais trop ressemblant, ce sera vulgaire, si je ne fais pas assez ressemblant, je tomberai dans la divagation. Je ne suis ni réaliste ni naturaliste.

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Shitao

Contrairement à ce qu’on m’a appris, la Nature raffole du vide, elle ne demande qu’à se déployer par rapport à lui. Le paysage n’est donc pas un décor, un tableau à recopier, mais un partenaire. Il me charge de parler à sa place, c’est du « spirituel animé ». Le fond est un jeu, il émerge, il s’immerge. Mon temps quotidien est celui des saisons. La société veut détruire ma vie, je la nourris en douce. Plus exactement, les montagnes ou les rivières s’en chargent pour moi. En restant assis près d’une fenêtre, avec une table propre, un pinceau et de l’encre, « j’explore les quatre coins du monde ». Un seul trait de pinceau, et c’est parti. Un seul trait de plume. Du coeur à la main, le poignet est l’organe essentiel. Je ne suis pas prisonnier de mon oeil, un coup yin, un coup yang, je rentre en contact avec ce fameux tao dont on fait un au-delà fumeux alors qu’il est la voie de la respiration elle-même. Shitao : « L’encre, en imprégnant le pinceau, porte à l’animation alerte ; le pinceau, en faisant évoluer l’encre, porte à la dimension d’esprit. » Jullien, qui analyse tout cela de très près, cite Picasso : « Si j’étais né Chinois, je ne serais pas peintre, mais écrivain. J’écrirais mes tableaux. » Bien entendu, nous sommes ici dans la poésie la plus stricte, mais surtout dans le « sans effort » (tian gong). Rien n’est fermé mais je dois sans cesse désobstruer, désobscurcir, ouvrir, éclairer. Ce que je peins, ce que j’écris sera ainsi au-delà de l’encre et du pinceau, et même au-delà des mots. Rien n’est « fini », tout se passe « comme si, sur le papier, naturellement, se produisait une peinture ». Et pourquoi pas comme si, sur le papier, naturellement, un livre s’était écrit ?

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Cézanne, La montagne Sainte Victoire.

Cézanne, devant un paysage, trouvait que passait sur lui « un sourire d’intelligence aiguë ». Il est mort en embrassant sa montagne Sainte-Victoire. Il devenait de plus en plus chinois. On se moquait de lui, on préférait des croûtes. On a cru qu’il annonçait « l’art moderne » alors qu’il s’agissait pour lui d’une expérience spirituelle que le mot « yi », en chinois, concentre comme une sorte de paradis naturel. Comment être à la fois détaché, dégagé, solitaire, vacant, harmonieux, paisible ? C’est-à-dire le contraire de contraint, lourd, embarrassé, grégaire, occupé, discordant, confus, malveillant, brutal ? C’est simple : il convient d’accéder au renouvellement constant, à la modification continue, à la libération de toute inquiétude, à la vibration de ce que nous ne considérons jamais avec assez de stupeur et de fraîcheur : la vie.

Philippe Sollers, Le Nouvel Observateur du 27/02/2003.
L’Infini 83 (Eté 2003), p. 7-8

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 La Voie chinoise 

La Sagesse, en Occident, n’a pas bonne réputation. Elle paraît fade, plate, médiocre, inessentielle, sourdement réactionnaire, justifiant à l’avance toutes les demi-mesures, tous les compromis. Par définition, elle serait insensible au pathétique et au tragique de l’existence, tempérée par manque de tempérament, centriste, opportuniste, hypocrite, vicieuse, trompeuse. C’est le mol oreiller du doute de Montaigne si sévèrement critiqué par Pascal, la philosophie rabougrie du pauvre, la religion commode de celui qui se lave les mains des malheurs du monde, bref, une inhibition, une résignation, une désertion.

La religion, la philosophie, voilà pour nous, en revanche, des affaires sérieuses. Grâce à elles et à leurs clergés successifs, la réalité a un sens, la vie une vérité, la société un but. La science a beau les bousculer de temps en temps, elles persistent, elles insistent. Il s’agit de lutte, de combat, l’Histoire doit se laisser déchiffrer comme cohérente quelles que soient les exterminations qu’elle entraîne. Rien n’a lieu, ni ne peut avoir lieu, pour rien. Vous avez tort, j’ai raison, et s’il m’est arrivé d’avoir tort, pardonnez-moi, mais j’ai eu raison quand même. Mes monstruosités m’ont échappé malgré moi, on m’a mal compris, je me repens, je continue, c’est mon devoir et ma pente. Le vrai triomphera du faux, le normal de l’anormal, la justice de l’injustice. La religion, c’est l’éternel retour (on en a les témoignages de façon cyclique). Quant à la philosophie, si elle en vient à s’épuiser dans le moralisme primaire (exemples à la pelle), on peut toujours en retrouver les traces dans la manie idéologique : je calcule, je juge, je pense, je m’estime supérieur à vous, donc je suis.

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Un plaidoyer pour la Sagesse semble donc impossible, d’où son intérêt. Après Le Détour et l’Accès et Traité de l’efficacité, voici, de François Jullien, Un Sage est sans idée. Un individu sans idée ? Quelle idée ! Mais nous sommes en Chine. Et ce livre, qui, comme les précédents, fera date, sans bruit, comme tous les événements fondamentaux, nous montre admirablement l’autre de notre civilisation et de nos réflexes. Pour savoir où va la Chine se conformant de plus en plus à notre économie, il est indispensable de savoir d’où elle vient. Et nous, d’où venons-nous et où allons-nous ? Tout le monde sait déjà que cette confrontation sera la grande question du XXIe siècle. Oui, la Chine est bien notre autre, ni religieux, ni philosophique ; ni Grec, ni Biblique, ni Indien. Ne pas vouloir en tenir compte serait de la violence pure. Bien entendu, la Chine actuelle doit adopter un système démocratique fondé sur les droits de l’homme. On le répète, on a raison, l’unification technique planétaire l’exige. Mais il ne s’ensuit pas que nous devions ignorer l’histoire de son fonctionnement symbolique, qu’elle est d’ailleurs en train d’oublier. Le paradoxe est là (et François Jullien est actuellement le seul à le penser à fond) : il nous revient, au-delà de la philosophie, d’interroger la mémoire chinoise pour nous éclairer nous-mêmes. La « crise asiatique », c’est nous.

Le Sage chinois est « sans idée », il ne conçoit pas, il traverse. Son action est une régulation, son « juste milieu » n’a rien d’une demi-mesure, c’est une façon d’être dédoublé aux extrêmes en n’inclinant vers aucun d’entre eux. Il ne s’arrête pas, ne se fixe pas, ne poursuit rien, ne prêche rien. Il s’engage et se retire, il peut être très rapide et très lent, il évolue selon les situations et les circonstances parce qu’il pense que tout est flux, transformation, procès. La « Voie » chinoise s’écoule et ne va nulle part. Elle était là, elle est là, elle sera là, sans cesse la même et jamais la même. Il faut correspondre à son immanence en étant comme elle. Le Sage n’est donc pas timoré, mais très attentif, sa réserve n’a rien d’une incapacité à la violence. Simplement, il ne fixe pas un horizon au regard, une essence à la vérité, son unité est celle d’un tissu commun à toutes choses. Le réel, pour lui, est immédiatement là, sous nos yeux, mais nous ne le voyons pas. Il faut le « réaliser » pour le ressentir, l’évidence est ce qu’il y a de plus négligé et de plus caché (facile à vérifier tous les jours : ça parle, ça parle, ça ne s’aperçoit de rien). Le Sage, donc, ne discourt pas, ne discute pas, il préfère procéder par allusions, par remarques. Ni relativiste ni sceptique, ses manifestations sporadiques (des entretiens) sont liées par un fil inapparent continu. On dirait que pour lui, dépourvu de moi, je est sans fin un autre, un autre qui se dépense, se déploie. Comme le dit François Jullien, il indique que « toute existence est à la fois tendue et transitoire ». Capter, laisser passer, sans mystère, voilà son rythme. On comprend, dès lors, que la peinture et la poésie sont, en Chine, placées, en même temps que la pensée, dans un autre espace. On ne représente pas, on fait respirer, on actualise ; le vide et le blanc sont des éléments actifs des tableaux, des quatrains. Pas de commentaires abusifs, on embrasse, chaque fois, une globalité passagère. L’esprit est concentré sur l’ainsi ; il est ample, spacieux, paisible (le chinois xian-xian). En un sens, il n’y a rien à dire : « Les saisons suivent leur cours, tous les existants prospèrent : quel besoin le ciel aurait-il de parler ? » Le Sage ne dialogue pas, il soliloque. « La philosophie est exclusive, comme l’y oblige la vérité, la sagesse est compréhensive. » Le Sage reste ouvert, disponible, spontané. Il dissout les contradictions, il agit comme une musique silencieuse. François Jullien écrit : « Je ne m’"obstine" dans aucune position ; et, si je suis différent d’eux tous et n’entre dans aucune catégorie, c’est qu’il n’y a rien pour moi qui, par principe, soit possible ou ne soit pas possible, à faire ou à ne pas faire, qui convienne ou ne convienne pas. »

Voilà, n’est-ce pas, qui est violemment irritant. Nous sommes, nous, dans la partialité obsessionnelle, la discussion inutile, le durcissement du point de vue, la volonté de volonté, la hantise de la perspective et du rendement ; ou bien nous nous réfugions dans l’irrationnel, la mystique. Les sectes savent cela. Le Sage chinois, au contraire, n’aspire qu’à la détente, à la décontraction ordinaire, à la sérénité, au détachement. Il est abandonné et content, il « laisse là les convulsions », l’hystérie le trouve impassible, il ne cherche pas. Il trouve ; il vit au gré dans la voie du ciel. Ça va ? Ça va. « Chaque réalité résonne selon sa propre disposition. » Le réel est un avènement permanent, plus proche de Rimbaud que de Platon ou de Hegel. Penser, peindre, poétiser ont le même tao, le vrai, l’irrécusable, pas celui de la propagande publicitaire bouddhiste ou orientaliste. En exergue à Un Sage est sans idée, François Jullien cite une remarque de Wittgenstein de 1947 (la date est intéressante) : « La sagesse est grise. La vie, au contraire, et la religion sont pleines de couleurs. » On aimerait retourner la formule, au vu de ce qui, désormais, a cours : « La vie, la religion, la philosophie, la politique, la finance sont grises. La sagesse, elle, savoure les couleurs. »

Philippe Sollers, Le Monde du 06/02/98.

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et ils ne virent pas qu’ils étaient nus...

par Jacques Henric

Pour qui veut comprendre au mieux la culture dans laquelle il est né, deux attitudes s’offrent a lui. La première : s’y consacrer tout entier, s’enfoncer continûment en elle. Bénéfice d’une telle démarche : une connaissance détaillée et sans cesse approfondie de ladite culture. Danger : s’y perdre, y risquer la vue et, comme la taupe surgissant de ses galeries souterraines, ne plus discerner les mille spectacles nouveaux qu’offre le réel. La seconde attitude : la visiter cette culture, bien sûr, et dans ses soubassements, mais sans s’y aveugler. Vient le moment où on se dit : ça suffit comme ça ! Allons voir ailleurs, quitte à revenir ici, mais chargé d’une vision et d’un savoir neufs. François Jullien est un de ces explorateurs de terres étrangères qui, de temps à autre, revenu de ses pérégrinations, vient nous parler de ce qui nous habite. Nous, c’est-à-dire les Occidentaux, pétris que nous sommes de culture grecque, Juive et chrétienne. Philosophe, François Jullien, lui-même nourri d’Aristote et de Platon, un jour a décidé d’aller voir ailleurs que chez les Grecs si la pensée n’avait pas connu un autre lieu de naissance. Un lieu le plus éloigné possible, le plus radicalement autre. Il l’a trouvé ce lieu : la Chine. Opération de « grand écart ». Il la tenait sa distance maximum par rapport à l’Europe. De Chine, il pouvait ainsi diriger vers nous avec profit son puissant télescope (faisant également office de très grossissant microscope). Il a consigné ses observations dans de captivants ouvrages, dont Un Sage est sans idée [6] et le Détour et l’Accès [7]

« Grand écart », le mot n’est pas excessif. Qu’on en juge en lisant le long entretien que François Jullien a accordé a Thierry Marchaisse [8]. La langue, déjà (il en est longuement question dans l’entretien entre Philippe Sollers et Benoît Vermander) rien de commun entre les indo-européennes et la chinoise. La littérature chinoise elle ignore l’épopée. Pas d’aèdes, pas d’acteurs ni d’orateurs. Donc pas de discours public (importantes conséquences sur le plan politique). La pensée chinoise n’a jamais été habitée par l’idée d’une « création artistique », d’une « inspiration » poétique. Le Moi-auteur face au monde n’y a aucun sens. Pas de place pour la mimesis, la théologie, les dogmes, la quête de la Vérité. Les oppositions sensible/intelligible, sujet/objet, n’ont aucune pertinence. Enfin, et c’est là que l’abîme se creuse un peu plus, la langue chinoise ne possède pas de verbe être. Du coup, la Chine est indifférente à l’idée de Dieu, telle que nous nous l’entendons, et plus essentiellement a ce qui est le fondement même de notre philosophie : la pensée de l’être. C’est précisément sur cette question de l’essence que revient François Jullien dans son dernier essai paru, De l’essence et du nu [9]. Il le fait, comme l’indique d’emblée le titre, par un biais inattendu : le Nu.

La conclusion de son enquête laisse perplexe : le Nu, en Chine, n’existe pas ! Y aurait-il, direz-vous, sur le globe des milliards d’individus qui ne se mettraient jamais complètement a poil ? Aussi peu familier qu’on soit avec la culture chinoise, vrai qu’on n’a pas le souvenir d’avoir vu d’images (dessins, gravures, peintures, photos) de corps chinois nus. Vraiment nus, tout entier nus. A moitié, oui ; copulant parfois, oui, mais jamais sans qu’un bout d’étoffe ne voile une partie du corps ou l’autre. Car il s’agit bien, on l’a compris, dans le constat de François Jullien sur le Nu, non de corps réels mais de leur représentation.

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La raison avancée par François Jullien de ce qui est pour nous, qui sommes amateurs et gros consommateurs de bipèdes humains figurés en tenue d’Adam et Eve d’avant le péché (nos musées en regorgent...), une quasi incongruité ? En résumant, et grossissant le trait : le Nu humain est le socle sur lequel la philosophie, depuis ses débuts en Occident, s’est constituée. Il est un paradigme, une force d’effraction et de stupéfaction. Etant la « chose même » (il est la seule réalité qui n’a aucun « au-delà », aucun «  indépassable »), c’est lui, le Nu, qui a rendu possible la pensée de l’être, l’ontologie. Il est une « limite », un « point d’arrêt », un « absolu ». Il « porte la présence à son comble ». Dans le sens où l’entend Platon (le beau, comme « ce qui surgit le plus à la manifestation »). il est la beauté par excellence.

Or, rien de tel en Chine, explique François Jullien. Pas d’essence à fixer. Le réel est conçu comme « un continuum d’évolution ». Pas d’archétypes, de formes éternelles, de modèles, de beauté idéale. Le corps anatomique occidental y est inexistant. Le corps chinois n’a pas un statut d’objet. Il est un lieu de flux, de passages, de souffles, d’énergies, de métamorphoses permanentes. Il ne peut être fixé dans une forme. En un mot, le Nu, comme on le voit figuré sur les photos (très esthétisantes) de Ralph Gibson qui illustrent en regard de dessins et gravures chinois le propos de François Jullien, est inconcevable en Chine.

Le C.Q.F.D. de François Jullien est mené avec rigueur et brio. On reste, néanmoins, et c’est bon signe, un tantinet sur sa faim. On aimerait savoir, par exemple, quelles conséquences a sur sa vie érotique l’idée que le Chinois se fait de son corps ? François Jullien trouve-t-il pertinente la façon qu’a le philosophe allemand Peter Sloterdijk d’opposer « la dépense dionysiaque de l’homme occidental, cette apocalypse génitale » à une culture, la chinoise, qui ne croit pas « au dur, au rapide, au violent », qui ne laisse aucune place à notre culte du « déchargement, pour la jouissance de soi dans la combustion accélérée ». « L’Occident, poursuit Sioterdijk, a fixé sa dynamique apocalyptique sur les parties génitales, il a, pour ainsi dire, plaidé pour une mobilisation érotique infinie, on peut même dire que l’homme occidental préfère une fin dans la terreur à un rapport sexuel sans fin ». Et les Chinois ? ils laisseraient, selon lui, la chose « se dérouler très lentement », ils évolueraient « dans le delta de Vénus comme des poissons fatigués, un peu désorientés » et cela pourrait « durer des heures ».

Qu’en pensent les Chinois eux-mêmes, comment vivent-ils la chose ? Et les Chinoises ? Ah ! si nos philosophes qui se meuvent dans le ciel des concepts et des idées abstraites pouvaient de temps à autre, comme le firent certains d’entre eux, parler à partir de leurs expériences personnelles, de leur vie... Serait-ce malséant, voire grossier, de demander à Sioterdijk ou à François Jullien s’ils ont « connu », au sens biblique, des Chinoises, ce qu’elles ont dit ou tu, avant, pendant, après la « chose » et comment celle-ci s’est déroulée... ? Oui ? ce serait inconvenant ?.. O.K., je n’insiste pas..

Jacques Henric, art press 266, mars 2001.

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Voir en ligne : François Jullien sur wikipedia



[1

[2Allia, 2006.
Jean François Billeter est l’auteur de plusieurs livres importants notamment sur Tchouang-tseu. Sollers lui a consacré plusieurs articles dans Le Monde.
Dans Contre François Jullien il reproche à ce dernier d’avoir fait de la Chine l’autre absolu empêchant par là de penser ce qui peut nous rapprocher d’elle.
Sollers lui-même est pris à parti (p.106) en raison d’un article qu’il a consacré à la traduction en Pléiade du Houai-nan-tseu. Billeter écrit :

« ils se font de la Chine [...] une sorte d’ailleurs absolu dont c’est le charme d’être incompréhensible. Philippe Sollers leur a donné le ton dans son compte-rendu du Monde : " Lecteur bénévole, improbable et sincère, tu n’as, ces temps-ci, qu’un livre à te procurer d’urgence pour le méditer sans cesse pendant les années à venir : le merveilleux Houai-nan-tseu...". L’ouvrage est intégré à une sorte de pataphysique universelle : " L’harmonie imprègne toute chose ; les affinités électives suivent leur cours. Vous passez de propositions sur le néant et le vide à de petites fables sur ce ce qui s’ensuit dans l’existence ". Ce genre d’éloge capricieux n’est pas innocent. Il fait partie d’un discours aujourd’hui répandu qui nie la possibilité même de toute pensée soutenable et affirme que notre monde, marqué par l’échec généralisé des tentatives de changement, est, somme toute, très bien tel qu’il est. Toutes les solutions étant imaginaires, dit ce discours, préférons les plus inattendues, les plus absurdes. »

Difficile pour un non sinologue d’entrer ici dans ce débat même si nous doutons fort que Sollers ou Jullien soient à ranger dans la catégorie des gens pour qui « notre monde [...] est très bien tel qu’il est. » Nous nous contenterons de noter que J.F. Billeter critique aussi la traduction du Houai-nan-tseu, que ce volume de la Pléiade est publié sous le titre générique de Philosophes Taoïstes II et que Sollers mentionne dans ses Mémoires (p.210) que "les taoïstes" sont "à refaire".

On trouvera une présentation et une discussion du livre de Billeter sur le site Question Chine.
La polémique lancée dans son pamphlet ne doit pas empêcher de lire ses autres livres qui sont précieux pour qui veut comprendre la Chine et la pensée chinoise aujourd’hui. On en trouvera la liste ici. L’art chinois de l’écriture (Skira, Genève 1989), les Leçons et Etudes sur Tchouang-tseu (Allia, 2002 et 2004) sont passionnants.

Voir également :
Simon Leys, Connaître et méconnaître la Chine et Qui est Tchouang-tseu ?.

[3 Avec les contributions, entre autres, de Pierre Chartier, Alain Badiou, Jean Allouch, Paul Ricoeur, Du Xiaozhen, Léon Vandermeersch et Françoise Gaillard.

[4Présentation de l’éditeur (Fayard).
« Y a-t-il des valeurs universelles ? Où situer le commun entre les hommes ? Comment concevoir le dialogue entre les cultures ? Pour y répondre, il nous faut suivre l’avènement du politique à partir du commun ; en même temps que remonter dans l’histoire composite de notre notion d’universel : à travers l’invention du concept, la citoyenneté romaine ou la neutralisation de tous les clivages dans le salut chrétien. Mais il conviendra également d’interroger les autres cultures : la quête de l’universel n’est-elle pas la préoccupation singulière de la seule Europe ? Il est temps, en effet, de sortir à la fois de l’universalisme facile et du relativisme paresseux : notamment, de requalifier, mais par leur versant négatif, un absolu des droits de l’homme ; de repenser le dialogue des cultures en termes non d’identité et de différence, mais d’écart et de fécondité en même temps que sur le plan commun de l’intelligible ; d’envisager ainsi ces cultures comme autant de ressources à explorer, mais que l’uniformisation du monde aujourd’hui menace. Car seul ce pluriel des cultures permettra de substituer au mythe arrêté de l’Homme le déploiement infini de l’humain, tel qu’il se promeut et se réfléchit entre elles. »

Ce livre trouve son origine dans un exposé fait dans le cadre du Cours méthodique et populaire de philosophie organisé par l’Institut de la pensée contemporaine de l’Université de Paris-7 Denis Diderot en collaboration avec la Mairie de Paris (10 mai 2006). Des développements furent apportés le 24 novembre 2006 dans le cadre du Colloque ASDIFLE-Université Paris Dauphine : L’interculturel : un champ pluridisciplinaire de recherche.
Cf : Conférence inaugurale : Comment penser le dialogue entre les cultures
ou : Conférence inaugurale : Comment penser le dialogue entre les cultures.

Biographie de l’auteur. François Jullien est professeur à l’université Paris-VII-Denis-Diderot et membre de l’Institut universitaire de France, il est aussi directeur de l’Institut de la Pensée contemporaine. Il a été président de l’"assemblée collégiale" du Collège international de philosophie (de 1995 à 1998), président de l’Association française des études chinoises et, pendant dix ans, directeur de l’unité "Asie orientale" de l’Université Paris-7. Il a été — et reste —, comme il le rappelle dans Chemin faisant, en fonction de sinologue.

[5Sur La structure de l’occasion, se reporter au Traité de l’efficacité (Grasset, 1996).
François Jullien, dans de très belles pages, y distingue la conception grecque du kairos et la conception chinoise du ji, leur différence quant au temps, à l’action.
Passage à une« autre conception de l""occasion" : non plus comme la chance qui s’offre au passage, par un heureux concours de circonstances, incitant à l’action et favorisant son succès ; mais comme le moment le plus adéquat pour intervenir au cours du processus engagé (au point que, à la limite, cette intervention n’en est plus une — tellement on y est poussé), celui où culmine la potentialité progressivement acquise et qui permet de dégager le plus d’efficacité. » (p.83).
Lire également : Lin Chi-Ming, Comment faire travailler un écart dans Oser construire..., p. 92.
Mais aussi Sollers qui écrit dans Guerres secrètes : " Toujours un sens aigu du moment, de la situation, du temps. Ne rien faire, mais que rien ne soit pas fait : c’est fondamental. "(p.273)

[6Seuil.

[7Grasset.

[8Penser d’un dehors (la Chine). Entretiens d’extrême-Occident. Un très riche dialogue où il est question, bien sûr, de la Chine, ancienne et contemporaine. A lire aussi le récit impressionnant que François Jullien fait de son séjour en Chine en pleine Révolution culturelle.

[9Editions du Seuil.

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4 Messages

  • Albert Gauvin | 25 mars 2015 - 00:50 1

    Comment dit-on "liberté" à Pékin ? Les 7 notions-clés de la pensée chinoise

    Le philosophe François Jullien publie un passionnant "Lexique euro-chinois". Il nous présente ici sept "correspondances", fondamentales pour comprendre comment 1,3 milliard d’humains voient le monde.


  • A.G. | 4 avril 2008 - 16:39 2

    Au moment où la radio annonce qu’au Tibet la police chinoise a à nouveau ouvert le feu sur des manifestants tibétains, je lis cet article de François Jullien Universels, les droits de l’homme ?.

    Extraits :

    « Comment dit-on « droits de l’homme » en chinois, en le traduisant de l’« occidental » ? Ren (« homme »)-quan. Désignant en propre la balance et l’opération de la pesée, quan sert à dire aussi bien le « pouvoir », notamment politique (quan-li), que ce que nous entendons par « circonstance » ou par « expédient » (quan-bian, quan-mou) : ce qui, par sa variation et s’opposant à la fixité des règles (jing), permet à la situation de ne pas se bloquer, mais de continuer d’évoluer conformément à la logique du processus engagé. Aussi, que ces deux sens se rejoignent au sein du terme qui sert à traduire « droit(s) » quand on dit « droits de l’homme » rend manifeste la torsion subie - même si cette greffe étrangère a bien pris en chinois moderne : quand ils revendiquent les droits de l’homme, les jeunes Chinois de la place Tiananmen savent désormais comme les Occidentaux de quoi ils parlent. Reste qu’on ne peut faire fi de l’écart précédent des pensées, au risque, sinon, de renoncer à la clairvoyance de tout engagement politique. »

    « Pensons, selon l’exemple chinois, au cas de celui qui, apercevant soudain un enfant sur le point de tomber dans un puits, est aussitôt pris de frayeur et fait un geste pour le retenir (non parce qu’il entretiendrait une relation privilégiée avec ses parents, ou qu’il voudrait s’en faire un mérite, ou qu’il craindrait sinon d’être blâmé...) : ce geste nous échappe, il est complètement réactif ; nous ne pouvions pas ne pas le faire. Or, selon le philosophe chinois Mencius (6), « qui n’a pas une telle conscience de la pitié n’est pas homme ». Bref, qui n’aurait pas tendu le bras « n’est pas homme ». Plutôt que de partir d’une définition de l’homme qui nécessairement serait idéologiquement déterminée et, de ce fait, particulière, Mencius fait surgir - et ce, négativement, lui aussi, à partir de son défaut inadmissible - ce qui, en soi, en tant que réaction incontrôlée d’« humanité », a vocation d’universalité. Il ne s’agit donc pas là d’un « universalisable » en tant qu’énoncé de vérité ; mais est universalisant ce refus irrépressible : de laisser l’enfant tomber dans le puits. Et ce cri qu’on jette (ce bras qu’on tend) devant cet enfant sur le point de tomber dans le puits est à l’évidence, sans qu’il soit besoin d’interprétation ni de médiation culturelles, celui - « foncier » - du sens commun de l’humain . Prendre en compte, autrement dit, la disparité des cultures et la façon dont elle nous oblige à débusquer l’impensé de notre pensée n’est pas pour autant renoncer à l’exigence du commun. »

    Lire aussi : "Les JO n’améliorent pas les droits de l’Homme, au contraire"


  • A.G. | 4 janvier 2008 - 22:11 3

    On lira dans le dernier numéro du Magazine littéraire (janvier 2008) un entretien entre Bruno Latour et François Jullien : Comment rebâtir un monde commun entre les peuples ?
    Bruno Latour, sociologue des sciences, anthropoloque et philosophe, auteur d’une contribution dans le livre  Oser construire, Pour François Jullien  (Autour d’une controverse, deux hétérotopies parallèles), a publié Les Atmosphères de la politique  (oct. 2006, Ed. Les empêcheurs de tourner en rond), retranscription d’un dialogue organisé en 2004 à Venise sur la question du "monde commun", avec Philippe Descola, Peter Sloterdijk, François Jullien, Isabelle Stengers et Gilles Kepel.
    François Jullien, nous dit la présentation de l’entretien, "poursuit son exploration des thèmes abordés avec Bruno Latour dans  De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures " (à paraître en février chez Fayard).
    " Deux approches différentes, mais une même volonté de penser autrement les relations entre les peuples et de définir un socle commun, pour demain. "

    Précisons que le dossier de ce numéro du Mag. Litt. est consacré à Simone de Beauvoir, la passion de la liberté. On y trouve un inédit extrait des Cahiers de jeunesse et, entre autres, un article de Julia Kristeva :  Aux risques de la liberté .


  • Raymond Alcovère | 3 janvier 2008 - 23:52 4

    "Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience" a écrit Cézanne ! Magnifique article !

    Voir en ligne : Ray