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Godard / Sollers : L’entretien

réalisé par Jean Paul Fargier, le 21 novembre 1984

D 11 avril 2019     A par Albert Gauvin - Jean-Paul Fargier - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Les entretiens filmés par Jean-Paul Fargier sont aujourd’hui réédités en DVD par a.p.r.e.s éditions, avec une sortie cinéma dans quelques salles.
« Godard / Sollers : L’entretien » est projeté au cinéma Le Saint-André des Arts à Paris jusqu’au 22 avril 2019 à 13 h tous les jours sauf mardi 16 avril. Plus les mardis 30 avril et 7 mai. Outre Fargier, de nombreux invités seront présents (Alain Bergala, Yannick Haenel, Lionel Dax, Guy Scarpetta...). Le film « Je vous salue Marie » de Jean-Luc Godard sera projeté à la suite de chaque séance [1].

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Le 18 mars 2019, Philippe Sollers est l’invité d’Olivia Gesbert sur France Culture pour son dernier roman Le Nouveau [2]. Il raconte ce que fut la rencontre avec Godard (« entre génies on se comprend ! »). Est également évoqué For ever Mozart, le film de Godard sorti en 1996...

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Godard qui pleure et Sollers qui rit

Yannick Haenel

C’est un film extraordinaire, il date de 1985, mais il ressort au cinéma, comme neuf. C’est Godard/Sollers. L’Entretien, réalisé par Jean-Paul Fargier.

Voir ensemble Godard et Sollers à l’écran, c’est assister à un duo où le cinéaste et l’écrivain, les Cahiers du cinéma et Tel Quel, le protestant et le catholique, celui qui pleure et celui qui rit, s’opposent à chaque instant, en approfondissant, par la division elle-même, ce qu’il en est de la parole. Car voici ce qu’on se dit en redécouvrant ce film de 1985 aujourd’hui, c’est-à-dire presque trente-cinq ans plus tard : la parole pense.

Regarder un tel film, écouter une telle conversation en 2019, c’est-à-dire à une époque d’instantanéité planétaire où chacun, pour se faire entendre, fait régresser sa parole – et infantilise le langage –, relève de l’événement. Il existe donc des êtres humains qui parlent, et qui, en méditant à voix haute, s’accordent au destin même de l’être parlant, qui est de s’interroger sur lui-même, sur ses limites, sur sa conception  ?

C’est précisément de la conception que Godard et Sollers parlent – de cette vieille question freudienne : d’où viennent les enfants  ? C’est filmé le 21 novembre 1984, près de Notre-Dame. Sollers dit qu’il a choisi ce jour parce que c’est celui de la Présentation de Marie au Temple. Jean-Luc Godard vient en effet de réaliser Je vous salue, Marie, qui a fait scandale.

S’engage ainsi une conversation ébouriffante à propos de Marie. La Vierge est celle qui sort du lot des femmes – celle en qui s’interrompt la reproduction de l’espèce humaine : elle n’engendre pas Jésus, il est «  annoncé  » dans son corps. De ce corps inouï, Godard filme l’hystérie : il montre la solitude de la Vierge, le corps cambré, faisant l’arc, comme les patientes de Charcot à la Salpêtrière.

Sollers, quant à lui, analyse la disjonction qui a cours désormais entre les affaires sexuelles et la reproduction : la technobiologie implique de reposer à neuf la question de savoir qui engendre. Godard dit qu’il veut «  trouver un point, pas le cadre  ». Sollers affirme que «  la voix triomphe de tout  ». Godard pense à Freud et Dora, à Dieu le Père et sa fille  ; il se demande comment filmer cet amour-là : «  L’analyse, c’est être dehors et regarder dedans  ; le cinéma, c’est être dans une pièce et regarder dehors.  » Sollers interroge l’incarnation : la voix qui traverse le corps est l’écriture elle-même. Il se demande si Godard se pose la question du sacrilège. N’est-ce pas celle que pose Charlie Hebdo  ? En tout cas, je la pose, moi – à Charlie, à Sollers, à Godard, et je me la pose, pour continuer à penser : qu’est-ce qu’un sacrilège  ?

Yannick Haenel, Charlie Hebdo 1395 du 17 avril 2019.

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1981 : Jean Paul Fargier, ancien rédacteur de la revue Cinéthique (il y avait défendu "Méditerranée", le film de Pollet et Sollers, dix ans auparavant) devenu vidéaste, collabore une première fois avec Philippe Sollers. C’est l’expérience de Paradis vidéo. Sollers y lit pendant une heure des extraits de son roman entouré d’écrans vidéo. Une collaboration régulière s’ensuit et d’autres vidéos : Le trou de la Vierge (1982), Sollers au paradis (1983), Sollers au pied du mur (1983), Sollers joue Diderot (1984).


Je vous salue Marie

En 1984, Jean Luc Godard réalise Je vous salue Marie. Le film est précédé d’un court-métrage d’Anne-Marie Miéville Le Livre de Marie.

Le Livre de Marie d’Anne-Marie Miéville décrit les divers états par où passe une petite fille qui réalise que ses parents se séparent. Suivi de Je vous salue, Marie de Jean-Luc Godard, qui revisite le mystère de la Nativité, transposé dans la Suisse des années 1980.

1985, dans le canton de Genève. Marie aide son père à la station-service, mais elle aime surtout jouer au basket-ball. Elle fréquente Joseph, un chauffeur de taxi qui voudrait bien l’embrasser et même davantage. Mais Marie est jeune et sage : effarouchée peut-être, elle l’éconduit gentiment. Un jour, un homme arrive à l’aéroport. C’est le taxi de Joseph qui l’emmène à la station-service où travaille Marie. Il est grossier et un peu sale, il s’appelle Gabriel. Flanqué d’une fillette genre petite peste, il vient annoncer à Marie qu’elle va être mère bien qu’elle n’ait pas connu d’homme...

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Comme souvent, Godard filmera le synopsis.

Petites notes à propos de Je vous salue Marie  [3]

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Le film suscite beaucoup de polémiques et une franche hostilité dans les milieux catholiques intégristes [4]. Nous l’avions projeté à Reims dans une petite salle d’Art et essai. Guy Scarpetta l’avait présenté. Interventions dans une radio locale. Sans incident.

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Godard a été impressionné par la lecture de Femmes (il sera, un temps, question d’en faire un film [5]) et a vu Le trou de la Vierge — qui, dit-il, l’a accompagné dans l’élaboration de son propre film. Il souhaite rencontrer Sollers.

L’équipe d’art press, notamment Guy Scarpetta, cherche un lieu. Ce sera l’appartement prêté par Nora Schwartzenberg, la femme du célèbre cancérologue, près de Notre-Dame, à Paris.

Nous sommes le 21 novembre 1984 (le jour a été choisi par Sollers). C’est Godard/Sollers : l’entretien. Le catholique face au protestant.

Art press en retranscrit des extraits dans son numéro 88 de décembre 1984. Dans sa présentation, Guy Scarpetta écrit :

On se souvient que lorsqu’Eisentstein a rencontré Joyce, ils n’ont finalement pas eu beaucoup de choses à se dire. Nous avons vaguement l’impression qu’ici, c’est un peu différent.

Le DVD est publié à l’automne 2006... plus de vingt ans après l’entretien. Un grand moment.

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Présentation

« Voici une rencontre de circonstances, en même temps qu’un rendez-vous hors du temps. Au moment de la sortie du film de Jean Luc Godard " Je vous salue Marie ", le pape de la nouvelle vague et le fidèle du Pape polonais se rencontrent, à l’ombre des tours de Notre Dame, pour disputer du dogme de l’Immaculée Conception. L’entretien historique (il n’y en a pas eu d’autre auparavant ni après entre ces deux génies du XXe siècle [6]) se déroule le 21 novembre 1984, à la demande de Philippe Sollers, jour de la fête catholique de la Présentation de Marie au Temple. Un échange de soixante-quinze minutes, sans interruption.
Les propos, purement théologiques au début, comme peuvent en échanger un catholique cultivé et un protestant invétéré, s’envolent rapidement vers d’autres sujets : Vénus, la Lune, les actrices, Artaud, Bataille, Bach, Heidegger, Luther et le sac de Rome, le rôle des vents dans les cantons suisses, la lecture à haute voix, l’hystérie, la télévision, le rire...
Par delà les chapelles, l’oecuménisme du goût finit par triompher.
Et tout s’achève par un Ave. »

Jean-Paul Fargier

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La vidéo

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Le texte de l’entretien

Extraits

« Je vous salue, Marie »

Philippe Sollers. On est le 21 novembre 84, il est onze heures...

Jean-Luc Godard. Oui, c’est toi qui voulais le 21..

P.S. C’est le Jour de la Présentation de Marie au Temple, et c’est une fête solennelle qui donné lieu à des tas de tableaux, un grand tableau du Titien... Titien est le grand spécialiste de Marie dans tous ses états. Il y a une Présentation de Titien...

J.L.G. Mais une Présentation quand ? Avant...

P.S. On la présente au Temple, la petite Marie...

J.L.G. Après l’Annonciation ?

P.S. Avant ! (...) En tout cas la voilà. Elle est présentée au Temple le 21 novembre. C’est une fête fondamentale, c’est le jour où tous les religieux sont censés renouveler leurs voeux. C’est là qu’ils s’ancrent dans leur affaire. La Présentation, ça me plaît bien, parce que c’est aussi un mot d’obstétrique, c’est employé pour la façon dont l’enfant se présente au moment de l’accouchement, et comme on va parler de la façon dont la représentation tourne autour de ce point de Marie... C’est intéressant, je crois, de dire qu’on peut s’interroger, non pas sur ce qu’est le deuxième sexe trente ans après, ce qui est une petite tranche de temps... importante, et qui détermine beaucoup de choses pour nous... mais enfin, ce serait plutôt le sexe au deuxième degré depuis deux mille ans, l’histoire de la Conception...

Alors voilà, je vais d’abord dire « Je vous salue, Marie »... la prière... C’est une prière que j’aime beaucoup et que je me répète au moins deux ou trois fois par jour, par conséquent il n’y a pas de raison pour que je ne la dise pas à voix haute : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce. Le Seigneur est avec vous. Vous êtes bénie entre toutes les femmes ». Chaque mot compte... « Et Jésus le fruit de vos entrailles est béni. Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort  »...

J.L.G. Mère de Dieu ? Moi je pensais que c’était sa fille...

P.S. Mère de Dieu. Dogme du Concile d’Ephèse, qui a suscité de terribles discussions sur la question. Dans chacun des mots, il y a une bibliothèque... On s’engouffre dans des abîmes [...] Ce Que tu remarques, c’est que « Je vous salue Marie », d’abord c’est ton film, et ça implique que celui qui récite la prière est dans la position de l’Ange : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous »... C’est l’Annonciation, c’est l’Ange qui parle... Tandis que dans la deuxième partie de la prière, c’est l’homme courant, donc il change de position. Ça, c’est déjà un dédoublement de celui qui parle. D’abord il est Ange, il s’identifie à l’Ange en train d’annoncer ça à une femme, une, sortie du lot... puis, cassure, il se retrouve dans la position du pauvre pécheur mortel qui attend quelque chose de cette question. Ça lui fait une double existence, et ça m’a toujours impressionné. Quand j’étais enfant, je voyais bien que l’on passait d’une position à l’autre, et je me demandais comment on pouvait être divisé comme ça... Donc c’est une ruse de la prière elle-même. que l’on n’a pas par exemple dans le « Notre Père », qui est entièrement ascendant, qui n’implique pas cette sorte de position d’une part descendante et d’autre part de supplication...

J.L.G. Oui, moi je suis d’une famille protestante, je connais mieux le « Notre Père »...

P.S. « Le fruit de vos entrailles », puis la mort... Évidemment, on a immédiatement la conjonction entre l’événement qu’une parole va produire un corps, et le fait qui s’en suit pour tous ceux qui sont sur la parallèle, là, en train de penser à ça... Il y a méditation sur la mort... Ce qui est très bien dit dans le Credo, et dans les messes qui musicalement essaient de faire sentir ça... Par exemple dans Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard, l’apparition du bébé dans la voiture, sur fond de messes, je ne sais pas de qui...

J.L.G. De Bach. Presque tout est de Bach.

P.S. Voilà, alors on a immédiatement la crucifixion qui arrive, le "crucifixus est", et qui montre bien que le corps est immédiatement promis à une mort, d’où suit la Résurrection.., La prière est celle-là... Et là, il y a deux phénomènes très importants, ce sont les Dogmes Mariaux, en 1854 et 1950.., J’aimerais bien dire, petit à petit, que ton film rentre dans une série d’effets de plus en plus forts, qui sont en corrélation avec ces dogmes. 1854, c’est le dogme de l’Immaculée Conception, " Inefabilis », c’est de l’ordre de l’ineffable [7]. C’est tard, c’est au XIXe siècle, et ça a intrigué des tas de gens à l’époque qui se demandaient pourquoi l’Eglise Catholique avait décidé ça tout d’un coup. Ça a intéressé beaucoup Flaubert... Il se disait, tiens, vraiment, mais quelle astuce extraordinaire... Flaubert, l’auteur de Madame Bovary...

J.L.G. C’est dans Bouvard et Pécuchet qu’il en parle ?

P.S. Bouvard et Pécuchet, non... Il en parle dans sa correspondance. Il est très impressionné par le fait. Et puis l’autre dogme, beaucoup plus tard encore, 1950, c’est l’Assomption. Donc, c’est plus récent, il y a 34 ans...

J.L.G. Mais tout le monde voit ça vers... l’an mille.

P.S. Eh bien non. La proclamation du dogme est de 1950 [8].

J.L.G. Ça je m’en souviens. Dans les journaux...

P.S. C’est ça, tu dois avoir quel âge ?

J.L.G. 30 ans. Non, 20 ans.

P.S. Tu as 20 ans, et tu apprends que l’Assomption est décrétée dogme. Ça veut dire quoi ? Que le Pape de l’époque [9] déclare et définit et affirme que Marie est montée au ciel avec son corps... Alors on est, à mon avis, dans les effets de cette affaire... Évidemment, ce n’est pas ça qui détermine les choses, c’est comme d’habitude la science, c’est le progrès de la connaissance scientifique. Dans Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard, tu amènes des tartines de formules de science, de scientologie, enfin à la limite entre la science et la scientologie, c’est-à-dire la physique, et on peut imaginer qu’il y a la biologie, la gynécologie, etc... Et au fur et à mesure que la science a une prise de plus en plus nette sur cette affaire de reproduction des corps, il y a cette sorte d’affrontement entre, d’une part, l’affirmation solennelle et extatique de l’absurde, et de l’autre l’évidence de la réalité la plus mesurable par la technique. Ça préoccupait beaucoup monsieur Heidegger, qui disait : comment peut-on faire pour être sauvés par un Dieu qui seul pourrait nous tirer de là ?

J.L.G. Il y a une phrase de lui dans le film...

P.S. C’est bien entendu pour ça que je le cite !

J.L.G. Une phrase que j’avais prise pour le titre, d’abord... qui vient d’un bouquin qui m’a impressionné quand j’étais jeune, sans rien comprendre, mais enfin ça fait partie de ces trucs de jeunesse... Tu dis, vingt ans... C’est tout ce qui s’est passé à vingt ans que tu fais après... C’était « l’acheminement vers la parole »...

P.S. L’acheminement. Le chemin qui ne mène nulle part... Le problème étant de penser si la parole va quelque part, donne quelque chose ou pas, et si elle donne éventuellement un corps. Ce qui n’est pas évident du tout. Alors il y a, parallèlement à cette affaire-là, des phénomènes très importants, qui se sont produits, je crois, toujours en corrélation avec cette affaire. J’appellerai ça l’ensemble des phénomènes hautement négatifs, de passion négative par rapport à ça : Marie. Ça dure depuis très longtemps, toute l’histoire du christianisme est hantée par...

J.L.G. Mais tout ça, pour toi, c’est pour dire que c’est une affaire soit qui est loin d’être finie, soit qui ne fait que commencer ? L’histoire de la Sainte Vierge ne fait que commencer ?

P.S. Oui, je crois. Pour la bonne raison, d’ailleurs, que la disjonction entre les fonctions de reproduction et les affaires sexuelles est solennellement prononcée par la science dans ces 10 à 15 dernières années, et que, évidemment, ça va produire des effets...

J.L.G. Attends, tu dis, la...

P.S. La disjonction. Dans ton film, par exemple... la disjonction entre la reproduction des corps que l’on peut obtenir techniquement maintenant, et...

J.L.G. Moi, je pense qu’en fait rien n’a changé, mais on dit qu’on le peut...

P.S. On le peut dans des conditions de garanties scientifiques mesurables. Donc on amène maintenant l’insémination à sa gestion comptable. Ça prend, comme on l’a vu récemment, la forme de l’insémination post mortem...

J.L.G. Ce que je trouverais fort, en fait, c’est : si la femme était morte. Si la femme morte pouvait continuer à donner la vie. J’appellerais ça une vraie découverte scientifique.

P.S. Ton génie traverse les années... Il y a un médecin qui, l’été dernier, a fait congeler sa femme pour qu’on puisse la réveiller plus tard (...) Qu’on prenne les corps, qu’on les congèle, qu’on les réveille à un moment donné, qu’on commence à les séparer d’eux-mêmes selon le fait de les reproduire ou de les différer, tout ça est en cours, l’affaire Corinne Parpalet. Un tribunal décidant ça. Ce qui est important, c’est que son mari était dans la Police... Et que par ailleurs, elle ait déclaré dans une interview, elle, Corinne Parpalet, la première inséminée par du sperme d’homme mort, que son enfant serait « un enfant de Dieu »... Elle était d’ailleurs physiquement très agréable, rayonnante, pulpeuse, très femme-femme... Les phénomènes négatifs, parce que je veux parler d’un point très important dans ton film, c’est d’abord l’hystérie... Telle qu’elle apparaît dans toute sa majesté... Elle était là depuis toujours, mais ça apparaît dans un cadrage et un son nouveaux. Il y a eu des passions par rapport à ça, des passions convulsives, et dans le langage, d’une façon admirable. Par exemple Artaud. Je trouve tout à fait saisissant que Jean-Luc Godard filme sa Marie dans son lit, avec des effets de drapé ondulants, avec un corps qui va se cambrer, et faire même l’arc hystérique classique... Je ne sais pas si tu lui as dit de faire ça, mais les hystériques de la Salpétrière le faisaient...

J.L.G. Non. C’est elle. Elle a dit si je faisais ça...

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P.S. Ah, formidable ! Ça s’appelle l’arc hystérique, c’est la Jeanne d’arc... c’est l’arc-en-ciel... c’est la position de la jouissance inconsciente... non sexuelle, surtout... Tout en filmant ça, comme si tu étais dans l’oeil de Charcot avec Freud à ses côtés... C’est Freud qui regardait Charcot comme ça, devant ses hystériques, à la Salpêtrière... (...) Et Charcot lui dit un jour à l’oreille : « Vous savez, de toute façon, c’est toujours la chose sexuelle ». Et Freud note quelque part : mais c’est que curieux, il me dit ça en privé, pourquoi ne le dit-il jamais publiquement ? Et alors il devient Freud à partir du moment où il pense ça. Et où, d’ailleurs, il visite Notre-Dame, qui elle l’impressionne. Et on voit, sur cette Marie qui est hystérique, qui ne veut pas être touchée, sauf à certaines conditions...

J.L.G. Le cadrage, c’est un truc qui m’a beaucoup... J’ai commencé à faire du cinéma en pensant que c’était cadrer quelque chose, j’ai essayé sans y arriver, et j’ai le sentiment, maintenant, qu’on ne cadre plus comme ça... que même ceux qui cadraient, comme les Russes ou les Allemands, en fait ne cadraient pas... parce qu’ils cherchaient autre chose, et que le cadre, c’était le résultat... Et ce qui m’avait impressionné, c’était les cadres des peintres, en particulier des peintres modernes... Alors que chez les peintres classiques on le voit tout de suite, chez Vermeer, chez Vélasquez, on sent qu’il a fait ça, et on croit que c’est l’essentiel... Mais moi je découvre dans la peinture moderne qu’en fait Vélasquez n’a pas cadré... Parce que je vois chez Bonnard, ou Matisse, même dans des aplats, ou des découpages, que le cadrage vient après... Il est peut-être présupposé, il y a peut être une Immaculée Conception du cadre, mais elle vient après... La seule réussite, et que n’a pas du tout compris l’équipe du film, même techniquement, c’est qu’il n’y avait pas de cadre... Je n’arrive pas à expliquer à un opérateur qu’il n’y a pas de cadre, qu’il y a un point à trouver...

P.S. Et que tu définirais comment ?


Faire le point

J.L.G. Le problème technique, sur ce film, et qui est peut-être un écho d’autre chose, c’était : faire le point. Faire le point s’exprime aussi techniquement, et on y arrivait peu... Parce que quand tu as un soleil comme ça dehors, et que tu es dedans comme ça, bon, eh bien la Télévision, qui est dans un état qu’aucun Charcot ne pourra même pas étudier, ils ont un mètre cinquante, et ils se mesurent avec le soleil... Et mon dernier opérateur m’a dit : Mais, Jean-Luc, comment veux-tu que je fasse ? Tu as 22 de diaphragme dehors...

P.S. Diaphragme ! Excellent !

J.L.G. Ça, c’était même pas la peine de lui dire. C’était même inutile de prononcer ce mot, sinon il n’y aurait pas eu de film... Et moi je lui dis : écoute, tu mesures un mètre soixante-dix, le soleil est beaucoup plus grand que toi, et toi, tu veux te mesurer avec le soleil ? Tout ce que tu peux faire, c’est te mettre à genoux, et attendre ! Mais tu ne peux pas te mesurer avec le soleil ! (...)

P.S. Oui, mais de toute façon, ce qui est important, c’est ce que l’on dit ! la voix triomphe de tout. Et c’est pour ça que ça paraît si bien cadré.

J.L.G. C’est un résultat, le cadre. Et c’est quelque chose, enfin, dont je me suis débarrassé, dont je ne m’occupe plus. Et le film d’Anne-Marie aussi [10]. je crois que c’est mon seul point commun avec un cinéaste comme elle, c’est qu’elle ne se préoccupe pas de cadrer, et tu peux voir le film projeté en Cinémascope, en hauteur, ça te donnera la même impression. Nous, on cadre toute l’image, et il y a la moitié de l’image qui est supprimée à la projection. Alors, on me demande : Faut-il le cadrer comme ça ? Je dis vous cadrez comme vous voulez. Ça veut dire que le centre, dans les moments réussis, sera toujours au même endroit. Dans un livre, il n’y a pas de cadrage ? Pourtant, il y en a forcément un... Je ne parle pas de cadrage d’imprimerie, ou le cadre, c’est le cadre du bouquin, mais un livre n’a pas de cadrage... Pourtant, s’il est réussi, on a le sentiment d’un cadre.

P.S. Le point, donc, ça serait qu’on arrive à voir l’hystérie ?

J.L.G. Oui, là, c’était le nombril...

P.S. Oui, mais aussi l’hystérie dans ses manifestations de refus absolu de toucher... Là-dessus, qu’est-ce que tu mets comme langage ? Tu mets Artaud. Donc on entend Artaud, et on voit la tentative de mise au point sur une convulsion... De quoi parle Artaud, à ce moment-là ? De son rejet, son refus exacerbé du corps...

J.L.G. Moi, je ne l’ai pas ressenti comme ça. J’étais content d’avoir trouvé une phrase d’Artaud qui m’aidait vis-à-vis des techniciens... Parce que je leur disais : vous, vous pensez que le corps a une âme ? C’est ce qu’on m’a appris à l’école, et que mes parents eux-mêmes m’ont appris, bien qu’en même temps (et ça, je les en remercie) ils m’ont éduqué de manière à ce que plus tard je puisse trouver autre chose que ce qu’ils me disaient... Donc, il y avait une certaine démocratie dans ces grandes familles protestantes d’où je viens, et qui m’ont laissée le temps de trouver moi-même qu’en fait, ce n’est pas le corps qui a une âme... Et j’ai trouvé cette phrase d’Artaud, où par un simple jeu de mot, il pose comme un théorème, un postulat d’Euclide, je veux que l’âme soit corps, et on ne pourra pas dire que le corps est âme puisque c’est l’âme qui sera corps... Moi, je ne sens pas ça comme un rejet du corps...

P.S. Non, ce n’est pas un rejet du corps en tant que tel, mais c’est une proposition...

J.L.G. Tu veux dire que c’est voir les choses comme elles sont, bien cadrées...

P.S. C’est ça. Du hérisson au ciel.

J.L.G. Le hérisson, c’était tout à fait par hasard, mais ça tombait bien, parce que le hérisson, quand on le voit, il a vraiment la tête dans le cul ou le cul dans la tête. C’est la seule image de cul qu’on peut filmer. Je crois que c’est la première fois qu’on a pu filmer un cul...

P.S. Ça tombe exactement sur la phrase d’Artaud. Et à ce moment-là, le hérisson joue par rapport à cette zone signifiée par la main qui se crispe sur le pubis, le buisson ardent. Va-t-il y avoir ou non masturbation ? Non !... Pour le coup, l’âme et le corps, il y a un dogme, c’est du quatrième siècle : l’âme est la forme du corps...

J.L.G. Ça, tu l’as très bien expliqué dans ton film sur le Trou de la Vierge... Enfin, ça s’entend très bien...

P.S. Et si l’âme est la forme du corps, ce que j’essayais de montrer, c’est que c’est assez compliqué, et, je dirais, ça sera toujours nié par tout le monde, de même que l’Assomption. l’Incarnation... C’est que la voix ne sort pas du corps, mais que le corps est tout entier dans la voix. Ça ne sera jamais démontrable. Personne ne pourra jamais le montrer.

[...]

P.S. Tu disais que tu voulais faire un film qui était « père-fille » ?

J.L.G. Père-fille, oui... Mais ça date... Enfin, si j’avais une fille, et heureusement pour elle que je n’en ai pas, et pour moi aussi, je pense que ce serait elle que j’aimerais, à l’âge d’être aimée normalement... Et si tu veux, je n’arrive pas à échapper à ce fantasme, qui m’écrase complètement, au point que je me demande... Au fur et à mesure que j’ai entendu parler de Freud, j’ai toujours considéré l’analyse comme le côté pile, et le cinéma comme le côté face, ou l’inverse, peu importe... L’analyse consiste à être dans une pièce et à regarder dehors... Non, ça, ce serait plutôt le cinéma... et l’analyse consiste à être dehors et à regarder dedans... Voilà une image, qui est clairement sentie, et l’un et l’autre vont ensemble, mais ne peuvent pas être faits ensemble, el il y a comme une énorme douleur... Une analyse dure bien une dizaine d’années...

P.S. C’est indéfini...

J.L.G. Oui, mais pour pouvoir se guérir, ou pour pouvoir juste arriver à continuer, et à ne pas se couper l’oreille comme Van Gogh, et se suicider après... Donc, j’étais parti sur « père et fille », et ensuite ça a dévié sur Freud et Dora.., C’était l’idée originelle, qui était de faire l’invention du divan... Et moi, j’essayais de placer ça comme un film commercial, auprès de Gaumont, en disant : on va filmer l’invention du divan, c’est un événement très spectaculaire, et il y a un événement très spectaculaire, et il y a un tout petit moment comme ça qui n’est pas mal dans le film de Huston sur Freud, où on le sent qui dit : bon, si vous vous allongiez là... ça suffirait à faire tout un film pour moi, lui c’est trente secondes... Donc, c’était pour moi l’invention, l’invention du rêve, ou du regard sur le rêve, ou l’écoute du rêve, et puis après, l’actrice avec qui je souhaitais aussi avoir des relations mélangées, personnelles et de travail, a forcément pris peur... Alors, quand on n’arrive pas à voler dix francs, moi, plutôt que de se rabattre sur un centime, je suis plutôt pour essayer un million... Et à ce moment-là, je suis tombé dans « Dieu-le-Père et sa fille »... Tu sais, ça m’a étonné quand tu m’as dit que c’était la mère de Dieu, par dogme, plutôt que la fille de Dieu...

P.S. Eh bien, tu sais, père-fils, père-fille, mère-fils, mère-fille, comment ça se combine tout ça... Evidemment, on peut dire qu’il y a deux sortes de pères, il y a des pères de filles et des pères de fils, et puis il y a aussi deux sortes de mères, des mères de filles et des mères de fils...

J.L.G. Mère-de...

P.S. Et c’est pas les mêmes, même si c’est la même personne. Toujours dans ces histoires de dogmes, c’est-à-dire dans l’hypothèse Marie mère de Dieu, elle a un fils dont elle devient la fille...

J.L.G. On s’y perd complètement...

P.S. Tu comprends, ça, c’est le fameux chant XXXIII du Paradis de Dante, saint Bernard... « Vierge mère, fille de ton fils, terme fixe d’un éternel dessein »... Ce qui veut dire, quoi qu’il se passe, quoi qu’on tripote dans les corps humains, dans les filiations, les généalogies, et les aventures subjectives, les fantasmes, les divans tournants, etc, au cours des temps, et avec toute la technique qu’on voudra, on en reviendra toujours à ce point... le « point »... le point où oui ou non on arrive à comprendre que le terme fixe de toute la sarabande des corps humains, c’est ce truc impensable qu’une mère devienne la fille de son fils. Ça met le père évidemment dans une drôle de situation. Dieu le Père, dans ton film, il est furtif... la parole du Seigneur, etc... C’est la parole, mais on ne sait pas très bien, il ne parle pas, lui...

J.L.G. Mais là, il y avait l’idée que Dieu... qu’il y a eu deux Dieux, un qui s’appelait Dieu, qui était plutôt, je crois, quelqu’un dans mon genre, un peu bricoleur et paresseux, et qui s’est dit... il a eu l’idée du monde, un jour, et puis il l’a fait, ça lui a pris quatre ou cinq jours, et puis après il s’est dit tiens, je vais... Je ne suis pas sûr que ça marche, après tout, ça m’emmerde un peu ce truc... Et puis il s’est endormi... Et puis il y en a eu un autre qui est venu et qui lui a, si on peut dire, volé son idée... l’a appliquée pour lui... Comme une industrie vole l’idée d’un savant et l’applique, et puis ensuite elle devient tout autre chose... Et celui-là, bon, a fait le monde, d’après quelques données mais qui n’étaient pas encore au point... L’autre aurait voulu passer encore plus de temps au montage, comme moi... ou remettre son tournage... il a eu une idée de scénario, mais on ne va pas tourner lundi... Et le lundi, un autre est venu, et qui était.. « l’Eternel », et c’est lui qui passe pour Dieu maintenant... Moi, c’était un peu l’idée, par rapport à un acte, disons Marie, et les trucs de nature, c’est ces deux...

P.S. Marie, elle est du côté de quel Dieu ?

J.L.G. Eh bien, du Dieu-Dieu...

P.S. Dieu l’Eternel ?

J.L.G. Non ! Mais elle est en bute aux tracas de l’Eternel, et c’est ce qui est bien rendu par des trucs d’Artaud qui souffre épouvantablement, et que j’ai mis à la fin... Et qui dit, moi je suis de la Vierge et je n’ai pas voulu de cet être... Bon, on peut penser, je n’ai pas voulu de cet être, le petit garçon, je n’ai pas voulu faire cet être.., Mais enfin, je comprends, quand Artaud le dit : je n’ai pas voulu être cet être... j’ai simplement marqué une âme qui m’a aidé... Et là, il y a tout le côté Bon Samaritain... Et moi, je dirais que je n’ai pas voulu de ce film, j’ai simplement enregistré...

P.S. Tu disais que de temps en temps tu avais l’impression que pendant que tu tournais, on parlait du sacrilège...

J.L.G. Ah oui, ça, c’était très doux, parce que j’avais l’impression d’être devenu superstitieux, ou croyant, et d’y croire... Il y a des moments où je me suis dit : il faut prier avant de tourner, et je me suis dit : je ne sais pas. En fait, c’est une idée littéraire, et je ne me mettrais pas bien à genoux...

P.S. Mais intérieurement...

J.L.G. Non, en me disant, tiens, il faudrait le faire, chaque soir tu devrais prier, ou t’agenouiller, mais alors, de même que je n’ai pas envie de faire du Yoga, ou des trucs comme ça, donc ne pas prendre la forme officielle de la prière... Parce qu’elle serait officielle... Mais j’ai eu le sentiment que Marie était là... Bon, je l’appelais Marie... Et elle était là, je ne la voyais pas mais je sentais qu’elle était là, qu’elle n’avait pas de forme... Forcément, je devais la confondre avec des femmes dont je peux être amoureux... Et en même temps ce n’était pas plus mal, je ne faisais offense ni à elle ni à la femme dont j’étais amoureux à ce moment-là... De la voir, comme ça...

Du reste, je ne pouvais la voir que du côté où, quand je dormais, trop rarement, avec la femme avec qui j’aurais voulu dormir, ou me réveiller... elle était toujours du côté ou cette femme se mettait... Et quand je me retrouvais d’un autre côté, elle disparaissait... Donc, je devais me tourner d’un côté pour la voir, enfin, toujours des trucs, je pense, très classiques... Et en même temps elle disait « viens », « d’accord », et en même temps elle disait « non »... Et que chaque fois qu’un plan était raté, ça voulait dire soit qu’on n’avait pas à faire le point là-dessus, soit qu’on ne pouvait pas le faire et qu’il ne fallait pas chercher... Et qu’elle disparaissait... Et même dans les tableaux... Ça, Anne-Marie me l’avait fait remarquer, la Vierge était toujours filmée en plans dits « américains » dans le cinéma, mais en plans moyens... Moi, j’ai mis du temps à me rendre compte qu’en fait la seule difficulté c’était... s’il fallait réussir, on ne pouvait pas se tromper, c’était de mettre la caméra à 52 centimètres 98, et qu’à 97 le plan était raté... Alors que dans n’importe quel autre film, y compris tous les films que j’ai fais, ça ne compte pas, c’est dans la marge d’erreurs tolérables, alors que là, c’était... Et ça a pris finalement douze mois pour faire un film d’une heure dix, un film dit « moyen »... Et en fait, la difficulté technique, c’était de faire en plan moyen avec un plan général et un gros plan... Et que le gros plan était quasiment interdit, parce qu’aussitôt qu’elle est en gros plan, Marie n’émeut pas... Jeanne d’Arc émeut... Salomé émeut... Carmen émeut... Mais pas Marie... Et après, des fois, je disais, bon, c’est pas possible, on ne tourne pas... Et elle me faisait signe, des fois, en me disant... Et je ressortais le soir.., Bon, là, on tourne... C’est un pays où il y a beaucoup de phénomènes naturels, c’est un endroit qui est juste un petit défilé, où le vent qui vient de Paris, ou de l’Ouest, et qui passe à l’Est, arrive avec un peu de décalage... Dans cet endroit, il y a au moins trente noms de vents différents, et il y a des tas de petits vents différents, un qui vient du lac, un qui vient de la montagne... C’est-à-dire qu’il y a beaucoup de circulation sur un tout petit périmètre... On voit souvent de beaux ciels, et paysages, pendant une seconde... Et chaque fois que ça n’allait pas... Même après, quand j’ai tourné un autre film, Détective, eh bien le soir j’ai revu cette fille avec qui j’avais perdu contact, qui avait joué Marie, qui a fini par souffrir beaucoup de ce tournage très long qui n’était pas vraiment du tournage... Et qui ne comprenait pas... Et puis un soir, pendant que je tournais Détective, pour pouvoir payer les dettes... Et quand on est sortis, j’ai vu à Paris... J’ai revu cette lune, alors, comme je la voyais là-bas, et que Marie me disait : bon, maintenant, tu peux... Maintenant, reviens, et termine ton mixage, parce que tu m’as un peu abandonnée depuis 3 mois... Je comprends que tu as du vouloir payer les dettes, parce que je suis un peu coupable aussi... Mais ne laisse pas tomber... (...)

J.L.G. Ça, c’est du cinéma, encore.

P.S. Mais la messe aussi...

J.L.G. Je pense qu’on n’a jamais filmé la messe.

P.S. J’aimerais bien, moi.

J.L.G. Toi, tu y arriveras. Peut-être tu peux. Ton prochain film avec Fargier, tu peux aller dans une église, et faire... Ça s’appellerait La Messe, simplement... Tu arriverais, plutôt que de parler comme ça...

P.S. Quand j’étais enfant, j’adorais faire la messe pour toute la famille réunie. Ils étaient tous à genoux. Ça leur apprenait la musique...

J.L.G. Moi, je l’ai apprise autrement, la musique. C’étaient des lectures à haute voix, quelque chose que je regrette beaucoup.

P.S. Tu faisais des lectures à haute voix ?

J.L.G. Non... Dans ma famille paternelle, mon grand père qui était un ami de Paul Valéry, on lisait à haute voix... lui commençait, et les enfants continuaient... Ça, j’en ai gardé une grande nostalgie... Et par exemple, avec les acteurs, qui sont supposés... Je n’arrive pas à leur faire faire... J’ai essayé, mais j’ai abandonné... Faire de la lecture à haute voix, simplement, mais eux ils ne veulent lire que le scénario, qui n’a pas à être lu à haute voix... lire un autre livre sur lequel on tomberait d’accord, et ça serait une bonne journée aussi... Mais tu sens que c’est impossible...

P.S. Pour en revenir au « Je vous salue Marie », il y a une chose, moi, qui m’enchante toujours... Je vois ça à Venise, dans une église, il y a ce que l’on appelle le Rosaire, et alors il y a des religieuses qui sont là très tôt, le matin, à sept heures... Je vais les entendre... Parce qu’il y en a une qui se lève, qui va à l’autel, qui commence le « Je vous salue Marie », première partie, et toutes les autres répondent, deuxième partie, puis elle fait ça neuf fois, et puis une autre se lève, elle commence par la deuxième partie, et toutes les autres répondent par la première partie... Et la dernière fois, c’était extraordinaire, c’était une très belle église baroque... Il y avait une jeune religieuse, assez fraîche, qui récitait ça... Et en italien, « le fruit de vos entrailles », moment-clé, ça se dit « il frutto di tue sen », le fruit de ton sein... Et il y en avait une qui était là, et on avait l’impression imperceptible qu’elle allait... déraper... qu’elle n’allait réussir à dire « le fruit de ton sein »... Et toute l’église, toutes les statues, tous les tableaux, toute l’assistance... c’est-à-dire moi... parce que je suis le seul que ça intéresse encore... et tout le monde était suspendu au fait de savoir si elle allait réussir à dire cette phrase, si ça allait passer... ou s’il y aurait une sorte de lapsus... de contraception dans le discours... Et elle l’a dit.

art press n°88, décembre 1984.

*


Une critique :

« C’est un document : un face-à-face entre Jean-Luc Godard et Philippe Sollers, filmé le 21 novembre 1984, le jour de la fête catholique de la présentation de Marie au Temple. Plus encore, un échange brillant entre le cinéaste (ici très humble) et l’écrivain, qui commente à sa façon Je vous salue Marie. Jean-Paul Fargier a choisi de les filmer avec deux caméras et de juxtaposer les images de l’un et de l’autre, l’un trempant un morceau de pain dans un verre d’eau, l’autre allumant une cigarette. Du dogme de l’Assomption, ils passent à l’hystérie, la jouissance inconsciente, la question de l’âme, Artaud, le sacrilège, le cadre idéal pour filmer la Vierge, le rêve de filmer la messe. Quand sera édité l’indispensable complément à ce dialogue : Le Trou de la Vierge de Sollers ? »

Jean Luc Douin, Le Monde du 21 juillet 2006.



Filmographie de Jean Paul Fargier ici

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Godard avec Nathalie Baye et Johnny Halliday dans Détective.
Un film dédicacé à John Cassavetes, Clint Eastwood et Edgar G. Ulmer.

En 1985, Godard sort un nouveau film, Détective. Sollers le salue dans Le Nouvel Observateur du 17 mai.

LA « BONNE NOUVELLE » DE GODARD

Godard a toujours été, mais il est maintenant de plus en plus, le cinéaste de l’instant. De ce que Joyce appelait des « épiphanies », brusques, révélations discordantes, verticales, d’images et de sons. L’enquête de « Détective », ne cherchez pas plus loin, est là, de même que la grâce tordue de « Je vous salue Marie ». Le projet est encore plus clair : désorienter l’histoire, la story interminable et fadasse du « Dallas » universel, capter des blocs, de temps, des fleurs de temps. Des mains dans un lavabo ; l’existence fourrée d’un peignoir ; des seins jouant avec la soie ; une tasse de café ; des doigts ; des cheveux ; un couple légitime au lit, le matin ; un profil dans le noir éclairé au briquet ; un homme nu à la baignoire. La seule vérité est celle non pas du personnage mais de la posture ; non pas du sens de telle ou telle scène, mais de la sensation vive, fraîche, éclatante qui la déborde chaque fois de toutes parts. Une lampe, chez Godard, en arrière-plan, est une lampe qui vient « proustiennement » d’une mémoire qui ne se savait pas être là. Un « oui » prononcé par une voix de femme au téléphone est un « oui » que vous entendez enfin pour la première fois. L’intrigue continue ? Le temps réel, bruit et fureur, raconté par un idiot et ne signifiant rien ? Sans doute. Mais à contre-courant, par-dessous, surgissant avec la musique, musique sur musique, il y a, sans fin, des visages, des jambes, des regards, des voix. Acteurs connus ou inconnus peu importe. C’est la présence qui compte, la présence pour la présence ; la présence têtue, prophétique. Bien entendu, l’intention est ici carrément mystique. Ce que les cons ne supportent pas, ce qu’ils vont siffler encore une fois (cons idiots ou intelligents ; cons stéréotypés ou branchés ; cons analphabètes ou cultivés), c’est cette récusation du calcul intéressé, cette glorification, comme chez Manet, de la sensation vibrante. Le film commence et vous l’entendez. Un film doit se lire et s’entendre. Voilà la « bonne nouvelle » de Godard.
D’où l’importance de la bande son, véritable défi à la surdité ambiante. Le con, vérifiez-le, est d’abord un sourd. C’est tout. Un avion et Dvorak dans « Je vous salue Marie », et, il y a enfin « de l’avion ». Un hall d’hôtel, un billard, et Schubert dans « Détective », et vous êtes dans cet espace intermédiaire, obstiné, enthousiasmant, de la vie vécue pour elle-même, comme elle devrait l’être. Ce que Godard détruit, avec naturel, c’est la grande machine de l’imposture imagée, le crime de la société comme spectacle. Johnny Hallyday mourra, c’est dit et montré, sans avoir pu lire « Lord Jim ». Impossibilité d’écouter, de lire, voilà ce que le cinéma devait enfin révéler, c’est-à-dire l’aliénation dérisoire de tout le système qui l’anime. Godard est un scandale qui dure, à la grande surprise des cons, parce qu’il ne cède pas sur sa sensation intime, donc sur son désir. C’est, tout simplement, un des plus grands artistes de notre temps.

JPEG - 13.1 ko
Nathalie Baye et Johnny Halliday dans Détective.
*


Godard tourne Détective

Extrait de l’émission « Cinéma Cinémas » (1984).

Sans commentaire.

*

Portfolio

  • For ever Mozart

[1Courriel de Jean-Paul Fargier reçu le 13 avril à 11h47 :
Cher Albert,
la chose n’a pas dû t’échapper... les Insubmersibles sont de retour...
mais je crois que le film est depuis longtemps sur ton site...
j’aurais pu y penser plus tôt : t’inviter à discuter avec moi et le public
après une projection...
mais si tu es dans la salle, je te présenterai et parlerai de Pileface,
où je viens de regarder l’extrait de l’ITV de Godard par la Télé Suisse...
faire un petit film qui s’appellerait Colonisation, excellent...
Tu peux venir quand tu veux, mais en fait, si tu voulais venir le mardi 7, dernière séance de la programmation,
je pourrais t’ajouter à la liste des invités...
au plaisir de nouvelles conversations avec toi,
amitiés
JP

Cher Jean-Paul,
La "chose" ne m’avait pas échappé !
J’ai même donné un coup de pub à cette manifestation bienvenue.
Merci de ton invitation.
Mes multiples activités rendront difficile mon déplacement à Paris en cette période.
Mais si, à l’occasion, tu peux évoquer Pileface où, suite à notre conversation d’il y a quelques années,
j’ai mis en ligne les vidéos de ta collaboration avec Sollers, pourquoi pas...
Oui, ça serait bien qu’un de ces jours nous reprenions la conversation !
Amitiés
Albert

Le 13 avril, 15h34.

[3

GIF

[5Voici ce qu’on pouvait lire dans Le Nouvel Observateur du 10 mai 1985 !

[6En fait, une autre rencontre entre Sollers et Godard aura lieu, mais à la télévision, le 25 novembre 1996, lors d’une émission présentée par Laure Adler. C’était la veille de la sortie en salle du magnifique For ever Mozart. Godard avait également souhaité la présence d’autres invités. Voir Godard « au mieux de sa forme ». A.G.

[7Le 8 décembre 1854, dans la Bulle Ineffabilis Deus, le pape Pie IX déclarait : « Nous déclarons, prononçons et définissons que la doctrine qui tient que la bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception, par une grâce et une faveur singulière du Dieu tout puissant, en vue des mérites de Jésus Christ, Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel, est une doctrine révélée de Dieu, et qu’ainsi elle doit être crue fermement et constamment par tous les fidèles ».

[8Le 1er novembre 1950, l’Assomption de Marie est établie sous forme de dogme par la constitution apostolique Munificentissimus Deus du pape Pie XII :
« En l’autorité de notre Seigneur Jésus-Christ, des bienheureux Apôtres Pierre et Paul, et par notre propre autorité, nous prononçons, déclarons, et de définissons comme un dogme divinement révélé que l’Immaculée Mère de Dieu, la Vierge Marie, après avoir achevé le cours de sa vie terrestre, fut élevée corps et âme à la gloire céleste »

Constitution dogmatique Munificentissimus Deus, § 449.

Par la suite, la constitution dogmatique Lumen gentium du concile Vatican II de 1964 (pontificat de Paul VI) a énoncé :
« Enfin, la Vierge Immaculée, préservée de toute tache de la faute originelle, au terme de sa vie terrestre, fut élevée à la gloire du ciel en son âme et en son corps et elle fut exaltée par le Seigneur comme Reine de l’univers afin de ressembler plus parfaitement à son Fils, Seigneur des seigneurs et vainqueur du péché et de la mort. »

Constitution dogmatique Lumen Gentium sur l’Eglise, § 59.

[9Pie XII.

[10Anne-Marie Miéville, la compagne de Godard.

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3 Messages

  • Albert Gauvin | 28 août 2023 - 12:19 1

    Le film de Jean-Luc Godard Je vous salue Marie — précédé du Livre de Marie d’Anne-Marie Miéville — est visible sur arte. Je l’ai ajouté en complément nécessaire à ce dossier.


  • Thelonious | 20 avril 2019 - 17:21 2

    Si j’osais, je dirais que la journaliste du Figaro n’est pas une flèche. L’ironie de son billet n’est pas pour déplaire au Sollerso-Godardien que je suis mais avec ses propos moqueurs et parfois tranchants, elle passe à côté de l’évènement que constitue cette rencontre.
    Dimanche 14 avril, dimanche des Rameaux, je me rends au cinéma Saint-André des Arts pour voir l’entretien légendaire entre les deux plus Grands comme le dit J.P Fargier dans la présentation de son film. Il est accompagné de Y. Haenel invité à improviser sur ce dialogue à l’issue de la projection. C’est très brillant, et l’assistance, une vingtaine d’Happy Few, ne pipe mot absorbée par la conversation qui vient d’avoir lieu. S. et G. ont fait pendant plus d’une heure feu ou même flèche de tout bois.
    Le lendemain, la flèche de Notre-Dame est tombée. Le film de Fargier se clôt sur le plan de cette flèche.
    Qui a mis le feu à la Cathédrale se demande t-on ces derniers jours ; experts au travail.
    Avant de me rendre au cinéma, j’avais commencé un roman de Nicolas Bouyssi : Feu. Yannick Haenel l’avait chroniqué recemment dans sa rubrique hebdomadaire de Charlie Hebdo. Roman lacanien, touffu, gorgé de références littéraires et cinématographiques. Le feuilletant, j’ai été attiré par la dernière page qui est une photographie d’un des derniers plans du western de Ford : L’Homme qui tua Liberty Valance. En légende, un petit texte est imprimé qui redistribue les 3 rôles principaux selon le fameux ( fumeux aurait peut-être dit la journaliste du Figaro) registre lacanien : RSI ( réel, symbolique, imaginaire).
    Les experts (pompiers, enquêteurs) s’attellent au réel, au hasard ; avec les commentateurs, tv, radio c’est le symbolique qui bourdon(ne) à nos oreilles.
    Reste l’imaginaire.
    Qui a mis le feu à la flèche ? Le dimanche 14 avril, il y avait le cigare de Godard, la cigarette de Sollers, les étincelles.


  • Viktor Kirtov | 10 avril 2019 - 12:20 3

    • Par Marie-Noëlle Tranchant
    Le Figaro 10/04/2019

    Après le film Je vous salue Marie, le cinéaste français et l’auteur de Paradis se sont entretenus. Une page unique dans les annales de Saint-Germain-des-Prés. À découvrir pendant six jours au cinéma Saint-André-des-Arts dans le VIe arrondissement de Paris.

    Plus ICI