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LE TRAMWAY, Claude Simon

Le thème du double et le spectre de la mort

D 21 septembre 2010     A par Raphaël FRANGIONE - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Comme Philippe Sollers, j’aime Claude Simon « parce qu’il ne ment pas » et vous propose ici une lecture de son dernier livre Le Tramway.

C’est un Claude Simon mélancolique qui m’a appris à "voir" la vie d’une manière plus pénétrante, plus dynamique et plus vraie. Il m’a transmis, en fait, une foule de sensations [1] et des réflexions que je livre à votre aimable attention et lecture.

LE TRAMWAY, le thème du double et le spectre de la mort

« Une vie, c’est un gâchis de moments désordonnés »
Vincent LANDEL, 1992.

« Rien n’est détail »
Fritz LANG.

« La letteratura è anche clonazione che fa rinascere un uomo da un suo frammento calpestato e dimenticato ».
Claudio MAGRIS, Corriere della Sera, Venerdì 27 agosto 2010.

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En 1958, l’écrivain Claude SIMON publie son premier long roman, L’herbe. Un livre sur rien qui, après Le Tricheurs (1947) et Le Vent (1957), marque définitivement le passage d’une forme narrative traditionnelle à une composition par tableaux/scènes ou images. Simon s’approche, ainsi, de l’art pictural nouveau partageant les tenants de l’idée de l’élimination de tous les éléments relationnels et référentiel de l’Art pour en privilégier l’aspect formel plus expressif et plus dynamique que toutes formes descriptives. Cézanne, les cubistes et les artistes contemporains dont Francis BACON, le peintre de la « sensation », sont ses maîtres et il essaie de transposer leurs techniques expressives à ses livres.

Depuis, c’est une suite ininterrompue d’excellents textes qui lui valut en 1985 l’attribution du prestigieux prix Nobel de la littérature. Plus connu à l’étranger que dans le monde universitaire et des académiciens (les français n’ont pas accordé de son vivant toute l’importance que Simon méritait) il demeure, dans l’histoire de la culture française, un cas aussi singulier que paradoxal d’un auteur pratiquement inconnu en France, contesté par les conformistes mais très lu et très bien traduit en plus de vingt sept pays dont la Norvège, la Suède et le Danemark.

En 2001, Claude SIMON publie son dernier roman, Le Tramway, son dernier cheminement qui apparaît prophétique (il mourra en 2005).

Malgré ses multiples déchéances, SIMON continue à porter sur le monde misérable et affreux le même regard d’indulgence et de lucidité. Il a tout éprouvé d’une réalité parfois généreuse, souvent contraire et malveillante devant laquelle il a aimé faire parler ses textes, ses histoires. Maintenant il sent que la Mort approche et veut se raconter, sans parler exclusivement de lui, sans tomber dans les filets de l’introspection qu’il a toujours dénoncée comme illusoire et dangereuse.

Dans ce petit livre si intelligent et à facettes, un homme (le narrateur) examine son passé comme s’il savait que c’est le dernier moment pour s’interroger, qu’il doit parler de son adolescence et observer d’un ?il plus sévère l’enfant qu’il fut, quand, tout jeune, prenait le tramway pour se rendre à l’école. Quinze kilomètres d’allées et venues qui permettent au petit voyageur de goûter les douceurs de la vie et de croiser des individus inquiétants et marginaux en marge de tout, surtout d’eux-mêmes. Une sorte de parcours initiatique où le petit gamin fait ses premiers pas dans un monde sans pitié et en déclin.

Par ce menu texte Claude SIMON ne vise qu’à la récupération de cet esprit d’enfant que ses multiples expériences personnelles et les événements tragiques de la France occupée avaient en partie effacé. Fatigué de la vie, déçu du quotidien, à un âge avancé (il a 88 ans quand il écrit Le Tramway) Claude SIMON prête enfin attention à la voix de la sagesse qui est la voix de la simplicité. Il décide de se faire explorateur agile du passé, essayant de pénétrer le chaos de son être, un mélange d’exaltations et de contrariétés. Pour éclairer le tableau noir de sa quotidienneté il se fait scrutateur des figures pittoresques et simples comme le conducteur du tramway, « le mégot collé à sa lèvre inférieure d’un bout du trajet à l’autre » (p. 12-13), nous donnant un très intéressant portrait pour que sa puissance visuelle ne soit pas simplement transposée mais qu’elle arrive comme un fait.

Les gestes et les mouvements du conducteur impliquent énormément le petit gamin. Il perçoit la possibilité d’ouvrir les yeux et d’apprendre à voir. Il apprend le sens de la lutte contre toutes formes d’égoïsme et la volonté d’assumer la responsabilité devant toutes espèces de prévarication et de barbarie. Mais surtout le petit Claude apprend le pouvoir tyrannique du Temps qui accompagne doucement mais inexorablement les modifications des corps et des lieux. Tout est destiné à se défaire dans la vie comme dans la mémoire du petit collégien intéressé à observer le conducteur du tramway, « l’ ?il toujours fixé sur les rails » (p. 12), qui, debout, tourne la manette pour s’arrêter ou pour prendre de la vitesse et à scruter les deux ou trois voyageurs assis sur des banquettes qui contrairement au wattman contraint au silence par contrat ou statut fument et discutent de petits faits sans importance. Simon ne veut pas tomber dans le monde du fictif où le virtuel qui risque de prendre le dessus sur la vérité, et recourt à sa technique préférée, la déclinaison du souffle en figures et des figures en récit, continuant à marquer sa vraie nature d’homme curieux, uniquement attiré de ce qu’il voit pour en donner une photographie [2] qui ne soit pas une image plate mais vivante.

Rien, en fait, n’échappe au petit Claude qui, de son étroit habitacle, tous les matins, annote scrupuleusement dans sa mémoire, individus, lieux et paysages qui accompagnent le passage du tramway de la plage à la ville. En venant de la mer, une suite de « opulentes résidences (p.14), entrecoupées d’arbres aux formes les plus bizarres, « d’un goût parfois discutable mais, dans l’ensemble, plaisantes » (p.15), attirent son jeune regard. Ces étranges constructions confirment les ambitions d’une classe aisée, dont les architectes inspirés de « décors médiévaux ou orientalistes » (p.15), sont sans fantaisie ni originalité, même dans les noms « vaguement sarrasines » (p.15). Dans l’autre sens, des propriétés dont les façades crénelées semblent dérisoires, témoignant d’une « médiocre architecture » (p.16).

Ce qui retient davantage la curiosité de l’enfant ce sont les passagers, domestiques envoyés faire des courses, collégiens, travailleurs manuels qui, se tenant debout, échangent « entre eux de rares paroles » (p.16) tout en continuant à fumer. Il aime suivre du regard cette sorte de « taciturne assemblée » (p.16) composée d’hommes en uniforme fiers d’appartenir à une élite chargée de surveiller des baraques étroites et puantes.

Sa mère les appelait « des hommes-troncs » adressant des reproches à l’égard de leur« indécent exhibitionnisme » (p.22) et manifestant son envie pour avoir survécu aux atrocités de la guerre alors qu’elle avait perdu en guerre « le seul homme qu’elle eût jamais aimé » (p.20). La vision des hommes-troncs était pour elle l’occasion d’une protestation silencieuse mais ferme. Leur rencontre assumait une forte connotation infamante, d’affront à sa douleur renouvelée. Elle avait directement constaté la faillite d’une humanité désireuse de domination et de manipulation et maintenant elle avait encore peur que ce même mécanisme destructeur puisse produire quelque chose d’irrémédiable.

Hospitalisé avec urgence dans une chambre de réanimation, Claude SIMON voit ou mieux croit de voir ce qu’il n’a jamais su voir au temps de sa jeunesse.

Mais il a besoin d’autres « je » pour dialoguer et alors, comme a bien écrit Lucien Dällembach [3], il introduit dans son voyage à rebours des doubles, des figures interposées susceptibles de faire ressortir d’un passé lointain mais bien présent des sensations, représentations, formes et couleurs qui se ravivent grâce à la capacité évocatoire de l’écriture.

Et alors, la présence dans la chambre d’un vieillard silencieux uniquement occupé à peigner, en pyjama en velours frappé d’un rouge agressif, « sa longue chevelure argentée rejetée en arrière » (p.44), lui renvoie régulièrement et à plusieurs reprises l’image de sa mère souffrante, amaigrie par la maladie, immobile, sa chevelure blonde et le visage rose absolument inexpressif.

Il est de toute évidence que l’attachement de SIMON à sa mère, même s’il est manifesté en retard, est si lumineux et vrai que rétrospectivement finit par conférer à tout le livre son intensité. C’est vrai que Simon a fait référence à cette mère si tôt perdue dans de nombreux romans, mais dans Le Tramway elle est incontestablement le personnage central, porteur d’autres images et d’autres émotions.

La vie à l’intérieur d’une chambre d’hôpital est, on le sait bien, triste et défaillante, celle de SIMON est encore plus embarrassante, car son compagnon de lit, « au visage décharné » (p.50), assumait souvent une attitude d’indifférence ne pensant qu’à faire sa toilette avec intelligence et régularité maniaques.

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Ph. Claude Bonniaud.
Droits réservés

Pour Claude c’est un spectacle hallucinant et clownesque. Lui, détendu et immobilisé sur un lit pendant toute la journée, les deux tubes d’oxygène, une aiguille enfoncée dans les veines du poignet, il éprouve une indicible répulsion à l’égard de cet homme silencieux occupé à faire toujours les mêmes affaires, les mêmes gestes, tant qu’il avait l’impression d’être prisonnier dans une sorte de cachot peu illuminé. C’est pourquoi il attendait avec impatience l’infirmière chargée de le transporter, tous les deux jours, au service de radiologie où il pouvait respirer l’air frais et, traversant les couloirs ou montant dans les ascenseurs, éprouver une sensation de joie nouvelle.

A son retour, étant ses capacités de situer exactement les choses dans le temps en train de se réduire, il paraît qu’il voie « la bizarre apparition » (p.109) d’un lit roulant où était probablement un corps de femme âgée de quarante ans, « rose et fraîche » (p.109), à la chevelure blonde et impeccable, sur son visage l’expression de la sérénité.

Cette image déconcertante ou plutôt effrayante est vite associée par Simon à ces cérémonies d’enterrement propres aux pays orientaux, quand une foule agitée de gens accompagnait le corps sur la rive, à demi immergé dans l’eau jusqu’au soir pour être ensuite brûlé. Il lui semble écouter encore les mêmes « grappes humaines hurlantes » (p.113) qui s’agitaient bruyamment le 15 août dans le tramway et sa remorque (« la baladeuse »). Le même brouhaha confus et assourdissant qui se répandait, « le somnolent après-midi » (p.113), dans le jardin où sa mère aimait passer ses vacances enveloppée dans sa liseuse à cause de la brise marine. Il percevait aussi particulièrement intense au mois d’août un tas de rumeurs « vaguement familières et vaguement inquiétantes » (p.54), aboiements de chiens, sifflets de locomotives, sons des orchestres de danse provenant de « l’imposant casino » (p.54) très proche de l’habitation.

De la petite bande d’amis qui assistaient le soir au retour des barques de pêche faisait partie une fillette de 13 ans environ qui déjà manifestait une sûre attitude d’autorité. Vivace, « ses manières garçonnières » (p.49), la fille finit par prendre un ascendant sur le petit Claude (il avait cinq ou six ans) tellement violent que plus tard il en tint intacte l’aimable souvenir. Il est vrai que les souvenirs d’antan sont destinés à s’affaiblir mais la blessure marquée sur le petit Claude nous semble profonde en regard des tentatives déployées parfois pour éviter d’en souffrir, mais encore plus, peut-être, pour essayer d’en jouir. Ce qui est incontestable c’est qu’après soixante ans et plus, cette blessure, face à l’image de la mère souffrante, avait incarné l’idée de la beauté retrouvée, une passion légère mais vraie, vouée au silence.

D’autre part les journées du petit Claude sont assez monotones.

De retour de l’école il trouvait sa mère couchée à l’ombre des pins, « le regard durci par la souffrance avait quelque chose de méchant » (p.36). Surveillée par sa bonne Thérèse, liées indissociablement « par une connaissance commune du malheur » (p.77) (toutes deux luttaient contre la Mort), elle ne mangeait que de la viande crue, « sous la forme de petites boulettes » (p.36), qui la répugnait assez. Sa maladie l’avait rendue plus sévère que d’habitude. Elle l’accueillait avec rigidité dramatisant n’importe quoi. Quand sa tante décidait de ne pas se baigner il ne lui restait que de jouer au tennis mais dans les heures les plus chaudes de l’après-midi. Claude était fier de sa nouvelle raquette et considérait avec mépris les autres raquettes à forme de poire que les femmes aisées utilisaient. Les femmes portaient des jupes extravagantes et les hommes « des pantalons de toile blanche bizarrement serrés au-dessous du genou » (p.127). Simon se rappelle bien d’une photo datant juillet 1914 où sa mère souriante debout près du filet se trouvait à côté d’un homme à moustache en crocs (son père), souriant lui-aussi. Le soir il montait l’escalier obscur « tapissé d’un vilain papier aux rayures verticales vert olive » (p.67) pour dormir pendant que ses cousins jouaient à bridge ou accompagné au piano l’un d’eux chantait en allemand certaines mélodies de Schubert. Le matin, après avoir pris le chocolat à l’espagnole en toute hâte, le petit gamin traversait courant le jardin pour se trouver à l’heure à l’arrêt du tramway.

Maintenant tout ça n’avait aucune importance. SIMON était cloué à un lit duquel par une fenêtre il pouvait voir à l’extérieur un autre pavillon de l’hôpital assez laid et, presque chaque soir, suivre du regard un homme vêtu de blanc qui montait au dernier étage pour respirer l’air frais du crépuscule. De temps en temps une femme le rejoignait et les deux parlaient un moment. Aux prises avec les tuyaux d’oxygène, SIMON assistait immobile mais « avec avidité » (p.119) à cette scène comme devant la représentation de marionnettes.

Qu’importe ! Il ne devait plus courir. Il devait attendre. La mort de sa mère arrivée quand il n’était pas là avait laissé dans sa mémoire l’image terrifiante de la souffrance, ainsi que «  le parfum lourd et entêtant des fleurs et l’odeur fade de la cire » (p.130). Les quelques fois qu’il retournait à la maison de Perpignan il ressentait une étrange sensation. La mort de sa mère s’accordait bien à l’image d’abandon qui régnait désormais dans la maison et dans le jardin. Il trouvait, en fait, les olives abandonnées par terre écrasées, les figues trop mûres, les feuilles laissées pourrir, l’allée du jardin poussiéreuse à la suite du passage des charrettes traînées par les chevaux. Et surtout l’odeur [4] âcre du Temps passé et une indéfinissable senteur de moisi, annonçant la fin de la saison et du mode de vie vécu. La nature tout autour agonise « recouvrant d’un uniforme linceul » (p.132) ce qui reste de sa vie.

Prof. Raphaël FRANGIONE

Nota : Toutes les références de pages renvoient à l’édition de Minuit, Coll. « double », Paris, 2007.




[1A cet égard, signalons l’intéressant essai du philosophe Gilles DELEUZE au titre :« Francis Bacon : logique de la sensation », Édition de La Différence, 1982, 2 vol., 112 et 82 p.+ ill.

[2La passion de Claude SIMON pour la photographie est notoire. Il a publié en fait un recueil de photos sous le titre Album d’un amateur, paru en 1988 aux Éditions Rommerskirchen, où il s’exprime à un bon niveau professionnel. D’autre part, dans L’herbe les nombreuses photos de famille sont au c ?ur du texte et engendrent un mouvement de l’imagination adressé au passé.

[3Lire le texte « Claude Simon » par Lucien Dällembach, Les Contemporains, Édition du Seuil, 1988.

[4On retrouve au fil de ce chemin à rebours (apparemment chaotique) les mêmes hantises ordinaires de l’auteur de La Recherche. Marcel PROUST, incontestablement génie unique dans le domaine de la narration ici résume les qualités capitales simoniennes, sans quoi Claude SIMON ne serait pas ce qu’il est, à savoir le génial raconteur de la vie, des vies passionnantes, grâce à son écriture qui a le don de restituer la fraîcheur et la vivacité de la parole. Et si des personnages proustiens tels que Albertine, Andrée, Jupier et Charles reviennent dans le texte ce n’est que pour confirmer la profonde et sincère admiration de Simon pour Proust et pour sa manière de composer ses histoires (Proust compose ou mieux recompose à la manière d’un scénariste ivre les images éparses de son passé).

Profondément et sincèrement proustien, Claude SIMON aime évoquer les odeurs, les senteurs, les musiques d’autrefois, la vie comme la peur de la mort. De son rapport ambivalent avec sa mère, SIMON dans son Le Tramway, tisse, comme l’auteur de La Recherche, tout un réseau d’associations, de tableaux, de collages entre le passé et le présent, entre le masculin et le féminin, entre sa famille et ses amis, mais aussi entre lui et ses lecteurs pour en arriver à chanter la fascinante circulation de la vie mais aussi sa complexe fragilité. Et il le fait si bien qu’il est sincèrement difficile de démêler dans le texte simonien ce qui appartient à la trame de la vie et au tapis de l’imagination.

[5note pileface

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