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« Sympathie pour le fantôme » de Michaël Ferrier

Extraits : Portraits de Jeanne Duval, la maîtresse de Baudelaire

D 29 septembre 2010     A par Albert Gauvin - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« ... le beau roman de Michaël Ferrier Sympathie pour le fantôme, où l’auteur avec un talent, un humour et une verve sans égale, parodie les universitaires et autres employés de la société de consommation culturelle... »

Marcelin Pleynet, L’Infini n° 112.

« Maintenant, ils se demandent tous d’où ils viennent, qui ils sont et ce qu’ils font ici, ils essaient de montrer qu’ils sont français ou, au contraire, qu’ils ne sont pas français, ils se raccrochent de plus en plus à leurs lois, leurs coutumes, leurs traditions ou leurs tribulations, leurs coiffures et leurs parlures, leurs régions, leurs religions. Ils sont fiers des empires de leurs pères et des serments de leurs frères. C’est le ramdam des mémoires, le grand tumulte mémoriel : l’une contre l’autre, elles s’épaulent tout en se poussant du coude, elles se soudoient mais elles se montrent du doigt... Plus personne ne sait comment se souvenir ou comment oublier, plus personne ne sait comment être français. »

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Michaël Ferrier parle de son livre

Librairie Tropiques

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Séminaire de l’Institut du Tout-Monde 2010-2011 :
La créolisation des pensées, imaginaires et écritures


Michaël Ferrier : "Sympathie pour le fantôme...

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Michaël Ferrier Tokyo, tempo solo

par Cécile Guilbert

Qu’est-ce qu’un fantôme ? Le spectre d’un mort, bien sûr. Et la fiche signalant dans le rayonnage d’une bibliothèque un volume emprunté. Mais aussi, comme le rappelle Michaël Ferrier en prologue, le phénomène musical de « sympathie » par lequel, sur un piano, « un harmonique de la note émise peut correspondre exactement à la fréquence selon laquelle une autre corde a été réglée », laquelle « se met alors à vibrer ». Trois acceptions modulées tout le long de ce roman poétique et musical qui, s’épargnant les contraintes d’une intrigue, alterne la veine satirique du « campus novel », le carnet intime et l’essai.

Une ample méditation sur le Temps pour déjouer l’effondrement de la sensibilité et de la pensée, la haine de la littérature, le refoulement de l’Histoire et sa falsification ? Précisément. Car la « corde qui vibre », c’est d’abord le narrateur, Michaël, professeur à l’université de Tokyo, accessoirement animateur culturel dans une émission de télé consacrée à la France enfilant clichés folkloriques et « sirop d’images touristiques ». Par chance, la ravissante Yuko, responsable du show-star de la chaîne, lui propose de réfléchir à une manière nouvelle d’y présenter l’histoire française. L’occasion rêvée, à rebours de l’idéologie officielle des « entrepreneurs de mémoire », des tenants d’une « identité nationale » sclérosée comme des chantres mondialistes de la mort de la culture française, de réactiver « toute une histoire parallèle avec ses registres, ses épitaphes, ses anecdotes, sa statuaire (...), une histoire des invisibles, quelque chose qui n’est pas retrouvable dans les archives officielles (...). Alors les époques se télescopent. Alors, les racismes volent en éclats. Alors le pluriel revient, dans le lieu, dans la langue et dans les mémoires ». D’où, insérés dans le roman et qui l’aèrent, les histoires de trois « fantômes », de trois métèques rebelles franchisseurs des siècles : Ambroise Vollard, Jeanne Duval et Edmond Albius.


Ambroise Vollard par Picasso (1910) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Au premier, né à La Réunion en 1866, devenu le premier galeriste parisien à exposer Van Gogh, Cézanne et Picasso, à cet hypersomniaque paradoxal (amusants passages sur l’indolence comme « arme de combat ») aux « choix hardis, risqués, novateurs », la France doit une part majeure de son accession à la modernité. Inlassable commissionnaire d’oeuvres, inventeur du livre d’art dans lequel dialoguent les plus grands artistes et écrivains de son temps, marchand prospère, Vollard « change la manière de voir » et de sentir.

Mémoire « interdite »

A la deuxième, la « dormeuse Duval », Ferrier restitue bien sûr ses qualités d’inspiratrice érotico-poétique d’un Baudelaire plus influencé qu’on ne l’a dit par son voyage dans l’océan Indien, mais montre surtout en quoi la mémoire « interdite » de la « belle Créole » a pu faire l’objet de la calomnie et du racisme.


Edmond Albius Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Quant au troisième, autre Réunionnais, son histoire totalement méconnue est encore plus fascinante si l’on songe que c’est à ce jeune esclave noir de 12 ans, orphelin et analphabète, qu’on doit la découverte de la fécondation artificielle de la vanille et la fortune économique qui s’ensuit. Or là encore, quel triste destin que celui de ce Mozart de la botanique ! Dépossédé de son invention, brimé, emprisonné, Edmond Albius meurt pauvre et oublié en 1880 tandis que se perpétue partout sur la terre et jusqu’à aujourd’hui sa gracieuse invention.

Sinon, et davantage encore que dans le réjouissant tableau (bien qu’un peu redondant) de la décomposition du monde académique vérolé par ses mandarins à têtes molles jargonnant en « globish » à longueur de colloques inutiles, Ferrier excelle dans l’évocation érotisée du Japon auquel il a déjà consacré une demi-douzaine de livres. Tous sens éveillés, il n’a pas son pareil pour évoquer les subtiles saveurs d’une prune alcoolisée décantées par ses 70 ans d’âge, les suaves arômes de l’encre calligraphiée ou les brasiers de satin d’une vraie nuit d’amour. Soit « tout un poème d’élégance sur le bout de la langue et la fine fleur des nerfs ».

Cécile Guilbert, Le Monde du 27.08.10.

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Cécile Guilbert défend le livre

France Culture, Jeux d’épreuves, 11 septembre 2010.

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Autres points de vue :

La critique d’arte
Made in Japan
Chauché écrit
Jean Bauberot, Michaël Ferrier : un autre regard sur l’identité nationale et l’intégration

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Extraits

« La dormeuse du val »

Jeanne Duval, « la plus grande inspiratrice du plus ensorcelant poète français du XIXe siècle. » « On n’en parle presque jamais. Et lorsqu’on en parle, c’est le plus souvent pour l’ensevelir un peu plus. Il existe une légende noire (si je puis dire) de Jeanne, répercutée jusqu’à aujourd’hui, de génération en génération, de livre d’histoire en manuel de littérature. Tribade, charnelle, infidèle : elle est dangereuse, dit-on, et tout le monde n’aura de cesse de la peindre sous ces traits. »
Sa faute ? Elle est belle, elle est femme, elle est noire. Elle a « le goût aristocratique de déplaire », comme disait Baudelaire. « Elle n’a jamais été à la botte de quiconque, elle connaît les secrets de l’amour, on va le lui faire payer » écrit Michaël Ferrier.

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Quelques portraits de Jeanne Duval

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Manet, La Maîtresse de Baudelaire
ou Portrait de Jeanne Duval, 1862.
LE REGARD DE BATAILLE
Dans son splendide Manet (1955), Bataille écrit :
« Les seuls tableaux dont nous sommes sûrs que [Baudelaire] les aima sont ces curieuses compositions faites à Paris, le plus souvent d’après des Espagnols de passage : elles sont parfois admirables. Le Ballet espagnol est l’un des plus séduisants tableaux de cette veine, où Manet concilia « ce qu’il voyait » avec un souci d’effet exotique. La Maîtresse de Baudelaire, qui s’apparente à ces toiles alors saillantes, à partir d’une étonnante simplification transpose un pittoresque facile en une fugue légère de linge et de dentelles où merveilleusement le modèle, cassé comme un pantin, s’annule et disparaît négligemment. » [1]

« En 1862, Jeanne Duval sur un canapé vert, pose pour Manet, en robe d’été à larges raies violettes et blanches. Sur le cadre du portrait le peintre a écrit : « Maîtresse de Baudelaire »... Ce tableau a-t-il appartenu à Baudelaire ? Est-il une des deux toiles sur les murs de la chambre du malade ? Il faut l’imaginer à côté de la copie du Portrait de la duchesse d’Albe de Goya, faite spécialement pour Baudelaire, l’année précédente. Quel dialogue, Goya, Baudelaire, Manet ! »

Marcelin Pleynet, Le savoir-vivre, 2006, p. 100.

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Une dernière avanie attend la belle mulâtresse : même les peintres l’abandonnent. Elle figure en effet sur un portrait de Manet, conservé au musée des Beaux-Arts de Budapest (Maîtresse de Baudelaire, 1862), mais j’ai du mal à croire que c’est elle. Le regard noir, terrifiant, des cheveux de corbeau, enveloppée dans une grande robe blanche. Elle gît dans un grand sofa — couchée, toujours couchée, c’est sa position, pour l’éternité. Sa main droite sort et s’allonge vers la droite, disproportionnée. Le visage est dur, anguleux, masculin. Ses seins ont presque disparu, sa jambe est en dedans, comme une pièce rapportée, un pantin désarticulé. Un monstre : c’est une sorte d’Olympia retournée.

Chez Courbet, c’est encore pire. Il la représente penchée au-dessus de Baudelaire dans la fameuse toile de L’Atelier : avant l’exposition de 1855, la métisse disparaît à nouveau, noyée sous une couche de peinture. Est-ce Baudelaire lui-même qui en fait la demande ? Mystère... Mais peu importe. L’histoire est en soi suffisamment éloquente : la « Vénus noire » est une ombre, une figure systématiquement occultée. Jeanne Duval ? C’est la peste. Biffée en peinture, dénigrée en littérature, criblée d’oubli, c’est la dormeuse Duval : un grand trou de mémoire dans notre histoire littéraire

Sympathie pour le fantôme, p. 175.


Jeanne Duval (occultée) et Baudelaire
Courbet, L’Atelier, 1855 (détail) [2].
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
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Certains témoignages de l’époque rendent pourtant un tout autre son. Il faut ouvrir les ouvrages que plus personne ne lit, où d’autres cordes vibrent encore dans le silence des pages. Lisons Banville par exemple, dans ses Souvenirs :

« C’était une fille de couleur, d’une très haute taille, qui portait bien sa brune tête ingénue et superbe, couronnée d’une chevelure violemment crespelée, et dont la démarche de reine, pleine d’une grâce farouche, avait quelque chose à la fois de divin et de bestial... »

J’aime la « chevelure violemment crespelée »... On ne saurait mieux dire la puissance et l’effet d’étrangeté de ces cheveux qui ont fasciné Baudelaire et lui ont inspiré quelques-uns de ses plus beaux poèmes... Le peintre Jules Buisson écrit quant à lui : « Elle avait les pommettes saillantes, le teint jaune et mat, les lèvres rouges et les cheveux abondants et ondulés jusqu’à la frontière du crépu »... La frontière du crépu ! Nous y sommes... C’est ici, entre la langoureuse Asie et la brûlante Afrique [3] (« le teint jaune et mat »), tout un monde lointain, absent, presque défunt, une forêt aromatique quasi inexistante dans la poésie française et qui va y faire une entrée triomphale, à grands flots de parfum, de son, de couleurs...


Jeanne Duval par Baudelaire, 1858-1860
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Les dessins aussi peuvent nous aider. Il reste de Jeanne trois esquisses, de la main de Baudelaire lui-même. Les trois sont un mélange de textes et de croquis. Voilà de la mémoire concrète. Tout se répond : prose, rime, dessin chantent tour à tour sous la pointe, transformant la page en un orchestre arborescent, une sorte de mangrove d’où émerge une remise en cause des critères formels habituels. Courbes et croquis, détails en cascade, délinéation du papier et ouverture du sens, caresses infinies de l’oeil : dans cette intense effervescence graphique, l’écriture et le trait ne sont plus séparés.

Dans les trois dessins, Jeanne est debout, et non couchée ou penchée comme sur les tableaux où on la maltraite. Sur deux d’entre eux, la tête est représentée de côté, légèrement inclinée. Le regard est en coin, coquin, mutin. Sur le troisième au contraire, la tête est de face mais cette fois, c’est la poitrine qui est de profil : comme si elle ne pouvait jamais être saisie d’un seul bloc, d’un seul tenant, comme si toujours quelque chose s’échappait de travers de ce corps frondeur, de ce visage équivoque.

Les portraits de Jeanne par Baudelaire sont mordants, il y passe des souvenirs de Delacroix et de Goya. Le trait est vif, énergique, animé d’un désir qui fait ressortir le bassin, la hanche en forme de lyre... Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, Baudelaire ne manque pas de griffonner à ses lobes de grandes boucles d’oreilles, celles qu’on appelle justement « créoles ». La silhouette est élancée, la taille superbement prise : « ondulante comme couleuvre », dira Nadar, « fringante ainsi qu’un reptile irrité », écrira Baudelaire lui-même.

Sur le premier de ces portraits, elle est très jeune. La page est parsemée d’adresses : Lerebours, n° 1 rue d’Assas, à Saint-Germain, M. de Lacretelle, 4 rue Caumartin, M. Marteau, 92 rue Montaigne... La tête de Jeanne émerge au beau milieu de ces domiciles comme si elle s’en moquait et, en même temps, les éparpille tout autour d’elle en une ronde folle. Montmartre, la Seine-et-Oise, Pontoise, elle leur refile tous le tournis... Il semble que toute la géographie de France puisse s’ordonner et se recomposer autour du charmant poème de son corps.


« Vision céleste à l’usage de Paul Chenavard »,
1860. [4]
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Sur un autre portrait, fusain et crayon de terre, elle apparaît en rouge et en noir, dévorée par les hachures, imbibée par l’encre de Chine et le vermillon. Celui-ci porte un titre : « Vision céleste à l’usage de Paul Chenavard. » Il y a sans doute quelque ironie de la part de Baudelaire de dédier à ce dessinateur, grand partisan de l’art progressiste et humanitaire, le portrait enjoué de cette jeune Négresse, mutine, philosophique à sa manière, avec ses deux globes célestes bien bombés sous le fichu noué... En 1848, le gouvernement Ledru-Rollin avait confié à Chenavard la décoration du Panthéon : celui-ci avait prévu d’abandonner complètement la couleur pour ne garder que des dessins en noir et blanc où seraient glorifiés, dans une gigantesque synthèse édifiante, les idéaux abstraits de la République et le progrès moral de l’humanité. Le projet sera interrompu quelques années plus tard, lorsque l’édifice sera rendu au culte catholique. Mais, d’une certaine manière, le petit croquis vif et inspiré de Baudelaire est la plus belle réponse aux grandes peintures murales et morales programmées par Chenavard. L’amour de l’humanité ? Il surgit dans le déploiement et le mélange concret des couleurs, et non dans les pompes de l’art civilisateur binaire (noir et blanc) sur fond de colonisation bien-pensante. À ce spécialiste des grisailles, confit dans ses grands discours philosophiques et l’académisme du néoclassicisme républicain, Baudelaire répond avec ce serpent qui danse et ce corps créole : une « vision céleste », assurément !

Un dernier dessin de Jeanne par Baudelaire se trouve aujourd’hui au musée du Louvre, dans le département des Arts graphiques. Il s’agit d’une esquisse à la plume et à l’encre de Chine datée de février 1865. Vingt-trois ans après leur première rencontre, Baudelaire est toujours amoureux de Jeanne Duval, on le voit dès que l’ ?il se pose sur le papier. Là, il s’explique avec elle de manière orageuse : le croquis sent la foudre et la poudre, il y a dans chaque ligne une violence, une scansion très forte. Les traits sont tendus et fermes, comme des griffures électriques.


Jeanne Duval, 27 fév. 1865 [5]. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Jeanne est représentée légèrement de biais, sans doute pour mieux faire ressortir l’allégresse tendue de ses seins. Sa poitrine se dresse, des pieds jusqu’à la tête un air subtil, un dangereux parfum nagent autour de son corps brun. Son beau regard mêlé de métal et d’agate défie le spectateur. Les anges, les principautés et les puissances... Elle salue les uns et les autres par un baiser d’amour. C’est un regard périphérique, circulaire, qui relance le désir dans toutes les directions.

Là encore, l’écriture et le dessin ne sont pas séparés, ce sont deux faces de la même et intense activité graphique. En bas du croquis vers la droite, au niveau des hanches de Jeanne, entre les plis de sa robe, Baudelaire trace l’inscription suivante : Quaerens quem devoret. Les exégètes traduisent : « Elle cherche quelqu’un à dévorer. » Et ils se pressent d’ajouter qu’il s’agit d’une expression de saint Pierre pour caractériser le démon. Le Diable se tient à l’affût, le péché est prêt à fondre sur les humains : Jeanne Duval signifie donc, comme d’habitude, caprice, dérèglement, sensualité...

Oui, bien sûr. Mais Baudelaire connaît la Bible par coeur, bien mieux que ses commentateurs. Et ce n’est sans doute pas un hasard s’il choisit pour Jeanne un passage de la première Épître aux Corinthiens. Celle-là même où l’apôtre de Jésus-Christ s’adresse — dans une des villes les plus cosmopolites qui soient, Corinthe et ses deux ports — « à ceux qui sont étrangers et dispersés dans le Pont, la Galatie, la Cappadoce, l’Asie et la Bithynie... », à tous les enfants de la dispersion.

Et où il est aussi écrit : « Mais surtout ayez un ardent amour les uns pour les autres ; car l’amour couvre une multitude de péchés. »

Sympathie pour le fantôme, p. 176-180.

*

[...] Je regarde une dernière fois les dessins de Jeanne Duval par Baudelaire. Sa beauté saute aux yeux, elle a traversé les âges et s’est gravée dans le papier. Jeanne a les bras nus, elle semble sortir d’un vase.

La mulâtresse a fière allure. La tête et le dos élastiques, elle est cambrée comme la proue d’un navire. Ses seins surtout sont splendides. Nadar disait déjà — qui n’en croyait pas ses yeux : elle est « particulièrement remarquable par l’exubérant, invraisemblable développement des pectoraux ». Baudelaire évoquera pour sa part « des seins aigus ». Qui s’y frotte s’y pique !... Lors du procès contre Les Fleurs du mal, ils deviendront dans le réquisitoire du procureur Pinard, chahuté jusqu’aux tréfonds de son âme par cette apparition fauve : « la gorge aiguë aux bouts charmants qui versent le Léthé... »

Sur les trois dessins, les yeux sont légèrement bridés, un petit sourire lui pince la bouche. Dent qui mord et bouche qui raille : une très belle femme, assurément. Le temps scintille dans ses pupilles. Ce sont des yeux provocateurs, « un regard diamanté », comme l’écrira Baudelaire, d’un joli adjectif aujourd’hui disparu. Le diamant. Dureté minérale, cohésion atomique. Celui dont les plus beaux spécimens sont enfouis dans les ténèbres de la terre. Il voyage loin en dessous, à des profondeurs inimaginables. Le mot diamant signifie en grec : « indomptable ».

Oui, Jeanne Duval, je te redonne ton nom, afin qu’il aborde heureusement aux époques lointaines et que la France sache tout ce qu’elle te doit. Tout ce qui en elle vient de loin, d’un temps immergé, puissant et long. Nocturne et profond.

Sympathie pour le fantôme, p. 191-192.
Première publication dans L’Infini n° 110 (printemps 2010).

***


Le serpent qui danse

Que j’aime voir, chère indolente,
De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
Miroiter la peau !

Sur ta chevelure profonde
Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
Aux flots bleus et bruns,

Comme un navire qui s’éveille
Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
Pour un ciel lointain.

Tes yeux, où rien ne se révèle
De doux ni d’amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
L’or avec le fer.

A te voir marcher en cadence,
Belle d’abandon,
On dirait un serpent qui danse
Au bout d’un bâton.

Sous le fardeau de ta paresse
Ta tête d’enfant
Se balance avec la mollesse
D’un jeune éléphant,

Et ton corps se penche et s’allonge
Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
Ses vergues dans l’eau.

Comme un flot grossi par la fonte
Des glaciers grondants,
Quand l’eau de ta bouche remonte
Au bord de tes dents,

Je crois boire un vin de Bohême,
Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
D’étoiles mon coeur !

Charles Baudelaire, Les fleurs du mal.

***


Michaël Ferrier

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Photo Colette Fellous
crédit France Culture

« Michaël Ferrier enseigne le français et la littérature française à l’Université Chuô de Tokyo. » -> Michaël Ferrier, dans les Passages de Paris.

« TOKYO. Petits portraits de l’aube » [2004], 120 pages, Collection L’Infini, Gallimard.

Résumé

« La fenêtre est ouverte et c’est l’instant où la nuit touche le jour sur une tête d’épingle. Soudain, le temps n’a plus d’importance et se dissout dans une belle lumière blanche. C’est l’Éveil, on est arrivé tout au bout du Temps. Le monde s’ouvre dans un poudroiement de détails, vent frais, camélias dans les jardins en contrebas, stylo sur le bureau. Dans le silence de Kichi-jôji, deux cyclistes filent à vive allure dans la petite rue devant chez moi. »

De Michaël Ferrier, lire Céline et la chanson.

***

[1Sur Manet trois livres s’imposent. L’essai de Georges Bataille — Manet — (Skira, 1955. Réédité en 1983), celui de Jacques Henric — Edouard Manet — (Flohic, 1995) et, enfin, Edouard Manet par Stéphane Mallarmé (L’Atelier des Brisants. Édition établie et préfacée par Isabella Checcaglini. 2006). Dans les deux premiers, Le portrait de Jeanne Duval est reproduit, mais seul Bataille — qui parle longuement des relations entre Baudelaire et Manet — évoque la toile du peintre.
Que ce tableau représente ou pas Jeanne Duval (cela a été contesté), qu’on ait du mal à croire que « c’est elle », ne peut-on reconnaître qu’il s’agit là d’une oeuvre étrange, « bizarre » — « le beau est toujours bizarre », dit Baudelaire — qui ne laisse pas indifférent ?

[2Source : Album Baudelaire, Pléiade, 1974. Le commentateur, Claude Pichois, pense que c’est Champfleury, collaborateur de la Revue des Deux Mondes, qui aurait demandé à Courbet de recouvrir le portrait de Jeanne.

Voir L’Atelier.

[3« La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum. »

Charles Baudelaire, La chevelure.

[4Baudelaire ne manquait pas d’ironie à l’égard de Paul Chevanard comme en témoigne un deuxième dessin qu’il lui dédia :


Baudelaire, « échantillon de "Beauté antique" dédié à Chenavard ».
University of Virginia Library.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

[5La date a été ajoutée par Poulet-Malassis.

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