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Entretien avec Claude Simon

Le Monde, 19-09-97

D 2 décembre 2006     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


C’était un jour de la fin de l’été 1997. Le lauréat du Nobel de littérature 1985, âgé de 83 ans, avait accepté, pour Le Monde, de dialoguer, dans sa maison près de Perpignan, avec un autre écrivain français, qui l’admire depuis longtemps. Dès 1960, le premier numéro de la revue Tel quel, que Philippe Sollers, alors âgé de 23 ans, venait de créer avec quelques amis de son âge, contenait un texte de Claude Simon. Et, en cette rentrée littéraire 1997, paraissait un roman de Claude Simon, Le Jardin des Plantes (éd. de Minuit), un récit provocant et drôle, magnifique d’énergie.

Quand un écrivain accompli, écrivant depuis bientôt quarante ans, rencontre un aîné qu’il estime et qui écrit depuis quelque soixante ans, il se passe forcément quelque chose d’étonnant. On a la chance d’écouter deux personnes qui ne se contentent pas de parler de littérature. Abstraitement. C’est une affaire sérieuse, périlleuse, vitale. Concrète. Physique. « La vérité, en littérature, cela passe par le corps », dit Sollers. « Le concret, c’est ce qui est intéressant ; en dehors, c’est du n’importe quoi », précise Claude Simon.

Josyane Savigneau

Le Monde des livres du 19 septembre 1997 avait publié une partie de cette très longue conversation, dont voici un extrait.

Philippe Sollers : Ce qui m’a toujours frappé, dans vos livres, c’est à quel point l’Histoire apparaît sous une forme concrète, comme le résultat sans cesse repris d’une expérience personnelle. (...) Vous citez cette phrase extraordinaire de Flaubert : «  Avec les pas du temps, avec ses pas gigantesques d’infernal géant. » L’autre titre de votre dernier roman, vous le dites vous-même, pourrait être «  Portrait d’une mémoire ».

Claude Simon : Pas exactement le titre, mais c’est, en quelque sorte, ce que j’ai essayé de faire : une description. Il y a cette réflexion de Tolstoï que j’ai citée dans mon discours de Stockholm : un homme en bonne santé perçoit couramment, sent et pense un nombre incalculable de choses à la fois. Là est le problème. Vous devez le connaître puisque vous écrivez. L’écriture ne peut présenter les choses que successivement, dans un certain ordre. Partant d’un même spectacle, selon que j’écris « le pont franchit la rivière » ou « la rivière passe sous le pont », mon lecteur ne verra pas la même image. (...)

Ph. S : Si on est sensible au langage, à la peinture ou à la musique, on sait très bien comment cela se passe. Mais la mémoire humaine, ce qui définit l’essence singulière de l’individu, vous l’introduisez dans une autre logique que celle des historiens, une logique qui procède par accumulation de points secrètement communs.

C. S.  : Oui, des points communs ou des points opposés. A partir du moment où on ne considère plus le roman comme un enseignement, comme Balzac, un enseignement social, un texte didactique, on arrive, à mon avis, aux moyens de composition qui sont ceux de la peinture, de la musique ou de l’architecture : répétition d’un même élément, variantes, associations, oppositions, contrastes, etc. Ou, comme en mathématiques : arrangements, permutations, combinaisons.

Ph. S  : Mais on passe avant tout par la sensation.

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Claude Simon en 1961

C. S. : Pour moi, c’est primordial.

Ph. S : La sensation, c’est l’obsession d’un écrivain comme Céline. Il a été cavalier de guerre comme vous. Qu’est-ce que vous pensez de lui ? Vous n’en parlez jamais.

C. S. : Céline ? Je le place très haut. Et je l’ai dit depuis longtemps. Il y a plus de vingt ans, la Télévision sarroise est venue à Paris. Ils ne trouvaient personne pour parler de Céline. J’ai dit : « Mais oui. » Il n’y a que moi qui en ai parlé. Proust et Céline, ce sont les deux grands écrivains français de la première moitié du XXe siècle.

Je me souviens qu’on me disait de Céline que c’était un salaud. J’ai dit : « Un salaud ? En art, ça ne veut rien dire, salaud.  » Pourquoi est-ce si extraordinaire ? Parce que c’est très bien écrit. Parce qu’il y a une musique, parce qu’il y a une cadence. Voilà ! C’est tout. (...)

Ph. S : L’importance de la sensation... Cela me fait penser à un mot de Cézanne : « Les sensations formant le fond de mon affaire, je me crois impénétrable. »

C. S. : Pas mal... Mais moi, je ne crois pas être impénétrable.

Ph. S : Pas impénétrable, peut-être, mais multiple. Il y a dans votre livre plusieurs narrateurs, plusieurs positions subjectives, plusieurs Claude Simon, en somme. On voit ainsi un collégien, un contrebandier d’armes pendant la guerre d’Espagne, un cavalier conduit à une mort à peu près certaine pendant la guerre en 1940, et dont vous dites de façon très étrange qu’il est mû par une sorte de mélancolie.

C. S. : Oui, un état de mélancolie. En fait, c’était un désir éperdu de vivre. Jamais le monde ne m’avait paru si beau, jamais je n’avais eu autant envie de vivre, et j’allais mourir. Par conséquent, le mot « mélancolie », je ne le vois pas tellement comme une tristesse. Je le dis d’ailleurs dans ce livre. C’est quelque chose de plus vital. Il y a un furieux « je veux vivre ». Vous voyez ? Ce n’est pas romantique. J’emploie probablement ce mot complètement à l’envers. (...)

Ph. S : Je reprends : la grande Histoire se présente pour vous de façon extrêmement personnelle et concrète : l’Espagne, la défaite française de 1940, avec cet épisode de guerre, dramatique et central pour vous. (...) La littérature et la guerre. Quel est selon vous le rapport ?

C. S. : Il n’y en a pas plus qu’entre la littérature et l’amour, la littérature et la nature, la littérature et la Révolution... (...)

Ph. S : Je veux dire une guerre de fond, pas seulement les batailles.

C. S.  : Mais les événements militaires que je décris, comme je le dis au journaliste dans le livre, cela m’a marqué. La guerre, c’est tout de même quelque chose d’assez impressionnant, vous savez. (...) Ce n’est pas exprès que cela a été fait : ni pour apporter un témoignage ni pour porter un coup. Simplement l’envie d’écrire. Comme un peintre a, avant tout, l’envie de peindre. Disons, pour employer le langage des peintres, que tout cela m’a paru un bon « motif ».

Ph. S : Je crois pourtant qu’on écrit un livre pour porter un coup. Vous introduisez soudain dans votre roman la phrase de Flaubert : «  Ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le comte seront dupés. » Voilà par exemple un coup de Flaubert. (...) Vous citez aussi Conrad : «  Non, c’est impossible : il est impossible de communiquer la sensation vivante d’aucune époque donnée de son existence, ce qui fait sa vérité, son sens, sa subtile et pénétrante essence. C’est impossible. Nous vivons comme nous rêvons, seuls.  »

C. S.  : Conrad me paraît énorme. Si l’on me disait d’aligner les écrivains que je préfère, en tête, je mettrais Dostoïevski, puis Conrad. Les dernières pages du Nègre du Narcisse, je ne sais pas si vous vous les rappelez.

Il y a eu la tempête, ce nègre qui meurt de ne pas vouloir travailler, son équivoque statut d’homme à la fois haï et chéri par l’équipage, son corps jeté à la mer (non sans humour : un clou de la planche basculante retient un moment le cadavre), le navire encalminé, etc., et, à la fin, il n’y a plus personne, plus de personnages, il n’y a plus que le bateau : il remonte la Manche, contourne le sud-est de l’Angleterre, s’engage dans la Tamise, est pris en remorque, arrive dans le port et est poussé dans le dock où, enfin, il s’immobilise. Pour moi, ce sont des pages phénoménales. Personne n’a fait plus beau. (...) Il y a des phrases de Proust qui sont beaucoup plus poétiques que bien des poèmes. La distinction prose/poésie est artificielle. On peut arriver à des effets de poésie intenses avec la prose, davantage peut-être, même en français. Prenez la visite à la marquise de Cambremer, c’est une des choses les plus extraordinaires qu’on ait faites en littérature : cette sensation du temps qui passe, marqué par les changements de couleur des mouettes-nymphéas, c’est prodigieux.

Ph. S : En français, dites-vous ? Et la France, donc, dans tout ça ? J’ai noté cette formule dans votre discours de Stockholm : « Mon pays que j’aime, pour le meilleur et malgré le pire... »

C. S.  : Et malgré le pire, oui. Parce que nous n’avons pas été brillants. L’« étrange défaite » de 1940, la collaboration, l’Indochine, l’Algérie, Madagascar dont on a longtemps caché qu’on y a tué, en 1947, cent mille indigènes en trois jours. Ce pays, c’est le mien, c’est le nôtre. Mais malgré...

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Ph. S : Je vous pose cette question parce qu’un des narrateurs du Jardin des Plantes, un écrivain célèbre français, Prix Nobel de littérature, se retrouve au Kirghizistan, s’efforçant de faire comprendre, dans son « mauvais anglais », qu’il ne veut pas signer une pétition d’inspiration stalinienne évoquant « les moissons futures ». Selon vous, qu’est-ce qu’un écrivain français aujourd’hui ?

C. S.  : Il est ce qu’est tout écrivain, à quelque nationalité qu’il appartienne, à quelque époque qu’il écrive. Et écrire, toujours et partout, cela consiste à ordonner, combiner des mots d’une certaine façon, la meilleure possible. Pour moi c’est, avant tout, réussir à faire surgir des images, communiquer des sensations. Mais j’ai toujours à l’esprit ces paroles d’Elie Faure : « Dans la confiance de l’homme en lui-même réside l’esprit religieux. Le pont du Gard témoigne de plus de piété que l’église Saint-Augustin. »

*

Le 8 février 1988, Alain Veinstein consacrait l’émission “La nuit sur un plateau” à l’écrivain Claude Simon. Dans la première partie, le critique littéraire Georges Raillard analysait l’oeuvre du Nobel et ses points communs avec d’autres écrivains du mouvement “Le Nouveau roman”, Alain Robbe-Grillet et Michel Butor.
Dans la seconde partie, Claude Simon, lauréat du Prix Nobel de littérature en 1985, revenait sur le discours de Stockholm dans lequel il avait raconté des moments douloureux de sa vie, dont la seconde guerre mondiale, la faim, la maladie. Il évoquait ses romans, qui, à partir de 1958, étaient écrits à partir de son vécu. Puis il s’expliquait sur ses influences et ses écrivains préférés :

« La rencontre avec Proust quand j’avais 20 ans, avec Joyce et Faulkner plus tard, ont été pour moi des rencontres extrêmement importantes. J’ai appris à écrire dans Joyce, dans Faulkner [...] Une véritable cassure s’est produite dans le roman, et la peinture, en 1913, avec le cubisme, et dans la littérature avec Proust, et Joyce qui a commencé à écrire “Ulysse”. Je dis toujours : le Nouveau Roman, attention ! Cela a commencé à ce moment-là. Nous n’avons fait que continuer la voie qui a été ouverte par ces géants. »

*

Voir en ligne : Claude Simon

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3 Messages

  • A.G. | 10 décembre 2014 - 11:52 1

    Entretiens avec Claude Simon

    Réalisés par Francine Mallet, été 1970. France Culture, 1971. Écoutez.


  • A.G. | 13 mars 2014 - 10:21 2

    Alain Veinstein reçoit Mireille Calle-Gruber pour son essai "Claude Simon, la mémoire du roman" (Impressions Nouvelles) : France Culture.


  • A.G. | 19 juillet 2013 - 10:59 3

    Claude Simon par Jacques Henric

    Un humain dont la mémoire enregistrerait tous les instant de sa vie et les conserverait intacts deviendrait fou. Sans la salvatrice faculté d’oubli, après la folie, la mort. Hypermnésie = amnésie, néant. Il est des humains très singuliers qui sont pris dans dans ce dilemme qui pourrait devenir infernal : oublier pour vivre et dans le même temps vivre en luttant contre l’oubli, la non-trace, contre l’effacement, qui sont une autre modalité de la mort. Comment fonder un ordre du chaos de la mémoire ? Comment ne pas laisser passivement l’initiative aux agitations de ce « magma » de la mémoire fait de souvenirs, de réminiscences, de sensations, d’émotions, d’images, qui, s’il n’était agité de tourbillons, d’effondrements, de creux, de vides, serait menacé d’explosion, de dissolution, de disparition totale au fond de quelque gouffre. La méthode de ces humains hors-normes ? Écrire. Cet homme « en bonne santé » dont a parlé Tolstoï, qui se « remémore un nombre incalculable de choses à la fois », s’il veut la sauvegarder sa santé, n’a plus d’autre choix que d’avoir recours aux mots, de nommer, de donner réalité à ce qui, sans ces mots, sans leur pouvoir discriminant, ne serait que la nuit du grand Tout. Or, seul le Verbe peut porter à celle-ci sa lumière.

    Une fosse à ordures

    S’il est un des humains qui avec une force insensée s’est affronté au chaos, au « magma » (le mot est de lui), le sien et celui du monde, c’est bien ce romancier hors-gabarit né à l’orée d’un siècle où s’annonçait la pire hécatombe humaine que l’histoire ait connue. Je veux parler de Claude Simon.

    La suite de l’article de Jacques Henric.